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L’imaginaire et ses figures

Catherine Gentelet


Catherine GENTELET Formation de Gestalt-thérapeute Mémoire de fin de 3ème cycle 1ère promotion – IGPL -avril 2008

L’imaginaire et ses figures, L’éprouvé de mon rapport au monde en langage imagé

Une page se tourne…

Je me sens tissée de cette étoffe de vous. Une belle étoffe persane, aux couleurs chatoyantes qui porte en ses plis des histoires de voyages, des personnages singuliers, des matins perlés, des silences gourmands, le bruissement du vent, des fou-rires éclatants, des secrets chuchotés, Il faisait bon dès l’aurore à regarder le ciel de Brugairolles sous la glycine violette aux gros haricots …

Je sens au bout de mes doigts la texture de cette étoffe délicate. Merci à vous mes amis, merci à vous mes formateurs pour le cadeau de ces années là…

En particulier, Edith Blanquet pour le fil d’or de ses rebonds et Patrick Colin pour la douceur du fil boisé de sa présence.

SOMMAIRE

1 - Introduction, avant-goût… 4

2 - L’imaginaire, premiers essais de clarification ou la boite de Pandore 5

3 - Réalité et imaginaire ou comprendre pour interpréter 9

4 - Inconscient et imaginaire ou interpréter pour comprendre 10

5 - De la Phantasia au Dasein ou une ontologie de l’imaginaire 13

6 - La Gestalt-thérapie et l’imaginaire ou une phénoménologie appliquée qui passe de l’ontique à l’ontologie 19

6. 1 - Pour la petite histoire… 19

6. 2 - Le concept de champ 21

6. 3 - L’entre ou frontière/contact 22

6. 4 - L’intentionnalité 24

6. 5 - Sentir, Conscience imageante et conscience perceptive 25

6. 6 - La théorie du self ou l’hypothèse de comment une signification s’élabore 27 6. 6. 1 - Mode ça de la situation 28

6. 6. 2 - Mode personnalité 31

6. 6. 3 - Mode ego 34

6. 6. 4 - Flexions 36

7 - Suzanne 41

8 - Conclusion 50

1 – Introduction, avant goût…

« Redescends sur terre ! » Claquement de bruits métalliques en poussée sonore. Sortie de secours. Ascenseur. Fermeture des portes. Inspiration. Bouton RDC. J’appuie. Pressurisation en apnée. Atterrissage. Terminus. Tout le monde descend. Soupir… RDC ou Réveil De Choc. Casseroles d’enfance.

Au fil des ans, j’ai limité les soubresauts et acquis une certaine dextérité à pousser le palet de ma marelle verticale. J’ai roulé de la terre au ciel quand d’autres voyagent en chemin de fer pour être en mesure, entre hauteur et étendue, d’équilibrer mon jeu d’adresse à la saveur d’un beau point de vue.

Pour tout vous dire… Mon rapport à l’imaginaire n’est pas nouveau !

Echappée de mon enfance, le monde imaginaire présente pour moi le double paradoxe de l’attrait interdit. Il est à la fois source de plaisir, d’évasion, d’imagination créatrice, de rêverie solitaire mais dès que j’en franchis le seuil, apparaît l’injonction formelle de ma mère qui brandit sous mon nez le disque du sens interdit : Redescends sur terre ! Rappel à l’ordre. Avertissements des risques et dangers imminents à fréquenter ce monde là.

Petite sonate imagée pour introduire ce que m’évoque le choix du thème de mon mémoire. D’un point de vue personnel, mon rapport à l’imaginaire ouvre une sorte d’intimité ambiguë oscillant entre fascination et suspicion que j’avais envie d’explorer. J’aime aussi le goût des mots en paysage. D’un point de vue professionnel, certaines personnes n’ont pas toujours d’emblée le vocabulaire pour parler de leurs sensations, parfois les images viennent plus facilement. Je suis partie aussi de ce constat là. Par ailleurs, je crois que le choix de mon thème de réflexion avec sa pensée imageante venait nourrir chez moi un soupçon d’agressivité vis à vis de ce dieu « Corps » tellement adulé dans le milieu thérapeutique, il n’y a qu’à voir la profusion d’approches corporelles qui existent sur le marché. Si je pousse cet engouement à son paroxysme : le corps, « éprouvé vrai » s’objecte à la pensée, source de « mystification psychologisante ». Perls lui-même, patriarche fondateur de la gestalt-thérapie, ne privilégiait-il pas la mise-en scène de sa pratique en qualifiant volontiers la théorisation de « bull-shit » en guise de provocation. Ce travail d’investigation concernant l’imaginaire allait donc me permettre de questionner ces évidences.

Généralement, dans la vie quotidienne, nous agissons et pensons simultanément. Mais qu’en est-il dans le travail thérapeutique ? Y a t-il un premièrement ? Doit-on privilégier le cogito de Descartes : « Je pense donc je suis » ou plutôt l’expérience empirique de Locke « J’agis donc je suis ». A priori, le langage imaginaire vient contre toute attente asséner un grand coup de pied dans toutes ces certitudes puisque l’image semble être à la fois une représentation mentale du donné empirique tout en n’étant pas pour autant une élaboration en perception. Sa forme elle-même qui « irréalise » et qui se donne en se refusant, est un mystère. Dans ces conditions, le rapport premier semble tout autre qu’un pouvoir penser ou agir sur et se rapporte davantage au pouvoir se laisser être dans le langage imaginaire.

Lorsque j’ai commencé mon mémoire sur l’imaginaire, je n’avais pas d’idée précise sur la question ni de plan structuré. C’est à partir de mon vécu, de lectures et des contenus de formation de l’IGPL que j’ai avancé dans mon travail pas à pas. Je fais état d’un nombre important de citations qui au fur et à mesure reflètent l’état de mes découvertes et le cheminement de ma pensée. Cette liberté de forme et ce voyage en ma compagnie sur les sentiers de ma compréhension pourrait sembler chaotique si on ne prenait en compte les difficultés rencontrées à chaque étape de mon investigation dues au nombre important d’informations à traiter. Ce travail présente donc un aspect plus singulier que classique.

2 – L’imaginaire, premiers essais de clarification ou la boite de Pandore

L’imaginaire ? Ce mot me laisse perplexe… en points de suspension comme pour marquer un temps d’arrêt, un silence. Une sorte d’invitation à suspendre ma réponse tout en lui donnant forme. Une forme en point de suspension.

Après ce temps d’arrêt sur image en pointillé, le besoin d’une définition claire et concise s’impose. Je m’empresse de saisir le dictionnaire pour découvrir ce qu’écrit Le Petit Robert sur l’imaginaire et je lis :

« L’imaginaire n’existe que dans l’imagination, il est sans réalité ».

Et bien, voilà une réponse concise qui a pour effet de me déconcerter encore plus ! Que veut dire cette phrase ? Après lecture et relecture, j’en déduis que l’imaginaire n’existe pas. C’est un objet sans consistance. Cette fois-ci, mon expression se transforme en désappointement. Je sens intuitivement que mon thème de mémoire va s’avérer ardu. Mes premières investigations ont déjà l’allure d’une partie de cache-cache. J’ai soudain une pensée pour le Loup tapi dans les bois et me revient l’air d’une comptine enfantine.

-  Imaginaire y es-tu ? Que fais-tu ? M’entends-tu ?
-  Non, y’a personne. Vas voir ailleurs si j’y suis.
-  Où ça ?
-  Et bien… imagine.

Sur cette injonction, j’imagine une boite de Pandore dont le contenu échappe sans cesse semant le doute et la confusion. L’imaginaire… Chimère ? Illusion ? Leurre ? Mirage ? Fantasmagorie ? J’enquête.

Qu’en est-il vraiment ? De quoi parle t-on quand on fait référence à l’imaginaire ?

Le Petit Robert fonde sa définition de l’imaginaire comme appartenant au registre de l’imagination ou en d’autres termes au domaine de la pensée. Sa localisation dans le champ de conscience est renforcée par le fait que l’imaginaire en soi n’a pas d’existence réelle. Cette dernière affirmation a pour effet de définir l’imaginaire sous une forme antagoniste à celle de la réalité ce qui par conséquent pose la question du vrai et du faux. L’opposition des genres n’est pas sans rappeler les vieilles querelles idéologiques traitant depuis la Grèce Antique des mêmes contradictions anthropologiques : l’objectivité et la subjectivité ; le concret et l’abstrait ; le corps et la tête ; le sensible et la raison ; le monde des sensations et le monde des idées… A priori, l’imaginaire est au cœur de ces questions.

En effet, l’imaginaire ne m’est pas accessible d’emblée comme le serait par exemple cette table sur laquelle j’écris avec son plateau posé sur ses pieds, objet soumis aux lois de la gravité que je peux voir, sentir, toucher avec mes sens et reconnaître. Pourtant si je ferme les yeux, l’image de cette table m’apparaît bien réelle. Elle est présente à moi malgré son « absence » de matérialité physique. Je peux me la représenter en tant que cette table qui m’est donnée à voir dans mon esprit bien qu’elle soit hors d’atteinte de mes sens. Mais, lorsque je pense à ma table, son image relève-t-elle pour autant du registre de l’imaginaire ? L’imaginaire est-il relatif à un objet ? Quelle est la part d’imaginaire dans l’acte d’imaginer ? L’imaginaire surgit-il pour suppléer une absence de réalité ? …

L’imaginaire sonne phonétiquement comme une musique avec ses images suspendues en l’air : image-in-air. Il n’est pas fondé sur ce qu’il convient d’appeler une réalité tangible ou raisonnable. Il ouvre un autre univers, un rapport particulier au monde.

Il convient tout d’abord de différencier l’imaginaire et l’imagination souvent utilisés comme synonymes.

Les expressions de la langue courante nous donnent un premier aperçu. L’imaginaire emploie le verbe être : être dans l’imaginaire alors que l’imagination emploie le verbe avoir : avoir de l’imagination. L’imaginaire pose d’emblée la question de l’existence et ouvre par là une manière d’être au monde alors que si l’on s’en tient à la définition du Petit Robert, l’imagination est une faculté que possède l’esprit de se représenter des images.

Si l’on reprend les définitions du Petit Robert : image, imagination, imaginer et imaginaire sont tous étymologiquement de la même famille. Ces notions ont les mêmes racines latines : imago, imaginis pour « image » et imaginari pour « imaginer » dont le radical im- , d’origine obscure, est également à la base du verbe imitari « imiter ».

L’image : Elle est la première à faire son apparition au XIe siècle. A l’origine le mot est populaire, l’image ou imagene désigne une statut, un portrait. Le sens initial n’est donc pas très éloigné de celui du verbe imiter puisqu’il s’agit d’une reproduction, d’un reflet. L’image peut être aussi bien réelle : image d’une icône que virtuelle, sans existence réelle dans l’espace : image au miroir. L’image deviendra également :
- La représentation d’un objet par les arts graphiques ou plastiques. Une reproduction exacte ou analogique d’un être, d’une chose : dessin, symbole
- Une représentation mentale d’origine sensible : comparaison, métaphore.
- La reproduction mentale d’une perception ou d’une impression antérieure, en l’absence de l’objet qui lui avait donné naissance : une vision intérieure, un souvenir.
- Un produit de l’imagination : illusion, vision
- Et pour finir la représentation collective d’une institution, d’une personne : image de marque, réputation.

L’imagination : Elle fait son apparition un siècle plus tard avec le verbe imaginer. Ce mot est à l’origine un terme savant qui désigne l’« hallucination ». A partir du XIVe siècle, l’imagination parlera de « chose qu’on imagine » et ce n’est qu’au XVIe siècle que l’imagination deviendra une « faculté d’imaginer ». L’imagination sera tour à tour :
- Une faculté que possède l’esprit de se représenter des images.
- Une faculté d’évoquer les images des objets qu’on a déjà perçus (imagination productrice), mémoire
- Une faculté de former des images d’objets qu’on n’a pas perçus ou de faire des combinaisons nouvelles d’images (imagination créatrice). Créativité, inventivité. Fantaisie, invention.
- Une faculté d’imaginer. Chose imaginaire, extravagante.

Imaginer : Ce verbe exprime l’action d’imaginer. Se représenter dans l’esprit. Concevoir, envisager. Croire. Supposer. Inventer. Il se conjugue également à la forme pronominale.

L’imaginaire : Un dérivé du verbe imaginer. Il n’apparaît qu’au XVe siècle. Dans la langue courante, l’imaginaire lorsqu’il qualifie un nom, est très souvent l’expression d’une grande imagination : Personnage imaginaire, maladie imaginaire, danger imaginaire… Dans ce cas, l’imaginaire attribue au nom une représentation plus ou moins fantastique ou irréelle mais toujours extra-ordinaire. L’imaginaire ne s’emploie pas seulement comme adjectif, c’est aussi un nom : l’imaginaire culturel, l’imaginaire social, l’imaginaire psychanalytique… En tant que notion, l’imaginaire conceptualise des représentations partagées, transmises sur la manière dont le monde est censé fonctionner.

Pour présenter l’état actuel de ma compréhension de ces termes en voici une schématisation :

ImageImaginer-ImaginationImaginaire XIe siècle XIIe siècle XVe siècle Représentation Se représenter dans l’esprit Faculté de se représenter des images Représentation surajoutée Forme Action Possibilité Rapport au monde

La pluralité des notions communes à tous ces termes rend l’approche de l’imaginaire délicate.

Toutefois trois de ces notions communes à l’imaginaire se dégagent des études sociologiques réalisées par Patrick Legros, Frédéric Monneyron, Jean-Bruno Renard et Patrick Tacussel : la représentation, l’idéologie et l’imagination.

« Il y a d’abord la notion de représentation qui connaît un lien privilégié avec celle d’abstraction ; il s’agit ici de mettre en « image mentale » soit une réalité perceptive absente, soit une « conceptualisation ». La spécificité de l’imaginaire, à ce niveau de comparaison, serait un dépassement de la simple reproduction générée par la représentation, en une image créatrice ; l’imaginaire est ainsi une représentation surajoutée. ».1

Les auteurs mettent l’accent sur les pouvoirs transcendants de l’image qui, plus qu’une analogie, est un phénomène d’ajustement créateur de sens en son absence.

D’après ces mêmes auteurs, l’idéologie est une deuxième notion sur laquelle une distinction peut être opérée : « elle renvoie à une conception du monde ordonnée par un pouvoir en vue d’une manipulation ; elle cherche à imposer « une façon de voir ».1 Ils situent l’idéologie comme un rapport de forces sociales alors que l’imaginaire est un rapport au monde.

Ceci me renvoie à l’époché. Comme pour l’artiste qui suspend le monde donné pour le peindre en suggérant dans son œuvre un nouvel ordre des choses qui change la face du monde, l’attitude phénoménologique met entre parenthèse l’évidence des choses ou des pré-supposés pour laisser survenir de nouvelles directions de sens, à partir desquelles se tisseront en chaîne de renvois d’autres significations du monde.

Enfin, la notion d’imagination est utilisée comme synonyme de celle d’imaginaire et c’est sans doute ce manque de distinction qui est à l’origine de cette confusion. « En effet, l’imagination est à la fois une « représentation » telle que nous l’avons définie plus haut et un « imaginaire » en acte ; elle fait le lien entre ces deux notions et démontre ainsi la nécessité d’une théorie paradoxale défendue par G. Durand (Legros, 1996), distinctive et associative en même temps. ». 2 Les auteurs font référence à une citation de Bachelard pour illustrer cette force de l’imaginaire : « Nous sommes bien en présence de l’acte augmentant par lequel l’imagination dépasse la réalité. ». 2 Ils concluent : « Très souvent, le terme symbolique est ajouté à ces trois notions pour souligner que tout imaginaire, toute représentation, toute idéologie, toute imagination, est porteur d’un système de valeurs. ». 2

Le rapport symbolique se fonde sur la notion d’archétype, une sorte de rêve originaire où communiquent des images particulières du monde, par exemple : la source se module avec le serpent, l’arbre avec la foudre. Le terme symbolique exprime l’influence psychanalytique qui sous-entend la notion d’inconscient.

Mon approche en tant que Gestalt-thérapeute est la théorie du self qui elle-même se fonde sur un autre point de vue celui du champ. J’aurai l’occasion de présenter un peu plus loin ces « idéologies » porteuses en effet d’un système de valeurs concernant la conception de l’Homme. Toutefois, si je considère mon angle d’approche, le risque du symbole réside surtout dans son analyse et dans l’interprétation du thérapeute. Ma pratique ne cherche pas à donner une interprétation relative à un contenu latent qu’il s’agirait de faire émerger à la conscience de mon patient au regard d’une théorie de l’appareil psychique. Je cherche davantage à solliciter le processus de signification (gestaltung) de mon patient dans l’expérience en cours, en m’étonnant de la forme d’ajustement que prend ce rapport figuratif de soi comme du monde. L’apparaître de la situation étant conçu, en l’occurrence là, comme un effet de langage.

Je rejoins le point de vue des auteurs déjà cités lorsqu’ils constatent que peu d’études portent sur l’imaginaire du discours quotidien contemporain, « …comme si la voie de la création était réservée à une élite artistique, et la voix de l’analyse la propriété de la psychanalyse et de la psychologie. Pourtant, même la création individuelle la plus modeste et la plus quotidienne, un dessin d’enfants par exemple, est imprégnée d’un sens collectif. ». 2

Partant de ce postulat, je peux alors en déduire que toute expression humaine comporte une part d’imaginaire aussi minime soit-elle.

3 – Réalité et imaginaire ou comprendre pour interpréter

Le cinéaste Woody Allen résume un des paradoxe de la réalité lorsqu’il dit : « Je ne suis pas sûr que le réel existe, mais, c’est quand même le seul endroit où on peut se payer un bon steak. ». Tout le monde s’accorde pour nommer l’existence de quelque chose que l’on nomme le réel ; mais on s’accorde aussi pour dire qu’il reste en grande partie méconnaissable. Par exemple, nous savons que les particules atomiques existent, mais elles ne nous sont pas directement accessibles à l’observation. Et quand bien même le seraient-elles, elles ne nous offriraient que des « artefacts » de réel. Parmi l’infinité des phénomènes de notre environnement, l’esprit ne cesse d’en sélectionner certains et de les interpréter. Clifford Geertz a démontré qu’il n’existait pas d’observation immergée dans un milieu, même anthropologique, neutre et distancée. Le compte-rendu le plus minutieux est toujours celui d’un « auteur » qui reconstruit, à sa manière une réalité. Nous sommes donc condamnés à fréquenter le monde – à l’observer, le décrire, le toucher – mais sans l’atteindre complètement. Le réel, c’est donc l’horizon de la connaissance. Et comme tout horizon qui se respecte, il s’éloigne au fur et à mesure qu’on avance vers lui.

Dans son ouvrage L’Imaginaire, Sartre expose différents niveaux de coordination entre la conscience imageante et la réalité. Il note : « Une image ne pourrait exister sans un savoir qui la constitue. ». 3 Selon lui, l’expression de l’image, impulsée par un récit et par des gestes a pour effet de lui donner une amplification créatrice. Celle-ci survient avec l’activité motrice de schèmes qui établissent un lien entre l’affectivité et la cognition. En d’autres termes la pensée se pense en disant ses mouvements, elle se figure en image : « Figure-toi ! », mouvement apparent du schème. Cette complexité psychique était déjà initialisée dans les propos de Freud : « la psyché est étendue ; n’en sait rien ; son « imagination » lui est intrinsèque : elle est « schématique ». Il y a schématisme veut dire que la pensée est spacieuse, spatialisante et spatialisée.

Pour Sartre, il s’agit d’un scénario qui se construit dès les premiers âges de la vie dans l’environnement social et culturel. L’accord entre une impression sensorielle et une image demeure étroitement dépendant de la fonction symbolique : « l’image est symbolique par essence et dans sa structure même, qu’on ne saurait supprimer la fonction symbolique d’une image sans faire s’évanouir l’image elle-même. ».4 Sartre considère que si l’image ne conditionne pas l’existence de l’objet, elle le présentifie malgré son absence ; la conscience qui imagine donne un sens à l’implicite et au latent. Elle dépasse les possibilités du réel en reconduisant le sensible dans l’abstrait, l’inaccessible ou l’indicible. Sartre conclura que : « Tout imaginaire paraît « sur fond de monde », mais [que] réciproquement toute appréhension du réel comme monde implique un dépassement caché vers l’imaginaire. ».5

La fonction symbolique de l’image qui donne un sens à ce qui ne l’est pas d’emblée, nous conduit donc tout naturellement à aborder l’inconscient dont la théorie constitue l’hypothèse fondatrice de la psychanalyse. A partir de là, comprendre pour interpréter ou interpréter pour comprendre vont inaugurer deux chemins méthodologiques différents. Alors que la phénoménologie entreprend d’élucider comment la visée subjective de la conscience délimite le cadre de la représentation imageante en suspendant toute réalité présumée consistante ; la psychanalyse n’hésite pas à l’inverse à signifier l’action pour déchiffrer les énigmes de la fonction imageante.

4 – Inconscient et imaginaire ou interpréter pour comprendre.

On peut saluer Patrick Legros, Frédéric Monneyron, Jean-Bruno Renard et Patrick Tacussel qui dans l’introduction de leur ouvrage font une brillante synthèse de la réalité de l’imaginaire selon Freud dont je me suis largement inspirée dans ce chapitre. 6

Freud qui avait débuté un travail clinique sur les névroses, les rêves et les actes manqués élargira son approche à l’art, la guerre ou la religion. D’après lui la religion s’apparentait à une illusion, une sorte de soupape des appétits humains et de bouclier devant les souffrances et la cruauté du destin. Une illusion n’était donc pas, selon Freud, nécessairement fausse ou en flagrante contradiction avec la réalité. Il opérait un rapprochement entre le rituel des névrosés obsessionnels et celui des croyants pratiquants.

D’après Freud, l’image se ramène toujours à un conflit qui oppose la tendance sexuelle ou libido à la censure, c’est-à-dire un interdit social qui la détourne de sa concrétisation sans brider son énergie. Elle prolifère dans ce blocage en tant que symptôme de la régression affective causée par une sexualité insatisfaite. En conformité avec ce modèle, issu de sa pratique curative, Freud tente assez tôt d’en prouver l’universalité à partir des mythes endopsychiques, créations psychologiques populaires présentes en nous sous forme de traces ancestrales avec la prohibition de l’inceste qui instaure la morale, le sacré et la civilisation. Dans « Totem et Tabou » (1913), il affirme que l’animal totémique est un substitut de la figure paternelle, un aïeul tyrannique, à la fois envié et redouté par les membres de la horde primitive, finalement assassiné et dévoré par ses propres fils. En tant que système religieux et social, le totémisme implique des marques de respect vis-à-vis du totem et des obligations réciproques entre les personnes et les tribus. De ce mythe, Freud déduit deux commandements capitaux : l’interdiction d’occire le totem et celui d’épouser une femme attachée au clan, autrement dit le tabou et l’exogamie. Ce thème coïncide avec le double crime d’Œdipe, meurtrier de son père et époux de sa mère, mais aussi avec ses deux désirs infantiles dont le refoulement suspendu tisse l’étoffe névrotique. Quant à la fête qui autorise les excès défendus en temps normal, elle n’est qu’enchaînement joyeux commémorant un repas totémique durant lequel les frères infâmes se sont appropriés à leur tour la force de leur victime. Les incursions de la théorie analytique dans les domaines de l’anthropologie mettent l’imaginaire au centre de l’avènement social et de la culture. D’ailleurs, Freud admet dans le sillage de G. Le Bon (1895), que « l’âme de la foule » est capable d’inventivité comme l’atteste la diversité des langues, des folklores, contes et légendes. C’est aussi à cette époque qu’il s’enthousiasme pour le sens caché des rêves, en tant que révélateur des désirs refoulés. En 1889 paraît : L’interprétation des rêves qui signe véritablement la naissance de la « psychoanalyse » à partir de sa théorie sur la sexualité infantile et sur la libido. Il définit et distingue le Moi (qui contrôle les pulsions), le ça (réservoir des pulsions) et le Surmoi (instance de contrôle, issue des interdits et des règles morales). A partir de là, les disciples de Freud, vont poursuivre ses travaux en apparentant les mythes à des rêves collectifs leur attribuant les mêmes propriétés symboliques que les rêves individuels. L’extraordinaire va se répandre dans un contenu manifeste dissimulant un univers latent derrière une forêt de symboles.

Si Freud introduit l’inconscient dans la pensée de l’imaginaire, un inconscient fondamentalement sexuel et individuel, Jacques Lacan en proposera une nouvelle lecture en distinguant l’imaginaire du symbolique. Pour lui, « l’inconscient est structuré comme un langage », c’est-à-dire qu’il est fait de signes (signifiant et signifié) associés entre eux. De Claude Lévi-Strauss, il adopte la notion de symbolique, et l’intègre à sa célèbre triade SIR : le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel sont des concepts qui permettent de différencier la castration (Symbolique), la frustration (Imaginaire) et la privation (Réelle).

Le dictionnaire de la Psychanalyse 7 précise que des trois catégories lacaniennes, l’imaginaire est celle qui procède de la constitution de l’image du corps. On ne peut penser l’imaginaire que dans ses rapports avec le réel et le symbolique. Lacan les représente par trois ronds de ficelle noués d’une manière telle que, si l’on défait l’un des ronds, les deux autres se défont aussi. Pour se repérer dans la direction de la cure, Lacan parle du « registre imaginaire » et du « registre symbolique », le réel étant de l’ordre de l’impossible. L’imaginaire est à entendre à partir de l’image. C’est le registre du leurre, de l’identification. On peut lire : « Dans la relation intersubjective, quelque chose de factice s’introduit toujours qui est la projection imaginaire de l’un sur le simple écran que devient l’autre. C’est le registre du moi avec ce qu’il comporte de méconnaissance, d’aliénation, d’amour et d’agressivité dans la relation duelle. ». 7

Pour comprendre l’imaginaire, il faut partir du stade du miroir qui dans la théorie lacanienne est une des phases de la constitution de l’être humain. Cette période située entre six et dix-huit mois est caractérisée par l’immaturité du système nerveux. Le stade du miroir est expliqué de la façon suivante : « L’enfant auparavant se vit comme morcelé, il ne fait aucune différence entre ce qui est lui et le corps de sa mère, entre lui et le monde extérieur. Porté par sa mère il va reconnaître son image dans le miroir, anticipant imaginairement la forme totale de son corps. Mais c’est comme un autre, l’autre du miroir en sa structure inversée, que l’enfant se vit tout d’abord et se repère ; ainsi s’instaure la méconnaissance de tout être humain quant à la vérité de son être et sa profonde aliénation à l’image qu’il va donner de lui-même. C’est l’avènement du narcissisme primaire. ».7 On peut repérer chez l’enfant ce temps de reconnaissance à son expression jubilatoire lorsqu’il découvre l’image de son corps. L’importance de cette phase d’identification est soulignée par l’intervention maternelle qui valide la découverte de l’enfant : « C’est parce que l’enfant est porté par une mère qui le regarde, une mère qui le nomme que l’enfant prend rang dans la famille, la société, dans le registre symbolique. La mère l’instaurant dans son identité particulière, elle lui donne une place, à partir de quoi le monde pourra s’organiser, un monde où l’imaginaire peut inclure le réel et du même coup le former. ».7 Selon Lacan, le stade du miroir est l’expérience initiale qui va permettre de différencier l’imaginaire du symbolique. On peut lire qu’il est : « la règle de partage entre l’imaginaire, à partir de l’image formatrice mais aliénante, et le symbolique, à partir de la nomination de l’enfant, car le sujet ne saurait être identifié par rien d’autre qu’un signifiant, qui dans la chaîne signifiante renvoie à un autre signifiant. ».7 Il s’opère alors ce que Lacan nomme : « l’unification et l’identification primordiale » au reflet, à l’image dans la perception de cette figure reconnue comme autre. Ici, le moi est originellement un autre avant d’être assimilé à soi. On retrouve la même difficulté concernant le désir : « L’homme n’a pas accès direct à son propre désir. C’est toujours en tant que « médiatisé » par le registre imaginaire qu’il peut en avoir quelque intuition ; en effet, le désir de l’homme, c’est le désir de l’autre. Le registre imaginaire est le registre des sentiments que l’on pourrait écrire « senti-ment » : l’ambivalence en est la caractéristique. On aime avec son moi, palais des mirages. ».7

La séparation entre une réalité présumée consistante et l’imaginaire, royaume de l’improbable et des fantaisies, perd l’essentiel de son crédit lorsque l’exploration de l’inconscient révèle l’influence psychique sur l’ensemble de la vie. De ce fait, l’interprétation de l’imaginaire ne dissocie plus réalité et absence de réalité mais présuppose qu’il faut découvrir un caché dans l’apparent, un inconscient. En réduisant le territoire de l’imaginaire à une interprétation, l’imaginaire devient une faculté du sujet à pouvoir imaginer ou à rendre conscient ce qui ne l’est pas. L’imaginaire au même titre que l’inconscient est alors attribué à l’individuel ou au collectif ; mais le définir ainsi, c’est d’une certaine manière le placer en nous alors qu’il serait plus juste de le situer devant nous, en tant que phénomène de monde. L’existence du monde ne m’apparaît que dans le mouvement qui me pousse à en prendre conscience. L’imaginaire, d’un point de vue psychanalytique, est le « message d’un inconscient vers le sujet conscient et telle une lettre il convient de savoir le traduire en langage intelligible pour la conscience. ».8 Du point de vue d’un bon nombre de philosophes tels que Sartre, l’imaginaire même s’il ne se réfère pas à une théorie intra-psychique est un attribut de la conscience inhérent au développement de l’homme : « L’être-homme est ouverture au monde, et les objets mondains qu’il constitue et qui le constituent en retour comme sujet de sa visée, se donnent à lui sous différentes modalités : perceptives, imaginaires, conceptuelles et aussi oniriques. ».8 L’imaginaire, dans cette approche « n’est qu’une modalité particulière qu’a le sujet de se rapporter à son monde, sans plus ni moins de réalité ou d’irréalité qu’un autre mode. ».8 Toutefois, Patrick Colin précise que pour Sartre : « l’ouverture au monde, l’être-au-monde, reste un prédicat d’une conscience pré-constituée, d’un ego cogito simplement présent » et que de ce fait Sartre reste « dans une dimension ontique et métaphysique. ».8

Cette considération première pour le sujet et sa rationalité, même si chacun s’accorde à dire que cette dernière est limitée et même si l’individu est ensuite restitué à son environnement, place l’imaginaire au cœur des phénomènes de conscience et par là dans un paradigme centré sur l’individu. L’organisme et l’environnement sont en quelque sorte découpés avant d’être rassemblés. D’autres approches prenant leur source avec les philosophes de la Grèce Antique vont s’intéresser en tout premier lieu à l’expérience en cours, à l’événement/avènement dans l’apparaître d’une situation. L’imaginaire, n’étant de ce point de vue, plus conçu comme un pouvoir du sujet sur son rapport au monde mais comme une réciprocité simultanée constituant l’homme imageant et le monde. Nous ne sommes pas loin de la théorie de champ qui considère l’acte de l’entrée en présence dans ce rapport au monde où s’individuent à la fois un sujet et un alter tout en nous rapprochant également de la théorie d’Heidegger qui dépasse les conceptions ontiques en développant un questionnement ontologique de l’être-au-monde. .

5 – De la Phantasia au Dasein ou une ontologie de l’imaginaire

Si l’on considère que l’imaginaire est un rapport au monde, le mot grec phantasia utilisé dans son sens originel amène notre attention sur l’apparition du phénomène dans l’expérience en cours. A partir de l’évolution de la pensée grecque, René Lefebvre articule le lien entre le phénomène et la phantasia inscrivant clairement la contribution de cette dernière au mouvement d’une philosophie de la représentation.

Pour l’auteur, ce que les philosophes Grecs entendent par phantasia revêt successivement des significations différentes mais aucune d’entre elles ne fait état d’ « imagination » au sens d’une faculté créatrice consciente ou non telle que l’on pourrait l’entendre aujourd’hui. Cependant, si l’on entend par l’imagination le pouvoir de se représenter par images, in absentia, Aristote en est le découvreur. C’est lui qui le premier fait état d’une faculté, active dans le rêve, la mémoire, ou l’illustration de la pensée. « Nous pouvons considérer qu’Aristote identifie avec la phantasia une faculté (non autonome) pour partie productrice d’images, sensations différées à la ressemblance de leur origine, sensorielle et au-delà objective. C’est ce que confirme la théorie du rêve, dans lequel ce qui offre une ressemblance à l’objet se fait prendre pour lui, et dont l’interprétation appelle de théoriser les ressemblances. ».9

Platon, avant lui, associait la phantasia à l’apparaître. C’était alors une combinaison subjective de sensations et d’opinions sans qu’il ne s’agisse pour autant fondamentalement d’un phénomène mental.

Après ce moment aristotélicien la phantasia deviendra à nouveau un fait représentationnel in praesentia. Dans cette mouvance : pour les épicuriens, l’image conforme est produite par des simulacres alors que pour les stoïciens, elle est une réplique mentale et imagée des phénomènes perçus. René Lefebvre précise : « Aristote n’avait pas éprouvé le besoin d’expliciter le caractère objectif, la phantasia n’ayant pas chez lui cette fiabilité, et s’apparentant du reste plutôt elle-même à une faculté, alors que pour les stoïciens elle est un pathos. ».10 Il ajoute : « Les stoïciens découvrent un espace mental de la phantasia, dans lequel il en va de la sensation, sans qu’il y ait réduction à la sensation. On peut décrire ainsi cet espace : la phantasia est ce qui, directement issu de la sensation, et devenu empreinte dans l’âme, s’offre à être ou non saisi. ».11 Les stoïciens concevaient la sensation comme une capacité avec une dimension de passive réceptivité ou autrement dit : un événement/avènement. « La sensation est l’assentiment donné à une phantasia sensorielle. Tout se passe donc comme si la sensation était un événement complexe, en principe adéquat, habité par un apparaître indivisible apte à s’inscrire aussi dans une représentation moins strictement sensorielle. Qu’est-ce qu’un apparaître ? Le fait pour un objet de se donner là, ou de se donner comme là. ».12 La comparaison de la phantasia à une impression, une trace, ouvrira la voie à la critique sceptique qui verra un cache, plutôt qu’une illumination. « Le plus caractéristique de la conception sceptique, c’est la reconnaissance d’une existence de la représentation suffisamment affirmée pour qu’au lieu de donner simplement à voir ce qui apparaît, elle s’interpose entre la chose et le regard, la dissimulant paradoxalement à son propre éclat. Puisque le pathos médiatise toujours la relation aux choses ».13 Avec l’Ecole sceptique apparaît la notion de « phénomène », appelant ainsi ce qui est apte à être représenté. Qu’il s’agisse de se rendre heureux (épicurisme) ou vertueux (stoïcisme), les approches et les techniques de ces différentes écoles étaient sous-tendues par la volonté de soigner l’âme et la vie humaine en affrontant le réel ou plus précisément le fait d’apparaître comme là. « Les philosophes hellénistiques tendent à donner à la phantasia un authentique statut de réalité existante. Le lieu de cette réalité désormais est mental, mais il ne s’agit plus comme chez Aristote de faire état principalement d’une faculté. ».14 L’apparaître de Platon prend en quelque sorte : « place dans l’âme en y conservant son statut d’entité. Place très envahissante, puisque si chez Aristote la phantasia tend à devenir faculté de la représentation en l’absence, chez les philosophes hellénistiques, elle prend le statut de faculté, mais occupe d’abord tout le champ de la représentation en présence. ».14 Cette faculté de la représentation in praesentia est à entendre au sens traditionnel de « présentation » soit en l’occurrence une disponibilité à l’apparaître que l’on pourrait nommer « faculté de se laisser être informer » qui simultanément constitue à la fois soi comme le monde. « Comme les stoïciens et les épicuriens, les sceptiques font de la phantasia, disons de la représentation, un fait gnoséologique fondamental : ni la sensation, ni l’intellection ne peuvent s’appliquer à quelque chose sans qu’il y ait une altération représentationnelle. Ils conservent la solidarité entre l’apparaître, pour l’objet, et avoir une représentation, pour le sujet connaissant ».15

Avec Plotin, la phantasia couvrira le champ de la représentation, en dehors de ce qui était en présence. « La phantasia peut servir à évoquer la représentation concrétisante, onirique, fournie par la sensation, l’accompagnement d’un désir, principalement le souvenir, équivalent imagé de la sensation, une représentation sans doute imagée produite volontairement ».16

La pensée de Plotin à la suite de celle d’Aristote annoncera les prémices des pouvoirs d’un esprit supérieur avec sa faculté imaginative. L’histoire à posteriori nous révèle en effet que l’imagination va lentement mais progressivement supplanter la phantasia, l’imagination prendra d’ailleurs une place éminente durant la Renaissance ; mais dans le contexte de l’époque helléniste, il convient de rappeler qu’il ne s’agissait pas encore, même pour Plotin, d’imagination créatrice.

Le point de vue des philosophes Grecs présenté à partir des travaux de René Lefebvre nous démontre que la phantasia grecque n’est donc pas une anticipation de l’imagination.

Heidegger nous donne une lecture similaire du mot « fantasia » dans la pure tradition des penseurs grecs qu’il définit dans son ouvrage Holzwege en 1950 à la page 98. Le département de philosophie de l’université Paris IV propose une traduction de ce terme :

« Fantasia : que ce qui entre en présence vienne paraître à l’être humain, qui lui-même entre en présence en s’ouvrant à ce qui apparaît. ».

Cette phrase insiste sur l’importance du mouvement de l’apparaître comme aboutissement. Les choses en un sens, ne cessent d’apparaître. La main de mon patient au contact de la mienne ne disparaît pas après nous être salués. Une fois l’étreinte terminée, sa main continue d’être et la mienne aussi. Mais tant que mon attention n’est pas pointée sur elles, les mains ne sont plus pour ainsi dire dans mon champ de visée. C’est cette modalité majeure de manifestation que désigne la tournure « venir paraître » ou autrement dit ce qui devient manifeste là pour chacun dans le présent de l’événement en cours. Quand je me focalise sur nos mains, elles sortent pour ainsi dire du flou pour prendre une forme signifiante telles qu’elles m’apparaissent simultanément à leur contact.

Cette forme signifiante de l’apparaître des choses prend une forme langagière : « un tissage de sens qui se clarifie par diverses modalités de ma prise en conscience qui est intentionnalité c’est-à-dire toujours tissée en un pro-jet de monde. ».17 Je présenterai un peu plus loin ce processus de figuration inhérent à la Gestalt-thérapie.

En attendant, revenons à notre traduction de la fantasia. La première partie de la phrase dessine la figure de la fantasia dans : « Le fait pour ce qui entre en présence comme tel ».

Mais, c’est la seconde moitié de la phrase qui fait apparaître la fantasia car il est question de « l’être humain » accueillant ce qui entre en présence : « lui-même entre en présence en s’ouvrant à ce qui apparaît. », montrant par là que la présence des choses est toujours notre présence aux choses.

En effet, l’être humain déploie sa présence au contact du monde, dans l’ouvert de ce qui advient. Etre humain, c’est justement ce mouvement d’« aller-vers » qui tend l’humain vers son pouvoir d’exister au monde que l’on désigne philosophiquement par le mot « existence ». Heidegger l’écrit parfois ek-sistence pour insister sur ce rapport au monde, horizon des possibles constituant simultanément soi comme monde.

Le cours de philosophie d’Edith Blanquet et Patrick Colin nous en donne une définition : « L’existence désigne le caractère qui porte ce Dasein à être constamment en avant de lui-même : ex-sistere. Ses modalités principales sont la compréhension (Verstehen ), au sens d’être pris avec, d’être toujours situé, au monde, et le pro-jet (Entwurf ), qui sont reliés à l’existence. Cette compréhension a la forme d’un pro-jet au sens d’être jeté en avant, tendu vers ses possibilités d’être. L’existence est la source de la dimension temporelle de l’avenir (à-venir), dimension importante dans la mesure où le temps originaire s’engendre du point de vue de l’a-venir ( avoir à être soi-même). ».18

On peut également lire concernant le thème de l’analytique existentiale : « L’analytique fondamentale se propose donc d’élucider la manière selon laquelle la compréhension de l’être – qui est aussi l’être du Dasein – s’articule. Elle découvre ainsi une structure tridimensionnelle, unitairement désignée, par la notion de souci. Ces trois composantes sont la facticité ou la déréliction (Geworfenheit, terme désormais traduit par : être-jeté), l’existence (Existenz) et l’être auprès de. ».18 L’analytique existentiale vise à déterminer les structures ontologiques du Dasein à partir de son existence concrète (ontique).

Dans l’allemand philosophique Dasein désigne l’existence. Il se traduit littéralement « être-le-là ». Edith Blanquet explique Le Dasein ou « être-le-là » en écrivant : « Le Là est cette tonalité particulière qui signe sa facticité et sa dispersion. Jeté dans l’existence qui le temporalise vers sa mort, le Dasein est essentiellement traversé, saisi par l’être qu’il n’est pas et qu’il saisit tout en l’occultant dans le mouvement même où il se choisit parmi ses possibles toujours déjà ouverts. Se choisissant, il se décide pour cette existence-là, par où il est. Advenir en son Dasein revient à tenir une posture sans cesse interpellée. Ce n’est pas un état d’être mais un mode de se rapporter à l’être que je suis. Heidegger dit que le Dasein est le « berger de l’être ». Il le tient « en sa garde », en son retrait. De l’être, il n’est de saisie que la trace fugace qui signe son retrait dans la survenue de l’étant. ».19

Heidegger lui-même écrit : « Le Dasein se comprend toujours soi-même à partir de son existence, d’une possibilité de lui-même d’être lui-même ou de ne pas être lui-même. ».20 Avec l’analytique existentiale, il cherchera à comprendre l’être en analysant les possibilités de l’étant que nous sommes, un étant toujours « intoné » au monde, situé et affecté.

Aristote nous montre finalement comment la présence des choses est subjective. Pour lui « l’âme est en quelque manière l’étant ». Patrick Colin dans son cours de philosophie articule la pensée d’Aristote (peri psychè III8 431b21) avec celle d’Heidegger : « Les choses entrent en présence dans le lieu de la psychè et ne sont pas représentées comme un objet par un sujet (Kant). Donc, à la différence du sujet moderne, la psychè et le Dasein ne constituent pas les choses comme objets mais instituent l’homme comme le là des choses en lequel advient leur dévoilement. Ainsi la psychè comme vie humaine s’accomplit comme aletheia. ».18

La fantasia dérive du verbe fantazomai qui signifie devenir visible, apparaître. Elle est donc bien, dans l’espace de la manifestation des choses, un mode de se rapporter au Dasein.

Comme nous l’avons déjà dit, l’homme est présent quand il déploie sa présence au monde en accueillant le donné ouvrant le « il y a », ce vers quoi il est « tendu ». Le « il y a » n’est pas à proprement parler un éloignement géographique « Hors de lui ». Je suis avec mon patient et tout en l’écoutant je pense à mes soucis actuels, à ce mémoire qui n’avance pas et pour lequel j’aimerais avoir plus de temps. Suis-je plus avec mon patient qu’à mon mémoire ? L’apparaissant n’est rien d’autre que ce qui apparaît ou en d’autres termes : tout ce qui entre en présence, mais en tant que présent venant d’apparaître à nouveau.

L’énigme essentielle de l’imaginaire vient de ce qu’il confère une présence à ce qui est absent. Pour reprendre la définition de E. Kant, l’imagination est la « faculté des intuitions hors de la présence de l’objet ». Le mot « intuition » ou l’un de ses dérivés souligne une forme de connaissance immédiate qui ne recours pas au raisonnement, une sorte d’awareness située avant le processus de figuration. « Intuitionné » est un rapport d’ouverture au monde qui accueille le sensible en sentir vers une direction de sens. Cette sensibilité plus que cette faculté se situe hors de la présence de l’objet, l’absence pouvant être l’éloignement spatial, celle du passé ou celle de l’inexistence. Dans chaque cas, l’imaginaire surmonte d’une certaine manière cette absence de présence qui semble faire défaut et qui cependant prend forme en une image mentale. Il y a un mystère de l’image, qui n’est jamais un simple reflet mais une « quasi-présence » flottant au dessus des choses, instaurant par là une étrange distance dans la proximité avec le monde. Ce rapport particulier à l’espace n’en demeure pas moins une présence : « La pseudo-présence de l’imaginaire n’en est pas moins une présence imminente et à ce titre elle est irrécusable ».21 Bien que cette présence particulière soit manifestement reconnue elle n’en demeure pas moins paradoxale et suspecte par sa forme imagée : « La représentation est la réponse classique au paradoxe de l’imaginaire. Elle n’est pourtant qu’un recouvrement du problème. La représentation est ou bien une re-présentation, et elle n’est alors qu’une présence redoublée, ou bien une re-présentation, et la présence est définitivement perdue ». 21 Avec la représentation, on ne cesse de basculer de la présence à l’absence. Mais comment concevoir l’imaginaire autrement que comme une alternative de présence et d’absence ? Si nous considérons que dans la manifestation des choses, l’apparaître est le mode privilégié de se rapporter au Dasein, comment alors penser l’être de l’imaginaire en étant au plus près ? Se référant à Kant, Vincent Houillon nous donne dans son article une piste de réflexion intéressante : « Comme « êtres imaginaires », l’espace et le temps sont des formes de l’intuition mais pas des objets donnés qui soient intuitionnés. Le temps est la forme imaginaire du monde phénoménal. L’espace est la forme imaginaire des phénomènes externes ». 22 L’espace et le temps in-forme et in-forme l’intuition dans le jeu des pré-figurations. Ces structures originaires sont imaginaires faute de ne pouvoir se rapporter à une forme précise, une « objectivation ». Dans l’in-forme de modèle ou de pré-supposé, les règles du jeu de la mise en forme tombent ce qui de fait laisse libre cours au champ des possibles. « Or, l’informe n’est pas le blanc, le vide absolu, la tabula rasa, le degré zéro du sens, mais il est déjà un mode de donation de l’insensé : la création n’est jamais commencement absolu. ».23 Vincent Houillon cite Heidegger lorsqu’il écrit : « l’espace et le temps comme visées pures sont un jeu, cela veut dire qu’ils ne sont pas liés à l’étant-sous-la-main*, mais qu’ils sont une libre disposition de la multiplicité pure de leur intuitionné. ».24 Cette dernière citation vient affiner les précédentes, l’espace et le temps sont les structures pures de tout apparaître. Ils sont libre jeu et diversité dans l’ouverture de ma présence au monde et présentent par là un nombre infini de possibilités langagières. Ce libre jeu qui est aussi celui de l’imaginaire, va inspirer les travaux de Vincent Houillon. Il part de l’hypothèse de John Sallis qui tente d’établir une relation entre l’imagination et l’ouverture d’un espace dans lequel les étants peuvent se montrer eux-mêmes, selon leur être. Vincent Houillon en conclue que dans ce jeu de l’espace et du temps quelque chose de l’imagination espace-temps est conservé : « C’est depuis le déploiement de l’espace-temps que pourra se jouer un dépassement de la transcendance qui excède la temporalité. L’hésitation de l’espace-temps est la possibilisation originaire de la possibilisation transcendantale du Dasein. ».25 Etre-le-Là est donc le lieu d’une possibilisation originaire de l’être. Cette possibilisation où séjourne l’imaginaire s’origine dans le jeu de l’espace-temps, dans l’espacement du temps ou l’écartement de l’espace-temps ou de l’espace de temps. (Pour rappel anecdotique : l’imaginaire, dans les premières pages de mon mémoire, m’apparaît en points de suspension.)

Fabrice Colonna pense lui-aussi l’imaginaire à partir d’une possibilisation spatio-temporelle mais sa proposition est différente. A partir du constat classique que la représentation est un fait d’« équivoques infinies », il lui semble impératif de ne pas rester dans l’alternative traditionnelle de présence et d’absence qui empêche de penser l’imaginaire mais au contraire de trouver, selon l’expression de Bergson à William James : « un milieu entre la présence et l’absence ». 21 L’imaginaire dans le jeu de l’espace-temps conduit inévitablement à un questionnement ontologique de la présence : « Qu’est-ce qu’être présent ? »

6 – La Gestalt-thérapie et l’imaginaire ou une phénoménologie appliquée qui passe de l’ontique à l’ontologie

6. 1 - Pour la petite histoire…

La Gestalt-thérapie a été élaborée dans les années 50 à partir des travaux Frederich Perls qui à l’origine était psychanalyste. Ce mouvement de la Gestalt-thérapie doit probablement en grande partie à Laura Perls son appellation : Gestalt. Comme beaucoup de ses contemporains, Laura Perls a fortement été influencée par les théories de la forme désignées également sous le nom de la Gestalt-théorie qui ont marqué son époque. La Gestalt, concept allemand évoque une organisation en un tout, en une forme. Les similitudes avec la Gestalt-théorie s’arrêtent là. Ces théories de la perception sont exclusivement centrées sur le processus cognitif de l’individu qui structure et organise l’environnement en une forme objectivable à partir de ses qualités sensibles ; alors que la Gestalt-thérapie, à partir de la théorie du self (hypothèse de comment une signification s’élabore) interpelle le cours de la présence (subjectivation) selon les principes d’organisation du champ. L’écrit qui fait référence date de 1951 : « Gestalt-thérapie », « Vers une théorie du Self, nouveauté, excitation et croissance ». Cet ouvrage réalisé en collaboration avec Hefferline (universitaire USA) et Paul Goodman (écrivain et philosophe USA) fonde la théorie du self. Peu à peu, aux USA, deux écoles se dessinent : l’une, située côte ouest des USA s’appuie sur la conception de Perls ; l’autre située côte est des USA est plus proche de Paul Goodman et de Laura Perls.

Actuellement, en France nous distinguons majoritairement deux grands types de courants :

-  L’un a développé la théorie du Self à partir des travaux psychanalytiques : Plusieurs enseignements font écoles : celui initié par Gilles Delisle (psychologue clinicien canadien) à partir des relations d’objet, celui de Pierre Coret qui se réfère à l’analyse jungienne, celui de Jean lmarie Delacroix qui soutient un postulat anthropologique. Cette liste n’est pas exhaustive, peut-être existe-t-il d’autres enseignements associant la Gestalt à d’autres théories dans une perspective psychanalytique.

-  L’autre a développé la théorie du Self à partir du paradigme de champ. Son représentant est Jean-Marie Robine (psychologue clinicien et Gestalt-thérapeute Bordelais). L’enseignement que j’ai reçu de l’IGPL fonde ses conceptions théoriques dans ce deuxième courant avec une approche phénoménologique.

« La Gestalt-thérapie est une phénoménologie appliquée. ».26 Elle est souvent définie comme une thérapie de « l’ici et maintenant ». Ces termes qui soulignent la spatio-temporalité de la situation présente sont tout à fait à propos à condition de ne pas oublier que la présence est aussi une présence de soi comme du monde, c’est-à-dire que dans le mouvement de l’évènement présent s’inscrit le participe passé et la tension vers le futur. La version originale : « Here, now and next » reflète davantage l’attitude phénoménologique de notre posture en indiquant : le vers où, le comment et le en-vue de.

En tant que sens, le poussé vers l’a-venir est à chaque fois une direction fondamentale du sujet envers le monde. Autrement dit : « Nous posons devant nous, en le nommant futur, la direction d’une activité vitale qui va se réaliser à partir de maintenant et nous posons derrière nous l’acte vital du jusqu’à maintenant dont les effets se condensent dans notre présent. ».27

Le self est le « mythe fondateur » de la Gestalt-thérapie. Cette théorie s’appuie sur un autre concept : le contact. « En Gestalt-thérapie, ce que nous appelons « self » n’existe que quand et où il y a contact. Non pas le self existait antérieurement et se révélerait, se manifesterait, s’exprimerait, dans le contact, mais bien est contact. Il est pli et dépli. Mouvement. Il est la mise en œuvre des ajustements créateurs qui s’opèrent à la frontière du contact organisme/environnement. Dans ce champ défini comme : « un organisme et son environnement », la fonction-self désigne les mouvements internes du champ, mouvement d’intégration et de différenciation, d’unification et d’individuation, d’action et de transformation etc. ».28

A l’origine cette définition pose l’existence du self comme une entité découpant l’organisme et l’environnement, synonyme de contact. On perçoit pourtant les prémices d’une pensée avant-gardiste de champ dans l’énoncé du mouvement inhérent au processus de figuration présenté comme ajustement créateur ou mode d’exister mon rapport au monde. A partir de là, les Gestalt-thérapeutes vont nourrir et affiner leur réflexion. Edith Blanquet propose une définition articulant la théorie du self avec une approche ontologique.

L’objet d’attention du Gestalt-thérapeute est la Gestaltung : mouvement d’émergence d’une forme qui peu à peu devient signifiante. « Du point de vue de la Gestalt-thérapie, il n’y a que des expériences de contact (Mitsein de Heidegger) qui se déploient dans un processus de figuration pour quelqu’un qui le prend en conscience : une figure émerge peu à peu dans son rapport nécessaire à un fond où elle prend sens comme figure. Par exemple, mon écriture sur ce papier est la figure que je constitue sur le fond de cette page. Il y a là une tension dialectique augurant tout rapport de figuration. En ce sens il me semble plus juste de parler de processus de figuration dans la mesure où la notion de processus met l’accent sur la dimension temporelle de toute Gestalt, ce que l’allemand restitue mieux avec le terme Gestaltung ».29

En s’étonnant de ce qui apparaît là, le Gestalt-thérapeute sollicite l’entrée en présence tant de lui-même que de son patient. « C’est à l’occasion d’une Gestaltung qu’un je s’in-forme c’est à dire manifeste sa façon particulière de séjourner au monde, se donne forme en tant que lui-même à ce moment là. Cette formation est in-formation d’une différenciation survenue moi/monde que la signification exprime ».30

Le Gestalt-thérapeute fait l’hypothèse que la pathologie restreint les possibilités de se donner forme tant à soi-même qu’au monde, sans autre alternative que celle de subir sa difficulté à exister. Le projet thérapeutique est donc de fluidifier et d’enrichir le processus de formation de signification pour permettre au patient d’élargir sa gamme de choix dans l’existence. Henri Ey définit la pathologie comme une « pathologie de la liberté », pour lui la liberté étant une « capacité de laisser-être (sein-lassen) les choses et de s’y laisser-aller ».31

La Gestalt-thérapie s’intéresse à la création de sens, la phénoménologie approfondit la question en interrogeant ce qui se rapporte au fondement de l’existence.

6. 2 - Le concept de champ

« Les objets que nous remarquons le plus, les objets qu’il (l’espace) contient, sont des concentrations d’énergie à l’intérieur du champ. Ils ont formé le champ par leurs caractéristiques et leurs positions, tout autant qu’ils ont été formés par le champ. C’était un concept de l’univers considéré comme une fabrique, un tout dynamique caractérisé non pas par des objets et des forces dynamiques mais par le temps et l’espace, et dans lequel ce qui est premier est l’entrelacement sans couture et le jeu réciproque de toutes choses. ».32

A l’origine, le concept de champ rejoint celui du champ magnétique et de la physique moderne. Il est introduit par les travaux de Faraday qui démontre que l’espace n’est pas vide. Il sera repris par la gestalt-théorie (Kohler) puis par le sociologue américain Kurt Lewin.

Schématiquement, le champ est définit par 5 principes : 33

-  Principe d’organisation : tout comportement prend sens dans un contexte, une situation qui lui est propre.
-  Principe de contemporanéité : un comportement advient dans le présent de sa manifestation.
-  Principe de singularité : chaque situation est unique.
-  Principe d’un possible rapport pertinent : chaque élément du champ contribue de façon significative à son organisation, est donc potentiellement significatif.
-  Principe de processus changeant : le champ d’expérience d’un individu se construit d’instant en instant. Il est nouveauté sans cesse.

Avec la théorie de champ et ses principes, la gestalt-thérapie va fondamentalement se démarquer de la psychanalyse et des autres approches centrées sur l’individu. « C’est la conception du champ comme fondement de la Gestalt-thérapie, qui signe la rupture avec l’approche psychanalytique et sa posture analytique, c’est-à-dire découpant un sujet et un monde et concevant le psychisme comme un terrain conflictuel, extérieur au monde même si elle le réintroduit dans ce monde ».34

Avec la Gestalt-thérapie, contrairement à la psychanalyse ou aux théories de Lewin, le champ n’est plus avant tout conçu comme un champ de conscience. Ce qui devient premier c’est l’entrée en présence simultanée : sujet/monde à la frontière/contact co-créant dans le même mouvement l’individu comme le monde dans l’expérience de la situation et non la rencontre d’un individu avec son environnement. Cela signifie que l’homme ne peut se tenir hors de l’objet (du monde) auquel il se rapporte. Il est toujours au cœur de la situation et de ce fait son agir est sans cesse situé et affecté. « La notion de situation ainsi entendue se fonde sur l’être-au-monde heideggérien : simultanément je et monde co-créés dans la prise en forme langagière de la situation en son déploiement ». 35 La situation n’est pas à confondre avec le champ. La situation est un pli du champ, elle s’informe des donnés du « il y a ». Le champ, lui, « n’a pas de forme à priori. Il est l’ouvert où s’origine un rapport sujet/monde par l’acte de la venue en conscience. ».36 « Il est potentialité pour le surgissement d’une forme en tant qu’un je advient dans le mouvement où il la prend en conscience. ».36

Pour faciliter la compréhension des concepts, je présente alternativement le champ puis la frontière/contact mais ces deux concepts sont très difficilement dissociables. Je n’ai pas de définition du champ puisqu’à priori il n’a pas de forme. Je ne peux qu’énoncer ses principes. La seule représentation possible est un point de vue, un pli, à partir d’un autre concept que nous appelons en Gestalt : frontière/contact. C’est la raison pour laquelle il peut y avoir certaines redondances entre ces deux paragraphes.

Ce rapport sujet/monde est temporalisation et spatialisation de soi dans l’expérience du donné ouvrant le « il y a ».

Erwin Straus définit l’expérience en écrivant : « Expérience est synonyme de « expérience-du-monde » et de « expérience-de-soi-dans le monde ». C’est orienté en direction de l’autre ; mais on ne fait l’expérience d’autrui qu’en relation à soi, et vice-versa. Cette relation n’est pas un composé de deux parties, le Je et le Monde, mais n’existe que comme un tout. ».37

Dans ce rapport au monde qui constitue simultanément soi/monde, tout agir est déjà un sentir, un se mouvoir et un se signifier à. En Gestalt-thérapie, l’espace ouvert qui fonde la rencontre dans son principe agissant est appelé : frontière/contact.

6. 3 - L’entre ou frontière/contact

L’entre est un concept développé par Bin Kimura. Il est l’ouvert de la rencontre, de l’entrée en présence. La Gestalt-thérapie utilise celui de frontière/contact. En tant que Gestalt-thérapeute, il n’y a que des expériences de contact qui se déploient au cours d’un processus de figuration.

Je ne choisis pas d’être en contact, je suis toujours en contact. Je serais tentée d’ajouter avec les objets du monde, mais cette formulation scinde encore une fois l’organisme et l’environnement alors que ce qui est premier dans le contact c’est la frontière non pas en tant qu’espace qui sépare et qui relie mais en tant que tout entrelacé et réciproque, un toucher-prise simultané d’un je comme d’un monde.

Dans son ouvrage Bin Kimura fait l’hypothèse d’une métanoèse qu’il nomme Aida. Ce terme Aida est le vecteur essentiel de la rencontre avec le monde (l’intersubjectif). Il signifie également la différence interne, la rencontre avec ce qui n’est pas soi et qui est au fond de soi (l’intrasubjectif).

Bin Kimura pose aussi une autre hypothèse en parlant de quelque chose impossible à objectiver qu’il nomme : « le fond de la vie ». Ce fond ne fait pas référence à une intériorité psychique mais au fait d’être au plus près de. « Nous ne vivons que par le maintien d’une relation à ce fond dans le sentir et l’agir. ». 38 et il ajoute « le rapport au fond, c’est la subjectivité appréhendée d’une façon concrète et sensible ». 39

C’est parce que l’homme est au monde, toujours situé et affecté qu’il peut donner une signification à son agir en laissant advenir à soi les possibilisations de champ dans ce rapport au fond.

Heidegger nous rappelle aussi que le Dasein se comprend toujours soi-même à partir de son existence au monde : « Soi-même comme un autre » pour reprendre l’expression de Paul Ricoeur.

De la même manière, l’imaginaire dans ce rapport au fond n’est pas accessible d’emblée. Hors de soi, l’imaginaire n’a pas de forme à priori, il n’y a pas matière à pouvoir le saisir. C’est dans l’éprouvé de ma présence au monde à même ma corporéité que simultanément surgit une forme langagière de moi comme du monde. En tant qu’être vivant, j’ai un corps qui m’échoit. J’en suis passible au sens de sentir et je l’endure au sens de pathos (petit aparté sur le choix de l’appellation patient plutôt que client). Ce corps qui m’affecte, dans l’ouvert de la rencontre et de mon entrée en présence m’informe en stimmung. C’est en me laissant imprégner de cette atmosphère et en accueillant le plus possible ce monde auquel l’altérité me convie qu’une direction de sens surgit en forme langagière. L’appropriation de cette forme dans le mouvement où je la tisse en conscience ek-siste et me fait m’individuer.

En conclusion, la frontière/contact où survient une figure dans la prise de conscience simultanée d’un je comme d’un monde introduit le concept de conscience. « Le contact entre l’O(organisme) et l’E(environnement) est la réalité première la plus simple. C’est à la frontière-contact (F/C) que les objets s’enracinent dans la réalité et c’est à cette frontière qu’ils sont perçus comme des structures unifiées ».40

6. 4 - L’ intentionnalité

Intentionnalité vient du latin « intentio » qui signifie « tension ». Le concept de conscience en Gestalt-thérapie se réfère à l’intentionnalité, à la visée intentionnelle de la conscience élaborée par E. Husserl. Ce terme philosophique se distingue de l’intention qui lui évoque une idée projetée dans le sens d’un objectif à atteindre. Pour Husserl : « toute conscience est conscience de quelque chose », il n’y a pas de conscience sans intentionnalité, elle est à l’œuvre aussi bien dans l’awareness (conscience immédiate) que dans le consciousness (conscience réflexive). C’est la visée, la tension qui s’origine dans ma pensée pour me permettre d’identifier ce qui fait sens pour moi. Lorsque j’interroge ce qui est en figure, j’interroge ce qui est en conscience. Joëlle Sicard explique « En termes gestaltistes, nous pourrions dire que le découpage d’une figure comme unité signifiante par rapport au fond est l’intentionnalité » 41 et « Ce que j’isole comme unité signifiante me paraît « évident ».41 C’est en questionnant l’évidence de cette unité signifiante (époché) et ses différentes modalités de visée que je peux progressivement et simultanément élargir la prise de conscience tant de mon patient que de moi-même et par là tisser une communauté de monde. La phénoménologie s’intéresse à la conscience transcendantale, elle suspend l’attitude naturelle de l’homme qui vise intentionnellement un objet pour laisser apparaître le phénomène originaire du vécu immanent aux directions de sens, au donné ouvrant la situation. L’imaginaire séjourne dans ce rapport au fond. Lorsque je suspends ma vision du monde je me rapporte au « là », lieu d’une possibilisation originaire de l’être dans le jeu de l’espace de temps. L’imaginaire est pris dans ce rapport hésitant qu’Edith Blanquet nomme : « tonalité qui fait silence » où advient simultanément je comme l’autre à l’occasion de mon entrée en présence. L’imaginaire transcendé en possibilité langagière prend forme ou autrement dit donne forme à l’absence de forme. Lorsque je relis les apports théoriques de l’IGPL sur le concept de conscience, il est noté : « Ainsi s’opère une distinction entre conscience psychologique (psyché) et la conscience transcendantale. La conscience psychologique apparaît lorsque la conscience se prend elle même en vue, se tourne réflexivité sur elle-même. C’est cette conscience là que Freud explore. Cette conscience psychologique n’est pas le phénomène originaire de la conscience. Le phénomène originaire n’est pas accessible hors de la démarche de l’époché. Lorsque je mets entre parenthèses ma croyance en la validité du monde, ce n’est plus à la conscience en tant qu’objet appartenant au monde (attitude naturelle) que j’ai affaire mais à la subjectivité transcendantale conçue comme flux… et non res…flux de vécus. Le phénoménologue vise cette conscience là et non la psychè. ».42

L’intentionnalité husserlienne, en se référant à un égo transcendantal, place d’une certaine façon elle aussi, la conscience et le sujet comme central. Le paradoxe de cette conception est que dans la vie quotidienne, le sujet ne se vit pas comme conscience et ne vit pas les objets comme intentionnels.

E. Straus, psychiatre phénoménologue, voit lui aussi une limite au concept d’intentionnalité husserlien lorsqu’il dit : « le sujet du vécu n’est pas une conscience ni une conscience empirique mais un être vivant « en chair et en os » unique, dans le devenir biographique duquel pénètrent les événements ».43

Les travaux d’Heidegger vont remettre en question la phénoménologie comme philosophie du sujet. Ce qui devient essentiel est l’ouverture du Dasein dans son rapport à l’existent non pas d’une façon consciente mais dans l’attitude immédiate du : « il y a le il y a ». En d’autres termes, « l’être au monde » d’Heidegger succède au « je » d’Husserl. La Gestalt-thérapie selon les principes de champ se rapproche par là de l’ontologie heideggérienne.

L’analyse husserlienne de l’imagination est avant tout une conscience perceptive en tant qu’activité prédicative. Sartre dans la continuité des travaux d’Husserl va remplacer l’intentionnalité perceptive par une intentionnalité imageante.

6. 5 - Sentir, Conscience imageante et conscience perceptive

Dans son ouvrage « Le sens des sens » Erwin Straus conçoit deux modes de se rapporter à l’espace : le paysage et la géographie.

Le paysage : « C’est l’espace du sentir. Un espace entouré d’un horizon qui se déplace avec nous. Je suis au centre du système spatial : il est centré à partir de l’ici où je suis, du « foyer de ma présence au monde » Maldiney. Dans le paysage, je suis quelque part, un lieu non déterminé comme une carte géographique ; une prairie, un paysage avec des vaches… un espace pathique. Il désigne l’espace d’un monde qui s’ouvre à chaque fois dans le sentir à partir de mon ici toujours singulier et changeant. ».44

La géographie : « C’est l’espace du mode humain de la perception. Dans sa structure, il n’est pas équivalent au monde physique mais a des affinités avec. Il n’est pas assorti d’un horizon. Il est systématisé et ordonné à un point zéro, fixé arbitrairement et immuable. Je voyage d’un point fixé arbitrairement à un autre (de Toulouse à Carcassonne), déterminé géographiquement. Un espace gnosique, cognitif. ».44

Toute expérience de contact prend sens là où je séjourne, dans l’espace paysager qui se rapporte au sentir, à l’affection éprouvée. Mais pour signifier mes impressions, je vais devoir me distancier de ce qu’il conviendrait d’appeler la « profondeur » du paysage pour atteindre la « surface » de l’espace géographique. Cet espace est en quelque sorte le premier niveau de connaissance grâce auquel je vais pouvoir tisser les données de ma sensation en perception.

Ludwig Binswanger, médecin et philosophe, se rapporte lui aussi à l’espace. Il a développé dans son modèle : la Daseinsanalyse une approche anthropologique de l’existence où à partir de situations existentielles, il montre comment l’homme rate la présence au monde, à autrui et à soi. Pour lui la qualité de présence est une proportion anthropologique d’équilibre entre étendue et hauteur.

L’attrait de l’étendue ou l’attrait de la direction de signification horizontale : « c’est surtout la « discursivité », l’ex-périence, la traversée et la conquête du « monde », « l’élargissement du cercle de la visibilité », l’élargissement de l’intuition, de la vue globale et la circonspection liées à « l’affairement » du « monde intérieur et extérieur ».45

L’attrait de la hauteur : « c’est ce qui monte dans la direction de signification verticale, c’est surtout la nostalgie du franchissement de la « pesanteur terrestre », le soulèvement de la poussée et de l’ « angoisse tellurique », de même aussi que l’obtention d’une vue « plus haute », d’une « visibilité plus haute sur les choses » comme le dit Ibsen, à partir de laquelle l’homme est capable de donner forme (gestalten) à « ce qui est expérimenté », de l’apprivoiser, en un mot de se l’approprier. Nous appelons se décider pareille appropriation du monde au sens du devenir soi ou de la réalisation de soi. La décision, qu’elle soit un acte isolé ou qu’elle « engage toute la vie », suppose que l’on monte ou bien que l’on s’élève au-dessus de chaque situation mondaine, donc au dessus du cercle des choses expérimentées ou vues ».45

Les structures spatiales présentées par Straus et Binswanger sont comparables. On peut voir des similitudes entre :
- l’espace du paysage et l’attrait de l’étendue qui englobe la contrée et sa physionomie,
- l’espace géographique et l’attrait de la hauteur qui sont tous deux nivelés à un plan. L’espace géographique est un espace vaste, mais totalement privé de profondeur, un espace sans physionomie, sans contrée, sans paysage. Toutefois, c’est un espace où l’on peut s’orienter et se diriger avec un haut et un bas, une proximité et un lointain que l’on peut calculer. Dans l’espace du paysage ou dans l’étendue de l’expérience, le sentir ne relève pas d’une intention. Il m’est donné à éprouver et relève de la subjectivité. L’espace géographique ou la montée en perceptions va progressivement élaborer les données de mes sensations en significations. Je vais pouvoir ainsi donner forme à un monde commun, objectif au sens ou l’objectivité est une subjectivité partagée.

Merleau-Ponty dans son ouvrage : La phénoménologie de la perception reprend l’entrelacement de ces deux espaces. Ses travaux le conduisent surtout à une philosophie qui enseigne la perception en tant que manière de re-questionner les choses, il ne fait pas du perçu un point d’arrivée. « Voire, si l’être est bien « à plusieurs entrées », comme aime à le répéter Merleau-Ponty, l’imaginaire pourrait alors constituer un champ suffisamment important pour imprégner, par un mouvement rétrograde, la définition du sensible, et le sens même de l’être ».46

Pour asseoir son hypothèse, Merleau-Ponty se fonde sur la thèse sartrienne qui considère que « l’image est néant et l’acte d’imaginer néantisation et irréalisation ».47 Selon Sartre, certes l’imagination est présentation, mais elle est présentation d’une absence, d’où l’analogon (image symbolique). Il se décharge en quelque sorte sur l’analogon de ce qu’il y a de positif dans l’image pour être libre de définir l’imaginaire négativement.

Pourtant le propre de l’image est d’avoir des qualités affectives : « L’image est pure affection et par là renvoie à l’intersubjectivité ; elle est le moment impressionnel de la donation de sens ».48 Contrairement à ce que pense Sartre, elle n’est donc pas habitée par la signification qu’elle est chargée de symboliser. L’image est une sensation ce qui induit qu’elle est dépourvue d’un horizon mondain. Elle est de ce fait sans espace et non observable. L’image ne se réfère pas non plus à un discours, une chronologie. Elle surgit dans toute sa puissance et entraîne une adhésion immédiate. Elle est actualisation d’une atmosphère. Cette puissance de l’image nous révèle à notre propre impressionnalité. Merleau-Ponty reproche donc à Sartre de ne pas avoir pensé ce qu’il y avait d’imageant dans l’imaginaire. Pour lui les structures de l’affectivité sont constituantes au même titre que les autres. « Motricité et affection procurent une connaissance des choses, la connaissance ne pouvant être réduite au théorique pur ».49 Il se rapproche par là de la Phantasia grecque notamment lorsqu’il parle de la « chair » qui caractérise le monde et du Dasein heideggérien, la chair étant aussi « être-le-là ». Merleau-Ponty parlant de « chair du monde » : « le caractère cosmique des images organiques ne doit d’ailleurs pas nous surprendre dès qu’on a compris que l’imagination matérielle est une imagination première. Elle imagine la création et la vie des choses avec les lumières vitales, avec les certitudes de la sensation immédiate, c’est-à-dire en écoutant les grandes leçons cénesthésiques* de nos organes ».50 Pour Merleau-Ponty, le sensible et l’imaginaire sont là pour éprouver notre adhésion tacite au monde.

6. 6 - La théorie du self ou l’hypothèse de comment une signification s’élabore

La traduction du mot « self » signifie « soi ». Il n’existe pas en français de mots précis pour définir la complexité de ce terme. Le self n’est pas la localisation d’un soi-objet, d’un moi central qui serait le noyau de la personnalité, il ne désigne pas un sujet ni l’attribut d’une personne ni même des instances psychiques. Le self, théorie de la Gestalt-thérapie, est la modélisation du processus de figuration du contacter. La théorie du self permet de questionner le cours de la présence en s’étonnant de la manière dont une gestaltung apparaît en acte de signification.

Paul Goodman considère le self comme processus de champ : « Le self n’est qu’un petit facteur dans l’interaction totale organisme/environnement, mais il joue le rôle crucial qui consiste à développer et créer les significations grâce auxquelles nous pouvons nous développer. ».51

Sujet/monde en tant qu’effet de champ ouvre l’horizon de toutes les possibilités de contact ou d’ajustement. Dans l’ouvert de l’entrée en présence, le principe agissant du « toucher » fonde la rencontre avec le monde, horizon des possibles de soi.

Les trois modalités principales dans le déploiement du Self sont : le mode ça de la situation, le mode ego, et le mode personnalité. Ces différents modes ne sont pas linéaires. Ils s’interpénètrent et s’articulent en processus de figuration.

66. 1 - Mode ça de la situation

C’est l’excitation dans le champ. Il se rapproche de l’awareness et de la conscience immédiate. En cela, ce n’est pas un acte délibéré de conscience. L’excitation est plutôt la tension vers l’a-venir ou encore le next. « Cette excitation se traduit du point de vue du sujet en sensations qui l’affectent : en tant qu’humain vivant, j’ai un corps que j’éprouve et par là existe et ce, hors d’un acte délibéré. Ainsi cette excitation est donnée au sujet humain dans la mesure où il a un corps. De par sa corporéité qu’il a et qu’il est, cette excitation est toujours in-formée en quelque façon (intentionnalité ; projet) : elle est déjà toujours sensation corporelle ce qui me fait dire que le mode ça du self se déployant convie le sujet-en-voie-de-lui-même à prendre conscience de sa tournure ou façon d’être déjà situé, spatialisé et tendu vers son à-être ».52

Le mode ça renvoie aux données de la situation, aux possibilités qu’elle ouvre dans l’acte de ma présence, au pouvoir me laisser être au monde et accueillir le sentir qui m’affecte. C’est le mode de l’existence pathique corporelle, de l’éprouvé diffus avant qu’il ne soit verbalisé.

Fabrice Colonna pour nommer ce mode d’être parle d’une pseudo-présence : « un milieu entre la présence et l’absence » qui n’est pas sans rappeler ce que Freud appelle : « attention flottante » et que Silvana Borutti définit par : « la suspension des schèmes de la pensée organisée et des procédés de la récolte exhaustive des données, en faveur d’une disponibilité à l’intonation, au rythme, au temps de l’apparition de la forme et du sens dans des liens particuliers. ».53 Cette forme particulière de conscience où s’accorde l’« em-prise avec » et le « lâcher-prise » porte également l’appellation de « vide-fertile ».

« La prise de conscience ici invoquée est là comme tension à exister cette corporéité par où je la sens : elle est en quelque sorte initialisation de ma subjectivation en ce que étant déjà affecté je suis convoqué à éprouver. ».54

L’image lorsqu’elle survient n’est pas un acte délibéré, je suis en « prise » avec ce contact. L’image se donne dans l’indissociable lien de l’ipséité et de l’altérité (soi-même comme un autre) et dans la réciprocité de ce contact. De par ses propriétés sensibles, ce contact s’éprouve à même son impression en tonalités affectives. « Impression, donc déjà sens, où s’ouvre (se donne) l’existence même. Sens de l’existence avant toute signification. Mouvement de la vie à même son affectivité, ou sa sensibilité. ».55

C’est ce que développe E. Straus dans sa phénoménologie du paysage : « Le « paysage » est l’être-au-monde en tant que pure impression, tout à elle-même. Il s’ouvre à même son propre site. Il est l’espace de la vie s’ouvrant à lui-même. Le phénomène est ici un pur sentir, à même son apparaître, en deçà et au delà de toute objectivation ou représentation. L’espace y est sans repère autre que son propre horizon. Le temps est pur rythme. Le sentir est identique à la vie même. C’est l’existence dans ce qu’elle éprouve d’elle-même, à même son surgissement. ».56

Dans cette modalité, il ne peut y avoir de chronologie ou d’historicité, je suis en quelque sorte imprégnée de mon impression sans être en mesure de l’objectiver. Je me dérobe au monde objectif mais aussi à moi-même. Dans une certaine mesure : « Je rêve en plein jour et les yeux ouverts » saisie dans ce rapport au fond vers l’ouverture de mes possibilités à exister. C’est à même cette ouverture de soi au monde que j’ai à me choisir sans cesse pour me donner forme et m’individuer. « Ce moment où la conjointure du monde s’effrite m’ouvre à l’angoisse existentiale : la prise de conscience que j’ai à choisir, que le monde et moi-même ne vont pas de soi. C’est l’angoisse qui suspend le dévalement propre à l’existence quotidienne. Ici l’angoisse n’est pas un sentiment. Elle est tonalité fondamentale du Dasein en ce qu’il est ouverture vers des possibilités. Cette angoisse ressemble à l’inquiétante étrangeté que nomme Freud : l’étrangeté du monde et de moi-même. ».57

L’impressionnalité de l’image se retrouve également dans d’autres formes de langage. La production artistique illustre parfaitement ce phénomène mais on la retrouve aussi d’une manière plus ordinaire, dans le parler de l’entrée en présence qui porte aussi la trace de sa propre impression avant même toute discrimination.

Heidegger dans son ouvrage : Etre et temps traite la question du « Da-sein et parler. La parole » en écrivant :

« En tant que constitution existentiale de l’ouverture du Dasein, le parler est constitutif de son existence. A la parole en tant que parler (redenden Sprechen) appartiennent à titre de possibilités l’entendre et le faire-silence ».58

« Tout parler sur… qui communique en son parlé, a en même temps le caractère du s’ex-primer. Parlant, le Dasein s’ex-prime, non point parce qu’il est d’abord un « intérieur » séparé de l’extérieur, mais parce que, comprenant en tant qu’être au monde, il est déjà « dehors ». L’ex-primé est justement l’être-dehors, c’est-à-dire la modalité à chaque fois présente de l’affection (de la tonalité), dont il a été montré qu’elle concerne la pleine ouverture de l’être-à. L’index linguistique de cette annonce de l’être-à affecté inhérente au parler se trouve dans l’intonation, la modulation, le tempo du parler, dans « la manière de parler ». La communication des possibilités existentiales de l’affection, autrement dit l’ouvrir de l’existence peut devenir le but autonome du parler « poétique. ».59

Au moment où j’écris, je suis attentive à comment j’existe dans la situation. Parfois, j’éprouve du plaisir à écrire : les mots s’écoulent comme ils viennent dans l’instant, je ne cherche pas à les retenir et chaque instant se succède à l’autre dans le mouvement où j’écris. Parfois aussi, écrire est douloureux : je cherche mes mots, je les retiens. Ceux qui m’apparaissent ne coulent pas, ils accrochent. Je les éprouve durement avant qu’ils prennent forme les uns à côté des autres adressés en phrase.

Ici, mon mode d’apparaître ne se limite pas seulement à la signification, il se rapporte aussi à l’expression du rythme, à l’intonation, à la manière dont je suis affectée dans le mouvement où j’écris là en vue de faire lire ce mémoire : « simultanément je et monde sont co-créés dans la prise en forme langagière de la situation en son déploiement. ». 60

Je ne suis pas maître de mon propre discours. Je peux en vain tenter de contrôler sa signification, les mots choisis n’en demeurent pas moins une forme approximative de mon intention qui de surcroît est malentendu. Et dans l’hypothèse qu’il y ait possibilité d’un contrôle absolu du s’ex-primer, ce parler-contrôlé serait la tonalité de mon rapport au monde.

Le texte de Jeanine Chamond : « Binswanger et les directions de sens » met en particulier, l’accent sur le langage en métaphore. « Dans l’unité indivisible de sa forme et de son contenu, la métaphore s’amarre aux structures originaires de l’existence, en exprime les traits essentiels et traduit spontanément l’expérience de monde dans sa texture climatique. Le tissu langagier configure le monde selon des directions de sens qui valent pour toutes les régions de l’existence, et le phénoménologue voit sa tâche ainsi définit : « (Il) cherche continuellement à se représenter le sens sous les mots, à se tourner vers la signification du mot, vers la chose, l’expérience vécue qu’indique cette signification de mot. En d’autres termes, il veut s’introduire dans, au lieu de tirer des jugements sur la signification du mot (…) ».61

La compréhension accompagne par essence le sentiment de la situation parce que tout sentiment comporte une certaine compréhension et parce que toute compréhension est disposée en humeur. Alors que la présence humaine est toujours pouvoir être, possibilité, la compréhension est toujours pro-jet en avant de la présence dans et vers ses possibilités (ek-sister). Ces modes dérivés du comprendre qu’ils soient celui de l’explicitation ou encore de l’expression sont tous encore pré-réflexifs et pré-verbaux ; ce n’est qu’avec le langage qu’apparaît la compréhension et simultanément l’explication du sens de mon affection par le déploiement du self en mode personnalité et ego.

66. 2 - Mode personnalité

F. Perls, R. Hefferline, P.Goodman définissent la personnalité de la façon suivante : « La personnalité c’est le système des attitudes présumées dans les relations interpersonnelles ; c‘est l’hypothèse de ce qu’on est, et qui sert de base à partir de laquelle on expliquerait son propre comportement si l’explication nous en était demandée ».62

Le mode personnalité ne recouvre pas exactement la personnalité mais la manière courante de concevoir l’existence. C’est le mode des représentations mentales que j’ai du monde au sens large y compris celles que je connais de moi-même. Il se rapproche du consciousness et de la conscience réflexive et donc à ma capacité de signifier l’expérience en cours.

Cette modalité permet l’expression d’un récit chronologique, d’une historicité. Traditionnellement, elle exprime une vision familière, constante et évidente de soi et du monde qui en conséquence demeure provisoirement fermée à toute altérité. Ici, la construction de sens tend à occulter la question du rapport au fond et à la nouveauté de l’ouvert de la situation. C’est par excellence un mode rassurant d’auto-soutien pour aborder l’existence.

Au sein même du mouvement de la Gestalt-thérapie, il existe des nuances de point de vue. Les uns, centrés sur l’individu, y voient une scission entre un sujet et un objet déjà constitués ; d’autres, selon les principes de champ, un mode de se rapporter à la nouveauté de la situation d’une manière connue. Ma formation à l’IGPL se réfère à cette dernière hypothèse. Dans ce cas de figure, le sol sécurisant du mode personnalité permet d’édifier de la nouveauté à condition qu’il soit un point d’appui pour accueillir le donné ouvrant la situation en suspendant l’évidence des significations dans le déploiement du mode ça.

E. Straus dans sa phénoménologie désigne cet espace comme géographique et Binswanger l’oriente en verticalité. En effet, la signification m’élève au dessus de l’expérience des choses pour y voir plus clair et ainsi leur donner forme. C’est en un mot s’approprier ce que Merleau-Ponty nomme : la « chair du monde » avec dans le même mouvement une distanciation qui permet de s’individuer. Ce moment, Edith Blanquet le décrit lorsqu’elle parle de la conjointure du monde qui s’effrite, ouvrant à l’angoisse existentiale. Jeanine Chamond en fait également référence dans ses propos : « La verticalité est l’appropriation de l’expérience par la mesure, la pesée et la comparaison dramatique des choses, avec la souffrance qui en résulte ».63 Cette mise en tension due à la prise de conscience du monde comme de moi-même, évalue entre étendue et hauteur la mesure de mon envol, elle pousse à l’identification et à l’aliénation des possibles pour me signifier en vue de. Le mode personnalité se lève sur un fond de possibilités qu’il déploie en forme. La prise de conscience de ce dans quoi l’on est pris tisse mes sensations en perceptions et en émotions significatives. Cette distanciation des choses n’est qu’un envol en vue d’un retour approprié dans la proximité de soi comme du monde. Ce que je connais prend du sens avec l’autre dans l’ouvert de mon entrée en présence, dans une situation, dans un contexte, dans une époque… Ce n’est plus une donnée statique, mais un mouvement en devenir, un processus qui ouvre l’horizon vers toutes possibilités d’être « Soi-même comme un autre ».

La hauteur est aussi la structure imaginaire de la transcendance, aucune fleur imaginaire fait remarquer G. Bachelard ne fleurit en bas. « La montée est le sens réel de la production d’images, c’est l’acte positif de l’imagination dynamique ».64 Penser ou imaginer ne signifie pas s’affranchir du corps, le corps par ses sensations est ce qui me rattache au monde, la pensée par ses images le transcende en créant la vie des choses.

En Gestalt-thérapie, nous sollicitons dans un mouvement rétrograde l’awareness en consciousness ou pour reprendre les termes de Bin Kimura l’activité noétique par la conscience de l’acte noématique.

Cet auteur explique l’importance de la relation entre la noèse et le noème et ce qui les fonde, à savoir la vie dans son principe agissant. Cependant pour faciliter la compréhension de ce phénomène, Bin Kimura introduit deux termes techniques : l’aspect agissant de l’exécution qu’il qualifie « noétique » et la conscience de l’acte qu’il nomme « noématique ».

« L’acte d’exécution noétique en chaque instant de la musique, ne peut jamais être conscient en soi de manière indépendante. Par nos expériences pratiques, il est abordé par l’exécution projetée dans la conscience noématique. Ce que nous pouvons vivre concerne la perception ou la mémoire d’une musique déjà exécutée ou l’anticipation d’une musique à jouer. Il ne s’agit là que du noématique. Mais il est impossible d’être conscient de l’activité noétique sans qu’elle soit projetée dans le noématique. ».65

De la même manière, il est impossible de percevoir l’excitation du mode ça de la situation sans qu’elle soit projetée en mode personnalité. Je prends conscience que je suis affectée en awarness mais je ne peux rien en dire à moins que mon affection se transcende en langage et prenne forme en consciousness. A partir de là, je vais soit tisser mes sensations en significations perceptives (image d’élévation) ou soit reconduire mes significations « prématurées » au donné ouvrant la situation (image de profondeur). C’est la mise en tension de ma prise de conscience du monde comme de moi-même, dans l’accueil agissant du mode ça se déployant en mode personnalité, qui ouvre à la nouveauté de ce qui survient.

Concernant le langage de l’entrée en présence, Jacques Blaise dans son ouvrage « Ne plus savoir » précise que le Gestalt-thérapeute adopte un point de vue qui est davantage métonymique que métaphorique. En effet, contrairement à la métaphore, la métonymie permet de tisser un monde commun. La métonymie est un procédé de langage exprimant un concept par un terme au moyen d’un autre. Dans ce procédé, les termes sont nécessairement unis par une relation, par exemple : « boire un verre » exprime boire le contenu du verre. Ici, un minimum de sens commun est d’emblée posé pour partager l’expérience. Le contenu peut varier mais on peut difficilement substituer au verre autre chose qu’un liquide. Le procédé de langage de la métaphore est une transposition de sens par substitution analogique, par exemple : « la racine du mal ». Ici, l’analogie est sous entendue par l’origine de la douleur et la douleur originelle. Elle implique tacitement l’attribution d’une cause première aux maux qui bien qu’infondée, car selon chacun l’interprétation peut-être très diverse, est sous entendue par une construction logique de raisonnement. Le paradoxe de la métaphore est de présenter une signification de monde commun sans aucun sens sauf à priori pour soi-même. « La métaphore peut donc fonctionner pour des personnes qui n’ont pas la même expérience, qui n’ont pas de réel commun. ».66 Accepter de travailler le point de vue métonymique, c’est renoncer à la « bonne interprétation » qui renvoie plutôt à une position de type métaphorique. C’est privilégier : « le donné ouvrant la situation en ce que je est ouvert au monde et que cette donation du monde est aussi un accueillir le monde pour ce je, par où il est et devient » 67 Jacques Blaise ajoute : « Ce qui ici est thérapeutique, c’est l’articulation métonymique entre la relation thérapeute-patient et certains éléments clefs de l’expérience ».68 Cela veut dire que ce qui est essentiel c’est la manière dont la personne ressent son expérience présente, et la nomme, en lien avec le reste de son expérience. « Ainsi, si un patient nous dit « en ce moment j’ai peur », nous allons travailler à l’aider à identifier quels sont les indices, corporels par exemple, qui lui permettent de subsumer sous le concept (le signifié, donc) « peur » son expérience présente : il s’agit bien de vérifier en quoi l’expérience actuelle est en relation métonymique avec d’autres expérience de peur. Et cela peut déboucher sur plusieurs issues : peut-être le patient va-t-il découvrir que c’est bien de peur qu’il s’agit, mais peut-être aussi va-t-il s’apercevoir qu’il s’agit en fait d’une toute autre excitation. ».69

C’est aussi ce que J. Chamond évoque lorsqu’elle parle du phénoménologue qui cherche continuellement à se représenter le sens sous les mots et qui veut s’introduire dans, au lieu de tirer des jugements sur la signification du mot. D’une façon similaire Merleau-Ponty ne fait pas du perçu un point d’arrivée, l’image imprègne, par un mouvement rétrograde, la définition du sensible. Pour l’un comme pour l’autre, il n’y a pas de sens caché à déchiffrer mais juste à accueillir la configuration du monde auquel l’autre me convie. Je prends également appui sur l’article de Patrick Colin : « le rêve chez Médard Boss » pour considérer que la prise de conscience de l’imaginaire : « n’est pas un message ou une présentification du sujet à lui même » 70 mais « un événement langagier qui survient dans un certain contexte, ici celui de la psychothérapie et qui de ce fait est message pour le thérapeute ». 70 Cela nous amène à reconsidérer le statut de l’image, voire même celui de la métaphore qui présente au cœur du visible, une conscience immédiate de soi-même et du monde enracinée dans le vécu, qu’il s’agit de déployer en conscience réflexive. De ce point de vue, je fais l’hypothèse que le patient me dit quelque chose de lui et de notre relation. Comme pour le rêve, l’image « perd alors son statut d’objet scientifique à observer mais devient le médiateur d’une relation où le thérapeute est engagé et affecté, intoné d’une certaine manière… ».70

Lorsque mon patient illustre sa difficulté à respirer par l’image d’une boule qui l’oppresse, ses affects à mon occasion prennent une forme langagière. Il est fort probable que d’emblée pour moi la « boule » dans le donné qui ouvre la situation va prendre une tonalité, une couleur, un mouvement, un sens pathique qui actualise comment à mon tour je me sens affectée par cette image à l’occasion de mon patient. C’est en accueillant dans la situation, ma propre disposition thymique : aversion, appétence, indifférence et en prenant appui sur ce que je ressens au plus près de mes sensations corporelles que je vais pouvoir nommer comment se déploie ma présence dans l’espace : avancée, retrait, respiration, tension, mouvement, relâchement… En cela, je travaille à aider mon patient à faire exister ses propres sensations en l’encourageant à identifier les siennes. Je vais être sensible au rythme, à la tonalité et à toutes les expressions non verbales. De cette manière, j’essaie d’accueillir son monde tel qu’il m’y invite, en cherchant à comprendre avec lui ce qu’il figure en « boule ». En re-conduisant l’image au plus près de sa corporéité, elle s’enracine au vécu et se déploie à nouveau. Mon patient pourra alors exprimer comment il existe sa présence à mon occasion. Il pourra ainsi vérifier en quoi l’expérience actuelle est en relation métonymique avec d’autres expériences similaires. Peut-être va-t-il découvrir qu’il s’agit bien d’oppression et le caractère nouveau de l’expérience affinera sa découverte, peut-être aussi s’apercevra t-il en fait qu’il s’agit d’une toute autre poussée fleurissante.

Dans l’articulation du mode ça de la situation et du mode personnalité survient le mode ego.

66. 3 - Mode ego

C’est le moment où s’éclaire une figure dans ses contours. « Le Moi [mode ego] est l’identification à et l’aliénation progressives des possibilités, la limitation ou l’accroissement du contact en cours, y compris le comportement moteur, l’agression, l’orientation et la manipulation. ».71

Au regard des apports théoriques de l’IGPL, cette modalité passe d’un choix délibéré à la survenue d’une figure qui s’impose. En effet, la théorie du self d’un point de vue de champ et compte-tenu de l’ontologie d’Heidegger ne peut qu’admettre ce que W. Blankenburg écrit : « Comprendre verbalement l’être, cela veut dire aussi : faire expérience de l’être comme survenir (Geschehen). ».72 C’est ainsi, rompre définitivement avec l’idée que le processus de figuration soit l’attribut d’une causalité. La survenue, réaffirme que le déploiement du self se rapporte avant tout à l’ontologie et à la question de l’être avant celle de l’homme, même si ce dernier est le seul à se poser la question de l’existence. Le surgir en mode ego colore le processus de figuration en dynamique de mouvement, en rythmique inattendue, en événement non prévisible comme l’image qui surgit de l’énergie à l’affect.

« Le self survenant en mode ego ne traduit pas une décision volontaire de moi. Il survient en quelque sorte par surcroît dans l’articulation des modes ça et personnalité du self se déployant, qui se produit chez le sujet s’in-formant à l’occasion de la phase identification-aliénation des possibilités signifiantes ouvertes. Cette articulation qui est mise en tension critique des significations disponibles en mode personnalité, reconduites au il y a de la situation se découvrant peu à peu va solliciter l’ajustement créateur : la survenue par le déploiement du self en mode ego d’une signification nouvelle intégrant le connu et la nouveauté. ».73

C’est la raison pour laquelle la théorie du self considère le processus du contacter comme un ajustement créateur dans la mesure où : « toute in-formation est actualisation d’une possibilité d’exister et par là toujours ajustement créateur d’un rapport je/monde même s’il peut sembler « réduit » dans ce nous nommons pathologie ».73

La théorie du self relie la position ontique (soit la question de l’homme et de l’étant que je suis) avec la position ontologique (soit la question de l’existence et de mon pouvoir être ou devenir). La proposition anthropologique de Binswanger articule également ces deux positions lorsqu’il expose pas à pas la con-struction de l’expérience normale, du donné immédiat, l’impression sensorielle, jusqu’à la constitution du monde, du moi et de l’intersubjectivité.

« En bref, la con-struction de l’expérience normale comporte une étape initiale, progressant elle-même selon une série de synthèses dont chacune s’appuie sur la précédente : le chaos d’impressions sensorielles qui forme le donné immédiat aboutit d’abord à l’intuition sensible qui, présentant l’objet, est perception mais n’est ni consciente ni relative à un moi. Ces caractères apparaissent quand une deuxième synthèse unifie les intuitions en aperceptions, étape capitale parce que les rapports temporels ne fonctionnent qu’à partir d’ici et qu’avec eux apparaissent à la fois l’intentionnalité et la réalité – car celle-ci n’est possible que dans la présomption de la continuation de l’expérience selon le même style constitutif et donc suppose la temporalité. Enfin les aperceptions sont unifiées en appréhension (immédiate) (Vernehmen) qui est début de l’expérience proprement dite, objectivement valable et en tant que telle rationnelle. ».74

Il poursuit : « La construction ultérieure de l’expérience normale mène à la constitution d’un monde unitaire, du moi et de l’intersubjectivité : le résultat de l’appréhension est une image, un « phantasme » et cette image est image de la règle qui commande son identité, son organisation et ses mutations possibles avec les autres images. Cette règle c’est l’eidos [essence de l’intuition] à partir duquel se limitent les régions eidétiques. Par là, la conscience aboutit à un monde lisible pour elle et cette lisibilité du texte du monde procède de la nature même de la constitution : elle ne retient que ce qui est adéquat à sa capacité d’accueil et « le monde est donc aussi bien le monde rencontré dans la transcendance que le monde constitué dans l’immanence : les deux aspects coexistent exactement ». ».74

C’est la coexistence de ces deux aspects, c’est-à-dire la conscience de moi comme du monde et l’interaction de leur rapport au fond qui produit ce que l’on appelle : authenticité. La survenue du self en mode ego a trait à une qualité de présence authentique. J’ai conscience que dans l’ouvert au « il y a » de la situation, je me choisis pour une signification qui survient à l’occasion de l’autre, ici et maintenant, en vue de.

Si je me réfère à la spatio-temporalité de Sraus et Binswanger, cette modalité advient dans la synchronisation entre paysage et géographie ou entre étendue et hauteur. La qualité de présence est l’interaction dynamique et ajustée entre la marche dans l’étendue et l’ascension dans la hauteur. La survenue du self en mode ego serait à l’œuvre dans cette proportion anthropologique.

Le langage imaginaire comme nous l’avons déjà dit, signe l’événement de mon entrée en présence. De son expression émane à la fois un se sentir, un se mouvoir et un se signifier à. C’est le message que nous envoie Baudelaire lorsqu’il parle de sa présence qui peut, si la hauteur est proportionnelle à l’étendue, être une source de bien être.

« Je me sentais délivré des liens de la pesanteur, et je retrouvais par le souvenir l’extraordinaire volupté qui circule dans les lieux hauts. En sorte que je me peignais involontairement l’état délicieux d’un homme en proie à une grande rêverie, dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse ; l’immensité sans autre décor qu’elle-même ».75

66. 4 – Flexions

Selon Binswanger, un rapport déséquilibré entre ce qui monte dans la hauteur et ce qui marche dans l’étendue est une disproportion anthropologique, une forme manquée de la présence humaine. C’est sur cette base qu’il conçoit la pathologie.

La question de l’authenticité est ambiguë car elle implique aussi de considérer son contraire, sa défaillance. Au delà de celle inhérente à la vie quotidienne, le risque sous-jacent à l’inauthenticité est de réintroduire le concept de maladie sous une forme cachée. C’est à partir de ce paradoxe que A. Green interpelle les travaux de Binswanger. Il souligne les possibilités de déviance que pourraient induire une disproportion anthropologique de la présence si elle était réduite aux symptômes.

« Green voit, dans certaines expressions courantes, une réintroduction dans le champ phénoménologique sinon du concept de maladie tout au moins de caractérisations négatives qui contredisent l’intention phénoménologique. ».76

Le malentendu provient du fait que Binswanger présente un modèle d’analyse de la présence humaine, pour autant son modèle n’est pas une technique thérapeutique qui a pour but de mener à l’authenticité, il propose tout au plus quelques principes généraux pour la psychothérapie. « A la vérité, c’est la notion même de technique, dans la mesure où elle implique une manipulation de l’homme par l’homme qui est assez étrangère à l’approche phénoménologique-daseinsanalyse. ».77

La conception de Binswanger articule l’anthropologie à l’ontologie en se rapprochant progressivement de l’expérience courante. Ces trois formes de la Présence manquée ne s’excluent pas et sont proches : « Leur trait commun est l’immobilisation, le parvenir-à-une-fin, le blocage du mouvement authentiquement historique de la Présence, et elles sont donc déchéance à l’existence authentique. Mais à la différence de l’inauthenticité paisible de la vie quotidienne saine, la Présence manquée rompt avec l’expérience naturelle et ne laisse-pas-être le Monde, le Soi et les choses ce qu’ils sont. ».78 Ces formes en tant que possibilités d’être immanentes à la condition humaine ne sont donc pas des symptômes.

Selon les principes de champ, la théorie du self ne peut considérer la situation que comme un ajustement créateur et en cela la présence ne peut qu’être authentique ou plus précisément tendre momentanément à l’être. Pour Heidegger l’existence authentique est exceptionnelle et toujours provisoire.

Pour reprendre les propos d’Edith Blanquet, « les modalités du self sont davantage de l’ordre du Kairos » 79 alors que « les flexions sont davantage de l’ordre du Chronos ». 79 « Les flexions du self nous permettent d’interpeller la façon dont la signification se tisse en son contenu formel. ».79

La confluence :

La découverte du donné immédiat de la situation est colorée en humeur (Stimmung) sans possibilité de se signifier. Cet état naturel s’approche de la Physis grecque qui unifie, elle apparaît primairement au moment de l’émergence de la figure, avant même que ne soit différencié moi/monde. C’est en quelque sorte, l’écoute silencieuse de « l’espace poétique » auquel G. Bachelard fait référence lorsqu’il dit : « Dé-couvrir signifie donc s’ouvrir au monde pour en suivre à pas lents le déploiement et pour retrouver de la sorte les vertus oubliées d’une sorte de « confiance cosmique ». ».80 Dans la vie courante, cet état de confluence ne pose pas de difficulté, bien au contraire, il apporte un sentiment de plein, de sécurité vis à vis de ce dont nous sommes dépendant. La confluence devient problématique lorsque l’individu vit des difficultés à s’individuer et en souffre. Le donné ouvrant la situation d’où s’ébauche une direction de sens, peut générer de l’anxiété et perturber l’émergence de la figure. Dans ce rapport au fond où cohabite le familier et l’inquiétant, s’éprouve les modulations opaques du monde constitutives d’un éclairage de soi. Pour illustrer cette appréhension du monde, Binswanger aimait citer cette phrase relevée dans la Correspondance de Flaubert : « A force de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. ».81 Silvana Borutti inverse la dynamique de ce même mouvement pour évoquer l’inquiétude que le sujet peut ressentir en proie à l’étrangeté du monde lorsqu’elle fait référence aux peintres qui ont parfois le sentiment d’être regardés par les choses. Elle ajoute concernant l’imprégnation de cet éprouvé : « le corps propre fait exploser les topologies intérieur/extérieur, sujet/objet, présence/absence : à l’origine du sens, il y a moins une relation frontale qu’un investissement affectif et un corps désirant. ».82

Sans possibilité de restructurer sa façon de voir en une nouvelle compréhension, ce qui devient alors prégnant dans certaine pathologie notamment la mélancolie, c’est l’informe du chaos : objets éparpillés, fragments avec des contours incohérents rendant l’ensemble vide et pesant. En termes heideggériens : « Ce qui apparaît d’abord chez le mélancolique c’est la perte de la proximité existentielle aux choses et donc de leur ustensilité (Zuhandenheit). ».83 Les choses sont appréhendées comme isolées, sans renvoi à la familiarité du monde quotidien auprès duquel le sujet séjourne. Cet éloignement est vécu comme perte de la profondeur spatiale évoquée par Straus. Les choses occupent une place géographique mais ne sont plus intégrées au paysage. Concernant la proportion anthropologique de la présence de Binswanger : la spatialité de la présence est isolée des choses, elle apparaît comme stagnation et être-en-l’air. La présence verticalisée est sans contact vital avec le monde sensoriel et affectif. Le monde ne s’ouvre plus comme vaste étendue mais comme vide. L’espace, sans profondeur ni perspective, n’a plus la limite de l’horizon. Le paradoxe de la mélancolie est qu’elle juxtapose deux modes de spatialisation qui s’excluent : « dans le moment qu’elle s’éprouve comme pesanteur, l’existence mélancolique se trouve vide ».83 L’espace est vide mais le corps est pesant. Néanmoins, ce paradoxe n’est qu’apparent car le mélancolique s’identifie totalement avec ce corps qui est le « corps que je suis » et non « le corps que j’ai » sans possibilité d’objectiver ce corps-pesant en projection de soi. Le corps, englué dans les modulations opaques du monde, sans éclairage de soi est totalement statique. Le mélancolique a perdu toute capacité de se projeter dans le monde. Etre en arrière de soi revient à laisser une distance infranchissable entre lui et les choses et l’espace vital toujours altéré ne peut être que vide.

La spatialité confluente n’est pas la spatialité mélancolique mais si comme le pense E. Minkowski n’importe quel comportement est potentiellement présent chez l’être humain, mon hypothèse est que la compréhension de la présence mélancolique au sens d’être pris avec, est peut-être celle qui permet le mieux de saisir dans ses nuances la présence confluente, elle-même prise dans un éprouvé « confus » et « englué » qui n’arrive pas à se décoller pour être signifié.

L’ introjection :

« L’introjection est l’ensemble des phénomènes sains ou non de prise de signification dans le monde environnemental et d’appropriation ouvrant à l’assimilation ou à la constitution d’un introject. Ce qui n’est pas pris en vue c’est mon pouvoir de signifier. ».84 L’introjection participe à notre socialisation et à nos apprentissages. Depuis tout petit, l’éducation contribue à nous faire adopter des normes et des conventions auxquelles nous nous identifions et nous nous soumettons afin de vivre ensemble. Ceci n’est pas sans rappeler la phrase de Silvana Borutti qui considère qu’à l’origine du sens, il y a moins une relation frontale qu’un investissement affectif et un corps désirant. L’introjection fait partie du processus naturel d’assimilation, elle n’est pas problématique en soi à condition que le sujet se constitue dans cette attitude et en tire profit : « Par là l’introjection peut constituer une façon de pacifier la crise d’élaboration formelle ». 84 Le sujet avale en quelque sorte tout rond la signification d’un alter et se l’approprie sans qu’il y ait eu mastication, mise en tension critique de soi/monde. C’est en cela une manière particulière pour le sujet en voie de lui-même de contacter la situation. Si je me réfère à la visée intentionnelle et à la réduction phénoménologique d’Husserl, le sujet pourra à l’occasion d’un autre événement, suspendre l’évidence de cette signification pour accueillir le donné ouvrant la situation et tisser d’autres significations nouvelles. En d’autres termes, ce qui est introjecté dans un premier temps peut-être mastiqué dans un deuxième temps. Le point de vue de Perls concernant l’introjection est plus radical : « Si l’individu ne peut s’identifier à ce qui n’est pas lui ni l’aliéner, selon les termes de ses propres besoins, il se confronte au vide. ».85 Il considère que cette forme de contacter inhibe le désir lui-même. Entre impulsion et inhibition, le contacter est donc un toucher sensible orienté entre plaisir et douleur. Il est en équilibre entre deux directions de sens : avancée et recul. « Le sentir est attrait ou effroi, dit Erwin Straus, approche ou éloignement, attirance ou fuite. Avant même toute connaissance, il est épreuve des choses, et donc direction de sens, comme mise en jeu de l’existence même. ».86 Pour reprendre l’hypothèse de l’introjection en tant que forme de pacification qui évite de tenir la crise inhérente à la mise en signification, la présence ici prendrait plutôt la forme d’un ne pas oser ni s’approcher, ni s’éloigner, une forme d’attente sus-pendue à l’autre. Minkowski distingue deux façon de vivre l’espace : « l’espace clair » et « l’espace noir » : « L’espace clair, celui qui est ouvert à moi en plein jour, est tel que « je vois les choses, mais je vois de plus l’espace vide, l’espace libre qui se trouve entre elles… Tout dans cet espace est clair, précis, naturel, non problématique. Je me situe aussi dans cet espace et en le faisant je me rends semblable, du moins par un côté de mon être, aux choses ambiantes ; exactement comme elles, j’occupe une place dans cet espace, par rapport aux autres objets qui s’y trouvent… L’espace qui nous englobe tous opère ainsi un travail de nivellement. L’espace devient ainsi « du domaine public »… Je le partage avec tout ce qui s’y trouve… C’est dans cet espace que je vois mes semblables regarder, se mouvoir, agir, vivre comme moi. L’espace clair est un espace socialisé d’emblée… ».87 Il ajoute concernant l’obscurité de « l’espace noir » : « Elle a quelque chose de très positif en elle. Elle me paraît bien plus matérielle, bien plus « étoffée » que l’espace clair qui lui… s’efface, pour ainsi dire, devant la matérialité des objets qui s’y trouvent. Comme telle justement, elle ne s’étend pas devant moi mais me touche directement, m’enveloppe, m’étreint, pénètre même en moi, me pénètre tout entier, passe au travers de moi… le moi ne s’affirme pas ainsi par rapport à l’obscurité, mais se confond avec elle, ne fait qu’un avec elle. ». 87 Minkowski précise que d’ordinaire : « l’espace clair se trouve encadré par l’espace noir ou qu’il vient s’incruster en lui. » 87 . Tout gestaltiste y verra là une similitude avec le processus de figuration où une forme s’éclaire par rapport au fond qui lui même advient simultanément dans ce rapport de figuration. La spécificité de l’introjection ne peut donc résider dans la simple disparition de l’un des espaces mais dans la modification de leurs rapports. Dans l’introjection, un peu comme pour l’hallucination, je serais tentée de parler d’un chevauchement de ces deux espaces. Une figure s’impose dans ses contours sans avoir été transcendée. L’espace sombre se superpose à l’espace clair s’empiétant l’un l’autre.

La projection :

Tel que nous l’enseigne Husserl : « toute conscience est intentionnelle », c’est-à-dire qu’elle vise toujours quelque chose. Dans la vie quotidienne la projection est inhérente au processus de figuration, elle anticipe les possibles d’une signification en vue de réaliser une intention, un projet. C’est l’action de se jeter en avant dans l’existence. En cela, la signification est projetée avant que le sujet ait pris le temps de se l’approprier. La signification est très peu enracinée au donné ouvrant la situation. Du point de vue du self, le mode personnalité se déploie sans intégrer le mode ça de la situation. « Ce qui est « réduit » c’est la prise en conscience de la responsabilité du sujet, la signification appartient au monde. C’est le monde qui l’assigne à une place, qui le définit. ».88

Dans la projection comme dans la manie, l’altération du temps vécu est un maintenant ponctuel que le sujet devance déjà. L’avenir est déjà intégré et réalisé par anticipation dans la décision. Pour Minkowski, c’est le déploiement dans le temps qui fait défaut au sujet maniaque, il vit dans une chaîne de présences isolées d’un instant à l’autre. Le contact existe mais il est instantané : « il lui manque de la pénétration, il n’y a plus de durée vécue en lui ».89 L’excitation maniaque n’est que solitude. La légèreté du corps, évidente dans sa façon d’occuper l’espace, prive la personne maniaque de toute consistance et exprime une fragilité existentielle. Elle est continuellement saisie par un éventail infini de renvois, toujours actuels et fugaces : « On peut dire que le maniaque est dépossédé de son corps qui reste à la totale disposition des choses qui le saisissent. ».90 Comme pour la temporalisation mélancolique, celle du maniaque, réduite à une « momentanéisation absolue », ignore toute durée et disparaît.

Binswanger dégage dans son anthropologie existentielle un style qualitatif d’être-au-monde, celui du saut et du bond dans la fuite des idées encore ordonnée et celui du tourbillon dans la fuite des idées désordonnée ou confuse. L’espace maniaque est sans distance, sans direction et sans relief. Le seul mouvement possible est le mouvement circulaire. On ne peut ici se fixer en un point pour réfléchir, s’orienter, décider une progression ultérieure vers un but car instantanément, il est déjà atteint. Les choses ou les personnes qui l’entourent sont floues et sans contour, elles ne peuvent donc être un obstacle. Le maniaque est de plain-pied avec tous et ne varie pas son mode d’approche. « Un espace « aussi facile » ne peut être abordé que dans « l’optimisme de l’humeur » (Stimmungsoptinismus), parce que parfaitement improblématique : tout y est lumineux, coloré de teintes gaies, tout y est léger, volatile, fugace. ».91 Sous une apparente affirmation de la Présence, il ne s’agit pas d’un soi authentique mais d’une totale contingence, toute livrée à l’influence du monde. Le monde maniaque s’apparente au vécu de « « l’espace clair » de Minkowski, cette forme d’ajustement n’est pas sans rappeler les possibilités d’organisation du monde de la projection.

Je voudrais dire à nouveau que je ne fais pas d’amalgame entre les mondes constitués des pathologies présentées et les flexions du self. Il y a tout au plus de mon point de vue, des passerelles ténues mais possibles, pour chercher à comprendre et par là accueillir le monde auquel l’autre me convie lorsque je repère une forme confluente, introjective ou projective. Mon intention n’est pas non plus de présenter par cette articulation théorique une pathologie du self qui prendrait pour compte ces moments structuraux comme évidences de base au service d’une théorie du sujet. La présentation de ces catégories psychotiques est plutôt à regarder comme une variation des existentiaux pour peut être accéder à une meilleure compréhension des modalités d’être de chacun et par là, à une meilleure communication avec les patients. La problématique de la phénoménologie recherche les conditions de possibilités de ces modes d’être et à ce titre impose de passer de la constitution de ces mondes, c’est-à-dire de l’étude des « moments structuraux » constituants, au développement d’une approche ontologique. La théorie du Self du point de vue de champ cherche à saisir le phénomène dans ses références à l’être-au-monde, à articuler le langage de l’homme avec le dévoilement de sa présence dans l’expérience en cours.

Ma réflexion s’appuie sur les travaux d’Edith Blanquet, c’est la raison pour laquelle je n’aborde pas les autres flexions du self : rétroflexion et égotisme, décrites à l’origine par Perls et ses collaborateurs. En effet, comment aborder la rétroflexion sans poser un « je » pré-constitué ? Et comment aborder l’égotisme sans présupposer un lieu où « je » serait localisé ?

7 – Suzanne

Lorsque Suzanne vient me voir pour la première fois, elle a 62 ans. Elle a arrêté de travailler, il y a une dizaine d’années, pour des raisons de santé. Originaire de la région parisienne, elle a exercé durant plus de 20 ans le métier de repasseuse dans une teinturerie industrielle puis, durant près de 9 ans, celui de surveillante de cantine tout en assumant parallèlement la gestion administrative de l’entreprise de son mari, artisan peintre en bâtiment. Le couple, aujourd’hui retraité, vit dans le sud depuis environ 8 ans. Leur fille unique, âgée de 42 ans, habite Paris et n’a pas d’enfant. Le mari de Suzanne est très investi dans la vie associative, ses activités lui occasionnent parfois des déplacements. Le couple se dispute souvent. Suzanne se plaint du manque de communication dans le couple et d’être constamment surveillée par son mari. Ils font chambre à part depuis des années. Suzanne regrette de ne pas avoir eu le courage de divorcer lorsqu’elle était plus jeune. A présent, elle considère que c’est trop tard ; elle se sent dépendante de son mari matériellement et financièrement. Suzanne a une vie sociale et affective assez pauvre. Elle reçoit de temps en temps les invités de son mari et sa cousine un week-end sur deux avec laquelle elle ne s’entend pas très bien. Lorsque son mari s’absente, elle ne voit personne. La seule personne dont Suzanne semble apprécier le contact est sa fille avec qui elle s’entretient régulièrement par téléphone. L’histoire familiale de Suzanne est contenue dans une chemise jaune à rabat. Elle me confie son dossier dès les premières séances pour que je le consulte : « Je suis un cas » me dit-elle. Suzanne a été adoptée à l’âge de 18 mois. Lorsque ses parents adoptifs l’ont recueillie, elle ne parlait pas et était en proie à de violents accès de colère qu’elle a longtemps eu beaucoup de mal à contenir. Avec l’âge, Suzanne estime à présent mieux gérer son impulsivité et en cas de difficulté, elle a tendance à se réfugier dans sa chambre. Elle dit avoir reçu l’affection de ses parents adoptifs auprès desquels elle a grandi « normalement ». Cinquante ans plus tard, sa famille génétique, notamment ses sœurs aînées engagent des recherches pour la retrouver. Suzanne renoue des liens avec sa famille d’origine et apprend qu’elle est née durant la guerre d’une union adultère entre sa mère et probablement un soldat allemand. Sa mère meurt 9 mois après sa naissance, le chef de famille de retour du front ne veut pas du bébé qu’il confie à l’orphelinat. Les retrouvailles avec la famille d’origine font l’objet de tout un dossier de presse. A cette époque, Suzanne et ses sœurs sont au cœur de toutes les attentions. L’une des sœurs publie même un livre relatant l’histoire de leur enfance miséreuse. Deux ans plus tard, la mère adoptive de Suzanne meurt. Aucune des sœurs n’est présente aux obsèques. Suzanne coupe les ponts avec sa famille génétique. Suzanne relate tous ces événements d’une manière que je reçois assez distanciée. Je ne me sens pas très mobilisée par ce qu’elle exprime. Son récit, pourtant détaillé, m’évoque le personnage d’une héroïne de roman auquel Suzanne s’identifie mais le contenu affectif est comme absent. Je me souviens d’une phrase qu’elle m’adresse : « Cette histoire est incroyable, non ? Qu’en pensez-vous ? ».

Au moment où Suzanne prend contact avec moi, elle est fatiguée et cumule des soucis de santé. Invalide à 80%, elle rencontre des problèmes respiratoires importants (pneumothorax et asthme) et souffre d’une hernie discale. Il y a trois ans, elle a subi deux opérations : l’une aux cordes vocales, l’autre à la hanche avec une pose de prothèse. Elle endure une arthrose articulaire douloureuse notamment aux mains et aux pieds (elle a déjà été opérée des pieds en 1999). Le croisement de ses orteils l’empêche de mettre des chaussures fermées et elle porte un appareil dentaire qui n’est pas adapté à ses gencives. Alors que Suzanne s’est toujours identifiée à une femme « battante » et dynamique, elle supporte difficilement son état de diminution physique notamment le fait de sa mobilité réduite qui a pour conséquence de maintenir sa surcharge pondérale. Suzanne souffre également de dépression, elle se reconnaît dans ce diagnostic qu’elle énonce elle-même en le qualifiant de « dépression majeure ». Sa première dépression remonte à 1968. Selon elle, elle était due aux pressions financières du moment et à la peur de ne pas pouvoir rembourser le crédit de la maison. Elle constate que lorsque la situation financière du couple s’arrange, elle est moins dépressive. Elle diminue alors les doses de son traitement mais n’a pas le souvenir de l’avoir totalement interrompu depuis cette époque. Ces trois dernières années, elle a le sentiment que son état de santé général s’est aggravé. Elle fume une dizaine de cigarettes par jour et manifeste depuis environ six mois une légère alcoolémie.

Suzanne prend contact avec moi peu de temps après avoir été hospitalisée pour insuffisance respiratoire. Auparavant, elle a rencontré deux autres psychothérapeutes avec lesquels elle n’a pas souhaité s’engager davantage. C’est l’un deux qui me recommande à Suzanne. C’est sa première thérapie. Elle vient poussée par sa fille qui a elle-même entrepris un travail personnel.

Sa posologie médicale est conséquente à son état de santé :
-  antidépresseur (Deroxat) : 1 comprimé le matin
-  anxiolytique (Lexomil) : ¼ de comprimé matin, midi et soir
-  antiallergique (Kestin) : 1 comprimé matin et soir
-  bronchospasme (Combivent) : inhalation après l’effort
-  fluidifiant (Surbronc) : 1 comprimé matin, midi et soir

Mon premier contact avec Suzanne est celui de sa voix sur mon répondeur téléphonique : « Je m’appelle Me…, je viens de la part de…, j’aimerais avoir un rendez-vous, mon numéro de téléphone est le… ». La voix tremble un peu, j’imagine une femme plus âgée que moi. J’entends une tonalité forte et un timbre plutôt rauque, l’articulation est appliquée presque récitée. Le message est concis et précis. Je me rappelle de ce message pour l’avoir écouté plusieurs fois. Curieusement, j’avais le sentiment que c’était moi qui était convoquée à son rendez-vous. En écoutant la voix de cette dame, je cherchais à me la représenter. J’imaginais quelqu’un qui de prime abord ne m’apparaissait pas très aimable, au caractère un peu rigide et autoritaire.

Ce n’est donc pas très assurée et un peu inquiète que je me préparais à rencontrer cette personne. Alors que j’essayais tant bien que mal de me détendre. Je la vis arriver au volant de sa fourgonnette avec trois quarts d’heure d’avance. Mon cœur battait la chamade quand j’ai ouvert la porte. Je ne me rappelle plus très bien des préliminaires mais je me souviens parfaitement de son regard froncé et du mouvement de tête en direction des escaliers.
-  Je suppose que c’est en haut ? me dit-elle et moi désolée, m’excusant et acquiescant.
-  Je vous préviens, ajoute t-elle, j’ai des difficultés à marcher, je ne suis pas très rapide. J’ai vu alors cette femme massive empoignée à pleine main la rampe de mes escaliers pour se hisser à l’étage jusqu’à mon cabinet. Arrivée en haut, la respiration haletante, elle s’est assise sur un de mes fauteuils tout neuf avant de sortir un aérosol de son sac pour se faire une pulvérisation buccale. Je me suis assise à mon tour en face d’elle sur l’autre fauteuil tout neuf et j’ai attendu les yeux écarquillés qu’elle reprenne son souffle tandis que je reprenais mes esprits. C’était ma première patiente.

Je sentais une certaine tension dans mes épaules et dans mon cou. Je crois que les parties supérieures de mon corps cherchaient à se combiner ensemble visant à réduire la moindre surface exposée. Mon état d’alerte se manifestait par mes épaules relevées et ma tête rentrée. Me revenait alors en mémoire, le diagnostic posé par mon collègue concernant ma patiente qui à priori selon lui présentait un profil hystérique. Je crois qu’assez rapidement chez moi s’est manifestée une angoisse diffuse.

Ma patiente, elle, était assise sur le bord du fauteuil, ses deux sandales touchaient le sol. Son buste et son visage s’avançaient vers moi tandis que ses avant-bras reposaient sur ses cuisses. Elle s’adressait à moi en parlant beaucoup. Je mis très vite l’hypothèse de l’hystérie le plus à distance possible pour me concentrer sur la sémiologie. Assez rapidement, s’est imposée la question du diagnostic clinique. Je n’étais pas sûre de ma capacité à pouvoir l’accompagner.

La production du langage était importante, beaucoup de thèmes étaient successivement abordés dans la séance, le langage présentait un rythme plutôt soutenu. Le style était direct, concret et la forme affirmative. Le registre de la plainte était privilégié, Suzanne ponctuait régulièrement ses phrases par des soupirs et aussi par des sortes de sons gutturaux ressemblant à des « grrr ». Elle ne présentait pas d’amnésie notoire, son récit se référait à une chronologie historique avec un enchaînement logique de la pensée. Suzanne se plaignait d’insomnie. La qualité de son sommeil était perturbée, selon elle, par ses rêves. Il lui arrivait de se réveiller vers 3 heures du matin et de rester éveillée jusqu’à l’arrivée de son mari qui chaque matin lui apporte son café au lit vers 7 heures. Concernant l’activité motrice, la posture du corps statique contrastait avec l’expression, les mimiques et les symptômes neurovégétatifs du visage. Toutefois, Suzanne contrôlait visiblement ses émotions : « je ne pleure jamais » me dit-elle. La position statique du corps était due au fait que Suzanne adoptait celle qui lui était le plus supportable, elle bougeait le moins possible pour ne pas avoir mal. L’impression générale que j’avais en écoutant ma patiente me laissait entrevoir quelque chose qui se manifestait en force. L’image qui s’imposait à moi était celle d’un chêne incliné vers le sol tentant malgré tout de se redresser. Suzanne ne présentait pas de dissociation mentale, comportementale ou affective donc à priori aucun trouble de nature psychotique, phobique ou obsessionnelle, pas de crise manifeste d’angoisse mais plutôt l’expression d’une anxiété qui s’exprimait par la suppression du doute. En me concentrant sur les signes cliniques, le donné ouvrant la situation prenait une teinte différente, je sentais mon corps se détendre mon dos prenait appui sur le fond du fauteuil. Ma respiration était plus fluide. Je l’écoutais patiemment, reformulant de temps en temps ses propos pour vérifier ma compréhension. A partir de là, elle acquiesçait ou pas, donnait des précisions. La relation s’installait sur le mode du bavardage, du point de vue du self, en projections de significations très peu articulées au mode ça de la situation. Nous nourrissions en quelque sorte l’une et l’autre la rencontre dans une forme de pacification bienveillante en introjectant à tour de rôle ce que je qualifierais : notre soutien mutuel. L’intérêt du bavardage est de présenter une forme, une forme hâtive certes, mais une forme quand même que l’on peut ensuite mettre entre parenthèse. La projection et l’introjection ne sont pas ici un point d’arrivée ou une adhésion tacite du monde mais une manière de contenir le monde comme soi-même en lui donnant forme. A partir de là, je peux imaginer qu’il y ait suffisamment de sécurité pour mettre en crise la signification. Suzanne et moi cherchons ensemble, dans nos avancées et nos retraits, une forme d’ajustement pour en quelque sorte apprivoiser ce corps souffrant, un peu à la manière des peintres impressionnistes, par petites touches. En suspendant la projection de l’hystérie, s’offraient à moi d’autres directions de sens inhérentes à l’humeur. En écoutant le timbre rauque de la voix, en regardant ce corps massif que j’imaginais douloureux, l’atmosphère de la pièce prenait une tonalité différente, plus grave presque pesante. J’avais conscience de l’inertie de mon propre corps qui s’affaissait dans le fauteuil, le cours de ma pensée était moins clair. Le temps prenait une épaisseur, s’écoulait plus lentement. Je me surpris à vouloir bouger comme pour me décoller de mes sensations. Je changeais de position en recherchant l’appui du dossier, je calais un coussin pour soutenir mon dos. Vous voulez un coussin Suzanne ? D’un point de vue du self, le mode ça de la situation se déployait d’une manière confluente. Sans possibilité de structurer ma façon de voir la situation en compréhension, j’ai choisi, pour maintenir ma sécurité, l’option : « courage, fuyons ! ».

J’ai mis plusieurs séances avant d’exprimer à Suzanne mon désir de l’accompagner. Je me suis sentie, dés la première séance, investie dans notre relation mais je manquais d’assurance sur mes capacités à lui apporter mon aide. Je ne parvenais ni à m’engager, ni à arrêter les séances. Ce qui avait pour effet de donner au cadre thérapeutique une forme élastique un peu particulière. Mon inquiétude sur son état de santé était réelle et je parvenais difficilement à m’en distancier. Le sentiment de confiance s’est tissé progressivement, en étant présentes l’une à l’autre, en créant ensemble un cadre à notre rencontre. Je me souviens d’un événement. Ce jour là, Suzanne arrive toute essoufflée, un peu en retard à notre rendez-vous. Elle démarre la séance avec ce que j’identifie comme un « petit sourire » tout en m’expliquant que pour rattraper son retard, elle a du rouler à plus de 100 km/heure sur la départementale. Instantanément, j’ai eu la sensation que mon sang se figeait. Cette départementale bordée de platanes est une des routes les plus meurtrières du département. J’ai également présent à moi que Suzanne est sous antidépresseur, qu’elle est aussi actuellement sous hydrocortisone à cause de sa bronchite et que pour peu qu’elle ait bu un whisky avant de partir, le mélange doit avoir un effet détonnant. Suzanne est là en face de moi, elle sourit, pas moi. Un chaud et froid m’envahit. Je suis partagée entre une montée de colère que je sens poindre et un sentiment d’effroi. Je choisis de partager mon ressenti.
-  Je vous vois sourire Suzanne mais en ce qui me concerne je ne suis pas sûre que ça m’amuse. Non, ce que j’entends Suzanne ne m’amuse pas du tout mais aurait plutôt tendance à me figer, à me glacer et à nourrir mon inquiétude.
-  Ohhhhhhhhh… Je n’ai pas dit ça pour vous inquiétez. Je ne veux pas que vous soyez inquiète. Je souris à mon tour car il me vient à l’esprit que son mari et sa fille eux aussi la surveillent un peu comme le lait sur le feu.
-  Lorsque je vous exprime mon inquiétude, cela vous surprend-t-il ?
-  Oui. Il n’y a pas de raison pour que vous soyez inquiète. Je ne mets pas les autres en danger. Ce n’est pas comme si j’avais fait un excès de vitesse dans un village ; ça je ne le ferais pas.
-  J’entends que vous me dites qu’il n’y a pas de quoi m’inquiéter du moins pour les autres mais mon inquiétude s’adresse à vous Suzanne.
-  Ohhhhhhhhh… J’ai rien fait de mal. Et puis, je sais encore ce que je fais !
-  Je vous écoute et tout en vous écoutant je vois votre visage se colorer. J’imagine que mon inquiétude pourrait vous agacer ou vous énerver. Est-ce le cas ?
-  Oui, ça m’énerve un peu mais c’est pas contre vous. Silence. Ma fille aussi est de nature inquiète il faut tout le temps la rassurer… A partir de ce sourire que je reçois comme inquiétant – dans la situation, mon interprétation du sourire de Suzanne m’apparaît décalé, quelque chose ne tourne pas rond entre ce que je vois et ce que j’entends – nous avons pu poser d’emblée un minimum de sens commun pour partager l’expérience. Suzanne a entendu mon inquiétude qui faisait écho à la sienne même si le contenu de chacune différait. Nous avons fait l’expérience de comment l’une et l’autre, nous pouvions tisser ensemble un monde commun plus rassurant pour progressivement nous faire confiance.

Aujourd’hui, il me semble que la question du sens est véritablement le thème de nos séances. Lorsque j’éprouve une angoisse diffuse à son occasion, ce qui apparaît avec force, c’est l’absence de sens. Je crois par là que ma présence à l’occasion de celle de Suzanne me convie à éprouver ce qu’elle-même ressent, un défaut de sens dans ce qu’elle vit, un défaut de sens à son existence. D’un point de vue clinique, Suzanne présente en effet quelques traits d’allure hystérique qui correspondent à l’image culturelle que l’on a de cette pathologie. Le style du discours parfois mondain donne l’effet d’une représentation pas toujours en adéquation avec la pauvreté du contenu affectif. Suzanne s’identifie facilement à un personnage dont elle tient le rôle, ce qui laisse supposer une suggérabilité toute de suite endossée qui clôt ainsi l’incertitude de la nouveauté. D’un point de vue du self, le mode personnalité n’est pas articulé au donné qui ouvre la situation. Le monde assigne Suzanne dans une projection instantanée d’elle-même déjà devancée. Les manifestations de colère vis-à-vis de ses proches sont « mises en scène » et s’expriment en public. Par contre, concernant son rapport au corps, bien qu’elle soit pieds nus dans ses sandales en hiver et qu’elle ne porte pas de manteau, je ne suis pas sûre que l’on puisse parler de « belle indifférence », mais plutôt d’un rapport au corps distancié car douloureux, un corps parfois laissé à l’abandon. Suzanne souffre aussi de dépression depuis 1968. Je me suis demandée si ce que j’identifiais comme une allure hystérique n’était pas le versant maniaque de la dépression, mais je ne crois pas ; il n’y a pas d’hyperactivité ni d’état euphorique de bien-être. L’état dépressif de Suzanne s’est dégradé ces dernières années avec son état de santé général sans évènement particulier déclencheur, à priori c’est donc une dépression de type plutôt endogène. Elle éprouve des sentiments de fatigue, de léthargie, d’oppression, de tristesse et une inhibition de ses actions et de ses décisions. La temporalité vers l’avenir est pessimiste, toute action est vaine et inutile, avec un goût de « à quoi bon ! ». Ce vécu pessimiste se traduit par une perte d’estime d’elle-même. D’un point de vue du self, ici le mode ça est tout aussi fermé au déploiement ouvrant le donné de la situation. Le mode personnalité coupé du monde ne peut s’élever et se structurer en nouvelles significations. Dans cet isolement vide de sens, la seule expérience possible pour Suzanne est ce corps pesant qu’elle existe. Suzanne est surtout fatiguée, se mouvoir est difficile et donc tout ce qu’elle entreprend lui demande un effort : l’entretien de sa maison, la confection des repas, faire les courses, supporter son mari, sa cousine, venir me voir…

Au delà du diagnostic clinique qui peut sembler paradoxal dans cette combinaison d’allure hystérique comme dépressive, je suis surtout sensible à l’énergie que Suzanne déploie chaque jour. Quand je pense à elle, j’ai l’image d’une femme courageuse et surprenante. Entreprendre une thérapie à 62 ans n’est pas commun ! par là elle manifeste un désir de soin, une envie… et c’est vers là que je porte mon regard. La question qui fonde notre relation est celle de la recherche de sens à son existence avec ce corps vieillissant et invalide à 80 %. La sémiologie a été ma manière de me rassurer, de donner sens à ma propre présence pour « contenir » notre relation. Néanmoins, les modalités de présence de Suzanne ne se réduisent pas à des symptômes, ni à des présupposés qui ne présentent finalement d’intérêt que pour mieux être re-connus et ainsi mieux être mis à distance, suspendus. Dans le mouvement de cette « prise » de conscience ou de cette mise entre parenthèse de l’hystérie, il y a là, un nouvel espace libre pour re-co/naître au sens de laisser naître à soi à nouveau d’autres directions de sens ouvrant d’autres rapports au monde, d’autres imaginaires.

Il me revient en mémoire une autre séance avec Suzanne. Elle arrive comme à son habitude essoufflée et s’assied dans le fauteuil en face de moi. A peine s’est-elle assise qu’elle me tend un napperon brodé par ses soins, tout propre et bien repassé. Ce napperon fait référence à une séance précédente où il était question de sa représentation de la féminité. Je sens mes sourcils s’arquent bouter légèrement et mon front se plisser. Un peu surprise, je prends le napperon qu’elle me tend et tout en le regardant de plus près, je souligne le travail de patience et de précision réalisé. Je finis par poser le napperon bien en évidence sur un fauteuil en face de nous et je lui demande si aujourd’hui son intention est de travailler à partir de cet objet. Non, elle veut juste me le montrer (J’apprends en fin de séance qu’elle a réalisé ce napperon il y a environ 40 ans lorsqu’elle était enceinte de sa fille – selon ses propres termes « je ne la désirais pas » « je suis passée à côté de ma grossesse » – et que finalement ce napperon lui évoque de la culpabilité). Elle change brusquement de conversation et me raconte qu’elle est allée hier en ville faire des courses avec son mari. Elle dit être satisfaite d’avoir réussi à garder son calme alors que ce dernier l’énerve beaucoup. Elle ressent souvent de l’énervement ces derniers temps qu’elle illustre par d’autres commentaires (j’ai présent à l’esprit qu’elle a arrêté ses antidépresseurs depuis 5 semaines).
-  Je lui demande si elle se sent énervée, maintenant, là, en face de moi ?
-  Non, au contraire, me répond-t-elle, ma présence l’apaise.
-  Peut-elle alors repérer ce qui chez moi lui procure cet effet ?
-  Difficile à dire, la pièce, moi, c’est un tout… Puis elle enchaîne avec sa cousine qui a un zona et qui ne viendra pas ce week-end. Elle dit être soulagée de son absence, elle aspire à un peu de tranquillité… Elle m’explique qu’elle reçoit ce soir les invités de son mari pour qui elle a accepté de faire des gâteaux. Elle a d’ailleurs tout un tas de vaisselle en porcelaine, 2 services au moins, qu’elle n’arriverait de toutes façons pas à vendre même si elle le voulait, ce genre de service n’est plus à la mode. Elle ne s’en sert jamais alors ce soir, c’est peut-être l’occasion… Cela fait un bon moment que Suzanne déverse le flot de ses paroles, passant d’un sujet à l’autre en enfilant les questions et les réponses. De mon côté, accrochée au fauteuil, j’évite les soubresauts en tentant vainement de la suivre. Ma patience à endurer ce qui me « déborde » à des limites, ma capacité à l’apnée aussi. Je remarque que mon expression verbale se rapporte à l’eau, je suis prise dans un tourbillon aquatique. Je vais « boire la tasse » si je ne réagis pas. Je me décide à l’interrompre. Je lui exprime que ce flot de paroles me donne le « tournis »… que je ne comprends pas très bien ce qu’elle essaie de me dire avec tout ça… Mes paroles ont pour effet de l’arrêter net un instant. Elle m’avoue un peu hébétée qu’elle aussi ne sait pas… Elle s’excuse presque de n’avoir rien de particulier à mettre au travail. D’habitude, elle vient en thérapie avec à l’esprit un quelque chose, un événement particulier, un rêve, aujourd’hui… rien. Elle se sent « vide ». Silence. Elle tord ses mains qu’elle tient serrées l’une dans l’autre. Le temps a pris soudain un autre tempo, beaucoup plus lent. Je me sens mobilisée, tendue vers elle. Je m’approche et tout doucement je l’encourage à exprimer ce qu’elle ressent. Silence. Elle continue à tordre ses mains en me regardant. Apparaît alors sur son visage un pâle sourire. Silence. J’imagine sa détresse. Je pose ma main sur son bras comme pour lui signifier que je suis là, tout près, avec elle. Je lui parle doucement, lentement. Je lui prête mes mots en lui décrivant ce que je vois et à partir de là ce que je sens et ce que j’imagine. Ses mains qu’elle tord, son sourire qui me serre les dents et que j’imagine crispé… Silence. Je partage la représentation que j’ai d’elle, celle d’une petite fille prise en faute qui essaie de se donner bonne figure…
-  Oui c’est ça, me dit-elle promptement, je me fais l’effet d’une petite fille qui ne sait pas quoi faire ! Le temps a repris sa vitesse de croisière et Suzanne ses babillages… Je prends conscience que j’ai été trop vite… elle se raccroche aux branches comme elle peut et la branche c’est moi ! … Je choisis à nouveau de ralentir le rythme. Tout doucement je la rassure. Je lui exprime que justement lorsqu’elle n’a pas d’idée précise, c’est peut-être là qu’il se passe des choses intéressantes, que l’on peut en thérapie explorer ça ensemble tranquillement, que peut-être ce flot de paroles est sa manière de remplir ce vide dont elle fait état… Je sens intuitivement qu’il y a eu une amorce de possibilité de signification pour Suzanne mais pas d’évidence qui s’impose. Un peu à la fois mes propos se diluent en blablabla. Je remblaie à mon tour « le vide » pour donner du sens. La séance reprend son cours sur le mode du bavardage.

En début de séance, lorsque Suzanne passe successivement d’un thème à l’autre, elle manifeste par là comment lorsqu’elle contacte ce « vide », instantanément elle le remplit en significations pour clore la nouveauté de l’ouvert de la situation. On reconnaîtra le déploiement du self sous une forme projective en faisant l’hypothèse que l’expérience « vide » du monde assigne Suzanne à « se vider » elle même dans un flot de paroles. Elle ne se choisit pas dans ce mode d’être, il s’impose. En écoutant Suzanne, j’ai du mal à suivre. Je me sens tendue, prise dans un tourbillon de bonds successifs sans qu’il y ait vraiment moyen de déployer pleinement une figure. C’est ce que Binswanger exprime lorsque qu’il parle du style de l’être-au-monde « maniéré ». En prenant appui sur ce que j’éprouve dans la situation, apparaît une forme imaginaire : « le tournis », qui me signifie dans le même mouvement où il signifie Suzanne, toutes deux en prise avec le phénomène du « tourniquet » mais d’une manière différente. Du moins, ce phénomène nous apparaît « évènement » à partir du moment où il est nommé, alors seulement là, l’éprouvé prend forme dans la soudaineté de l’arrêt des significations qui ne tournent plus en rond. Je ne suis pas certaine pour autant que l’on puisse parler de mode ego, l’image du « tournis » n’est pas un surgissement simultané, il n’est pas tissé en significations pour Suzanne mais arrêt, silence. A partir de cet arrêt, Suzanne est en quelque sorte en re-prise avec le donné ouvrant la situation mais la forme de ce contacter est confluente : le mode ça de la situation se déploie sans pouvoir se signifier. En d’autres termes, psychologiquement (ou du point de vue du sujet en voie-de-lui-même) cela se traduit pour Suzanne par un état affectif important et par un défaut de symbolisation de cet état. Elle ne peut donc pas s’individuer. Ce déploiement particulier du self s’exprime par les manifestations corporelles de Suzanne : les mains se tordent, l’expression du visage est crispée… et par le défaut de significations. Je fais l’hypothèse que pour sortir de cet état confluent et angoissant que Freud nomme : « l’étrangeté du monde et de moi-même », Suzanne introjecte la signification de « la petite fille ». L’introjection ici pacifie la crise inhérente à la mise en signification. Suzanne s’approprie les significations du monde que je lui donne sans les avoir mastiquées. En cela, la manière dont nous sommes présentes Suzanne et moi dans la situation ouvre simultanément un nouveau rapport au monde qui nous constitue. Mon imaginaire de ce rapport au monde advient sous une forme nouvelle celle de la « bonne » mère nourricière que je suis donnant la cuillérée à la « bonne » petite fille qu’elle est.

Je suis surprise de la forme que prend soudain mon rapport au monde. Dans la signification de « bonne », je glisse à nouveau vers l’expertise d’un savoir sur l’autre, le « bon » n’est-il pas un projet qui prédéfinit ce que doit devenir l’autre ? Il serait alors intéressant de reconduire ce concept dans la dimension non intentionnelle du sentir pour redéployer la prise en conscience du contacter en nouvelles significations. Toutefois, si je regarde cette signification du « bon » comme une manière rassurante d’accueillir la nouveauté de la situation, il m’apparaît que Suzanne fait tout ce qu’elle peut pour être une « bonne patiente » et moi tout ce que je peux pour être un « bon thérapeute ». On y met, toutes les deux, de la « bonne volonté » mais la volonté n’est-elle pas un mode de présence dans une idéation adéquate ? Moi à vouloir exister ma présence au service de Suzanne et Suzanne à vouloir exister la sienne au service de la mienne, que nourrissons-nous mutuellement, que partageons-nous de commun que nous voulons l’une et l’autre tacitement éviter ?

Lorsque Binswanger parle de la présence qui met sur soi un masque, un voile, une carapace m’apparaît alors des images familières qu’il m’arrive d’éprouver en présence de Suzanne. Par ailleurs, elle utilise très fréquemment la formulation « si…alors » : « Si mon mari ne se comportait pas de la sorte… je serais heureuse ! » ; « Si j’arrivais à perdre 20 kilos… je me sentirais mieux dans ma peau ! » ; « Si je pouvais marcher… j’irais me balader dans la nature ! » etc. Cette approche explicative circonspecte de la préoccupation, Binswanger la nomme réflexion. Selon lui, cette forme langagière réfléchie ses rayons sur la présence. Une présence qui n’est pas sans rappeler celle de la mélancolie avec son mode similaire de temporalisation. Jeanne projette devant elle un passé, quelque chose à quoi elle puisse s’attendre. Il découle de ce mode de spatialisation un besoin d’ouverture qui est instantanément – dans ce mouvement de traction arrière vers l’avant – rebouchée, fermée à la nouveauté de ce qui advient. Cette forme de présence ne peut donc être autrement que telle que la qualifie Binswanger : « tendue », « désespérée » ou « captive ». J’émets l’hypothèse que pour Suzanne les quelques traits d’allure hystérique, notamment la projection « mondaine » de significations viennent mettre un semblant de légèreté dans la lourdeur de sa préhension dépressive du monde, une possibilité de mettre du relief là où il y a isolement et absence de sol. Cette forme d’ajustement créateur maintient en quelque sorte une proportion d’équilibre entre ce que Minkowski appelle l’espace clair et l’espace sombre pour permettre à Suzanne d’exister tant bien que mal.

Le langage de l’entrée en présence de Suzanne ouvre un imaginaire, un rapport au monde qui me convoque à mon tour. Ce récit de Suzanne est une mise en forme temporaire qui évoque mon séjour en sa compagnie.

Cela fait un an que je travaille à ouvrir les significations que nous créons à l’occasion de notre rencontre, tout doucement et patiemment pour tisser d’autres ajustements créateurs.

Pour dresser un bilan rapide de là où en est Suzanne : Elle a arrêté de prendre ses antidépresseurs depuis plus de 4 mois. Elle a fait une tentative pour arrêter de fumer sans y parvenir pour finalement se décider à rouler elle-même ses cigarettes. Suzanne considère que de cette manière elle en fume moins. Elle a accepté de faire une demande de dossier de prise en charge à « présence verte » pour avoir une aide à domicile, le dossier est en cours.

Elle ne vient plus en séance en état d’ébriété même légère. Sa relation avec l’entourage proche est encore difficile. L’acceptation de son état de santé est toujours extrêmement douloureux. Depuis peu, nous avons ajusté le rythme de nos rencontres à 15 jours.

Aujourd’hui, je me sens plus tranquille avec Suzanne, je prends le temps d’accueillir le monde auquel elle me convie en m’ajustant à son rythme. Je suis moins dans une obligation de résultat.

La forme que revêt l’expression écrite de ce paragraphe, y compris la sémiologie, parle de mon entrée en présence à l’occasion de celle de Suzanne, de comment je me représente l’expérience du « il y a » qui ouvre le donné de la situation dans notre rencontre. Cette forme langagière imagée du sentir est un des fils conducteurs de la situation thérapeutique qui reflète l’état de ma disposition dans l’expérience en cours à partir de laquelle je peux ouvrir des directions de sens et tisser des significations. Cette expression particulière et singulière me donne simultanément forme comme à Suzanne dans l’éprouvé du sentir en image qui se rapporte au fond – le fond étant l’étendue des possibilités imaginaires de mon rapport au monde ou plus précisément de ma relation à Suzanne dans la situation thérapeutique – cette prise en forme imagée exprime l’expérience de ce que je suis en étant là.

8 – Conclusion

Comme je le précise dans mon introduction, lorsque j’ai commencé mon mémoire sur l’imaginaire, je n’avais pas d’idée précise sur la question ni de plan structuré ce qui donne au travail que vous venez de lire une forme particulière, un peu condensée compte tenu du nombre important d’informations traitées. La mise en forme de cet écrit illustre en quelque sorte l’hypothèse de la gestalt-thérapie ou comment une signification s’élabore. J’ai, d’une manière similaire, progressivement tissé ce recueil d’informations en significations. Pour résumer mon approche concernant l’imaginaire, je vais à présent en reprendre les grandes lignes.

J’ai tout d’abord cherché à différencier ce que l’on entendait par les termes : image, imagination, imaginer et imaginaire qui sont tous étymologiquement de la même famille. La pluralité des notions communes à ces termes n’a pas facilité mon approche de l’imaginaire, toutefois l’étude sociologique réalisée en 2006 par Legros, Monneyron, Renard et Tacussel m’a permis de dégager trois grands traits qui fondent ma définition :
-  L’imaginaire est une représentation surajoutée
-  L’imaginaire est un rapport au monde
-  La notion d’imagination est souvent synonyme de celle d’imaginaire.

A partir de ces notions, mon travail présente comment au fil des siècles, l’imaginaire est porteur d’idéologies qui constituent les manières de concevoir l’homme dans son rapport au monde.

Tout d’abord, l’évolution de la pensée grecque articule le lien entre le phénomène et la phantasia inscrivant clairement la contribution de cette dernière au mouvement d’une philosophie de la représentation. Ce que les philosophes Grecs entendent par phantasia revêt successivement des significations différentes mais aucune d’entre elles ne fait état d’ « imagination » au sens d’une faculté créatrice consciente ou non telle que l’on pourrait l’entendre aujourd’hui. La question est davantage de savoir si le monde est tel que mes sens le perçoivent ou tel que ma pensée se le représente ? Bien que les qualités sensibles et affectives de l’image soient reconnues, l’énigme essentielle de l’imaginaire vient de ce qu’il confère une présence à ce qui est absent. Cette forme de présence particulière demeure paradoxale et suspecte par sa forme imagée. Dès la fin de l’antiquité, l’imaginaire va lentement mais progressivement évoluer vers cette faculté imaginative de la conscience humaine pour devenir communément un synonyme de l’imagination.

Kant 92 est le premier à concilier le point de vue des empiristes avec celui des rationalistes. Il admet que l’expérience de nos sens est à l’origine de toute connaissance mais il considère que la raison seule possède les conditions requises pour analyser comment nous percevons le monde. Kant pensait également que l’« espace » et le « temps » étaient les deux « formes à priori » de la sensibilité de l’homme, précédant toute expérience en tant que structures intuitives. L’éthique de Kant est une éthique de la bonne volonté, mais elle divise en quelque sorte l’homme en deux, rappelant l’idée de la « dualité » humaine en tant que l’homme est à la fois corps et raison. Les idées de Kant seront reprises et affinées par un grand nombre de penseurs. Pour Husserl, Freud, Lacan ou Sartre, l’image ne peut exister sans un savoir qui la constitue, pour eux comme pour Kant, c’est la pensée qui est spacieuse, spatialisante et spatialisée. L’imaginaire devient un attribut de la conscience inhérent au développement de l’homme, une faculté du sujet à pouvoir imaginer ou à rendre conscient ce qui ne l’est pas. A partir de là, comprendre pour interpréter et interpréter pour comprendre vont inaugurer des conceptions idéologiques différentes.

D’autres approches prenant leur source avec les philosophes de la Grèce Antique vont s’intéresser en tout premier lieu à l’expérience en cours, à l’événement/avènement dans l’apparaître d’une situation. La Phantasia qui signifie devenir visible ou apparaître, est donc bien, dans l’espace de la manifestation des choses, un mode de se rapporter au Dasein. L’être-au-monde d’Heidegger va dépasser les conceptions ontiques en développant un questionnement ontologique. L’imaginaire, n’est plus de ce point de vue, conçu comme un pouvoir du sujet sur son rapport au monde mais comme une réciprocité simultanée constituant l’homme imageant et le monde dans l’expérience en cours. Ce rapport au monde est temporalisation et spatialisation de soi dans l’expérience du donné ouvrant le « il y a ». Les deux aspects coexistent, « soi » comme « monde », et sont aussi bien constitués dans la transcendance que dans l’immanence de l’éprouvé de ce contact.

L’espace et le temps en tant que structures pures de tout apparaître sont libre jeu et diversité dans l’ouverture de ma présence au monde et présentent par là un nombre infini de possibilités langagières. Etre-le-Là est donc le lieu d’une possibilisation originaire de l’être. Cette possibilisation où séjourne l’imaginaire s’origine dans le jeu de l’espace-temps. L’imaginaire conduit donc inévitablement à un questionnement ontologique de la présence.

Pour Erwin Straus, l’expérience est synonyme de « expérience-du-monde » et de « expérience-de-soi-dans le monde » mais bien que l’expérience soit orientée en direction de l’autre – « je » ne fait l’expérience d’autrui qu’en relation à soi, et vice-versa – cette relation ne découpe pas « je » et « le monde » mais existe comme un tout.

Erwin Straus conçoit deux modes de se rapporter à l’espace : le paysage, espace du sentir et la géographie, espace de la perception. Toute expérience de contact prend sens là où je séjourne, dans l’espace paysager qui se rapporte au sentir, à l’affection éprouvée. Mais pour signifier mes impressions, je vais devoir me distancier de ce qu’il conviendrait d’appeler la « profondeur » du paysage pour atteindre la « surface » de l’espace géographique. Cet espace est en quelque sorte le premier niveau de connaissance grâce auquel je vais pouvoir tisser le donné de la situation en perceptions.

Ludwig Binswanger, se rapporte lui aussi à l’espace. Il a développé dans son modèle : la Daseinsanalyse une approche anthropologique de l’existence. Pour lui la qualité de présence est une proportion anthropologique d’équilibre entre étendue et hauteur.

Les structures spatiales présentées par Straus et Binswanger sont comparables. On peut voir des similitudes entre :
- l’espace du paysage et l’attrait de l’étendue qui englobe la contrée et sa physionomie.
- l’espace géographique et l’attrait de la hauteur qui sont tous deux nivelés à un plan.

Merleau-Ponty reprend dans ses travaux l’entrelacement de ces deux espaces. Sa philosophie enseigne la perception en tant que manière de re-questionner les choses, il ne fait pas du perçu un point d’arrivée. Pour lui, l’image est actualisation d’une atmosphère. Cette puissance de l’image nous révèle à notre propre impressionnalité et les structures de l’affectivité sont constituantes au même titre que les autres. Il se rapproche par là de la Phantasia grecque notamment lorsqu’il parle de la « chair » qui caractérise le monde et du Dasein heideggérien car la chair est aussi « être-le-là ». Pour Merleau-Ponty, le sensible et l’imaginaire sont là pour éprouver notre adhésion tacite au monde.

L’objet d’attention du Gestalt-thérapeute est la gestaltung : mouvement d’émergence d’une forme qui peu à peu devient signifiante. En s’étonnant de ce qui apparaît là, le Gestalt-thérapeute sollicite l’entrée en présence tant de lui-même que de son patient. Dans ce rapport au monde, la théorie du self relie la position ontique (soit la question de l’homme et de l’étant que je suis) avec le questionnement ontologique de l’être-au-monde (soit la question de l’existence et de mon pouvoir être ou devenir).

La proposition anthropologique de Binswanger est également articulée à l’ontologie lorsqu’il expose pas à pas la con-struction de l’expérience normale, du donné immédiat, l’impression sensorielle, jusqu’à la constitution du monde, du moi et de l’intersubjectivité.

Pour lui le chaos d’impressions sensorielles qui forme le donné immédiat se rapporte à l’intuition sensible. Cette forme de perception n’est ni consciente ni relative à un moi, ses caractères apparaissent quand une deuxième synthèse unifie les intuitions en aperceptions. Les aperceptions sont ensuite unifiées en appréhensions immédiates afin d’atteindre le premier niveau de l’expérience consciente qui mène à la constitution d’un monde unitaire, du moi et de l’intersubjectivité. Le résultat de l’appréhension est une image, la conscience aboutit ainsi à un monde lisible.

Le Gestalt-thérapeute fait l’hypothèse que la pathologie restreint les possibilités de se donner forme tant à soi-même qu’au monde, sans autre alternative que celle de subir sa difficulté à exister. Le projet thérapeutique est donc de fluidifier et d’enrichir le processus de formation de signification pour permettre au patient d’élargir sa gamme de choix dans l’existence.

Avec la Gestalt-thérapie d’un point de vue de champ ce qui devient premier c’est l’entrée en présence simultanée : soi/monde à la frontière/contact co-créant dans le même mouvement l’individu comme le monde dans l’expérience de la situation et non la rencontre d’un individu avec les objets du monde.

Les trois modalités principales dans le déploiement du self sont : le mode ça de la situation, le mode ego, et le mode personnalité. Ces différents modes ne sont pas linéaires. Ils s’interpénètrent et s’articulent en processus de figuration

Le déploiement du self en mode ça a trait à l’accueil de l’éprouvé du donné ouvrant la situation. « Le donné ouvrant la situation pour un je en voie de lui-même » 98 prend forme en sensations qui m’affectent et que je vais prendre en conscience de par le déploiement du self en mode personnalité et ego. C’est dans l’articulation du déploiement du self en mode ça et personnalité qu’advient simultanément une forme langagière de moi comme du monde.

Le langage imaginaire signe donc l’événement de l’entrée en présence. De son expression émane à la fois un se sentir, un se mouvoir et un se signifier à, du sujet comme du monde, dans l’expérience en cours.

Pour conclure, j’emprunte à Antoine de Saint-Exupéry son langage imagé :

« J’ai montré mon chef-d’œuvre aux grandes personnes et je leur ai demandé si mon dessin leur faisait peur.

Elles m’ont répondu : « Pourquoi un chapeau ferait-il peur ? » Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il représentait un serpent boa qui digérait un éléphant. J’ai alors dessiné l’intérieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puissent comprendre. Elles ont toujours besoin d’explications. Mon dessin numéro 2 était comme ça :

Les grandes personnes m’ont conseillé de laisser de côté les dessins de serpents boas ouverts ou fermés… ».99

Hors de soi, l’imaginaire dans son rapport au fond n’a pas de forme à priori, il n’y a pas matière à pouvoir le saisir. C’est dans l’éprouvé de ma présence au monde à même ma corporéité que simultanément advient une forme imagée de moi comme du monde amarrée aux structures originaires de l’existence. L’image lorsqu’elle survient n’est pas un acte délibéré, je suis em-prise avec. L’image se donne dans l’indissociable lien de l’ipséité et de l’altérité (soi-même comme un autre) et dans la réciprocité de ce contact. De par ses propriétés sensibles, ce contact s’éprouve à même son impression en tonalités affectives qui configurent le monde selon des directions de sens en tissu langagier.

Dans l’exemple précédent, lorsque l’enfant adresse son premier dessin à l’adulte, il exprime une disposition thymique du monde : une avancée. Dans le même mouvement, l’accueil du dessin par l’adulte manifeste une autre disposition : l’arrêt d’une signification. Le comprendre qu’il soit celui de l’explicitation ou encore de l’expression est encore pré-réflexif et pré-verbal. Nous avons là un déploiement du mode de ça de la situation qui se réfère au paysage de Straus. Un autre exemple d’image enracinée au donné ouvrant la situation est celle du « tournis » déjà évoqué avec Suzanne. Ce n’est qu’avec le langage qu’apparaît la compréhension et simultanément l’explication du sens de mon affection par le déploiement du self en mode personnalité. La particularité de la forme imagée est qu’elle est toujours en rapport avec l’ouvert du donné de la situation mais qu’elle n’éclaire pas nécessairement un partage de monde commun. La signification de l’adulte est un chapeau alors que celle de l’enfant est un serpent boa qui digère un éléphant. De la même façon, je sens intuitivement qu’il y a une amorce de possibilité de signification pour Suzanne dans l’image du « tournis », mais pas d’évidence qui s’impose. Le tournis est signifiant pour moi mais n’est pas tissé en signification pour Suzanne.

Comme pour la métaphore, le langage imagé de l’entrée en présence nécessite de travailler ce que Jacques Blaise appelle : le point de vue métonymique. En renonçant à la « bonne interprétation », la métonymie permet de tisser un monde commun. L’image présente au cœur du visible, une conscience immédiate de soi comme du monde enracinée dans le vécu qu’il s’agit de déployer en conscience réflexive. C’est dans l’articulation du déploiement du self en mode ça et personnalité qu’advient simultanément une forme langagière de l’enfant comme de l’adulte en mode ego, dans notre exemple, le dessin n° 2. Ici, la signification du serpent boa ouvre un monde commun, elle est partagée par l’enfant comme par l’adulte. Le conseil que donne l’adulte à l’enfant, de laisser de côté les dessins de serpents boas ouverts ou fermés, montre d’emblée un minimum de sens commun pour partager l’expérience même si le contenu de l’injonction énoncé par l’adulte demeure discutable.

Mais alors me direz-vous, l’événement langagier qui survient en image relève t-il du déploiement du self en mode ça ou advient-il en mode ego ?

Bien qu’il y ait une figure qui s’éclaire dans ses contours par rapport au fond, je ne suis pas certaine qu’il s’agisse du mode ego. Il me semble que le surgissement en mode ego est simultané dans la rencontre, il présente une signification qui ouvre un monde commun, ce qui n’est pas toujours le cas avec l’image. De plus, si l’image est considérée comme une forme signifiante, l’ouvert de la situation serait temporairement clos.

Je fais l’hypothèse que l’image relève davantage du déploiement du self en mode ça. L’image est avant tout un mode d’expression pré-réflexif, pré-verbal enraciné au donné ouvrant la situation. Certes, elle présente un premier niveau de perception mais ce n’est pas une élaboration consciente, l’image surgit, elle est davantage une poussée du donné de la situation, une forme d’awareness qui reflète un certain nombre de signes concernant la manière dont je suis présente à, tendue vers. Elle est une esquisse de direction de sens à partir de laquelle advient une première lisibilité du monde.

L’image est donc aussi la voie royale pour le surgissement en mode ego quant elle est articulée au déploiement du self en mode personnalité. La verbalisation permet d’affiner les figures de ma représentation du monde en chaîne de renvois possibles avec d’autres images. Ma conscience, alors réflexive, aboutit à un monde lisible. Cela se traduit par la survenue inattendue d’une nouvelle forme signifiante en pleine conscience : le serpent boa qui digérait un éléphant est un bel exemple.

Mon travail d’investigation sur l’imaginaire se clôt temporairement sur cette dernière image. Je prends pleinement conscience que je vous adresse par là, la nature même de ma constitution du monde qui au terme de ce mémoire advient en cette figure ouverte, celle de ce serpent boa qui digère un éléphant.

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