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Le rôle du corps dans le processus thérapeutique.

Barbara Minkus-Philipp


Le rôle du corps dans le processus thérapeutique

en Gestalt-thérapie

Mémoire de fin de troisième cycle de la formation en Gestalt-thérapie

Sommaire Préambule 1. Le corps (d’un point de vue phénoménologique) p 4

1.1 « Le corps et exister » (Heidegger) p 5

1.2 « La perception du corps » (Merleau-Ponty) p 7

1.3 « Vivre ou exister » (Marcel Richir) p 9

1.4 Cas clinique : Pascale « J’ai un corps, je suis un corps » p 10

2. Le rôle du corps dans la rencontre thérapeutique p 15 2.1 La posture phénoménologique dans le travail thérapeutique p 17

2.2 Cas clinique : Ulrich « Ex-ister/être son corps » p 23

3. Le rôle du corps du thérapeute ou comment s’appuyer sur son corps en tant Gestalt-thérapeute p 28

3.1 Le statut du corps en phénoménologie p 33

3.2 Le corps du thérapeute (comme élément de champ) p 33

4. Langage et corps (se dire) p 37

4.1 Cas clinique : Vincent « Séjourner dans le langage » p 41

5. Conclusion p 45

Remerciements p 46

Bibliographie p 46

« Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu – il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps. » Friedrich Nietzsche (voir Le Point, p. 95)

Préambule Nous vivons dans une époque où le corps joue un rôle important, on pourrait même dire exposé et omniprésent. Nous pourrions le comprendre au sens d’un corps qu’on « possède », qui nous appartient mais qui nous échoie en même temps. Notre culture s’avère particulièrement ambivalente à son sujet : les façons de manipulation corporelle sont multiples pour le maintenir en forme, jeune, svelte, tonique, musclé et lisse. Nous recherchons des possibilités de le vivre sans qu’il nous pose des difficultés, sans se sentir dans l’inconfort, la douleur ou la souffrance, dans l’idée on pourrait imaginer, qu’il doit être à notre service sans faille. Nous essayons de changer la couleur de la peau, des cheveux, des ongles, des lèvres, des yeux, son odeur, bref son aspect extérieur. Ce corps que nous n’avons pas choisi - notre seul moyen d’exister sur cette terre - est considéré comme un outil qui doit se tenir à notre service : il doit « fonctionner », doit « marcher », être capable de subir et survivre à nos exigences, se rendre utile, devrait être un appui inlassable et fidèle, disponible et fonctionnel sur lequel nous pouvons compter, et qu’on tente d’éloigner avec toutes nos forces de la souffrance, de sa texture et son vieillissement, finalement de sa mort. Nous essayons non seulement de lui donner une « forme » qui nous convient mais aussi de lui donner un aspect convenable aux yeux des autres et de la société en le soumettant souvent aux règles et jeux mondains. Nous le remplissons de nourriture fréquemment dans un désaccord entre valeur nutritionnelle et avidité (désir) et s’il nous fait souffrir nous l’emmenons chez des spécialistes dans l’espoir qu’ils le soignent pour nous.

Et comment peut-on repérer ce qu’on nomme le « je » dans notre corps, comment se tisse le lien entre esprit et corps, qui dirige qui, quoi et comment ? Où localisons-nous nos émotions, nos sensations, nos perceptions, notre vécu physiologique et psychologique entre la naissance et la mort ? Est-ce que nous sommes capable de penser, dormir, parler, réfléchir en dehors de notre corps ? Est ce qu’on peut en effet réaliser une seule action sans que le corps soit impliqué, concerné ?

« Il n’y a de conscience qu’incarné » dit Merleau-Ponty et dans ce sens nous aimerions ensuite envisager élaborer la question du corps dans la Gestalt-thérapie.

Dans un premier temps je cherche à exposer le point de vue phénoménologique du corps pour ensuite reprendre et articuler ces idées avec la théorie du self et le paradigme du champ en Gestalt-thérapie.

1. LE CORPS (d’un point de vue phénoménologique)

« Ce n’est pas une approche « Gestalt ET travail corporel » mais une attention continue, pleinement intégrée, à l’expérience corporelle comme partie prenante du dialogue en Gestalt-thérapie : il ne s’agit pas d’utiliser le corps, il s’agit d’être un corps. »

Pendant ma formation de Gestalt thérapeute j’ai appris à construire du « dire » autour de mon expérience corporelle, émotionnelle et physique. J’ai appris et je suis toujours en train d’apprendre à m’appuyer sur mes sensations, d’être à l’écoute de mon ressenti physique, affectif et émotionnel et de « dire » ce qui est là pour moi tout en restant attentive à ma construction des significations, ma façon de donner sens à ce que je perçois. Il me semble important de questionner ma pratique de Gestalt thérapeute et plus particulièrement ce qu’on entend par l’entrée en présence ici et maintenant sous l’angle de mon vécu corporel et de ce que j’observe, de ce que vois chez mes patients.

Pour m’approcher de l’idée en peu floue et vague de ce que j’imagine au sujet du corps vécu, éprouvé, habité et ex –isté du patient comme du thérapeute pendant le travail thérapeutique je cherche dans un premier temps à développer une chronologie dans mes pensées. Il me semble pertinent de me pencher d’abord sur la conception phénoménologique de la perception du corps qui permet à mon avis de sortir de la pensée/l’idée dualiste du corps/esprit.

Lors de cette élaboration écrite je tente de fonder l’hypothèse de considérer le corps comme équivalent du « soi » (moi /je ?) et l’expérience du corps identique à l’expérience de « soi même ». Toute expérience est « moi » dans mon corps, « moi » avec mon corps ! Selon ma compréhension la Gestalt-thérapie s’intéresse avant tout à l’expérience du patient. Et le corps est sujet de l’expérience. La Gestalt-thérapie revendique de travailler « à la conscience de mes sensations, identifier et assouplir mes représentations, en m’amenant à me sentir entier, cohérent, plus libre, plus fluide dans ma manière d’être au monde. » La pratique de la Gestalt-thérapie telle que nous l’avons apprise se base sur la Théorie du Self, le concept de champ et je m’appuie également sur les travaux de Heidegger, les psychiatres phénoménologues, l’interrogation phénoménologique de Merleau-Ponty dans « La phénoménologie de la perception » et puis sur l’œuvre de Maldiney.

Cherchons en premier lieu à développer une idée de ce qu’on entend du corps dans la conception phénoménologique :

« Est-ce que j’ai un corps ou est-ce que je suis un corps ? » (Le corps/la perception du corps d’un point de vue phénoménologique)

1.2 « Le corps et exister » (Heidegger) Est-ce que j’ai un corps ? Est-ce que je suis propriétaire d’un corps, de mon corps ? Est-ce que je suis en possession d’un corps ? Et comment je le possède ? Dire « mon » corps, est ce que ça veut dire de le reconnaître comme le mien, comme quelque chose qui m’appartient ? Mon corps est-ce ce que j’éprouve, ce que je sens ? Quelle différence existe-t-il entre le corps composé des os, de la peau, du sang, des muscles, des nerfs, des cellules etc. et le corps éprouvé sous forme de douleurs, d’émotions, de sensations dites « corporelles » ?

L’entente de la phénoménologie heideggérienne de « Etre et temps » consiste à « faire voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se montre. » Chez Heidegger l’homme est pensé à partir de sa manière d’exister et non simplement comme conscience. Du point de vue de la théorie du Self on pourrait parler de l’intérêt pour la manière d’être et la compréhension de son monde du patient. La préoccupation se situe du côté de l’avoir et du faire et le souci se situe du côté de l’exister, de l’exister ici et maintenant. Il s’agit ici de la différentiation entre corps biologique (Körper/avoir) et le corps à fortiori le corps vécu (Leib/être ce corps là / s’éprouver corps).

Exister dans ce qu’il nomme le Dasein (être le-là) ne signifie pas « être présent » (dans la présence), mais désigne le mode d’être de l’homme. C’est à dire les manières d’être ne sont pas des « caractéristiques que l’on a, mais des attitudes que l’on est. » Ex-ister au sens de « sortir de » c’est aller vers et choisir ce que je vais être au moment suivant, c’est toujours la possibilité suivante, (c’est toujours être quelque chose du monde.) Le Dasein se rapporte alors à tout moment à son être et est toujours à moi, choisi par moi parmi d’autres possibilités. Etre- le -là renvoie donc au « caractère de mienneté constitutif du Dasein qui est toujours unique » et cette unicité se vit à la première personne. Ce « je suis » est une possibilité d’être. « Le Dasein est la modalité d’exister propre à l’homme. L’homme a « à advenir en son Dasein. » » Dans la dimension du Dasein je ne reçois pas mes possibilités d’un ailleurs, mais « j’ai à les « exister » donc ce n’est pas ce que je décide mais l’acte de me décider qui importe. Ce qui intéresse Heidegger, c’est une vie qui ne prend pas de distance à l’égard d’elle-même mais se comprend en demeurant à l’intérieur de son propre accomplissement (qu’il nomme la facticité : le fait que tant que je suis vivant, la vie m’est donnée, que je suis ce corps là et pas un autre et je ne l’ai pas choisi.) Et en même temps Heidegger considère comme fait que je suis toujours disposé d’une manière ou d’une autre et donc toujours affecté par et dans mon existence. Exister c’est alors éprouver et être éprouvé. Ca veut dire que « le rapport de l’homme au monde n’est pas de l’ordre de l’observation mais de l’ordre de l’affection. » .

Le monde m’est accessible au travers de ces significations affectives donc l’écoute et la parole sont des dimensions fondamentales de l’ouverture du Dasein. Prendre conscience de la réalité vécue c’est alors construire du sens, ce qu’on nomme en Gestalt-thérapie « construire une figure », c’est-à-dire ouvrir une direction de sens, un devenir soi-même au monde . Dans ce sens là « l’homme, lui, est formateur de monde, car il peut toujours faire naître de nouvelles significations à partir de nouvelles activités, de sorte que la totalité de ce qui est va lui apparaître. »

En même temps l’homme dans la dimension du Dasein telle que Heidegger la comprend est toujours confronté à sa propre finalité d’existence/d’exister, c’est à dire à sa mort. La mortalité du corps est quelque chose toujours présent dans le Dasein. Selon Heidegger, « son être face à la mort lui offre sa possibilité d’être la plus propre ». Assumer la mortalité signifie également l’engagement de l’homme dans le temps : dans le sens de la temporalité heideggérienne j’ex –iste dans l’instant où je suis avec mon passé (avec ce qui je suis été) dans une succession des maintenant qui tendent vers mon avenir jusqu’à la mort. (Je vois ici un lien avec le concept de champ/principe de contemporanéité. Lewin remarque que « le caractère de la situation à un moment donné comprend le passé souvenu maintenant ou le futur anticipé maintenant qui feront partie du champ présent tel qu’expériencé par une personne donnée. »)

« Le temps originel se temporalise à partir de l’avenir car si exister signifie être à destination de ses propres possibilités d’être, le phénomène fondamental de la temporalité sera l’avenir (tendu vers le « next » comme on dit en Gestalt-thérapie). Sa finitude donne à l’homme selon Heidegger accès aux questions qu’il peut se poser sur lui-même, ça veut dire sa finitude est en partie lié à la compréhension de son être. Le fait que je suis en tant que je suis vivant, que la vie m’est donnée, que je suis ce corps là et pas un autre et je ne l’ai pas choisi. (On peut établir là également un lien avec la Gestalt-thérapie en disant que dans le déploiement du self en mode de ego le sujet devient un « je » conscient de soi et du monde et pleinement acteur dans la situation).

Dans ce sens là on pourrait dire que « advenir en son Dasein », c’est non seulement devenir acteur mais aussi prendre la pleine mesure de sa responsabilité de son avoir à être.

1.2 « La perception du corps » (Merleau-Ponty)

Avec Merleau-Ponty on passe à la perception et au mode vécu. Dans son œuvre « Phénoménologie de la perception » il nous parle « du percevoir dans le sens plein du mot, qu’il oppose à imaginer, ce n’est pas juger, c’est saisir un sens immanent au sensible avant tout jugement. » Ainsi il considère que ce n’est pas le monde réel qui fait le monde perçu mais le monde tel qu’il existe pour moi. C’est à dire que le monde m’apparaît selon ma perception : « le monde perçu ne se dégage que par la forme – qui n’est pas une réalité matérielle mais une idéalité –que le sujet décèle. »

Merleau-Ponty accorde une place important à la perception et il étudie l’homme (le sujet) en tant que sujet percevant. Ce qui le conduit à une analyse du corps comme « prise sur le monde » sujet auquel nous nous intéressons particulièrement dans cet écrit.

« Il y a deux sens et deux sens seulement du mot exister : on existe comme chose ou on existe comme conscience. L’expérience du corps propre nous révèle un mode d’existence ambiguë. » Suivant la pensée de Heidegger, Merleau-Ponty pose que l’exister et la connaissance du corps sont inconditionnellement liés à son vécu, c’est à dire que je n’ai pas d’autre moyen de connaître mon corps que de le vivre ! S’intéresser à la perception du corps, au sentir d’un point de vue phénoménologique ne laisse apparaître l’existence du corps ni comme un objet ni comme une conscience. Selon Merleau-Ponty le corps n’est ni la somme des ses fonctions ni l’objet de ses pensées. « Ainsi l’expérience du corps propre s’oppose au mouvement réflexif qui dégage l’objet du sujet et le sujet de l’objet, et qui ne nous donne que la pensée du corps ou le corps en idée et non pas l’expérience du corps ou le corps en réalité. » Il en déduit que le corps n’est donc pas un objet et la conscience qu’on a de lui n’est pas une idée. (Il ne nous est pas possible d’examiner, de regarder notre corps de l’extérieur.) Fidèle à la conception heideggérienne le corps est pour lui d’emblée en contact avec le monde, « le milieu dans lequel il baigne » et duquel il est inséparable. Dans ce sens le corps est vu comme une totalité dépendant du milieu dans lequel il vit.

Ca nous renvoie au concept de champ, sur lequel s’appui le fondement de la Gestalt-thérapie : je suis toujours prise dans le ça, « ça m’est donné » ou « il y a ». Donc je n’ai pas accès au ça tout d’abord, j’ai accès au ça par où j’y suis et ça me ramène au corps.

Merleau-Ponty l’appelle « pivot du monde » car je prends conscience de mon corps au travers du monde et j’ai conscience du monde par le moyen de mon corps. C’est par le corps que je suis conscient qu’il y a un monde et que celui-ci s’organise pour moi, car « être » au monde signifie toujours faire partie d’un milieu. Et la vision que j’ai de mon corps est toujours la même : il n’est pas un objet perceptible en dehors de moi, devant moi, dépliable à mon regard, il est « avec moi », perspective qui vient de moi-dans-mon-corps-là. Finalement, « j’observe les objets extérieurs avec mon corps, je les manie, je les inspecte, j’en fais un tour, mais quant à mon corps, je ne l’observe pas lui-même ! »

Le corps est avec moi et se dérobe à l’observation - idée nouvelle dans la conception philosophique de l’homme - car l’évidence de la dualité corps-esprit prend une autre mesure dans la réflexion phénoménologique. Selon la pensée de Merleau-Ponty « l’homme concrètement pris n’est pas un psychisme joint à un organisme, mais ce va et vient de l’existence qui tantôt se laisse être corporelle et tantôt se porte aux actes personnels. » Cette idée nous renvoie à la théorie du self et des modalités d’entrée en présence, c’est à dire le va et vient est comparable avec l’articulation des modes personnalité, ça et ego. L’union entre corps et esprit s’accomplit dans chaque instant dans le mouvement de l’existence (on pourrait faire ici un lien avec le processus nommé « Gestaltung » en allemand au sens de donner forme de moi au monde) et c’est « l’existence », comme il dit, « que nous avons trouvé dans le corps. »

Selon Merleau-Ponty la conscience s’avère comme un pôle dans ce mouvement « qui est l’existence » et l’autre pôle est le laisser-aller au purement corporel dans le sens physique. Pour que ce « pôle de conscience » ait lieu il faut quelque chose dont elle soit consciente, un objet intentionnel sur lequel elle se porte et ainsi elle devient un acte de signification, ça veut dire conscience de quelque chose. Le corps exprime l’expérience. Il n’y a pas d’autre connaissance que celle que me donne l’expérience, il s’agit de vivre l’ambiguïté du corps : « je suis donc mon corps ». « Mon corps est ce qui m’ouvre au monde, ce qui me met en situation. » A travers/au moyen de cette ouverture de mon corps au monde je rencontre autrui ce qui n’est pas l’ordre de la connaissance d’autrui mais du vécu. L’autre (le « je d’autrui ») m’est accessible par la perception qui m’indique « comment », à l’aide de mon corps, j’habite le monde. C’est par ma perception que j’ai accès au monde d’autrui. Dans ce sens Merleau-Ponty pense le monde comme un « champ d’existence » où le « je percevant » est situé et il surmonte ainsi l’idée dichotomique d’un sujet/objet. Le rapport au monde est donc conçu comme le rapport au social. « Je suis donné, c’est à dire que je me trouve déjà situé et engagé dans un monde physique et social ; je suis donné à moi-même… et je suis engagé dans le monde par mon corps. J’y suis avec autrui – tout comme lui l’est de son point de vue. » Seul le fait que nous existons nous met déjà en contact avec le social, le monde. « C’est d’ailleurs le problème central de la phénoménologie de la perception que de montrer comment le sentir, à l’œuvre dans la perception et dans tout acte de conscience sous-tend notre expérience de l’espace, du corps,… d’autrui et de la temporalité. »

« Cela signifie que l’homme ne peut se rapporter à lui-même comme il le fait lorsqu’il vise un objet : son rapport au monde n’est pas de l’ordre de l’observation mais de l’ordre de l’affection. » Il faut évoquer ici la distinction que Merleau-Ponty fait entre le « corps propre ou biologique », pour qui il emploie le mot « la chair », et le corps psychologique et physiologique. Il se réfère probablement à Husserl qui a différencié Leib (le corps vécu comme mien) et Körper (corps biologique au sens matériel) en nommant le corps qui ressent, qui est affecté « Empfindungsleib » (corps vécu qui éprouve, ressent). Merleau-Ponty nous parle de la « chair » au sens d’un élément similaire aux éléments de l’eau, l’air et feu, entendu ici de l’ordre d’un « élément » de l’être. « Par le concept de chair, l’être est vu comme champ des phénomènes » ou expression et perception se rejoignent. Dans ce sens l’être n’est pas pensé comme une unité mais comme »un devenir travaillé par le néant » car les perceptions changent, se transforment, se succèdent.

« Il n’y a plus ni autrui, ni moi – deux subjectivités positives – mais deux antres, deux ouvertures, deux scènes où il va se passer quelque chose, et qui appartiennent toutes deux au même monde, à la scène de l’être. » (En Gestalt-thérapie nous parlons d’une co-construction entre thérapeute et patient, nous advenons l’un à l’autre ou comme il l’a formulé Jean-Marie Robine « apparaître à l’occasion de l’autre ».)

1.3 « Vivre ou exister mon/le corps » (Marcel Richir)

Suivant l’idée développée ici dans une approche phénoménologique du corps le chercheur et philosophe Marcel Richir se joint également à la question « avons-nous un corps ou sommes-nous notre corps ? » (voir son œuvre intitulé « Le corps »). Conformément à la pensée de Husserl et Merleau-Ponty, il pose que toute prédétermination sur l’âme et corps doit être mise en suspens et il nous invite, fidèle à ses prédécesseurs, de penser « le corps vécu », « le vivre incarné, du dedans ». La question essentielle qu’il se pose touche le comment nous sommes dans notre corps, dans notre vie, dans notre être sexué. Avoir un corps ramène celui-ci à l’usage d’une enveloppe que j’habite, à l’usage d’un instrument. Mais la question qu’il se pose peut être formuler dans un sens heideggérien d’une manière suivante : comment le corps que j’ai, deviens le corps que je suis, que j’ai à ex-ister ?

Marcel Richir distingue ainsi entre le corps que nous « posséderions » dans un sens matériel (voir Merleau-Ponty) et un corps « insaisissable » qu’on vit sans s’en apercevoir la plupart du temps. En mettant en suspens la polarisation de ces deux aspects du corps on peut se pencher sur l’essentiel : « l’expérience du corps se mouvant entre ces deux pôles. » Richir propose de penser qu’il y a quelque chose qui « excède » le corps « qui tente à s’échapper ». (L’excès c’est que les Grecs appelaient psyché, domaine des sensations, affections, affectivité, passions et pensées). Il s’agit donc pour lui de dépasser la représentation de la psyché comme lieu qui possède l’affectivité, les émotions, les états d’âme. Bref, il invite à penser cette expérience du corps excédé, non plus « relevant de la psyché, mais de le penser dans le vivre incarné, penser l’excès dans la sensation, dans l’affectation » ce qui, par l’excès lui-même, tend à conférer à cet excès une vie propre, des rythmes propres de déploiement, une autonomie qui le rend irréductible à l’avoir et à être rapportés au corps. Il faut une ébauche phénoménologique. »

Ainsi Richir élabore une « esquisse d’une phénoménologie du vivre incarné » à partir de ce qu’il appelle « excès » et de la manière qu’il joue dans les sensations, les affections, l’affectivité, les passions et les pensées. Les sensations sont définies donc comme ce que le corps excède, « comme s’il devenait ce qui lui est donné à sentir ». C’est à travers les affections que notre corps semble mener sa vie à part et en même temps l’excès se manifeste dans la façon dont nous vivons les affections. (voir théorie du self/la construction de significations /mode ça).

Dès lors quand nous vivons une affection intense comme le plaisir ou le déplaisir, nous avons tendance à les délocaliser. « L’affection porte donc, pour ainsi dire, l’excès dans l’autre sens, dans celui d’un corps à ce point excessif qu’il en paraît envahissant – alors que dans la sensation au contraire, il s’excède en s’évanouissant dans le monde – et par rapport auquel la vie normale paraît comme « éthérée » et presque sans corps. » Notre affectivité, qu’on peut nommer également« sensibilité » nous donne accès au monde mais d’une manière qui est toujours « colorée » par notre sensibilité affective. (voir Heidegger, Merleau-Ponty ou Maldiney)

L’affectivité est entendue ici comme l’ensemble des humeurs et des sentiments : le sentiment peut durer, l’humeur est passagère. C’est à dire le monde ne nous apparaît jamais dans un sens neutre, nous y sommes livré en lien avec « la tonalité » de nous en rencontrant le monde et conjointement dans la découverte et l’étonnement. Ca nous renvoie à ce qui chez Heidegger est de l’ordre de la « Stimmung ».

Dans ses réflexions Richir accorde une place importante à la pensée. La pensée s’impose dès que quelque chose ne va pas de soi. La pensée est intimement liée au « surgissement de ce qui ne va pas de soi, la position de la question et sa mise en forme de problème dans des termes qui rendent possible des solutions. » Par la suite le questionnement et la pensée s’installent. L’élaboration de « ce qui ne va pas » ne peut se faire que en langage. « La pensée se dit en langage, profondément attachée au corps. » Par le langage le corps se pense et dans la pensée le corps s’incarne. »( ça nous renvoie à la Gestalt-thérapie, à la théorie du self et au comment nous travaillons à faire incarner la pensée, l’affection, le sentiment en sollicitant le déploiement du self en mode ça etc.)

Pour élaborer et com-prendre un problème il nous faut l’outil du langage. Et le langage est selon Richir attaché à notre corps et souvent même exprimé d’une manière qui fait allusion à notre corps (nous disons de voir « clair » ou c’est « clair » p. ex.) Ca veut dire que le com-prendre, le prendre avec n’est pas un acte mental mais également un prendre avec corporel. Il va même plus loin en émettant l’hypothèse « qu’il n’y a pas de pensée sans corps car la pensée est encore pensée incarnée de son corps ».

La question qu’il se pose ensuite est comment le corps existe : »Etalé à son dehors » il existe une connaissance objective du corps physique et la connaissance objective ne pose que des problèmes qu’elle peut résoudre. Il propose de voir le corps en deux catégories différentes : dedans et dehors (du corps). La connaissance objective d’un corps physique se manifeste dans « l’instituer » le corps comme une totalité sans dedans » (la « chair » de Merleau-Ponty, « Körper » de Husserl, au sens du corps biologique, l’objet de la préoccupation du médecin). Ce corps physique, nous dit Richir, « nous ne pouvons l’être, mais nous ne pouvons pas non plus l’avoir… » (Il nous échoit au sens heideggérienne.)

Tel est le poids du dualisme, d’origine cartésienne – qui sépare l’âme immatérielle et le corps matériel – sur la conception même de la science objective. Dans la mesure où ce corps est institué comme ce qui, du corps, est le seul réel, cette institution est symbolique – tout ce qui n’y rentre pas étant déclaré insignifiant, non pertinent. Cette situation ne peut qu’engendrer, chez les êtres humains vivants et incarnés que nous sommes, un profond malaise.

Pour conclure il propose la mise en suspens de ce que dans l’histoire de la philosophie est nommé « âme et corps » et de les considérer comme des éléments en mouvement, à questionner : en quoi la phénoménologie conduit au suspens (époké) de toute physiologie et à comment dépasser la dichotomie institutionnalisé de « l’âme » et du « corps » ?

Chez Husserl la phénoménologie était comprise comme psychologie descriptive des vécus de la conscience. Pour décrire le vécu donc les sensations, les perceptions, les émotions et les pensées il est indispensable d’employer des termes de la langue philosophique et ceux de la langue courante. A savoir que la possibilité de mettre des mots sur les vécus et des éprouvés n’implique pas que nous comprenons précisément ce qu’est ce vécu ! Ce qui est inhérent à l’approche phénoménologique est l’idée que ce vivre soi-même (lui-même) est toujours à « l état naissant », ça veut dire le vécu d’un instant à l’autre est lié à la possibilité intrinsèque de vivre une infinité d’autres vécus à chaque fois. « Le vivre de la conscience est finalement vivre du sens se faisant. » « Par là , si tout est sens de langage avant que d’être sens énoncé dans telle ou telle langue déterminée … tout vécu, par- delà son identification dans telle ou telle langue, est tout d’abord un être de sens et donc de langage. A cet égard, le corps vécu est lui aussi, tant dans sa globalité que dans l’articulation de ses parties, un et des êtres de sens et de langage, en union naissante avec le vivre à la fois de la conscience et de l’inconscience. »

Ainsi Richir postule que le corps phénoménologique, le corps vécu ou « vivre incarné » est comme quelque chose qui s’échappe finalement à une compréhension totale, complète, car il y a toujours « plus en lui » que ce qu’on peut reconnaître par des mots et le langage. Il (le corps) joue un rôle clé dans la rencontre entre humain (inter-humain) où il se révèle un être de sens et de langage. Pour lui le vivre dans un corps et vivre d’un corps dans un sens phénoménologique demeure à jamais comme question, une question indissociable d’autres questions comme celle de la mort, de la vie ou de la naissance. Et pour finir « si la phénoménologie prend l’excès du vivre sur le vécu non pas pour objet mais pour le lieu même de ses questions, tout n’est-il pas à re-penser autrement ? » Question qui parle du corps comme ce que j’ai ou/et ce que je suis, celle de vivre dans un corps et celle de vivre le corps (ce qui est proposer dans la Gestalt-thérapie à se donner forme, d’advenir à soi même en présence de l’autre..)

1.4 Cas clinique : Salomé

« J’ai un corps, je suis un corps »

Salomé est une femme de 52 ans, grande, très mince, osseuse, des épaules larges, des grandes mains et des grands pieds. Elle élève seule sa fille de 12 ans, pour laquelle elle a obtenue récemment l’autorité parentale par décision du tribunal familial car le père de celle-ci est dans un état maniaco-dépressif et par lequel elle se sent menacer lors des ses phases maniaques. Salomé habite dans un petit village à la campagne et vit d’une rente issu de la reconnaissance de son handicap physique. Elle souffre depuis plusieurs années d’une polyarthrite, d’états dépressifs et d’insomnie. Pour Salomé son état physique et psychique est lié à la ménopause. Depuis des années elle prend un antidépresseur et elle me parle également de sa consommation de cannabis, seul moyen -selon elle- de soulager ses douleurs qui « brûlent » dans toutes les articulations de son corps. Elle suit aussi un traitement chimique suite au diagnostic de polyarthrite et se prête à des expérimentations sur le plan para-médical.

Lors de notre première rencontre Salomé me dit : « J’ai beaucoup de tensions dans tout le corps », « des tensions qui me déforment. » Elle me montre ses mains et ses pieds rouges et enflés autour des articulations, ses doigts et ses orteils tordus. Je regarde ses pieds qui me semblent d’une taille énorme, déformés et peu adaptés à des chaussures dignes de ce nom.

(C’est ce que je vois et perçois. La manière de Salomé de me montrer son corps m’apparaît comme si elle me parle d’un objet désaffecté, quelque chose qui ne lui n’appartient pas. En voyant son corps en face de moi, je me sens touchée et j’imagine la couvrir de quelque chose de doux comme pour envelopper toutes ses bosses que j’imagine sans protection et livrées aux agressions de l’extérieur. En écrivant ces mots me viens toute de suite la question de Besorgnis/Besorge (prendre en charge moi le souci de l’autre) et de Fürsorge (se soucier en vue de l’autre, de la sollicitude) et je constate qu’avec Salomé je me perçois dans cette tonalité là. Projection d’une signification).

Elle se dit punie par sa maladie car « je n’ai pas fait ce que j’aurais du faire : vivre ma créativité. » « J’ai le sentiment que la vie n’arrive pas jusqu’aux bouts de mes doigts » et un peu plus tard dans cette même séance : « Je n’arrive jamais jusqu’au bout d’un projet. » Elle me parle d’une part de son besoin de trouver une expression artistique, d’autre part de son incapacité de le réaliser. Ces deux préoccupations : l’envie de vivre une forme de créativité artistique et l’envie d’aller au bout d’un projet entrepris, deviennent les leitmotiv / les fils conducteurs de nos premières rencontres hebdomadaires.

(Je note que la tonalité, la Stimmung, de notre premier rendez-vous me reviens. Je suis surprise et un peu perdue. Comment je me sens affectée par son style de présence là, maintenant, exactement 12 mois après notre première rencontre ? Comment je prends conscience de moi dans mon corps en présence de Salomé ? Comment j’ex-iste mon corps ?

Je laisse venir : sensation de sentir mes os, la peau tendue autour. J’ai chaud. La chaleur envahie mon corps, je ne bouge pas. J’imagine comment c’est difficile de vivre ce corps visiblement douloureux qui immédiatement me fait prendre conscience de mon corps, de ma position corporelle, la mobilité de mes articulations, la forme de mes mains et de mes pieds.

Je penses au paradigme de champ : principe d’organisation. (Tout est interdépendant et c’est la situation totale qui donne sens). Dès les premiers instants de la rencontre je ressens le besoin de trouver une possibilité de rendre l’insupportable supportable (je constate alors que je projette une signification/mode personnalité). Je me surprends : à chaque fois ce corps en face de moi me convoque à la signification : c’est insupportable !

Me viens ce que Heidegger nomme Fürsorge et ce qu’il différencie de la Besorge/Besorgnis : »Souci mutuel qui ne se précipite pas tant à la place de l’autre qu’il n’anticipe sur lui en devançant son pouvoir être existentiel, non pour le décharger du souci, mais bien pour le lui restituer véritablement dans ce qu’il a de propre. Ce souci mutuel qui intéresse essentiellement le souci véritable, c’est-à-dire l’existence de l’autre et non une quelconque chose dont il se préoccupe, aide l’autre à y voir clair dans son propre souci et à se rendre libre pour lui. »

Son style de présence : Ce que je vois de Salomé en face de moi : assise étroitement dans sa chaise, les pieds sur deux coussins (lesquels je lui propose dans mon souci pour elle = Besorge), le dos tout droit, ses bras posés sur les accoudoirs, visage de poupée, les yeux écarquillés, les sourcils soulevés, la bouche souriante. Une chevelure abondante des boucles rousses, deux mèches bouclées qui tombent sur son front attire mon attention. (Il me vient l’image, de la Mona Lisa, souriante et immobile, je prends conscience de ma manière de me tenir face à elle : mon corps également immobile… Je perçois ses moindres mouvements. Je prends conscience de ma respiration coupée, suspendue. Je fais l’hypothèse qu’elle a du mal à se sentir, à s’éprouver dans/avec ce corps là. Ce qui me donne à penser que elle subit (endure) son corps et qu’elle ne le devient pas.)

Au niveau du langage je constate qu’elle se dit d’une manière élaborée et recherchée qui me fait imaginer un esprit vif. (Je suis consciente de ma construction de signification en mode personnalité).

Le débit verbal est fluide et l’articulation claire. Salomé trouve facilement des explications à tout ce que lui arrive, à ce quel vit. Elle évoque beaucoup des idées « spirituelles », me parle des « énergies positives », des » forces négatives ». Salomé se dit de préférence sur le mode « on » (me viens maintenant que ça parle de sa façon de se soutenir, de comprendre ce qu’elle vit, déploiement du Self en mode personnalité). Le ton de sa voix m’apparaît des fois monocorde (surtout si elle me parle de son vécu d’enfance ou de la fatigue à cause d’une crise de douleur, son désespoir face à son incapacité de faire/d’agir) et des fois léger, d’un timbre musical si elle me dit « d’éprouver le plaisir de se découvrir ». Durant les premiers mois de nos rencontres les mots « culpabilité », « incapacité » et « honte » font partie d’un vocabulaire qui se répète.

J’observe sa respiration souvent en suspens. (Me viens là que la mienne reste suspendue au niveau de la poitrine également comme si je ne ressens plus de lien avec le reste de mon corps.)

Dans un premier temps elle arrive facilement à me dire ce qu’elle « pense » de son ressenti et de son vécu : « Je me sens incapable, j’ai honte, je n’arrive pas à exprimer mes sentiments, je n’arrive pas à m’organiser… » Il me semble qu’elle perçoit son corps seulement à travers ses douleurs. Elle me dit être sensible aux « parties dures » de son corps, les os mais pas aux parties molles. (Je fais l’hypothèse que Salomé se sent dans son corps sous forme de douleurs mais elle semble être en difficulté de se sentir et de s’éprouver. Est-ce qu’elle a un corps qu’elle endure et qu’elle ne devient pas ce corps : elle sent mais elle ne se sent pas ?)

Ce que j’entends de son dire est que c’est sa souffrance, ses crises aiguës de douleurs qui donnent un rythme à sa vie. « Si j’ai des douleurs, je n’arrive pas à dormir la nuit, alors je suis fatiguée durant la journée et j’ai envie de me coucher, de me créer un nid dans mon lit. Après je suis incapable de rattraper le temps pour accomplir mes tâches quotidiennes ».

« Or si la douleur est avant tout corporelle, une théorie de la corporéité vive nous entendons par là à la fois vivante et vécue –et de l’être-au-monde corporel s’imposant pour l’appréhender…. La douleur, par l’attente qu’elle inflige, pose donc la question du rôle que tient la corporéité dans notre relation au monde…. Ainsi la douleur manifeste que le moi ne se confonds pas avec une volonté qui commande à un corps instrumentalisé mais va pour chacun de pair avec la malléabilité douloureusement vulnérable d’un corps existe comme sien… »

(Assise face à Salomé, installée étroitement dans son fauteuil, je ressens mon corps raide comme serré dans un cadre en bois dur qui me contient mais qui me laisse peu de mobilité. En partagent mon ressenti avec Salomé, elle me livre l’image « d’être enfermée dans un placard, la porte fermée à double clé par sa mère. »)

Nous déplions ensemble son imaginaire et sa construction de signification : « Je dois rester à la maison pour surveiller mes parents pour qu’ils se ne disputent pas. Je suis vigilante et tendue ; mon espace d’action et ma possibilité d’agir, de m’activer sont réduites. » Je l’invite à déplier son ressenti, ses sensations et elle me parle de « son corps ressenti tout crispé, tendu, figé, lourd et difficile à mettre en mouvement. »….

Dans notre travail commun à découvrir sa façon de construire des significations nous passons du sentir au se sentir où Salomé parvient petit à petit à nommer les sensations corporelles. Elle arrive peu à peu à nommer les différentes « teintes » des douleurs dans ses articulations, la chaleur qui se dégage dans son corps. Au fur et à mesure elle parvient à percevoir des endroits de son corps qui ne sont pas atteints par sa souffrance perpétuelle. (Je prends conscience maintenant en écrivant ces phrases que j’apprends à accueillir son corps différemment : et je deviens sensible au fait que je ne peux pas aider. Je ne peux rien faire qu’accompagner et accueillir ce »devenir corps à moi » (ma présence), ce à être ce corps là qui est douloureux, qui l’empêche de « faire », qui est à habiter, à vivre.)

Du point de vue de la théorie du Self il me semble que la manière de s’exprimer entre nous deux se déploie essentiellement en mode personnalité, ça veut dire dans une élaboration de significations riches mais théoriques, peu enracinées dans le mode ça. Dans nos rencontres je tente de solliciter le déploiement du self en mode ça (qui s’articule avec le mode personnalité) en lui livrant mon propre éprouvé pour que elle arrive petit à petit à s’éprouver, à devenir ce corps là dans ma présence. Pour ça il faut que je sois attentive à ma propre posture, mes sensations, à me sentir et m’éprouver en devenant mon corps dans sa présence.

(Comment j’éprouve ce corps que j’ai et que je suis ? Comment il me devient conscient ou comment je deviens consciente de mon corps ?

J’essaie de me questionner par où je suis interpellée : je vois ton corps, tes mains, tes pieds et je deviens consciente de mon propre corps, de mes mains, de mes pieds. Et comment je me sens affectée par ce que j’observe ? Je me sens touchée, émue, fragile … comment faire avec ?)

Je cherche à mettre en lumière sa façon particulière de donner sens à son état corporel, à son être avec et de prendre conscience des significations qu’elle construit : « Je suis punie car je n’ai pas fait ce que dois faire. J’ai envie de me reposer mais je dois faire. Je me tiens tranquille pour que l’on ne me voie pas. Je sens des picotements dans mes articulations comme des petites flammes, ça brûle, j’ai chaud. Je n’arrive pas à m’organiser dans l’espace et dans le temps.( chronos/Kairos/temporalité). Je suis comme mon père… »)

(Je note que Salomé emploie souvent le verbe « faire » ce qui va de pair avec sa difficulté de se lancer, d’établir un « faire ». Je lui offre mes sensations (ouverture vers des possibilités de significations :) mouvement, mobilité, un aller vers, une direction à l’intérieur de mon corps et un retenu plutôt à la frontière du corps et environnement, une barre, dure, raide, pas souple. En entendant ça elle me fait part d’un sentiment de vide dans son corps, elle se sent anesthésiée, informe, floue dans la tête, le corps qui flotte, les os à nu, rouillés…)

Au fils des séances je sollicite de plus en plus sa manière de rentrer en présence notamment en l’invitant à parler en terme de « je » à la place de « on » et en ouvrant des possibilités de significations en nommant mon ressenti. D’une certaine façon je lui « prête » ma capacité de m’éprouver, de me sentir et nous essayons ensemble de tisser des significations possibles. On pourrait dire que le self se déploie de plus en plus en entrecroisant mode personnalité et mode ça. Aux cours des séances j’ai l’impression qu’il y a une trame qui s’ouvre du j’ai un corps vers je suis ce corps. Le passage du sentir au se sentir se fait de plus en plus remarqué quand Salomé veille maintenant à dire « je » à la place de « on » et si elle arrive à éprouver son corps dans le moment de la rencontre où nous nous arrêtons sur comment nous existons toutes les deux notre corps face à l’autre. (Elle me surprend avec ses images de paysage d’un langage très coloré et teinté qui dessine plus qu’il ne parle du vécu de son corps, ses articulations en « petites flammes » et de la chaleur doudoune, cotonneuse qui se propage dans son corps.)

Actuellement Salomé a intégré un groupe de musique hebdomadaire où elle se réjouie de laisser vibrer sa voix dans un ensemble vocal en se donnant en même temps la possibilité d’écrire des textes de chanson, un projet qui lui tient beaucoup à cœur. Elle a obtenue l’autorité parentale totale pour sa fille, une démarche qui s’avérait difficile car elle éprouve beaucoup de culpabilité envers le père de sa fille. Elle est arrivé à être reconnue comme personne handicapée physique adulte ce qui lui donne le droit à une allocation mensuelle. Le rythme de son sommeil a trouvé une certaine régularité et elle est en train d’arrêter progressivement ses antidépresseurs.

(En écrivant ces phrases je prends conscience à quel point Salomé est en acceptation de son corps et qu’elle cherche de plus en plus le comment « faire avec » à place de comment le changer pour aller mieux. Je comprends le mot acceptation ici dans le sens heideggérien de choisir ce corps qui est le mien.)

2. LE ROLE DU CORPS DANS LA RENCONTRE THERAPEUTIQUE

2.1 La posture phénoménologique dans le travail thérapeutique

Partir de là où on est : le corps

« … essayez, par introspection, d’intégrer en tant qu’objets du « je » agissant de plus en plus de parties du self corporel le plus passif ; petit à petit, puis tout d’un coup, esprit et corps vont fusionner, « je » et self vont se rejoindre, la distinction sujet/objet va disparaître, et le self conscient contactera la réalité comme perception ou intérêt pour un quelconque problème « extérieur », sans intervention des pures pensées. Le self, conscient en mode moyen, rompt avec la compartimentation entre esprit, corps et monde extérieur. »

Suite au développement de ces idées phénoménologiques nous restons avec la question du corps, qui est celle de l’avoir ou de l’être, celle de vivre dans un corps ou de vivre le corps. Comment « découvrir non pas le corps que nous avons, mais plutôt le corps que nous sommes ? »

En m’appuyant sur l’approche phénoménologique, le concept de champ et la théorie du Self je vois dans ma pratique de Gestalt- thérapeute un moyen d’ouverture vers des possibilités de réconciliation, d’accueil, d’acceptation, « re »-connaissance de notre corps dans le sens heideggérien de choisir ce corps là que je suis.

Les philosophes phénoménologues nous proposent de penser que le corps n’est pas séparé/isolable. Il nous renvoie toujours à une modalité d’être au monde et la reconnaissance d’autrui passe par l’analogie immédiate du propre vécu.

Comment pouvons-nous donc articuler cette approche phénoménologique avec la posture du Gestalt- thérapeute et son fondement, la théorie du Self ? La Gestalt-thérapie se définie comme thérapie qui œuvre avec « l’ici et maintenant et l’ensuite » (le fameux « here, now and next » des fondateurs gestaltistes.) « Le next » est l’objectif de notre posture qui ne s’arrête pas sur une recherche des causes mais qui s’étend au delà vers quelque chose à venir. »

Le concept de la Gestalt-thérapie est basé sur ce que leurs fondateurs conçoivent comme « l’expérience qui se situe à la frontière entre organisme et environnement… Nous parlons de l’organisme contactant l’environnement, mais c’est le contact qui est la réalité première la plus simple. » Cette idée du contact ou mieux processus du contact (contacting en anglais) a donné naissance à la théorie du Self « conçu comme un cycle de contact » : « En Gestalt-thérapie, ce que nous appelons « self » n’existe que quand et où il y a contact. Non pas le self existait antérieurement et se révélerait, se manifesterait, s’exprimerait, dans le contact, mais bien est contact. Il est pli et dépli. Mouvement. Il est la mise en œuvre des ajustements créateurs qui s’opèrent à la frontière du contact organisme/environnement. Dans ce champ défini comme : « un organisme et son environnement », la fonction-self désigne les mouvements internes du champ, mouvement d’intégration et de différenciation, d’unification et d’individuation, d’action et transformation etc. » En Gestalt-thérapie on considère que « je m’expériencie » en contact avec l’autre. Par le processus de contact (contacting) l’individu prend conscience de lui-même. Autrement dit :« D’un point de vue de la Gestalt-thérapie, nous nous intéressons aux expériences du contacting toujours à l’œuvre, qui se déploie au cours d’un processus de figuration que nous appelons le self… »

La théorie du Self sert comme un appui qui permet au thérapeute de regarder comment se déplie le processus du contacter. Il s’agit d’une hypothèse d’élaboration du comment une signification s’élabore. En allemand on emploie le mot « Gestaltung » qui exprime le mouvement d’un processus, ça veut dire le processus de comment les Gestalten se forment. L’objet de la Gestalt-thérapie est la prise de conscience (consciousness) de l’acte de signification, du comment le processus de contact prend « Gestalt ». Une« Gestalt » est à comprendre ici comme une forme signifiante. Nous parlons d’un processus car il s’agit d’un mouvement sans cesse d’identification et d’aliénation jusqu’à ce que nous arrivons à nous décider en conscience pour une signification. La théorie du Self peut s’entendre comme « l’articulation entre ce que je suis et ce que je peux être » et comment l’entrée en présence « ici et maintenant… pour un après » s’actualise.

L’autre fondement (pilier) de la Gestalt-thérapie est la conception de champ qui rompt avec l’idée d’un sujet et d’un objet hors contexte de son monde, dans un fonctionnement à part de tout ce qui l’entoure. Dans la Gestalt-thérapie la notion de champ est reprise d’après les travaux de Kurt Lewin qui a émis l’hypothèse que « toute sorte de comportement dépend de l’ensemble du champ, y compris dans la perspective du temps au moment donné et non pas au delà d’un quelconque champ passé ou futur ou de sa perspective du temps ». Cela signifie deux choses : d’une part le monde ne me pré-existe pas en dehors de moi mais advient à ma conscience à même mon entrée en présence. (Je vois ici un lien avec des réflexions de M. Merleau-Ponty et M. Richir)

Nous pouvons nous appuyer sur la définition des cinq principes de champ pour expliciter cela :
 Principe d’organisation : « tout comportement prend sens dans un contexte qui lui est propre et ne peut être entendu que dans ses liens essentiels à celui-ci. Nous ne pouvons l’isoler, l’extraire de la situation par laquelle il advient. C’est s’organiser d’un instant à l’autre. Ca s’informe à l’instant même. (Tout est interdépendant et c’est la situation dans sa totalité qui donne sens. Ce que je sens je le sens à l’occasion de l’autre dans l’instant même. Dans une autre situation en présence d’une autre personne ce ne serait pas pareil.)

 Principe de contemporanéité : Un comportement advient dans le présent de sa manifestation. Il n’y a pas lieu d’invoquer un passé ou un futur pour donner sens à cet agir mais bien davantage il s’agit de le signifier dans son actualité même. (Tout est toujours contemporain, sans cesse en nouveauté. Le passé est toujours dans le présent vers l’avenir. » Dans la thérapie, ce qui structure aussi le champ est la perspective de la présence du thérapeute. La Gestalt-thérapie avec son approche phénoménologique, s’occupe des événements présents, qui se déroulent dans le cadre de la situation thérapeutique elle-même. Je suis là avec la totalité de mon être, je le deviens à l’occasion de l’autre. )

 Principe de singularité : Chaque situation est unique c’est-à-dire radicale nouveauté. Cela exclut toute généralisation abstractive. (J’’accueille mon corps tel qu’il est, je ne l’invente pas. Les circonstances ne sont jamais les mêmes et les significations se construisent à l’occasion de la situation donnée. Je suis toujours affecté par là où je suis, situé. Le « je » n’existe pas sans se situer (au sens du mot allemand « Befindlichkeit ») et ceci est en relation avec l’environnement.)

 Principe d’un possible rapport pertinent : chaque élément du champ contribue de façon significative à son organisation, est donc potentiellement significatif. (C’est à dire tous les éléments de la situation participent à sa construction, il n’y a pas un qui est meilleur ou plus normal que l’autre. Tous les éléments sont importants en soi. Ce n’est pas anodin si lors d’une séance avec un patient je me surprends à sentir des tentions, des douleurs, la colère ou la tristesse, si je me sens soudain fatiguée. Il est possible que ses ressentis m’adviennent dans cette situation, à ce moment là, c’est-à-dire « au comment je me sens affectée par la situation en cours, à ce que le patient est en train d’éprouver et me donne à éprouver. On pourrait parler d’être convoqué à une Stimmung).

 Principe de processus changeant : Le champ d’expérience d’un individu se construit d’instant en instant. Il est nouveauté sans cesse. Du point de vue de la Gestalt-thérapie cela nous renvoie au fameux « here, now and next », le « next » instant sur le à venir encore. (Tout est mouvement, à nouveau et sans cesse. L’individu est en perpétuelle construction, nous ne faisons jamais la même expérience deux fois. Dans notre pratique de Gestalt-thérapie nous sommes sensible à la façon dont le patient construit en ce moment avec moi, le thérapeute, les significations liées du passé.)

Le champ se comprend comme un « lieu » qui n’a pas de forme à priori et « qui est un ouvert où s’origine un rapport sujet/monde par l’acte de la conscience ». Le Gestalt thérapeute s’appuie sur les principes de champ car il s’occupe des évènements présents, qui se déroulent dans le cadre de la situation thérapeutique elle-même. Il s’agit donc d’un point de vue dont les Gestalt thérapeutes se servent pour regarder la situation, pour aider le patient à comprendre comment il accède au pouvoir de donner forme simultanément à lui et au monde. Donc il n’existe pas des événements isolés. « Les éléments dans une perspective de champ sont déterminés par l’ensemble des éléments présents instituant la situation, de sorte qu’il y a des éléments qui viennent plus en figure et d’autres qui restent plus dans le fond. » Nous pourrons prendre connaissance de l’environnement que en relation avec la position de celui qui regarde, qui observe. (Ce qui nous renvoie à ce que nous avons déplié chez M. Merleau-Ponty.)

Donc tout ce qui se passe sous forme d’événement entre-humain (im Zwischenmenschlichen) et leurs interactions font partie du champ. Tous les éléments de champ sont effet d’une co-construction. Les personnes qui participent à l’advenir à l’occasion d’une situation font partie de cette force là qui désigne ce qui se passe et sont donc co-responsables (mitverantwortlich).

En s’appuyant sur la théorie du self d’un point de vue de champ le thérapeute regarde/note l’acte d’entrée en présence de son patient et de lui-même en étant lui-même élément de champ. Il est « partie survenante de l’expérience de cette rencontre, en ce qu’elle fait événement, tant pour lui que pour son patient. » La théorie du Self est conçue comme l’hypothèse de la façon dont une signification survient. « C’est en travaillant sur les constructions de signification que nous pouvons solliciter l’entrée en présence de nous même en tant que thérapeute à l’occasion de notre patient, lui, en entrant en présence à notre occasion. »

En s’appuyant sur la phénoménologie, le Gestalt thérapeute va interpeller les modalités du déploiement du self pendant le processus du contact. Autrement dit il va sans cesse interpeller et solliciter le patient sur sa manière de devenir présent à lui-même en présence de l’autre, en la prenant en conscience de façon délibérée ou non. C’est ainsi que le Gestaltiste s’intéresse davantage au processus du déploiement qu’au contenu.

Les fondateurs de la Gestalt-thérapie ont différencié trois modalités différentes du déploiement du self : les modes ça, personnalité et ego. « En tant qu’aspects du self dans un acte simple et spontané, le ça, le moi (ego) et la personnalité représentent les stades majeurs de l’ajustement créateur. … le ça est arrière plan donné qui dissout en possibilités, y compris les excitations organiques,…l’environnement vaguement perçu et les sentiment rudimentaires qui lient l’organisme et l’environnement. Le moi (ego) est l’identification et l’aliénation progressives des possibilités, la limitation ou l’accroissement du contact en cours, y compris le comportement moteur, l’agression, l’orientation et la manipulation. La personnalité, c’est la figure créée que le self devient et assimile dans l’organisme, en la réunissant aux résultats du développement antérieur. »

Ces trois modalités ne se montrent pas forcement d’une façon successive mais peuvent surgir simultanément ou en alternant entre les trois. Ca veut dire que si le self se déploie en mode personnalité (mode majeur), les autres (mode ça et ego) se présentent en mode mineur. En interpellant le déploiement des modes ça et personnalité le mode ego survient (selon Edith Blanquet). C’est le passage du sentir à me sentir qui est interpellé par le thérapeute, et lors de ce processus de va et vient entre mode personnalité et mode ça, entre identification et aliénation d’une signification, le mode ego peut survenir/surgir. Dans cette façon de définir le déploiement du self nous pouvons observer un mouvement circulaire qui passe du sentir à me sentir en s’émouvant (donner une direction du sens). Si je m’émeus à une « Stimmung » je passe par le me sentir (identification avec mon propre corps) pour éprouver une sensation à laquelle je peux donner plusieurs directions ou significations (déploiement du self en mode personnalité). Ce passage de la sensation à l’émotion à m’éprouver amène à un choix entre plusieurs significations possibles. Par l’acte de va et vient entre s’identifier à ou s’aliéner à (va et vient entre mode ça et mode personnalité) j’arrive à me décider en conscience pour une signification. Au moment où je mets en mots la signification élaborée de l’instant même (de moi à l’autre survenant) je prends conscience de mon pouvoir être et de ma possibilité de choix.

Du point de vue du corps on pourrait dire : Le sujet s’informe alors en déployant le self en mode ça en passant du sentir (avoir un corps/ awareness) au me mouvoir à, au me/se sentir (les sensations/directions de sens/conscious) au m’éprouver à (être ce corps là, situé et affecté). Si le self s’actualise en mode personnalité il est sollicité au niveau des ses représentations mentales, c’est à dire le sujet passe du se sentir à la signification de ses sensations. Cet acte de se signifier à, se réalise à travers un processus qui est nommé par les Gestaltistes identification et aliénation ou plutôt s’identifier à ou s’aliéner à une signification. (Identification et aliénation sont donc des possibilités de signifier tant sa façon d’être présent que sa façon de donner forme à son monde.) « L’instant de l’entrée en présence est ce moment où je me décide en conscience pour une forme de moi au monde : déploiement du self en ses divers modalités et survenue du self en mode ego. » Donc j’accueille mon corps tel qu’il est à cet instant là, je l’accepte et je le suis, moi à l’autre maintenant.

Au sujet du travail thérapeutique, cela nous renvoie à l’importance d’œuvrer sur les constructions de significations : le self est alors conçu comme l’hypothèse de la façon dont une signification survient. Dans cette mise en acte de se décider en conscience pour une signification ou une autre la sensation devient/se manifeste comme émotion et à ce moment là je passe à l’étape du avoir un corps à être un corps ou à être ce corps là. Nous pourrons dire également c’est le moment où le mode ego survient. Dans ce sens nous pouvons comprendre la théorie du self comme la construction d’une signification et du comment l’articulation entre ce corps que j’ai et ce corps que je suis se met à l’œuvre. (le passage du « j’ai un corps » à « je suis un corps »( !)

Le passage du sentir à me sentir nous parle du comment devenir ce corps là. Je sens mon corps (awareness) et je deviens attentive à comment je suis dans mon corps, comment je me sens dans mon corps (consciousness) à comment je suis ce corps là à l’occasion de l’autre. Du point vue phénoménologique je ne peux parler que de ma propre place, de là où je suis, l’espace s’ouvre à partir de mon corps.

Nous pouvons regarder le déploiement du self d’une manière qui nous permet d’observer l’entrée en présence : « L’entrée en présence a à voir avec la temporalité : c’est venir là dans le présent. Entrer en présence c’est ouvrir le temps, c’est venir à sa présence. Le temps n’est pas quelque chose qui nous dépasse, c’est quelque chose qui a à voir avec l’être, avec le fait que nous avons à être, que nous avons à donner du sens et nous donner sens (Gestaltung de soi au monde). « L’instant où j’entre en présence, je me choisis… la présence est associée à la durée et donc à la substance (au sens du corps ?), cela pose l’idée que je pourrais durer dans ma présence. Le déploiement du self en mode personnalité devrait toujours être articulé avec son déploiement en mode ça pour qu’une survenue en mode ego advienne au moment où je deviens ce que j’énonce (je me décide pour cette signification là de moi au monde). C’est le surgissement des trois qui crée l’ajustement créateur. » (voir cas clinique : Salomé)

Cette transition du sentir au se sentir passe par l’acte de langage. Nous pouvons le formuler également en disant que le mode ego s’actualise dans la rencontre qui se comprend comme une façon d’être dans le langage ou « comment je deviens ce corps là à l’occasion de l’autre à travers le langage. » Je suis toujours dans un réseau de significations et à travers le langage on peut en devenir conscient. Sur ce point la théorie du self nous convoque également à observer comment l’homme « s’approprie » le langage pour devenir lui-même. » Le déploiement en mode personnalité se réalise à travers la parole car toute significations se fait/ se crée par le langage. A entendre que le langage est compris ici non seulement au sens d’une parole articulée mais également comme gestuelle corporelle, mimique et expression physique. Ca veut dire que c’est en passant par le langage que nous partageons que l’humain a accès à lui-même et à autrui. Se sentir est un acte langagier lié au monde des significations, une façon de se rapporter à. Ici on pourrait voir un lien avec ce que Brentano a énoncé en disant : »Toute conscience est conscience de quelque chose. » Le langage n’est pas seulement lié à la raison, aux pensées et à la réflexion, il me traverse. « L’être humain est pris dans un langage, au sens de l’éprouver. » Lorsque je perçois quelque chose, la passiflore devant ma fenêtre je saisis ce que je voir sous forme d’une signification. Je ne suis pas obligée de me souvenir que c’est une plante qui est nommée passiflore.

Pour pouvoir construire et donner une signification nous sommes donc obliger de passer par le langage car il parle de moi existant à quelque chose. Les mots dans le langage sont reconduits à une atmosphère, une « Stimmung », à quelque chose que j’éprouve. « Dans un jeu de mots de langue, on mélange le lexique avec le sens, le langage est incarné ; il devient la matière, le corps de chair. » Le verbe devient chair. « Le corps devient verbe. » ( la bible)

En Gestalt-thérapie nous travaillons essentiellement sur les possibilités de pouvoir se dire en reconduisant le patient et nous-même en tant que thérapeute à notre présence corporelle. C’est par la parole que nous nous donnons forme, parole qui s’invente à partir de la langue qui nous est donnée.

2.2 Cas clinique : Léo « Ex-ister/être son corps. Du sentir à me sentir »

Léo est un patient d’origine allemande, âgé de 52 ans qui vient me voir depuis quelque mois. Issu d’un milieu néo -rural, vivant dans un endroit particulier où se sont regroupés des gens de mouvements disons alternatifs de nationalités européennes différentes. Il a quitté l’Allemagne il y a 10 ans laissant derrière lui deux familles, c’est à dire deux femmes et cinq enfants. Installé depuis quelque années avec une femme également d’origine allemande sur une petite ferme, Léo a essayé en vain d’obtenir le statut d’exploitant agricole. Quand il vient me voir sa compagne est en train de demander la séparation et Léo se dit face à une « séparation et un échec professionnel pour la troisième fois dans ma vie. » Il me parle du fait de se sentir « coincé » dans une situation qui lui est insupportable, d’autant plus que jusqu’à maintenant sa façon de réagir face aux situations similaires était de s’enfuir.

Le premier entretien avec Léo me fait toucher à une « Stimmung »/atmosphère bizarre qui me donne le goût d’un certain trouble, inquiétude. Il me parle surtout ou particulièrement de son passé, le passé de sa famille d’origine et notamment d’un personnage qu’il intitule « l’américain » et qui selon lui est le père du premier enfant de sa mère. Il se com-prend (wahr-nehmen) comme la réincarnation de cet homme et dans ses rêves et « des images qui me viennent » il re-vit d’une manière répétitive le destin de cet homme. Toutes mes tentatives de relier Léo à ce que nous avons (sommes) à exister tous les deux dans notre rencontre actuelle restent infructueuses. (Est-ce qu’il s’agit bien de la difficulté d’ouvrir un monde commun ?) (Je me sens suspendue, la respiration coupée, peu dans mon corps et dans une forme de brume mentale qui me rend l’écoute difficile, fatigante. Je vois Léo en face bouger ses mains dans un geste d’ouvrir et fermer, ses cuisses dans le même mouvement d’ouverture et de fermeture et j’ai le sentiment d’être consciente du temps mais de ne pas pouvoir l’exister.)

« Dans le temps vécu (chronos) tous les éléments de la vie entrent dans le champ de conscience sans nécessairement que la temporalité y apparaisse en tant que telle (on pourrait relier cela au mode personnalité du self ou comment je me reconstitue dans l’existence sans que cela fasse nécessairement question… dans l’instant de la rencontre.) Dans le temps éprouvé (kaïros), nous revivons notre « être passé » ou « jusqu’à présent » dans ce temps ci présent. »

Il me parle de sa perte d’intérêt et d’initiative, sa restriction du contact social. Il touche le RMI et ne trouve pas un rythme dans son travail quotidien qui lui permet d’établir un cadre suffisamment stable. Léo se dit tellement occuper par son « travail intérieur avec le passé » qu’il ne ressent pas suffisamment d’énergie mobilisée pour ses tâches quotidiennes. Du point de vue de la théorie du self je dirais qu’il n’y a pas de déploiement en mode ça ouvrant la situation par défaut de capacité de signifier cette ouverture au monde : pas de signification du sentir en me sentir. Pas des mots pour énoncer le sentir, l’éprouver. Sa modalité principale du déploiement du self est le mode personnalité. Il manifeste très peu de conscience corporelle. « Je sens mon corps si je me fait mal. Et je me fait souvent mal comme ça mon corps me dit que je me comporte pas comme je devrais... » (J’ai un corps…)

S’il me parle son regard est fixé sur moi ; par contre si je réponds son regard devient opaque, immobile. Il semble me voir sans me regarder.

Au niveau du langage je constate que Léo se dit d’une manière logique et élaboré, mais au niveau du contenu il manque des fois de cohérence ( il est par exemple persuadé que son ex-beau frère est le père biologique de deux de ses enfants). Il me parle de son incapacité à trouver des mots pour dire son ressenti. « Je ressens beaucoup, je me fie essentiellement à mon ressenti mais ça n’arrive pas jusqu’à ma tête. Je peux penser et exprimer mes pensées et j’ai beaucoup de sensations corporelles mais je n’arrive pas à y mettre des mots. » (Ca ne s’in-forme pas dans une figure signifiante.) J’ai l’impression qu’il ne supporte pas des moments de silence, il parle sans cesse et des fois j’ai du mal à me dire moi. L’essentiel de son récit se passe dans la conjugaison au passé. Il emploie régulièrement les verbes : faire et avoir besoin.

Lors d’une séance de supervision où j’ai présenté la situation de Léo j’apprends à établir comme diagnostic que mon patient vit probablement des idées ou convictions délirantes. De ce fait nous pouvons dire que l’élaboration signifiante est perturbée : confluence (être pris dans une ambiance). Pas d’ouverture de direction de sens car pas de capacité à s’approprier les sensations, à les élaborer en émotions, à les reconnaître comme siennes. « Dans la construction délirante, le self se déployant en mode personnalité, se traduit par une projection de signification qui ne peut s’articuler à un éprouvé ajusté et approprié. . Cette projection de signification prend forme d’une vérité et ne peut s’organiser comme possibilité parmi d’autre (identification/aliénation) ; il a une adhésion totale à cette signification qui ne se questionne pas. »

Dans un premier temps je cherche à nommer mon inquiétude face à son état et voir en douceur avec lui pour envisager un traitement pharmacologique. Même s’il ne semble pas être préoccupé /soucieux de sa situation il approuve ma proposition de consulter son médecin pour un traitement. De mon côté je contacte également son médecin pour pouvoir partager mon point de vue et mon inquiétude et nous restons ensuite dans un échange dans le souci de trouver un accompagnement adéquat pour Léo.

Dans la suite de nos rencontre Léo devient plus attentif à ce que nous vivons ensemble dans l’ici et maintenant notamment concernant la rupture avec sa compagne. Il me demande de venir avec elle pour un entretien commun dans l’espoir de pouvoir s’expliquer et être entendu dans sa souffrance. Pendant cette séance je me surprends à constater que Léo pleure quasiment sans interruption et qu’il éprouve beaucoup de difficultés à s’exprimer. (Je pose l’hypothèse qu’il n’est pas capable d’informer l’affect en signification.)

A partir de ce moment Léo commence à se plaindre d’être traité « comme un trou du cul » et de son sentiment de ne pas être accepté, renvoyé, abandonné par les autres surtout les femmes. Il se vit comme quelqu’un qui donne tout et qui cherche à faire pour les autres : « je ne fais que pour l’autre, que ce que j’imagine peut aider et soutenir l’autre. » Je l’invite à déplier ce qu’il comprend du « faire pour l’autre » ; il se dit être parfois dans « la confusion totale de ce qu’est son propre ressenti. »

(Je note : en présence de Léo je ressens peu de sensations corporelles mais je remarque que je souffre de maux de ventre à l’occasion de nos rencontres. Je sens une coupure de ma respiration – elle reste en suspens – avec une envie momentanée de prendre une inspiration profonde. J’ai l’impression que ma poitrine est soulevée du reste du corps. Je suis émue par la détresse de cet homme et sa solitude. Je pose mon inquiétude qu’il risque de perdre le lien avec le monde commun. De coup j’imagine être un de ses liens avec ce monde et je ressens soudain le poids alourdi de mon corps et j’y projette la signification qu’il s’agit de la responsabilité de laquelle je deviens consciente à cette occasion. Me vient du coup que je suis aussi une femme à qui il vient s’adresser pour trouver un soutien, une femme qui risque de l’abandonner un jour comme toutes les autres (mon imaginaire).

Concernant mon projet thérapeutique j’envisage dans un premier temps d’ouvrir des directions de sens au sujet de son dire. (« Si tu me parle de ça, est ce que tu le dis à moi ? ») (Comment ramener à du nous, à du présent ? J’essaie de m’appuyer sur ma capacité d’être avec l’entourage, dans une posture d’inquiétude que je cherche à partager avec lui. Déploiement du Self en mode personnalité.) Son mode d’exister à moi se passe la plupart du temps dans un sens de chronos, ça veut dire que beaucoup du parlé tourne autour de son passé.

A partir d’ici je me fie à ce qui était nommé en supervision : Les questions qui me viennent : je vous les livre en esquisses, comme des pistes auprès desquelles je compte me tenir dans la poursuite du travail thérapeutique :
 Présomption et chute (Binswanger )
 Ouvrir des significations/ direction de sens possible
 Ne pas vouloir aller là où il est
 Le chercher là où il se trouve et le descendre juste un petit peu et le laisser repartir
 L’amener à ce qu’il choisisse jusqu’où il veut aller, se sentir un peu plus et le laisser repartir
 Ouvrir des questions : je vois, je m’étonne, j’éprouve : est ce que ça te parle ?

 Attention au passage de l’awareness au consciousness

(Moi je me sens en suspens, la respiration retenue, mal au ventre, en attente, comme sur le point de sauter pour pouvoir attraper un bout.)

 Moi comme lui : entre le passé et le présent

« Si, moi patient, je te parle en évoquant un ailleurs ou un passé à toi thérapeute, c’est ma façon de te dire quelque chose qui se traduit là entre nous, d’exister ainsi à ton occasion. Soit je le prends comme un passé ailleurs et je ne m’implique pas, je l’interroge sur le contenu, sans l’entendre comme un dire qui m’est adressé et qui se tisse à mon occasion. »

 « Qu’est ce que tu me dis qui se joue là maintenant ? »

 Le souvenir est inventé pour l’autre comme souvenir et est une manière de se donner forme à cette occasion. C’est pour cela que le souvenir change suivant l’environnement ou l’époque où il est remémoré.

 « Le déploiement du self en mode personnalité peut se comprendre comme un sol, une création de sol qui est indispensable pour exister à condition de l’articuler car si le self se déployant en mode personnalité n’est pas co-tendu en déploiement en mode ça, on peut en venir par exemple au délire : le délire étant une interprétation toujours figée, une projection de signification non articulée à la situation survenante… »

 En terme pathologique, il y a un défaut dans la temporalisation de soi, je ne peux assumer une entrée en présence, et donc, je suis pris dans un monde de significations que je m’approprie pas…. Je dirais l’entré en présence reste sans corps, le mode personnalité sans articulation avec le mode ça.

« Weg ist Werk. » « Frayer une voie pour arriver à saisir l’être original du Dasein lui-même : le souci »… se frayer une voie médiante autour de laquelle soudainement le souci se mute en sérénité, en libre étendue. »

3. Le rôle du corps du thérapeute où comment s’appuyer sur son corps en tant Gestalt-thérapeute

« Ce corps actuel que j’appelle mien, la sentinelle qui se tient silencieusement sous mes paroles et mes actes. » (Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard 1964)

Avant de développer mon idée de comment je deviens mon corps, ce corps que je suis, que j’éprouve à l’occasion de l’autre lors de la rencontre thérapeutique, il me semble important d’énoncer le concept de l’homme sur lequel je m’appuie. En choisissant comme approche la phénoménologie et la théorie du self du point vue de champ je ne peux concevoir l’être humain comme un « je » ou un sujet préconstitué (voir psychanalyse). Chez Heidegger la préoccupation du corps se situe du côté de l’avoir et du faire. Dans la conception heideggérienne de l’homme, de son être-au-monde, l’humain est toujours situé quelque part entre sa naissance et sa mort. Ca veut dire son « être au monde » est temporalisé compris dans le sens qu’exister est se temporaliser.

Et exister nous renvoie à « éprouver le fait d’être vivant. »

« En tant qu’homme, je ne suis pas qu’un corps ! Je l’éprouve : j’ai un corps et je suis ce corps. Je me questionne donc je suis hors – hors soi, hors tout. Je ne suis pas collé en permanence à mon corps – je suis hors de tout lieu : ek-stase, notamment quand je m’interroge, je suis donc « hors de cela », de mon corps – je suis décollé, décentré, hors du site physique de mon corps – J’EX-ISTE : je me donne une forme signifiante. »

3.1 Le statut du corps en phénoménologie

Il faut voir d’abord que le corps selon la conception phénoménologique (au sens husserlienne) est fondamentalement unitaire, ça veut dire s’il parle de la conscience il ne s’agit pas de la pensée pure, il ne s’agit « jamais d’un psychique qui serait différent d’un corporel »

L’exister au monde trouve son expression dans le rencontre de l’autrui ou de l’autre. Il est ici question de la manière de se comporter à l’autre. En présence de l’autrui je suis convoqué à m’éprouver, à donner une signification et à advenir moi-même.

Je comprends ceci au sens que je me dis de là où je suis interpellée et cela varie d’une situation à l’autre et de la personne que j’ai en face de moi. L’instant de l’entrée en présence est ce moment où je me décide en conscience pour une forme de moi au monde : déploiement du self en ses divers modes et survenue du self en mode ego (voir en haut).

Selon la conception de l’homme chez Maldiney, on ne peut parler en terme d’une représentation mais d’une présence de et à l’autre. Cela suppose que je n’ai pas une idée préconçue ni de l’autre et ni de moi-même, une manière de le définir, quand je rencontre l’autre dans une posture fondamentale du Gestalt-thérapeute - l’époké. Je vais faire appel à l’expérience de l’autre et de moi-même, je reviens à ce qu’il m’apparaît tel que je l’éprouve, à ce qui m’apparaît par où j’éprouve à l’instant même. Nous pouvons lié ça au « here and now » de la Gestalt-thérapie.

En me reposant sur une telle conception de l’homme je tente d’élaborer mes idées du vivre et être mon corps, de le devenir dans la rencontre thérapeutique.

« Comment tenir compte de la place du corps dans la constitution d’autrui, c’est à dire comment jouer l’analogie entre mon corps vécu et celui de l’autre … ? » se demande Jacques Blaize.

Dans le processus thérapeutique il y a rencontre entre deux être humains qui deviennent « chair » au sens de Merleau-Ponty, qui adviennent chacun face à l’autre dans la présence à la situation. La présence de l’autre me renvoie à mon propre corps, à l’expérience de mon corps. Tout expérience est vécue dans l’articulation entre j’ai un corps et je suis/deviens un corps et se joue dans l’articulation entre mode ça et mode personnalité.

Le Gestalt thérapeute invite son patient à décrire son vécu et ce qu’il prend pour vrai » (wahr-nehmen) dans sa perception. Je ne peux que « prendre pour une vérité » percevoir que ce qui là pour moi, de là où je suis situé, où est ma place. Chacun vie sa façon de « se prendre pour vrai »(wahrnehmen) selon son ressenti corporel. D’un point de vue de la théorie du self c’est dans le déploiement du mode personnalité que je me perçois, que je me prends pour vrai sur un mode habituel qui en questionnant le mode ça peut devenir me laisser accueillir par mon ressenti, mon éprouvé, mes sensations, ma sensitivité, mon affectivité (Empfindlichkeit). En devenant « aware » de mon sentir je franchis le pas vers le me sentir (mich empfinden/ conscious) qui peut me conduire à une nouvelle façon de me percevoir, de me prendre pour vrai (wahrnehmen). (Je le sens, je ne peux pas le dire, je ne peux pas l’attraper. Je suis alors dans une « prise avec », le comprendre traverse mon corps.)

Il se n’agit pas d’un processus ou d’activité intellectuelle, c’est plus de l’ordre d’un « éprouver » que d’un « penser et c’est plus encore « la possibilité d’éprouver ! »

Pour Perls, Hefferline et Godman, c’est à travers le ça de la situation que l’organisme va trouver les bases du sentiment de l’existence et de l’ajustement créateur. Par la conscience que nous sommes ce corps qui ressent cette émotion, cette sensation, cette tension. Nous sommes, il nous advient ce que l’autre par sa présence réveille en nous, dans notre corps.)(voir concept de champ).

« C’est l’organe sensoriel qui perçoit, c’est le muscle qui bouge, c’est l’organe végétatif qui souffre d’excès ou de manque, mais c’est l’organisme en tant que totalité, en contact avec l’environnement, qui est immédiatement conscient, …, qui ressent. » Dans le sens phénoménologique on peut dire alors que c’est par l’expérience du corps, par l’éprouver du corps –comme corps organique -que l’homme accède à son existence propre et à son identité. Nous considérons les mouvements du corps, les ressentis, la tonicité, la voix, la respiration et les états émotionnels comme manière à penser la relation au monde physique et humain. Se nommer par un « je » va de pair avec la possibilité de se situer dans une différence avec l’environnement. Et c’est par « mes sensations que j’ai accès à mon ex-ister, par ce corps que j’ai, ce corps de viande (Körper) qui devient ce corps que je suis (Leib). (Mon corps me fait mal, je me fais mal..)

Comment j’arrive à donner un sens à mon vécu corporel, à la douleur par exemple ? Souvent notre corps devient conscient au moment où il perd ses évidences de fonctionnement : « il souffre de migraines, d’asthme, de vertiges etc., mais ne dit pas : « Je me fais mal à la tête, je retiens mon souffle, bien que je ne sois pas conscient de ma façon de le faire, ni de la raison pour laquelle je le fais. » C’est à ce moment là, selon les fondateurs gestaltistes, qu’une certaine unité de corps et esprit est observable. C’est moi qui éprouve ce sentiment.

« La douleur est passion, et non une simple affection sensible, en ce qu’elle recueille tout sur soi, rassemble en soi ». (voir cas clinique : Salomé) « La douleur exprime le vécu pathologique global, par essence corporel et spirituel, qui, selon la personne, son histoire et son organisme, s’exprimera avec une polarité particulière. Cette « affection » semble se décliner d’abord en douleur à la fois corporelle et spirituelle –douleur d’un sentir excédant la sensorialité, douleur liée aux émotions interagissant avec les arrière-plans (fond) du corps, puis, lorsque les phénomènes douloureux ne trouvent pas compensation, émerge, sur fond de douleur globale, un trouble ou une maladie, psychique ou physique. » On n’a pas une douleur, on n’éprouve pas une douleur, on est douleur. Dans la pratique gestaltiste nous accueillons l’éprouvé, le sentir et nous proposons des possibilités d’éprouver le moment et qui nous amène à donner des directions de sens d’une manière que le patient découvre des possibilités de se soutenir.

Selon Husserl c’est « le seul corps … auquel, conformément à l’expérience, je coordonne, bien que selon des modes différents, des champs de sensations (champs de sensations du toucher, de la température, etc.) ; c’est le seul corps dont je dispose d’une façon immédiate ainsi que de chacun de ses organes. Je perçois avec mes mains, … avec mes yeux … etc. ; et ces phénomènes cinesthésiques des organes forment un flux de mode d’action et relèvent de mon « je peux ». « L’accès au corps en tant que corps au corps vécu et unifié, c’est l’accès à moi-même … » Je l’entends ici dans le sens que si on parle d’ici et maintenant c’est le corps qui est lieu d’organisation (voir Merleau-Ponty, « Structure de la perception ») avec la particularité que je ne peux vivre mon corps de l’intérieur de moi-même. L’être humain ne peut pas s’exposer à son propre regard, comme il regarde un objet, il est, il ne peut jamais se voir comme quelqu’un d’autre le voit. Il reste toujours des parties de mon corps inaccessible à mon regard.

Tout ça me parle de l’advenir à soi-même en présence de l’autre et du comment et patient et thérapeute adviennent à leurs corps en présence de l’autre. Nous avons appris que le Gestalt-thérapeute interroge, qu’il s’étonne et il tisse une relation à son patient et « il est « partie » survenante de l’expérience de cette rencontre, en ce qu’elle fait événement, tant pour lui que pour son patient. »

Et comment moi en tant que thérapeute je me tiens dans cette attention à moi-même, en m’étonnant et de moi et de l’autre qui me permet de sentir comment je deviens mon corps face à l’autre ? (voir cas clinique : Léo)

« Il se peut que dans certaines pathologies la personne /le patient perde le sentiment vécu de son propre corps comme cohérent et on a alors affaire à une perturbation de la fonction (mode) ça ; il se peut aussi qu’elle conserve le sentiment de cohérence de son propre corps, mais au prix du déni du corps de l’autre comme corps vécu analogue au sien » …. Le corps du thérapeute pourra donc prêter, livrer sa perception, son ressenti, son éprouvé à l’autre, qu’il propose et partage, pour solliciter et inviter son patient à devenir conscient à et de son exister. Le mouvement peut d’ailleurs se concevoir dans l’autre sens, depuis le sentiment de cohérence du corps propre de la personne vers la reconnaissance du corps du thérapeute comme corps vécu et donc comme autrui. En même temps thérapeute et patient prennent conscience de leur expérience corporelle, l’attention portée au ressenti et dans la présence de l’autre. Cela implique que lors de la séance le thérapeute se livre à l’observation de son corps, de ses émotions, les nomment face à son patient, et cela devient un travail du corps et du thérapeute et du patient. Et amener le patient à passer de l’awareness au consciousness, amener à comment il devient ce corps là, comment il s’éprouve peu à peu. Ainsi le Gestalt-thérapeute sollicite son patient également à prendre la responsabilité de son exister, d’être son corps là. En rencontrant l’autre j’éprouve sa présence à ma présence « dans le mouvement de mon appropriation corporelle en cours. »

Nous pouvons distinguer tant de modalités pour appréhender différemment le corps, l’esprit, le monde extérieur qui donne à l’être humain le choix, les possibilités et la responsabilité de son regard. Ce que nous pouvons imaginer donc est que pour pouvoir pleinement être son corps, l’homme devrait devenir conscient de comment l’accueillir, prendre conscience de comment il est affecté à travers son corps, comment il s’éprouve et d’en /y ouvrir des possibilités, des visées, des registres d’expression de sens pour avoir un choix vers un regard différent.

D’un point de vue de champ le devenir ce corps, mon corps est lié à l’expérience dans la situation et se réfère au « comment ça se passe » et à la construction des significations.

Ainsi nous considérons que le corps est au centre de l’expérience thérapeutique (et tout autre). Ex-per-ience veut dire sortir de en traversant….Corps d’expérience, Empfindungsleib. La théorie du self nous invite à situer le corps (l’organisme) en lien avec son environnement sans lequel il ne peut exister. « C’est l’expérience, en l’occurrence l’expérience corporelle à l’occasion de l’environnement et la prise de conscience liée à ça qui désigne le processus de formation des figures et fonds qui prend forme lors des modalités de sentir et de se mouvoir. »

« En tant que corps d’expérience, je suis traversé par le monde (organisme/environnement) et je suis ce monde. » La réalité corporelle et le processus d’en devenir conscient se fait par le dialogue avec autrui et l’identification et aliénation d’une signification qu’on peut trouver pour dire son ressenti corporel.

(Est ce que de ce point de vue je deviens mon corps caressé ou maltraité dès que j’arrive à me dire, à mettre des mots sur mon ressenti ?)

Comment pouvons nous aborder ce qui est nommé corps ou corporéité (Körperlichkeit), ce processus qui peut amener du « je suis ce corps là » pour aller à « je deviens ce corps là » et encore plus loin à choisir (dans un sens heideggérienne) ce corps tel qu’il est ? Si je comprends le corps comme quelque chose qui m’advient en présence de l’autre, je devrais parler plutôt d’un processus « corporel » car il se n’agit pas d’un lieu fixe ni d’un objet bien défini mais d’une présence survenante et changeante à chaque instant du contact avec autrui. Dans la posture de Gestalt- thérapeute je sollicite le déploiement du self à notre occasion, ça veut dire à l’occasion de la présence du thérapeute et du patient, mon corps que j’ai, c’est par où je deviens moi-même et comment je deviens ce corps là (le sol est le next). Le corps est dans le sens phénoménologique une de nos modalités d’être –au-monde.

Il me semble difficile d’imaginer une pensée sans corps ou plutôt un corps sans pensée ? Si je pense mon corps, je le pense comment ? Nous pouvons encore nous placer du point de vue phénoménologique de l’intentionnalité de la conscience qui n’existe plus qu’en fonction de ce qu’elle vise : je prends conscience de mon corps. Le retissage de sens à partir du se sentir, du se mouvoir au s’éprouver qui va traduire en une signification à (identification à un besoin par exemple ou un éprouvé) qui permet d’aller à la rencontre d’une nouveauté qui passera par une décision en conscience pour une signification en déploiement en mode ego.

L’existence requiert de chaque individu le courage de devenir ce qu’il est et d’être ce qu’il devient. C’est donc de sortir de l’informe, se mettre en forme, émerger, s’incarner dans un dire. Sortir d’une certaine confluence et s’exposer, à la fois grâce à l’autre et pour lui.

Exister en face de l’autre, un instant, nous met dans une forme de continuité. Il s’agit alors de se faire exister mutuellement en créant l’instant même qui est constitutif au Dasein. Devenir à soi donc aussi à l’autre.

« Le corps sensible sentant est dans ce rapport « d’ineinander », inhérence, intrication avec monde et chose, (com-préhension) qui permet le sentir, invisible, spécifique à la vie, de la corporéité au monde, de la chair. Cette dimension particulière à l’homme se déploie dans un « Spielraum », espace de liberté », « espace de jeu », hors duquel elle n’est pas du tout. »

3.2 Le corps du thérapeute (comme élément de champ)

« Chez Heidegger nous sommes conviés à une position d’humilité : j’accueille le monde par où je peux le percevoir et je lui donne un sens en l’accueillant. Accueillir est une activité passive et active ». Une manière du thérapeute pour soutenir le patient, de prendre soin de lui, c’est de le mener à la ré-lience de ses différents modalités d’être au monde par l’axe de l’awareness corporelle : Le processus corporel, d’ajustement créateur et le donner une direction de sens est le mode d’être-au-mode de notre patient, tout comme le notre, et nous devrons le mettre en mots, en langage.

Comment j’existe mon corps ? (exister dans le sens étymologique du mot veut dire : être hors de soi, puis sortir de, se manifester, se montrer.)

« Ma présence corporelle – le corps que j’ai- est le pivot de ma présence – le corps que je suis – lieu incontournable et pourtant inaccessible. Mon corps serait le locatif absolu : la condition de possibilité de tout avoir lieu pour moi. » Comment tenir compte de la place du corps dans la constitution d’autrui, c’est à dire comment jouer sur l’analogie entre mon corps vécu et celui de l’autre ?

« Adopter une posture phénoménologique dans un travail thérapeutique incluant le corps (est ce que je peux l’exclure ?) veut donc dire plusieurs choses : d’une part, le corps n’est pas isolable, il renvoie toujours à une modalité globale d’être –au-monde et c’est cette globalité qui est à travailler ; d’autre part, il est le lieu du je « peux » et l’accès à la conscience de la possibilité de choisir passe sans doute pour certaines personnes par un travail approfondi de mobilisation des diverses ressources corporelles ; enfin et peut être surtout la reconnaissance d’autrui passe par l’analogie immédiate avec mon propre vécu corporel (dans certaines pathologies la personne perd le sentiment de son propre corps vécu comment cohérent : voir cas clinique Léo) le corps du thérapeute pourra alors servir , au sens où si la personne se centre sur la perception qu’elle a de ce corps et de sa cohérence, peu à peu c’est peut être au sentiment de sa propre cohérence qu’elle aura de nouveau accès ; le mouvement peut peut-être d’ailleurs se concevoir dans l’autre sens, depuis le sentiment de cohérence du corps propre de la personne vers la reconnaissance du corps du thérapeute comme corps vécu et donc comme autrui. Cela implique que le thérapeute mobilise son corps, le nomme, le livre à l’observation de son patient, cela veut dire que le travail corporel en gestalt-thérapie est autant un travail du corps du patient qu’un travail du corps du thérapeute. »

Après viendra le dépli de l’expérience, afin d’être au maximum conscient de tout ce qui est impliqué par cette modalité d’être au monde. Depuis quand, pendant ou après telle ou telle activité, où, comment, avec qui, de quelle manière de moi – même, thérapeute en sa présence, pourrais-je y être pour quelque chose ? Qu’est ce que nous serions en train de tricoter ensemble ? Je ne peux parler qu’à partir du corps que j’ai. Comment je prends mon corps en conscience ? Comment je prends ce/mon corps en conscience dans la rencontre de l’autre ? Est-ce qu’il y a une différence entre la prise de conscience de mon corps là seule devant mon ordinateur, une machine, ou face à un autre notamment dans la rencontre thérapeutique ? Vivre, exister son corps est ici compris également comme un processus de découverte de la part du thérapeute comme du patient, car lors d’une séance le thérapeute découvre et advient à son corps en même temps que le patient. Nous le comprenons comme une acceptation et une authenticité du vécu qui prend forme d’un dévoilement au sens d’un advenant surprenant de l’instant. L’acceptation de ce qu’on est et comment on est à l’occasion de l’autre.

« C’est le corps qui dit, qui permet de ressentir que l’énergie est là, qu’elle circule. C’est là que l’émotion affleure, que le thérapeute et son patient perçoivent les contradictions ou les cohérences entre le langage verbal et celui du corps. C’est par le corps que l’on prend conscience : dès que l’individu prend conscience de sa façon de s’asseoir », de se tenir, de se mouvoir, de sentir, de s’éprouver, « dès qu’il découvre ce qui se passe en lui, son énergie est immobilisée et cherche un exutoire « (Anne Granger) Je dirais plutôt que son énergie est mobilisée et prend une autre forme.

Le travail thérapeutique est une élaboration commune entre le thérapeute, le patient et ce qui se passe entre les deux/entre eux. Le rôle du thérapeute est essentiellement d’apprendre le percevoir et l’apparaître, ce qui émerge du fond pour accompagner le patient dans sa construction de signification et de l’enrichir, élargir, et ouvrir vers d’autres possibilités.

Quel rôle joue alors son corps dans la rencontre thérapeutique ?

En parlant du concept de champ nous avons vu par le principe d’un possible rapport pertinent « que chaque élément du champ contribue de façon significative à son organisation, est donc potentiellement significatif » qu’il existe une sorte de co-influence/co-construction mutuelle qui en opposition au point de vue individualiste, pose deux expériences comme distinctes mais fondamentalement « mélangées/co-influencées ». En tant que personne je suis affectée par l’autre à travers de ce que je perçois de lui (et même en amont de ma perception : un sentir qui se dérobe ou excède à toute prise en conscience) : ses gestes, sa parole, son regard. ( je deviens aware /conscious)

Je suis également affectée par ce qui, de l’autre me restera à jamais inaccessible mais qui pourtant se donne à voir, à observer (indirectement). Cette conception de co-présence me donne à penser que l’autre est pour quelque chose dans mon expérience – et réciproquement. Cependant, dans la rencontre thérapeutique le travail de prise de conscience s’effectue à l’occasion d’un autre et même par l’autre, tant le patient et le thérapeute sont impliqués.

Dans ce sens on pourrait dire que la relation thérapeutique est de l’ordre d’une rencontre corporelle : deux corps qui deviennent eux-mêmes face à l’autre à travers comment je me laisse éprouver à l’occasion de la personne en face de moi.

Dans un premier temps j’accueille, je laisse venir ce qui est là pour m’imprégner de l’atmosphère, la « Stimmung » à laquelle nous sommes convoqués tous les deux. Ce que j’entends par « Stimmung » est la tonalité qui est « déjà là comme une atmosphère dans laquelle d’abord nous baignerons et par laquelle ensuite nous serions disposés de part en part.. » Les tonalités sont des modalités selon lesquelles nous nous sentons d’une certaine manière. Dans notre pratique « l’ici », le moment présent joue un rôle important et ces premiers instants d’accueil de nos patients révèlent quelque chose de sa « Befindlichkeit », sa disposition affective. « La rencontre … est présence de chacun à l’avant de soi même, l’épreuve de la présence de l’autre » Dans ce sens la rencontre est de l’ordre d’un événement qui se produit à l’occasion, à la présence de l’autre pour soi-même et à l’autre. D’une manière ou d’une autre je suis toujours en contact avec la Stimmung mais il s’agit d’en devenir conscient (awareness à consciousness), de l’exister. Rencontrer l’autre implique rencontrer soi-même.

« Je me laisse in –former au monde de mon patient » comme le dit Edith Blanquet, en étant attentive à la couleur, au goût de sa présence. J’ai envie de dire que j’adviens à « je suis ce corps là » grâce à l’autre, engager dans une co-construction du monde. Ca veut dire être attentive à comment je suis dans mon corps avec l’autre, comment je deviens mon corps à l’occasion de l’autre. En même temps cela nécessite un travail sur mes propres directions de sens, ma projection des significations, « mes loups » (Marie Petit), mon sol sur lequel je me pose. Je lie ceci à la possibilité de confluence et à l’attention envers mes propres représentations et à en devenir consciente.

Lorsque nous faisons le choix d’exprimer ce que nous observons, nous nommons toujours l’expérience en cours. Nommer l’expérience en cours c’est se situer dans la présence à. Pour y arriver, pour appréhender mon propre processus corporel, pour pouvoir mettre au service de l’autre mon éprouvé corporel en sachant le nommer, je suis inlassablement à la recherche des mots, des gestes, du langage. Investi dans un langage tout près du corps, qui cherche à incarner le mieux possible cet éprouvé je tisse une relation à mon patient. (Je me tiens dans l’ouverture ce qui fait que j’alterne entre com –prendre (Verstehen) au sens d’être prise avec et Befindlichkeit (disponibilité à). (mode personnalité et mode ça).

Donc si le thérapeute nomme à quoi il est attentif, il donne une forme reconnaissable à ces/ses éprouvés et la propre image du patient peut progressivement commencer à prendre forme à lui-même au sein de ce « lieu-premier et mien d’habitation » : mon corps. (voir cas clinique : Daniel). Autrement dit, peu à peu vient se tisser la possibilité de l’habiter, d’incarner son propre corps dans le présent de la situation.

Le thérapeute est là présent en endurant avec l’autre sa tristesse, sa douleur, sa colère et il l’accueille et c’est comme si le vécu douloureux dans la présence du thérapeute signifie pour le patient une identification avec ses émotions, ses ressentis éprouvés à l’occasion de l’autre.

Le self en déploiement du mode ça invite à se laisser affecter, à sentir et à se sentir. En devenant peu à peu conscient (consciousness) de l’expérience en cours on fait appel au déploiement du self en mode personnalité pour décrire se qui se passe et pour choisir une direction de sens, une signification possible. (En se mouvant du « avoir un corps », du se sentir à au s’éprouver à pour devenir « être ce corps là », accompagner par un va et vient entre les modes ça et personnalité nous pouvons arriver à accepter ce qui est, à choisir nous-même dans le sens heideggérien.)

D’avoir le choix ou plutôt devenir conscient d’un choix me semble devenir également responsable des nos ressentis. Maldiney nous dit « … et pourtant nous sommes responsables de ce que nous n’avons pas encore ouvert. Être rend responsable. Beaucoup plus profonde que toute moralité, cette notion de responsabilité. » . Il me semble important que le patient devienne conscient du fait qu’il parle à quelqu’un, au thérapeute en l’occurrence. Qu’il se dise en présence de quelqu’un (voir cas clinique : Léo). Dans cette perspective il est important que le thérapeute com-prenne son sol, arrive à s’appuyer sur la théorie du self et le concept de champ en étant conscient de ses propres modalités d’être au monde à ce moment là et de celles de son patient. Nous nous reposons également sur la phénoménologie qui selon Charbonneau étudie ce qu’est « faire expérience de », ça veut dire devenir conscient de notre ressenti au moment même où on l’éprouve.

Les fondateurs de la Gestalt-thérapie nous en parlent en terme de « to be aware of », comprise ici dans une posture, position d’être, qui puise dans le mot « awareness »une forme grammaticale qui trouve son incarnation dans l’expérience immédiate au sens d’avoir un corps (un corps expériencie).

Il me semble que s’émouvoir dans le sens de se mouvoir vers ou à quelque chose est vivre la com-préhension( la prise avec). En sollicitant le déploiement du self en mode ça le patient et moi-même deviennent « aware » d’une tonalité présente qui en le questionnant advient « conscious » et nous amène à une compréhension « incarnée ».

4. Langage et corps (se dire)

Ce qu’il me semble important lors de la rencontre thérapeutique est l’articulation entre le ressenti (le vécu) corporel et la pensée, la parole. Il s’agit « d’élargir le verbe », le dire au niveau corporel et émotionnel. Comment je dis mon affectation, mon émotion, comment trouver, élaborer les mots justes ? Comment trouver un langage qui est au plus proche de ce que je ressens ? (voir cas clinique : Daniel)

Le mot langage doit ses racines au mot grec : « legein » qui veut dire : rassembler ensemble, prendre forme.

Le mot prend corps, le verbe devient chair ( voir la bible). Ca nous renvoie à la théorie du self, hypothèse de l’élaboration des significations, de donner forme, de la « Gestaltung ».

Le langage est ce par quoi du « il y a » advient en tant que monde organisé et signifiant. »

Nous avons déjà développé plus haut le fait que le langage nous sert comme moyen pour articuler le déploiement du self dans ses modes, modalités différentes. Dans ma posture de Gestalt-thérapeute et « du point vue du self, j’élabore ma propre affection, propose des possibilités signifiantes sur lesquelles le patient peut se soutenir en mode personnalité, c’est-à-dire développer sa propre construction. »

La transition du corps (Körper) au corps vécu ou éprouvé (Leib, Empfindungsleib) se fait par des significations.

En donnant des significations à mon ressenti ou en donnant forme à ceci je deviens moi-même au monde, je prends ma place au monde, je suis, j’ex-iste = je me montre, je vais « hors de moi ». (voir cas clinique :Daniel)

Le Self se déploie en mode personnalité et mode ça pour que le sujet se dise. Et c’est à travers le langage qu’on peut devenir présent. « Le déploiement du Self en mode personnalité peut se comprendre comme un sol, une création du sol qui est indispensable pour exister à condition de l’articuler car si le Self se déployant en mode personnalité n’est pas co-tendu en déploiement en mode ça je ne m’approprie pas ma venue en présence. »

Autrement dit la théorie du self nous renvoie en conséquence au comment un humain s’approprie le langage pour devenir lui-même. « Si ce que le poète rapporte de là-bas a forme, il donne forme, si c’est informe, il donne l’informe. Trouver une langue. » (Rimbaud) Ce qui est dit ici par Rimbaud m’évoque la tâche du thérapeute : par le fait d’être nommé l’informe cesse d’être informe et prend, devient forme.

« Le self n’est qu’un petit facteur dans l’interaction organisme/environnement, mail il joue le rôle crucial qui consiste à développer et créer des significations grâces auxquelles nous pouvons nous développer. »

Je ne peux parler de mon corps, et d’ailleurs parler tout court, que parce que je ne suis pas seul au monde, parce que l’autre me répond et que je réponds à l’autre et parce que « la subjectivation » est exposition, et que j’affecte l’autre par cette exposition même. Le processus de la subjectivation exprime la corporéité – le « je » existe son corps par signification de l’un par l’autre. La corporéité ne se réduit pas au corps qui se montre, au corps comme phénomène, c’est le corps vécu, sensible, souffrant qui s’exprime, se dit à l’autre.

« L’existence requiert de chaque individu le courage de devenir ce qu’il est et d’être ce qu’il devient ». C’est donc de sortir de l’informe, se mettre en forme, émerger, s’incarner dans un dire. Sortir d’une certaine confluence et s’exposer, à la fois grâce à l’autre et pour lui.

Le dire des patients laisse entrevoir la difficulté d’être et de devenir ce corps là. L’image corporelle est souvent soumise à une impuissance d’impact (je ne choisis pas mon corps) et à un jeux des forces (extériorisé) de l’extérieur qui le déforment, qui le rendent douloureux et difficile à s’identifier. (voir cas clinique : Salomé) Concrètement : je peux toucher mon corps, et ce corps est visible pour moi et (mon entourage) autrui. Par contre je ne peux ni toucher, ni montrer une sensation, je la ressens. Mon corps m’échoit comme dit Merleau-Ponty (voir en haut). Je veux dire par là que dès que je tisse des mots pour dire mon corps, il m’est déjà échappé, il n’est plus le même.

L’objectif des interpellations thérapeutiques contribuent à mettre à jour ce que la personne est en train de « faire » et surtout de prendre conscience que c’est elle qui devient celle qui agit ainsi au sens de mise en acte et plus largement encore dans les processus et des fois en simultané : de penser, de sentir, de projeter une signification, de s’identifier à, d’aliéner à et se décider pour. Cet intérêt pour les processus et les actes nous conduit alors à observer le « comment » le patient se dit en délaissant « ce qui est dit ».

La présence et le soutien du thérapeute et sa façon de solliciter le déploiement du self en des modes différents permettent l’accès à « je suis ce corps là », cette émotion, ce ressenti en ce moment, maintenant et ici et c’est en présence de mon thérapeute que ça se passe. Et ce ressenti m’amène à devenir moi-même en conscience, à me choisir, à m’identifier à une signification ce qui permet la survenue en mode ego.

« L’humain est pris dans le langage, au sens de l’éprouver. Il est toujours déjà com-pris livré dans un langage, au sens de l’éprouver. » En se référant à la théorie du self on pourrait dire que la langue, les mots, le parlé se fait dans le déploiement du self en mode personnalité à l’usage d’un langage qui nous est commun et où les mots font sens sans les questionner. Dans le déploiement du self en mode ça le mots, l’expression verbale peut prendre une autre épaisseur, peuvent devenir habités dans le sens d’un éprouvé.

Si j’essaie de dire mon ressenti, la façon dans laquelle je me sens affecté en cherchant un langage, des mots qui donnent le goût, la palpabilité, l’ampleur, la dimension de ce qui se passe dans mon corps, bref que le mot prenne corps. Lors du travail thérapeutique nous pouvons constater que le dire, le mettre en mots, le donner une signification, une direction de sens à l’éprouver, à l’affect à travers le corps, à travers ce qu’on nomme wahr-nehmen (prendre pour vrai) en allemand donne « corps » au vécu, donne une dimension du vrai dans ce qui se vit dans cet instant là, éprouvé et devenant existant à ce moment là. Et c’est comme si lors de ce dire tout ce qui se passe dans le corps, lieu de mon ressenti, de mon affectation prend forme dans un sens de vérité de l’instant, réalité là où j’accueille mon corps tel qu’il est. C’est à ce moment là où nous prenons conscience de notre présence à nous-même, nous nous trouvons dans une présence au monde (l’autrui, l’autre) en étant ce corps là.

Autrement dit dans sa posture, son attitude thérapeutique le « Gestalt- thérapeute vise une co-construction et assume sa participation à la Gestaltung. Il met en mots, en jeu ce qu’il ressent et comment il se sent affecté, le sentiment qu’il éprouve, ce qu’il imagine, ce qu’il perçoit et par là il se choisit en assemblant délibérément sa propre affectation en la reconnaissant comme son propre point de vue dans ce contexte particulier. »

« C’est ici que nous retrouvons le sens de notre pratique de Gestalt- thérapeute : travailler à accompagner les capacités formelles au sens de « Gestalten » de nos patients : leur permettre de s’étonner et découvrir leur manière de donner signification, de co-naître au monde. »

« Quand le thérapeute ouvre l’étonnement … qu’il suspend ce qui allait de soi chez son patient, qu’il coupe l’évidence et donc le re-convoque au « choisir ». Cela ramène le patient à sa facticité. »

Ainsi la posture gestaltiste mène à interroger et à questionner le thérapeute sur sa propre manière de donner sens ou signifier, nous pourrons dire à son propre déploiement du self à l’occasion de l’autre et de la manière qu’il met au service son corps et la perception de celui-ci. En ouvrant ma manière d’être au monde en tant que thérapeute je me dispose à une possibilité d’ouvrir, de proposer d’autres possibilités à l’égard de mon patient.

Pendre conscience c’est construire du sens, ce qu’on appelle en Gestalt-thérapie construire une figure/gestalt, c’est-à-dire ouvrir une direction de sens.

4.1 Cas clinique : Daniel « Séjourner dans le langage »

(Lorsque nous tournons notre attention vers le comment les choses se disent nous devrons nous interroger sur le langage, la façon dans laquelle les ressentis, les sentiments sont énoncés par le patient et quels mots lui servent pour les exprimer. Il s’agit d’observer la fluidité du discours, le rythme et la respiration, la manière dans laquelle les mots s’enchaînent. La mise en mots du ressenti, du vécu est en elle un acte unificateur et mène à m’éprouver dans un acte conscient et choisi.)

« Le langage n’est pas un attribut de la raison – il me traverse- il m’appartient de m’en saisir. L’être humain est pris dans le langage, au sens de l’éprouver. » (Edith Blanquet)

Quand Daniel vient me voir pour la première fois il me donne l’impression de quelqu’un de timide, sans assurance et mal à l’aise dans « sa peau ».

Il a un peu plus que quarante ans, d’une taille moyenne, fine, aux traits de visage très marqués. Daniel vient me voir à cause de ses difficultés de s’exprimer, « je n’ose pas parler aux autres par peur que les gens me trouvent bête », son impossibilité de trouver des « bons mots », « je n’arrive pas à sortir des trucs valables ».

Il me parle de sa « gorge nouée », « de son ventre serré » et de ses tensions perpétuelles aux cuisses. (Il me semble qu’il se trouve dans un état d’anxiété en présence d’autrui.) Le ton de sa voix m’apparaît tremblante, dans un registre qui varie entre une sonorité aiguë et grave. J’observe également que la vitesse des son flux verbal change selon son état d’inquiétude ( j’imagine). Il dit : « Je me sens stressé si je dois parler. » Le flux verbal est rapide, souvent cadencé par des arrêts sur des mots, l’articulation n’est pas claire, il reprend régulièrement les débuts des phrases.

Je vois ses mains qui bougent constamment et son regard qui semble fuir le mien toujours dans la même direction visant la lumière de la lampe à pied à côté de ma tête.

Dans un premier temps Daniel arrive toujours essoufflé dans mon cabinet, se précipite sur le fauteuil, se dit oppressé de parler, se remuant beaucoup. A peine atteinte le fauteuil Daniel commence à me parler dans une accélération du flux verbal avec toutes les difficultés décrites en haut. Je vois ses mains agitées, son corps qui bouge sans cesse en avant et en arrière sur son fauteuil. Il me semble que son corps entier est agitation dans la tentative de s’exprimer et à la fin de notre rencontre je note qu’il semble être effondrer dans son fauteuil, d’où il n’arrive pas à se lever sans effort. « Je suis fatigué, je ne vous suit plus là. »

(Je me sens convoqué à une atmosphère, une Stimmung de tension intense : je sens ma gorge serrée, ma bouche sèche, un frémissement dans ma poitrine. Me vient là que le langage a quelque chose de pathétique au sens de possibilité langagière. J’émets l’hypothèse diagnostique qu’il s’agit d’un état d’angoisse : une excitation intense qui ne devient pas possibilité de rencontre de l’autre. Déploiement du self en mode ça sans articulation en mode personnalité pour se donner forme.)

Face à Daniel qui me dit ses difficultés à trouver des mots je me surprends à me sentir mal à l’aise avec mon vocabulaire habituel, j’éprouve de l’embarras dans la prononciation des termes corrects. Je me laisse convoqué à la « Stimmung » entre nous. Je constate que je cherche à retenir son regard, que je bascule ma poitrine en avant dans l’intention de ne pas laisser échapper le moindre signe d’expression chez lui.) J’observe l’expression de son visage qui se transforme : les traits de son visage qui bouge continuellement, les yeux qui basculent de droite à gauche dans leurs orbites et je vois surtout sa bouche. La bouche étirée, les lèvres qui se déforment , la tête qui se dirige vers le côté gauche et les traits du visage tendus dans la tentative d’extirper des mots, des « mots qui ne veulent pas venir tout seul. »

(Je sens mon visage et ses muscles, tout à coup consciente du tissu qui entourent les os de mon visage ; je me surprends d’imiter les mouvements de ses lèvres comme si je me laisse sentir ce à quoi Daniel m’invite..)

Dans un premier temps je me sens mal à l’aise face à ce qui me parait comme une forme de torture et j’aperçois comme il m’est difficile de me détacher de mon éprouvé. L’atmosphère entre nous me renvoie à une construction de sens (projection de signification) : que je me trouve face à une difficulté corporelle, physique d’expression de lui (de nous peut-être ?) (Je la comprends dans le sens de subir son corps, de l’avoir et la difficulté de l’être, de le devenir.) Comme si les mots ne s’incarnent pas. Comme si sa manière d’être affecté se fige sur une expression corporelle, au niveau du visage essentiellement et comme si l’articulation du langage s’arrête sur l’aspect physique sans issu de trouver sa forme dans une signification énoncée. La mise en mots de ma manière particulière d’exister avec lui, en énonçant mon ressenti (déploiement entre mode ça et personnalité du self) permet à Daniel d’ouvrir la possibilité de prendre conscience de ce qui se passe dans son corps pendant qu’il parle. (Me vient que je suis toujours déjà disposée à dans ma position…)

Avec le temps j’apprends à rester là attentive à lui et à moi-même en accueillant sa façon, ses tentations de se dire, il parvient à se détendre un peu plus.

Dans un premier temps mon projet thérapeutique consiste à l’accompagner dans le déploiement en mode personnalité en cherchant des mots et des significations ensemble. (J’imagine que solliciter le déploiement en mode ça pourrait s’avérer comme trop violent pour Daniel car son état d’anxiété le fait « être collé » à son corps qu’il subit et qu’il n’arrive pas à exister.)

Nous cherchons ensemble à découvrir un langage, corporel et verbal pour se dire, pour nous dire dans notre construction d’un monde commun. Du point de vue du self j’élabore alors ma propre capacité à me sentir pour pouvoir proposer des directions de sens possibles sur lesquelles Daniel peut fonder ses propres significations.

Tout d’abord nous travaillions sur le rythme et le temps, prendre le temps pour se dire, pour s’écouter, pour accueillir les mots et pour répondre. Dans sa projection de signification le « trouver vite les mots est un signe d’intelligence » et en la dépliant il découvre qu’il se sent « oppressé de parler, que les mots viennent trop vite » sans le temps d’arrêt, comme s’ils s’échappent « sans contrôle ». (Au moment où nous nous arrêtons sur l’éprouvé du temps, se donner le temps, prendre le temps, je deviens attentive à ma respiration : je sens ma respiration prendre un rythme plus lent et je m’éprouve plus détendue, décompressée. Un silence qui s’installe. Une venue en présence sans mots… Du point de vue du self je dirais : il y a simultanément déploiement du mode ça et personnalité/survenue du mode ego/ passage de l’awareness au consciousness car j’observe que le regard de Daniel reste posé dans le mien, sa bouche sans le sourire habituellement collé sur ses lèvres, les traits de son visage devenant lisses. Je sens une émotion monter dans ma gorge, les yeux qui se mouillent. Je me sens touchée, émue et je lui fais part de mon éprouvé à son égard. Il se dit apaisé, détendu, « bien dans sa peau » et « ne veut pas sortir de là. » Un moment de proximité, de « nous » dans la situation, partagé ensemble.)

Ce que j’expérimente avec Daniel au cours de nos rencontres me fait imaginer qu’il éprouve une difficulté d’entrée en présence, d’exister à l’autre et je cherche à élaborer le processus du contacter (le contacting) pour lui permettre d’advenir lui même en présence à l’autre. Je cherche à questionner comment « il sent et reconnaît ce corps là qu’il a et qu’il devient » à l’occasion de ma présence à moi.

J’émets l’hypothèse que Daniel demeure « collé » à/dans son affect et qu’il a du mal à accueillir l’éprouver, à se sentir et à élaborer une ouverture vers des significations possibles autre que « je suis bête, » si je ne trouve pas des mots à dire.

Il s’avère que pendant son enfance il était souvent témoin des conflits violents surtout verbaux entre ses parents qui étaient apparemment vécus par Daniel dans une grande peur et crainte sans possibilités de pouvoir s’exprimer ou d’y mettre des mots ou encore être entendu. Seulement dans des crises de colère il a accès à un flux de paroles, paroles qu’il regrette aussitôt.

Il commence au fur et à mesure des rencontres à élaborer ses sensations vécues pendant des crises de colère (« ça m’emporte, ça glisse, ça m’échappe, comme un fusil.. » et il s’aperçoit qu’il est « en colère contre sa colère. »)

J’apprends avec Daniel à quel point le déploiement du Self est lié à son articulation : au cours du processus, du sentir au se sentir et s’éprouver pour ensuite s’identifier ou aliéner avec une signification, nous naviguons sans arrêt entre le mode ça et le mode personnalité. Comment je me sens dans ce corps là en ce moment en parlant de la colère ? C’est en mode personnalité que la mise en mots se réalise : va et vient entre ce que nous ressentons en projetant une signification et en la vérifiant dans notre éprouvé mutuel. Je lui propose alors de dire : » je m’emporte, je m’échappe, je glisse….(J’observe que mon entrée en présence face à Daniel prend un autre goût, je ressens quelque chose que je signifie comme légèreté corporelle, l’envie de rire, de sourire, de le faire rire, de chercher ce que j’ai envie de nommer la facilité d’être. Depuis que nous avons entamé l’élaboration des sensations, du ressenti, ma présence corporelle devient d’une intensité différente.)

Je dirais nos manières à tous les deux d’advenir face à l’autre se tisse de plus en plus en navigant entre les deux modalités du self : le mode personnalité et le mode ça (entre awareness et consciousness). J’imagine que la difficulté de Daniel se fonde sur un appui insuffisant de se rapporter au langage. « C’est par la parole que nous nous donnons forme, parole qui s’invente à partir de la langue qui nous est donnée. »

Daniel se dit ni entendu ni compris pendant son enfance, enfermer dans un silence qui ne donne aucune place à la parole. « Ainsi le langage nous invite à entendre plus particulièrement le mode personnalité là du self comme ce fond des possibilités déjà connues et reconnues (les expériences que j’ai comprises et assimilées) surgissant à l’occasion d’une situation dans laquelle le sujet est toujours déjà engagé et qui le convoque à son pouvoir être. »

J’essaie de nommer mes sensations et perceptions et je nomme également ce que je vois chez Daniel et nous cherchons ensemble des mots qui conviennent. Nous essayons à devenir attentifs à notre présence corporelle, de l’accueillir et la traduire en langage, en possibilité de sens. Daniel : « Je sens une tension dans mes cuisses. » (sentir/ devenir aware) Je l’invite à décrire comment est cette tension.

Daniel : « C’est comme si je frênes, comme si mes cuisses retiennent mon corps qui risque de glisse d’une pente. J’ai peur. » (se sentir, devenir conscious) « J’essaie de freiner ma colère. La colère qui explose vers le haut. » (se mouvoir à/ direction de sens). (J’observe sa respiration qui s’accélère et je deviens consciente de ma respiration en suspens, je sens une tension au niveau du plexus. Je partage mon ressenti.)

Daniel :« J’ai peur d’être en colère. Si la colère m’emporte je dis des choses que je regrette après. » J’éprouve une tension monter au niveau de ma gorge. Je constate que Daniel me parle de sa colère dans un flux verbal qui me semble coulé de soi. Je lui fais part de mon observation. L’expression de son visage change : étonnement (mon interprétation). Je propose une signification : « Avec la colère j’arrive à me dire sans difficulté. » Il me répond : « Si je suis en colère je ne penses pas à ma difficulté de m’exprimer, les mots viennent tout seul. » (Identification/aliénation)

Je penses à ce que Catherine Cauquil écrit dans sa fiche de lecture sur Marc Richir : « Par le langage, le corps se pense dans la pensée qui s’incarne. »

5. Conclusion

Je me sens là sur la dernière ligne droite en train d’achever – enfin- un travail entamé il y a 7 mois maintenant. Hâte de finir, déjà partir vers d’autre chose, ça m’est difficile de revenir pour y mettre les dernières touches. Je suis émue, une émotion qui monte, je suis consciente qu’il se n’agit pas seulement d’une sensation concernant la fin du mémoire mais également des circonstances du moment qu’il accompagne. Tout au long de ce travail, j’ai prêté fortement attention à ma propre façon d’être mon corps, de le vivre, de l’exister, non seulement dans ma pratique thérapeutique mais également pendant l’écriture, ma vie au quotidien. Ce travail autour du sujet du corps en le vivant en même temps m’a conduit au delà des sensations corporelles à des moments de perceptions intenses, pleinement vécu dans un être moi-même, « pouvoir me choisir en pleine conscience », des moments de craintes, d’espoir, des douleurs physiques, de l’excitation, de joie, de contentement et de sérénité. C’est à l’occasion de l’autre et même par l’autre qu’il m’est plus facile de vivre mon corps, de le vivre incarné. « La présence de l’autre me renvoie à mon propre corps » comment dit Jacques Blaize. Pendant les séances je sollicite et l’autre de devenir son corps, et moi-même, ce corps qu’il est, que nous existons à ce moment là.

En même temps la conclusion de ma recherche me maintient dans l’ouverture en sachant que cette union entre « corps et l’âme » n’advient pas une fois pour toutes, mais qu’elle s’accomplit plutôt à chaque instant dans le mouvement de l’existence.

Je me rends compte que cet écrit nécessite de la mastication encore et encore, du temps pour mieux appréhender la souffrance de l’autre et l’aider à trouver un sens à son exister. C’est ce qui, pour moi, constitue une réelle difficulté dans la relation thérapeutique : ne pas coller à la souffrance de l’autre, ne pas fermer prématurément cette ouverture, fragile, qui peut faire écho à ma propre difficulté d’exister.

C’est donc dans un certain vertige et un questionnement sur le sens de mon approche clinique en tant que Gestalt-thérapeute que je termine ce mémoire qui m’ouvre en même temps à d’autres questionnements.

Remerciements

Je tiens à remercier l’équipe de formateurs du IGPL qui m’ont accompagnée, guidée, formée et soutenue durant ces années en allant vers le métier de gestalt-thérapeute.

Remerciements et gratitude envers Edith Blanquet, pour son soutien et sa patience.

Un grand merci particulier pour Ines Meyer-Eltz, collègue de formation et amie avec laquelle j’ai pu partager et échanger tout au long de notre formation et particulièrement pendant la période d’écriture, mes angoisses, mes craintes, mes joies et mes maux de ventre… et plus que ça.

Merci encore à Marie Sarda pour son écoute, pour son intérêt et son partage de savoir thérapeutique.

Merci et gratitude envers Françoise qui a consacré une journée à la recherche des fautes orthographes et à la correction des tournures des phrases « trop allemandes ».

Merci également à toutes les copines, notamment Dominique, Elke, Regina, Cordula et Petra qui m’ont encouragé inlassablement, les oreilles et cœurs ouverts pour mes plaintes durant les derniers mois.

Merci à mes enfants, Merlin et Naomi, qui ont supporté leur mère à travers ses hauts et bas pendant les cinq années précédentes.

Merci à Herbert, pour tout…..

Merci à mes patients, notamment Salomé, Léo et Daniel.

Merci enfin à Christine C. Neal, sans qui, en fin de compte, rien de tout cela n’aurait eu lieu…

Peyrolles, le 6 avril 2008 Bibliographie

Ouvrages :

Granger Bernard, Charbonneau Georges, Phénoménologie des sentiments corporels, I. Douleur, souffrance, dépression. Association Le Cercle Hermeunitique/Collection Phéno, Paris, 2003

Hunemann Philippe, Kulich Estelle, Introduction à la phénoménologie, Arman Colin, Paris 1997

Merleau-Ponty Maurice, La structure du comportement (1942), PUF 1990

Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945

Perls Fritz, Hefferline Ralph, Goodman Paul, Gestalt-thérapie, L’exprimerie, Bordeaux, 2001

Perls Fritz, Hefferline Ralph, Goodman Paul, Gestalttherapie Praxis, Deutscher Taschenbuch-Verlag, München 1979

Perls Laura, Vivre à la frontière, L’exprimerie, Bordeaux, 2001

Richir Marc, Le corps – Essaie sur l’intériorité, Edition Optique Philosophie, Hatier, 1993

Robine Jean-Marie, S’apparaître à l’occasion de l’autre, L’exprimerie, Bordeaux 2004

Articles

Cahier de Gestalt-thérapie N° 15, Corps, Bordeaux 2004

Blaize Jacques, « Introduction à une approche phénoménologique du corps en Gestalt-thérapie », Cahier de Gestalt-thérapie N° 3 Une psychothérapie de l’homme- dans- le- monde, L’exprimerie, Bordeaux 1992

Blanquet Edith, « Une approche phénoménologique de la Gestalt-thérapie », Illustration clinique : Marilyn, Séminaire de Daseinsanalyse, Université de Paris, La Sorbonne, 7 mai 2007

Blanquet Edith, « Séjourner dans le langage », Cahier de Gestalt-thérapie N° 17 Pour parler, L’exprimerie, Bordeaux, 2005

Colin Patrick, Blanquet Edith, Ecrits : Cours Psychopathologie/La Schizophrénie

Huygens Aldo, « Les tonalités affectives fondamentales : De l’angoisse à la sérénité, Conférence de l’école belge de Daseinsanalyse, 16 mars 2002

Le Point, Hors-Serie : « Nietzsche, Schopenhauer, Kierkegaard, Les textes fondamentaux et leurs commentaires » avec Vincent Delecroix, Roger-Pol Droit, Luc Ferry, Georges-Arthur Goldschmidt, N° 15, Paris 2007

Maldiney Henri, « L’Existant », paru dans « Penser l’homme et la folie », Groupe de lecture IGPL, Carcassonne, 2003/2006

Sarda, Marie, « Temporalisation dans le processus thérapeutique en Gestalt-thérapie », Mémoire, IFGT Bordeaux, 2005

Yontef Gary, Zum Aspekt der Beziehung in Theorie und Praxis der Gestalttherapie, Gestaltkritik Nr. 1, Köln 2004


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