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Gestalt-thérapie, ouverture de sens

Françoise Plattret


Gestalt-Thérapie, ouverture de sens

Auteur : Françoise Plattret

Remerciements

Je tiens à remercier ici toutes celles et ceux qui m’ont encouragée par leurs paroles, leur présence, leurs soutiens.

Une pensée émue pour mes collègues du groupe de formation et du groupe de supervision avec qui j’ai partagé mes doutes, questionnements, interrogations, colères, découragements et joies.

Remerciements et gratitudes envers le groupe des formateurs de l’IGPL et des formateurs invités qui ont suivis et guidés l’évolution de mes premiers pas. Remerciement particulier à Edith Blanquet qui a été ma didacticienne et est mon superviseur.

Dédicace particulière à Catherine Cauquil, surnommée Panthère, avec qui j’ai partagé et échangé tout au long de ce travail de mémoire et au-delà. Que toute mon affection et mon amitié lui soient ici témoignées.

Merci enfin à Claude, mon compagnon, pour son soutien indéfectible pendant tout ce temps, ses relectures, sa patience et sa magie à transformer mes doutes et mes craintes en confiance.

Merci encore à toutes celles et ceux oubliés et inconnus qui par un regard, un sourire, une parole, un silence ont participé aussi à m’accompagner.

Préambule et atmosphère.

23 octobre 2007, un mois après le solstice d’automne, je commence ces premières lignes du mémoire. C’est là. Je me sens prête à y aller. Il y a mouvement. Où ? Je ne sais pas, pas encore…

Je suis assise à mon bureau. Je prends conscience de mon assise sur la chaise. J’entends une mouche bourdonner à l’intérieur de la pièce où j’écris. J’entends le vent dehors. Je vois à travers la baie vitrée les feuilles et les branches des arbres bouger, le linge étendu quelques instants plus tôt voler au vent. J’entends un volet qui tape. Je vois des nuages de formes et de couleurs différentes ; le paysage extérieur qui n’est qu’une partie de mon paysage et que j’essaie de partager là.

Je vois ma main droite tenir le stylo-plume et glisser sur le papier. Je sens ce frottement, touché léger, doux, agréable.

Je me sens détendue. Ma respiration est régulière. Je me sens bien là en et à cet instant ; dans l’étonnement du goût de cette mise en mouvement d’écriture.

Je me suis surprise hier à noter sur l’agenda : démarrage du poêle-cheminée, premier feu.

Je m’arrête d’écrire. Je ressens une légère contraction côté gauche de mon ventre. La couleur fuchsia d’une fleur de géranium attire mon regard et mon attention. Elle m’apparaît sur fond vert et gris du bois et des arbres environnants.

Je re-lie ces lignes.

Ce matin fait suite à la journée d’hier. Ma respiration est moins fluide. Journée de re-pose qui venait après le week-end de formation sur le thème du rêve. Premier week-end de reprise après les vacances et après la décision par l’IGPL d’arrêter, de se dissoudre.

Une image (me) vient : quelque chose de blanc comme du sucre en poudre se dissout dans l’eau (un verre d’eau), fond, disparait sous cette forme, tout en étant là : particules visibles qui restent en suspension, idée du goût de l’eau sucrée. Quelque chose qui n’est pas visible et qui est présent. Goût de l’eau sucrée me va bien pour décrire ce que je perçois et ressens (est-ce dans cet ordre ?) de cela. En regardant le verre, je vois au fond une substance sans couleur facilement définissable, cela oscille entre le gris et le blanc. J’imagine comme une partie du sucre qui s’est transformé, qui se dépose au fond. Si je prends une cuillère et que je mélange, l’eau sera plus sucrée. Si je n’agit-e pas, je peux boire l’eau qui est pour moi agréablement et suffisamment sucrée. Me vient en bouche ce goût là que je choisis de garder et qui me désaltère.

Ce mémoire vient aussi dans ce contexte là. Sommaire

Remerciements page 2

Préambule et atmosphère page 3

Sommaire page 4

O : Ouverture, introduction et définitions page 5

A : Sens, sensation page 6

- sentir et percevoir page 6 - sentir et me sentir page 8 - awareness et consciousness page 9 - mouvement et corporéité page 11

B : Sens, direction page 12

- intentionnalité, transpassibilité, transpossibilité page 12 - cas clinique page 14 - endurer la situation de supervision page 17 - m’engager dans ou vers : sens-direction, mouvement de l’existence page 19
- comment travailler cela en Gestalt-Thérapie : la théorie du self page 20 - mode ça page 20 - mode personnalité page 23
- cas clinique page 24
- de la direction à la signification page 27
- flexions page 29
- cas clinique page 31

C : Sens, signification page 33

- notre finitude page 33
- le langage page 35
- sens-signification page 36 - cas clinique page 37

F : Conclusion sous forme d’ouverture page 42

Bibliographie page 44 O : Ouverture, introduction et définitions

Sens, terme polysémique.

Sensation, sentir, sentiment, direction, bon sens, idée, signification, sixième sens, sensé, sens commun, signe, sens dessus dessous. Autant d’exemples de mots, d’expressions qui ont rapport, sont en lien, sont issus de ce mot sens.

Avant d’aller plus loin et pour donner le goût et l’atmosphère de ma mise en bouche je choisis de vous faire part ici de quelques expressions que j’avais relevées lors de ma première plongée dans le dictionnaire historique de la langue française (sous la direction d’Alain Rey) et qui avaient alors retenu mon attention quant à leur à-propos pour certaines et à leur découverte pour d’autres.

Dans l’ordre de lecture :

« Etre hors de sens » : avoir l’esprit égaré. « Changer le sens » : devenir fou. « Etre au bout de son sens » : ne plus savoir quoi faire. « De bon sens et sens commun » : qui confère une dimension collective. « Sixième sens » : aujourd’hui, intuition, flair ; auparavant sensations liées au plaisir de l’amour (sensuel, sensualité).

Les racines du mot. Cette épopée fut pour moi un véritable voyage riche en découvertes, ressentis, remarques et interrogations toujours en cours. Je prends conscience de la manière de rapporter cette expérience : essayer de faire partager le goût, la sensation en employant des mots imagés, décrire l’angle et la manière de l’avoir approchée, parler de fait des différentes significations du mot, m’adresser aux lecteurs. Nous sommes déjà là aussi en plein cœur du sujet.

Je ne sais par quel bout commencer. Les différents sens de sens s’inter-mêlent, influent les uns sur les autres. J’ai la sensation de cela du moins.

Je me suis inspirée de deux dictionnaires pour ce travail : « Le dictionnaire historique de la langue française » sous la direction d’Alain Rey, édition Le Robert et « vocabulaire européen des philosophies » sous la direction de Barbara Cassin, édition Seuil Le Robert.

Trois grandes acceptions ressortent :
-  la sensation, la perception sensible
-  la compréhension, la perception intellectuelle
-  la signification.

Ces acceptions s’originent dans la racine latine « sensus » qui désigne en général l’action de sentir, de percevoir. Comme si les deux actions relevaient du même niveau, j’y reviendrais par la suite. En grec cette contamination, influence des différents sens du mot sens existe moins. Il y a distinction entre le registre de la perception sensible (aisthésis) ou intellectuelle (nous) et le registre du signe et de la signification (semainein). Cependant c’est avec le « nous » que les trois seront reliés. En ancien français six acceptions sont en usage (selon G. Matoré) : « la faculté de juger, la sagesse, le jugement pratique (bon sens), la finesse d’esprit et la ruse, la connaissance technique, la manière de voir ». Viennent s’ajouter : « la faculté de percevoir les impressions et le contenu intellectuel auquel renvoie un signe ». Raison et sensation constituent là les deux premiers axes, le troisième étant le rapport signe/signification. Je note que la raison est historiquement première même si cet usage-ci est devenu maintenant archaïque. Bien que « le bon sens » reste, il me semble, encore largement utilisé. Cette expression « le bon sens », « le droit sens », me résonne de façon particulière ici. Comme si elle m’ouvrait aussi de par cette manière d’être regardée un autre possible de sens : le sens direction. Je peux regarder une manière « désordonnée », « déroutante », « désorientée » comme un autre possible de chercher une (sa) direction, de ne pas et/ou ne plus avoir de (être dans une) direction, bien que je pose l’hypothèse que je suis toujours dans une direction, même si je n’ai pas conscience de cela (awareness) ou que je ne la choisis pas (je suis pu) –parenthèses que je développerai plus loin-. Petite digression comme un témoignage de tous ces niveaux et façons de regarder le sens qui en même temps s’enchevêtrent, s’influent et ouvrent. Comme si cette multiplicité et cette richesse ouvraient pour moi à chaque fois d’autres horizons avec en même temps la découverte joyeuse de plein de pistes à creuser et aussi non pas une crainte de me perdre mais un souci de suivre mon hypothèse, de tenir ce fil là (sans trait d’union).

A : Sens, sensation.

J’ai choisi de commencer par le sens sensation car pour moi c’est ce qui est premier. Sensation qui me lie et relie au monde. Je suis toujours en contact avec le monde, grâce à mes cinq sens. Je suis toujours au monde. Je suis un corps vivant passible d’exister.

- Sentir et percevoir

Dans les définitions proposées, deux termes juxtaposés me heurtent : sentir et percevoir.

Dictionnaire historique de la langue française : « la deuxième grande valeur de sens apparue au début du XIIème siècle concerne la faculté de percevoir les impressions faites par les objets et désigne chacun des systèmes récepteurs qui permet la perception et la sensation : vue, ouïe, odorat, goût, toucher, d’où les cinq sens » [p3459]. Vocabulaire européen des philosophies : « le terme aisthésis a une très grande amplitude qui rend difficile sa traduction par un terme unique …. Avec le génitif, il signifie régulièrement percevoir quelque chose ; avec l’accusatif d’objet, il signifie comprendre et avec le génitif d’origine de la personne dont on tient l’information apprendre quelque chose de quelqu’un ; dans tous les cas il implique qu’on s’aperçoit de ou que, qu’on se rend compte » [p1133].

Percevoir-perception va avec conscience, c’est une action délibérée, a une dimension active. Sentir-sensation c’est ce qui m’échoie, ce qui « me tombe dessus », je ne choisis pas, c’est là. Sentir : pâtir, c’est ce qui me vient là. Pâtir c’est endurer, subir. « Il est souvent opposé à faire », dictionnaire historique de la langue française [p2610].

Cela va trop vite dans les termes employés sans interroger leurs différences. Envie de ralentir, prendre le temps. Le sentir s’accommode de la lenteur.

Je suis saisie par plusieurs idées. En même temps je comprends la sensation comme telle, brute de sa présence, elle se fait sentir à moi, me surprend, et en même temps c’est moi qui sens, qui accueille cela et aussi c’est moi qui par une action délibérée de me concentrer sur ce qui est là, perçois ces sensations. Comme une interaction et même plusieurs interactions. J’ai l’impression de passer trop vite, je ralentis.

Je pense au phénomène, à ce qui apparaît. Puis cela m’apparaît ; comme un « cran » supplémentaire de franchi que je regarde comme un pas vers la conscience, le consciousness (est-ce à dire en les écrivant côte à côte que je considère que c’est la même chose ? Nous verrons cela un peu plus loin).

Ralentis, reviens au « ce qui apparaît », restes dans le sentir, juste ça et juste là.

Henri Maldiney dans « Penser l’homme et la folie » écrit page 203 : « l’apparaître commence au sentir ». Sentir. Sensation immédiate qui apparaît, qui surgit. Tonalité, atmosphère, stimmung s’actualiseront alors. Sentir, sensation. Le ça de la situation en Gestalt-Thérapie et selon Jean-Marie Robine.

Maldiney cite Erwin Strauss qui distingue le sentir et le percevoir. « Strauss les distingue et réserve le premier au vivant et le second à l’existant » [p203]. Strauss fait l’analogie avec le mot et le cri : « le percevoir est au sentir ce que le mot est au cri ». Dans son ouvrage « Du sens des sens » Erwin Strauss dit exactement [p371] : « Le sentir est au connaître ce que le cri est au mot. Un cri atteint ici et maintenant seulement celui qui l’entend, le mot par contre demeure le même, il peut atteindre n’importe qui partout où celui-ci se trouve et à n’importe quel moment. Dans le sentir toute chose est là pour moi ». Il y a beaucoup à décliner dans cette seule citation. Je le ferai petit à petit.

Maldiney poursuit [p203] : « Dans le sentir, je suis le là. Le sentir est ce en quoi se fait jour, à mon propre jour qui se lève avec lui, l’événement ». « Au niveau du sentir tout est sans pourquoi …. Dans le sentir il y a et j’y suis » [p204].

Je suis dans le pathique, j’éprouve.

Toujours page 204, Maldiney poursuit : « L’étonnement devant le miracle du « il y a » est absolument contemporain du cri d’appel, du cri d’appel qui tente d’arraisonner l’événement, l’étant par où il est, et à l’être duquel nous sommes, dans notre être même, suspendus ». Et de conclure par : « La première forme du contact : être suspendu à » [p204].

Il y a et j’y suis, rien d’autre et en même temps tout est là et tout démarre de là.

Cela me suspend, sensation et goût de révélation, de simplicité. Et pourtant comme cela me paraît difficile à appliquer (cf cas clinique).

Avec le percevoir, pour Maldiney, il y a intentionnalité. Avec le sentir il y a in-intentionnalité. Ce sentir qu’il m’est donné d’éprouver. « Le sentir se situe au niveau de la pure phénoménalité avant sa conversion et sa cristallisation en objectivités », « Le percevoir n’est pas la vérité du sentir » [p205]. Le percevoir est une manière de connaître le sentir. Il y a du délibéré dans le percevoir, une signification se profile. La perception est élaboration du sentir en monde commun.

- Sentir et me sentir.

Passer de j’ai un corps à je suis ce corps là, passer du vivant à l’existant, passer de la sensation à la perception. Ou comment un individu peut devenir lui-même. Ou, comme dit Maldiney dans « Penser l’homme et la folie » [p337] : « Se comprendre et avoir sens en existant à dessein de soi, en jet dans un projet de monde dont il serait l’ouvreur ».

Je pose là quelques repères que je développerai progressivement. Comme un témoignage de ma façon de cheminer.

Du vivant à l’existant. Du il y a à je suis. M’ouvrir à mon pouvoir être ; j’ouvre ici la question du sujet.

Je com-prends le monde par mon corps.

Maurice Merleau-Ponty dans « Phénoménologie de la perception » écrit : « S’il est vrai que j’ai conscience de mon corps à travers le monde, qu’il est au centre du monde …. Il est vrai que mon corps est le pivot du monde…. J’ai conscience du monde par le moyen de mon corps » [p111].

Ce qui pour moi fait poser la sensation non seulement comme première et également comme quelque chose sur quoi je peux m’appuyer, quelque chose qui m’est propre et juste, un fond, un sol à partir duquel je peux travailler. Elle me donne à éprouver. Elle me convoque à mon éprouvé.

Dans le sentir toute chose est là pour moi. Erwin Strauss [p373, Du sens des sens] : « Le sentir me donne le monde pour moi, à un moment particulier, unique, non reproductible, lié à mon action et à ma situation ». Par là il différencie la sensation de la perception et distingue ainsi deux formes de spatialité : le paysage de la géographie.

Pour Strauss le paysage c’est l’espace du sentir, centré à partir de l’ici où je suis. Mon paysage ne sera pas le paysage de l’autre. Mon paysage est basé sur mes sensations ici et maintenant, de moi et de ce paysage ensemble survenant. La géographie est quelque chose d’impersonnel je dirais, de transposable à tout un chacun. Elle est décrite avec des mots, déterminés et communs à tous. Elle est cognitive, objectivable. Elle est fixe et la même pour tous. Elle traduit une convention, un monde commun. Pour Strauss la géographie n’a pas d’horizon, le paysage oui ; un espace entouré d’un horizon qui se déplace avec moi. De fait c’est toujours mon horizon du moment présent. C’est mon horizon de mon maintenant.

Cela me ramène à sentir et à une phrase de Strauss : « Sentir est une expérience empathique. En sentant nous nous éprouvons nous-mêmes dans le monde et avec le monde …. Le phénomène unitaire de la sensation se déploie toujours vers les pôles du Monde et du Je. La relation du Je à son monde est, dans la sensation, une manière d’être relié » [p242]. Je lis unitaire comme unité et comme unir. L’expérience vécue est une expérience unique. Mon corps en est le pivot. Chacun vit le monde par sa corporéité. Le corps est le lieu de séjour de mon éprouvé. Je suis toujours déjà là. Je suis toujours en contact (mais je ne l’ai pas toujours en conscience). Par et dans l’expérience, je suis affectée, située et temporalisée. Ce qui ramène le sentir au (moment) présent, à l’immédiat. A ce qui se passe là.

Etre vigilant, veiller, faire attention à ce qui se passe là : awareness.

- Awareness et Consciousnes

« L’awareness est une prise de conscience du champ organisme/environnement qui amène à un ajustement immédiat, quasi instinctif, ne nécessitant pas un passage par la réflexion et le langage » Joëlle Sicard, cycle 2, deuxième session « awareness, consciousness, intentionnalité ». Se laisser aller à saisir ce qui vient dans l’instant, à se laisser surprendre par ce qui surgit, être ainsi le plus ouvert possible.

Développer son awareness est l’exercice récurrent du thérapeute (surtout de la jeune thérapeute que je suis !). Me vient l’expression suivante : « aiguiser ses sens ». Ouvrir tous ses sens, les affûter. Sentir est de l’ordre de l’awareness.

Petite digression sur le terme conscience. Awareness, prise de conscience. Certes. Je me laisse surprendre, saisir par ce qui apparaît. Je suis disponible à cela. L’awareness serait plutôt un état. Conscience (savoir avec) est plus adaptée à consciousness qui demande plus de conscience justement de ce dont on est aware. Difficile d’éliminer cependant le terme conscience pour l’awareness. Les sensations viennent jusqu’à ma conscience. Elle n’est pas délibérément mise en action. Dans l’awareness il n’y a pas le langage. L’awareness reste au niveau du sens-sensation. Le sens-direction s’ouvre avec la différenciation et la conscience, le consciousness. Le sens-direction s’ouvre avec le contacter. Le contacter c’est l’aller vers en tant que « je » au monde, c’est la manière dont un je advient au monde. Le contacter est toujours un mouvement sans cesse.

De sentir à sujet sentant. De sentir à me sentir.

Où « je » prend conscience de sa différenciation et de son altérité. Le « entre », lieu de l’entrée en présence ou frontière contact. Le toucher touchant quelque chose, le sentir sentant quelque chose.

Frontière procédant à la fois de l’environnement et de l’organisme, avènement dans l’instant d’un organisme et d’un environnement, surgissement qui ouvre l’entrée en présence d’un je et d’un monde.

La frontière contact est un processus temporel.

Je se différencie. Je se perçoit. Nous ne sommes plus dans le sentir mais dans le percevoir. Je suis à l’écoute des sensations qui deviennent mes sensations. Je commence à écouter les directions. Percevoir est de l’ordre du délibéré. Nous sommes dans le consciousness.

Je deviens consciente de. Je sens la sensation. Je me sens. Je goûte à la différence. Je suis attentive au comment de ma sensation. Self se déployant en mode ça. La façon qui me parle c’est le corps. S’ouvre la corporéité.

Je suis à l’écoute de mes sensations et je m’oriente par là où je deviens ce corps là. Passage du vivant à l’existant.

Le sujet sentant s’atteint d’abord lui-même. « Dans l’expérience sensorielle, se déploient en même temps le devenir du sujet et les événements du monde….. Dans le sentir le « Je » et le « monde » se déploient simultanément pour le sujet sentant…. L’expérience vécue du sentir se déploie dans deux directions, vers le monde et vers le moi », Erwin Strauss, « Du sens des sens » [p417].

Il poursuit page suivante : « Comme sujet sentant, je suis sujet limité et en devenir, je suis partie du monde dans lequel je m’oriente partant de mon ici vers la pluralité des là-bas, en séparant et unifiant, en accueillant et en éliminant ».

Nous sommes là dans la direction. C’est le d’où. Temporalisé, nous l’avons vu, et spatialisé.

- Mouvement et corporéité

Ce qui fait dire à Erwin Strauss que le schéma corporel n’est pas un schéma réceptif mais un schéma productif. Corporéité qui me fait m’éprouver moi éprouvant le monde.

Et Strauss et Maldiney rapprochent sentir et se mouvoir. E. Strauss parle [p277] de « l’unité de la sensation et du mouvement ». Pour lui le sentir appartient nécessairement au se-mouvoir. « Ce qui attire et ce qui effraie n’est tel que pour un être capable de s’orienter c’est-à-dire de s’approcher ou de s’éloigner, en bref pour un être capable de se mouvoir » [p278]. Je note la forme pronominale qui me rappelle le passage de sentir à me sentir. Je pense à mon mémoire de deuxième cycle sur le mouvement.

Maldiney lui parle « d’intériorité réciproque du sentir et du se mouvoir » [p206], « Penser l’homme et la folie ». Passer d’un ici à un là. Passer d’un vivant à un existant. J’ai à devenir et à être.

Mobilité, orientation, distance. Erwin Strauss définit la distance comme la forme spatio-temporelle du sentir. La distance désigne la polarité du proche et de l’éloigné. Pour lui l’ici et le là-bas, la proximité et l’éloignement sont des dimensions communes à tous les sens. « La distance n’existe que pour un être qui est orienté vers le monde par le sentir … la distance ne s’ouvre devant moi et ne s’articule par rapport à moi dans l’éloignement et dans la proximité qu’aussi longtemps que je suis orientée vers mon monde et que comme être sentant je me meus dans celui-ci et j’exerce dans ma mobilité même le sentir dans l’union et la séparation. » Erwin Strauss, [p454].

Sentir à (se) mouvoir. Mouvoir, se mouvoir, s’émouvoir, avant même de se sentir. Mouvoir, nous sommes déjà là dans une direction. Puis, passer de la sensation à l’émotion. Mais n’allons pas trop vite.

Le d’où. D’où je suis vers où je deviens. Direction.

« La manière dont la conscience constitue l’espace à partir de son corps …. Mon corps est le centre ou point zéro du monde, l’ici absolu à partir duquel un là-bas est possible », « Les directions de sens » sous la direction de Jeanine Chamond [p13], se référant au cours d’Edmund Husserl de 1907 intitulé « Chose et espace ».

Le corps porte en soi le point zéro de toute orientation. Je me spatialise et me temporalise au travers ma corporéité. Page 132 de « Phénoménologie de la perception », Maurice Merleau-Ponty écrit : « Il n’y aurait pas pour moi d’espace si je n’avais pas de corps ».

B : Sens-direction.

Nous nous intéressons ici au mot sens issu du germanique « sinno » : direction.

Direction qui donne un mouvement ou plutôt mouvement qui donne une direction. Eprouver qui va me mouvoir. Il y a, je suis mouvement.

Il y a toujours une direction. Je repense à cette phrase de Bachelard : « Qui ne monte pas tombe ».

C’est Maldiney qui nous donne le lien entre le sentir et le sens-direction. Selon lui la moindre sensation ouvre un horizon de sens. Nous sommes là dans le corps vécu, l’éprouver la situation.

Pour lui les directions de sens prennent leur source en de-ça de l’intentionnalité de la conscience. « L’être-présent-à suppose une ouverture au monde plus originaire que toute intentionnalité, ouverture qui est condition de possibilité de la transcendance mise en forme dans le projet de monde » [p25], « Les directions de sens », J. Chamond.

- Intentionnalité, transpassibilité, transpossibilité

Il me faut d’abord définir là l’intentionnalité.

Intentionnalité vient du latin classique « intentio » qui signifie « tension, action de tendre ». Etre tendu vers, viser quelque chose. La notion d’intentionnalité a été introduite par Brentano. Pour lui tout objet visé par l’esprit est un objet intentionnel. L’intentionnalité c’est la marque du mental, c’est la caractéristique de l’esprit humain qui lui permet de former des représentations.

Pour Edmund Husserl l’intentionnalité est la visée intentionnelle de la conscience. Avoir conscience c’est avoir conscience de quelque chose. Il y a orientation. L’intentionnalité vise là le sens-orientation.

Pour Maldiney, il n’y a pas une intentionnalité première. Il y a ouverture, transpassibilité qui permet l’ouverture à l’événement et par là l’ouverture au monde et même je dirais soi ouvrant le monde et par là même se formant, existant.

Dans « Penser l’homme et la folie » [p283], Henri Maldiney écrit : « de même que c’est à partir du Ici et du Maintenant constitués en Présent qu’est engendré l’espace-temps du vivant, de même c’est à partir de l’événement qu’est engendré le monde d’un existant. L’événement ne se produit pas dans le monde. Le monde s’ouvre dans l’événement. Et cela commence au sentir ».

Nous sommes dans le pathique, avant même toute intentionnalité. C’est en ce que l’humain endure, en sa transpassibilité, en cette ouverture absolue en l’accueillir de l’événement, à l’accueillir de l’autre, que s’originent les directions de sens.

Pour Maldiney : « Il n’y a pas à distinguer entre apparaître et être. Ils ne font qu’un dans l’événement. L’événement est jet de monde » [p284]. « La présence n’est celle d’un soi que par son ouverture à l’événement…. Par sa transpassibilité ouverte au hors d’attente qui exclut tout a priori. Son ouverture à l’événement est ce par où elle existe et existe en tant que soi. L’événement est un existential » [p293 et 294].

C’est ma façon d’accueillir, d’endurer l’événement, ma capacité d’ouverture qui fait que je suis moi. C’est également endurer la possibilisation de soi (transpossibilité), l’inconnu de soi ; aller au devant de soi, au-delà de toute possibilité.

Exister c’est avoir sa tenue hors de. Maldiney le résume ainsi : « Tenir l’être et non la pose » [p342], « Penser l’homme et la folie ».

Exister c’est se possibiliser.

Se tenir au plus près de ce qui apparaît et aussi, ainsi dirais-je, être en avant de soi, à l’avant de soi. Prae-sens, présence, être à l’avant de soi. La transcendance est l’entrée en présence.

« La transcendance vise un engagement dans l’existence : Jet par lequel « Je » se choisissant se libère pour ses possibles ». « Etre-le-là est ce processus [la transcendance] par lequel dans le même mouvement un sujet et un monde adviennent en tant qu’ils sont le là par où l’être advient en son retirement », Edith Blanquet « Pathique et pathologique » article des Cahiers de Gestalt-Thérapie n°12 « Pathologies de l’expérience ».

Ce que je retiens ici et pour continuer mon fil rouge, c’est ouverture en tant qu’accueillir et, jet et mouvement qui s’originent de cette ouverture, de cette dimension du pathique, du sentir, de l’éprouver. Eprouvé qui va m’éprouver et me mouvoir en même temps.

Ce qui me permet de compléter mon fondement quant au sentir comme premier : premier dans le sens origine. Là d’où s’originent l’apparaître et l’être, seul et même mouvement. « Dans l’accueil de l’événement ouvrant à chaque fois un monde autre, l’être-là se transforme », E. Blanquet « Pathique et pathologique », Cahiers de Gestalt-Thérapie n °12.

Regarder cette possibilisation de soi c’est regarder aussi les altérations de cette possibilisation. C’est ainsi qu’en Gestalt-Thérapie nous considérons la pathologie comme une pathologie de la liberté, pathologie comme restriction des possibilités d’être.

C’est en travaillant les dysfonctionnements du déploiement du self que le Gestalt-Thérapeute va dans l’expérience de la situation accompagner à restaurer et ou développer la capacité de possibilisation du patient.

- Cas clinique.

27 juin 2007, je reçois pour la première fois Valentine.

L’heure du rendez-vous est dépassée de plusieurs minutes. J’entends des pas précipités dans l’escalier. La porte s’ouvre sur une jeune femme blonde. Poignée de main, regard. Chacune s’assoit dans un fauteuil.

Elle commence à parler, le débit de sa voix est rapide. Elle parle, parle, parle, sans me regarder.

J’entends cette voix qui débite vite comme une ritournelle, ton monocorde.

Elle veut que cela aille vite pour pouvoir passer à autre chose. C’est ce qu’elle dit, c’est ce que j’entends (de ce qu’elle dit).

Je vois les doigts de ses mains triturer la bretelle de son sac à main.

Les paroles passent en (bruit de) fond. Je vois ces doigts bouger, remuer sans cesse, tournant autour et s’entourant de la lanière. Je ne vois bientôt que cela.

Sensation que je ne saurais définir exactement. Tout me semble aller vite depuis le départ, pour autant sur le moment je ne questionne pas des éléments qui m’apparaissent là en les relatant (le temps de l’accueil par exemple) participer de ce mouvement emporté. Au moment, je ressens le désir de ralentir, de la stopper dans son débit de paroles, de la ramener là (à ces doigts), de ne pas me faire embarquer moi aussi sans doute (me dis-je maintenant et en même temps, moi aussi j’ai participé et agit cela). Le souvenir que j’en ai est plutôt de la (nous) ramener à ce qui se passe là.

Je prends conscience dans le même moment de la manière dont elle m’apparaît assise. A peine posée sur le bout du fauteuil. Me vient là aussi que moi-même je ne bouge pas beaucoup. Assise sur mon fauteuil, comme en attente. Ce mouvement des doigts m’a amené à considérer le comment elle était installée, le comment nous étions installées.

Je l’arrête et lui demande si elle est bien installée. Je me dis maintenant que j’aurai aussi pu l’inviter (et m’inviter) à prendre conscience de comment elle était installée (de comment nous étions installées) ; question plus ouverte, comme si je donnais déjà une direction et même une réponse dans la manière même de poser ma question.

Elle s’arrête et nous pouvons alors commencer à nous regarder. Autre goût, autre rythme. Moment suspendu à l’instant présent. Nous y sommes.

Justes, avant que cela ne reparte dans un ailleurs. A nouveau, débit de parole.

En écrivant ce qui me vient là de ce souvenir, je note plusieurs éléments.

Je m’aperçois que dès le début je suis allée vite moi aussi. J’aurais pu lui proposer de prendre le temps de choisir où s’installer par exemple. J’aurais pu partir sur les pas rapides (de mon point de vue) dans l’escalier, sur le fait qu’elle ne me regarde pas pendant qu’elle parle (ce que j’ai abordé dans une autre séance d’ailleurs), sur prendre le temps de nous accueillir à cette première (rencontre) et tenir cela et laisser advenir.

Je suis partie sur le mouvement des doigts. C’est ce qui était présent pour moi (et aussi les autres pistes ne m’étaient pas alors apparues, sauf le regard que j’ai choisi de garder pour plus tard), c’est ce à quoi j’étais le plus sens-ible à cet instant, dans cette situation.

C’est ce qui m’éprouvait, me donnait à éprouver. C’est ce qui a résonné pour moi.

Je peux imaginer qu’un autre thérapeute serait parti sur une autre piste car la situation de par leur mise en présence différente même aurait été toute autre (principe de champ). Et rester dans l’instant avant que de (me, nous, laisser) partir sur.

Je ne me souviens plus de la sensation (l’ais-je suffisamment explorée ?), j’ai en mémoire le goût de quelque chose là qui bougeait beaucoup (trop ?), qui dé-tonait par rapport au reste. Le débit de la voix était rapide et monocorde, goût de mouvement différent. Le mouvement des doigts me paraissait (m’apparaissait) plus d’actualité c’est-à-dire présent là dans et de la situation (temporalisé et situé). C’est ce qui faisait figure pour moi.

Je ne me suis pas interrogée sur ce que cela traduisait de notre co-entrée en présence, sur comment nous nous faisions exister l’une à l’autre à l’événement de cette rencontre.

J’ai juste pris et suivi ce qui m’apparaissait alors et me résonnait.

Première rencontre d’une de mes premières patientes. (Plus tard elle me dira, parlant du fauteuil, ça me stresse si je me laisse aller ; je ne peux m’empêcher de le décliner à la première personne du pluriel, ça nous stresse si nous nous laissons aller ou comment moi aussi j’ai participé sans nul doute à cela, ex-ister l’un à l’autre, ex-ister l’un de l’autre).

Ni hypothèse thérapeutique, ni déploiement du self n’étaient présents pour moi en conscience. J’avais souci d’essayer de me tenir au plus près de ce qui m’apparaissait et je mesure bien en relatant juste le début de cette situation toute la difficulté de cela ; et aussi les allers et retours d’un paradigme individuel à un paradigme de champ.

J’avais écrit dans mes notes de fin de séance : travailler le self se déployant en mode ça. Il m’apparaît aujourd’hui que nous nous sommes rencontrées ce jour là plutôt sur le self se déployant en mode personnalité. Je fais l’hypothèse que chacune est restée et a déplié ce qu’elle connaissait d’elle. Valentine, nous avons pu le vérifier par la suite, restant sur sa lancée de courir et ne prenant pas le temps de… et moi comme en suspens, comme ne participant pas activement à la rencontre en cours (en retrait ?). J’ai du mal d’ailleurs à me souvenir de comment je me tenais, me mouvais. Et je pose l’hypothèse que cette manière d’être là, sans beaucoup de mouvement, sans beaucoup de montrer, participait à ce qui se passait ; peut-être que Valentine augmentait ses mouvements en résonnance à mon absence de mouvement ? Principes de champ : contemporanéité et possible rapport pertinent.

Une (autre) manière pour moi de rentrer dans la rencontre aurait été de prêter attention à ce qui se passait là et de le partager : en prendre conscience, savoir avec. De déployer le mode ça du self et de l’articuler au mode personnalité du self : allers et retours progressifs nous permettant de nous ancrer dans ce qui se passait là entre nous, nous permettant de nous ouvrir à la nouveauté de la rencontre tout en ramenant à ce que nous connaissions, notre sol. Prendre le temps de suivre les différentes directions de sens, décliner, identifier, aliéner, prendre conscience de ces différents mouvements jusqu’à ce qu’un Je apparaisse.

Je saisis mieux là l’importance et le rôle d’avoir en tête le comment se déploie le self, cela m’aurait permis d’ajuster ou du moins de travailler en conscience de cela.

Je voulais souligner aussi comment la situation se crée et se tisse à deux, co-construction. C’est l’éprouvé de la situation en cours de co-construction.

Je prends conscience de ma manière de rédiger ce chapitre. J’ouvre plein de questions-réponses qui aussi justes soient-elles, perdent (le goût initial, le sens, me perdent ? ).

Cela me parle de comment je fais souvent et me rappelle à cette attention-là. Attention c’est là, juste là, phénomène, apparaître qui me fait m’apparaître. Tenir cet ouvert là.
- Endurer la situation de supervision.

Je choisis de parler de cet exemple là car c’est celui qui pour moi a fait déclic. Où j’ai pu me rendre compte, dans les larmes et la souffrance (pathos oblige, clin d’œil humoristique sympathique), où j’ai pu habiter, toucher du doigt, les différentes phases de sensation, direction puis signification, où j’ai pu me révéler à cela. La prise de conscience de ces instants-là. L’expérimentation de ces instants-là.

Octobre, novembre, décembre 2006.

Je suis en supervision depuis septembre avec Edith Blanquet. Le groupe est constitué de sept personnes dont quatre qui nous connaissons déjà (même promotion IGPL), les trois autres sont deux femmes et un homme plus expérimenté. La première prise de contact (septembre) se passe bien. Je suis enthousiaste de cette aventure, je me sens bien, sans souci particulier. Je travaille sur le « cadre » de la première séance. Je n’ai pas encore de patient.

Octobre : j’ai mes premiers patients, un couple et une femme. J’ai préparé ce que je voulais exposer à la supervision. Je ne parle pas le matin. L’après-midi, en dernier ou avant-dernier, je me risque.

C’est à moi. Je commence à présenter. Edith m’interrompt, pose des questions. Elle m’invite aussi à prendre conscience de comment je suis là. Je ne comprends pas les questions, les ais-je même entendues ? Je me sens comme interdite. En fait je ne sens rien, plus exactement je n’ai conscience de rien, je suis comme figée.

J’ai une sensation désagréable dans la poitrine et dans le ventre. Je ne me sens pas bien (je relis en souriant, je regarde deux phrases plus haut « je ne sens rien »). Ca monte. Les larmes ne sont pas loin, elles vont sortir. Je suis plaquée le dos au mur. Je n’ai pas conscience de ma respiration.

Edith m’interpelle, re-questionne, réinvite.

Je ne comprends pas (ce qui se passe), je ne peux rien répondre, rien réfléchir. Je me sens oppressée, étouffée.

Edith dit sa surprise, interroge les autres (invitation à vérifier auprès-de), me demande d’être attentive à ce qui se passe autour de ma bouche, comment je sens mes mâchoires, mes joues.

J’ai du mal à répondre. Je pleure. Je me sens oppressée. Ma respiration est comme suspendue. Je suis comme toute sus-pendue à.

La séance se finit. En sortant je marche sans savoir où je vais. Rien n’attrape mon regard. Plus tard sur l’autoroute je pleure à chaudes larmes. Je rentre bouleversée, sans comprendre, sans savoir où ni d’où, quoique à l’époque je devais plutôt me demander quoi ou qui. Je suis comme perdue.

Le lendemain j’arrive à parler avec Panthère de ce qui s’est passé. J’entends ses mots, son point de vue, ce qu’elle ouvre. Cela m’apaise et me rassure un peu.

Novembre. J’appréhende : comment cela va-t-il se passer ? Je parle la première cette fois-ci. J’ai deux autres patientes dont une qui est dans une pathologie plus prégnante (antécédents, hospitalisations et traitements).

Au bout de quelques minutes Edith me pose des questions, les mêmes ? Je ne sais pas. Je sais que ma réaction est aussi vive (vivante) voire plus que la dernière fois.

Je ne peux contenir mes pleurs. Je réponds que je ne comprends pas, et pourquoi c’est à moi qu’elle pose ces questions-là (et pas aux autres) quant à mon projet thérapeutique, la sémiologie.

Retour en pleurs à la maison, re-soutien de Panthère qui m’aide à prendre conscience que c’est mon éprouvé certes mais mon éprouvé de la situation et que je ne suis pas seule à y participer.

Décembre. J’ose à peine venir en supervision. Je viens. Même début de scénario.

Edith me parle d’un filtre, « je ne suis pas sûre que tu m’entendes et cela m’agace » (je lis cela dans les notes que j’ai prises tout de suite après).

Je ne comprends pas ce qu’elle me dit. Je me sens perdue, je ne sais plus, j’ai l’impression de répondre à chaque fois à côté.

Je réponds et l’important c’est peut-être de ne pas répondre. Etait-ce une question ? Une invitation à regarder d’une autre manière ? Un encouragement à ouvrir ?

C’est en travaillant sur les sensations présentes avec la sollicitation et le soutien d’Edith, en retenant le moment, si souvent vite atteint, où une émotion, où une signification arrive, que je peux prendre le temps de (faire at-tention à) prendre en conscience le comment je me tiens, le comment je suis ici en sa et en leur présence. Le comment de mes mâchoires : serrées, crispées (et serrées comment). Le comment de ma respiration : retenue. Le mouvement (le tenir) en arrière de mon buste, le comment de mon regard.

Rivée, vissée dirais-je à mes questions-réponses ? , à mes pourquoi-parceque ? , je ne pouvais ouvrir l’éventail de mes sensations, je ne prenais pas conscience de comment je me sentais. Mes sensations étaient limitées aux larmes et au sentiment d’être perdue ; panique d’avoir à faire (répondre) quelque chose qui ne m’était pas (forcément) demandé ? Pression ? Je ne sais pas. Trop tôt pour choisir une signification, trop vite pour permettre de toucher à ce qui est là, à ce qui se passe là en ce moment.

Ecouter mes sensations. Me surprendre à éprouver. Tenir cette crise-là.

Cela me paraît simple maintenant (à écrire du moins), sur le moment c’était le block-out total. Ce n’est qu’en dépliant les sensations, aidée par Edith et le groupe, que petit à petit j’ai pu prendre conscience de celles-ci, que des directions de sens dont j’avais conscience ou non, (être figée, (ne pas) oser tenir sa place de thérapeute, mais là je suis déjà dans une élaboration) se sont (m’ont) dessinée(s), que dès lors des significations pouvaient être proposées et/ou élaborées (identification et aliénation).

Sortir de la confluence en me différenciant. Passer de il n’y a pas de déploiement du self, à un déploiement du self. M’engager. Envie de conclure avec ces mots qui me viennent là.

Je voudrais aussi mettre en exergue ici le travail d’Edith en tant que superviseur, à tenir cette crise, à tenir avec moi et pour moi (pour ouvrir peu à peu ma prise de conscience, accepter de tenir tout ce temps qu’il m’a, nous, a fallu). Je peux imaginer que cela n’a pas toujours dû être facile pour elle.

Dédicace particulière aussi ici à Panthère que je remercie profondément pour son attention, entention pour le dire dans la langue poétique qui est sienne, soutien, présence ouvrante et réconfortante durant toutes ces semaines difficiles.

- M’engager dans ou vers : sens-direction, mouvement de l’existence.

Rester avec mon éprouvé, le déplier, me donne une direction.

Pour Binswanger, l’idée de direction de sens désigne l’existence même s’éprouvant elle-même. « C’est la sensibilité à l’événement du sensible qui commande le mouvement d’avancée ou de recul, d’accueil ou de refus, d’épanouissement ou de repli, et non l’inverse » [p95] « Les directions de sens » sous la direction de Jeanine Chamond.

La sensibilité de l’événement. Ce qui est premier, c’est le il y a. Je vais regarder le « il y a » et je vais en faire une situation en devenant.

La situation n’existe pas déjà, je l’informe déjà en la voyant, la percevant de mon point de vue.

Ouverture à l’événement me forme et m’informe, me spatialise et me temporalise et me rend prae-sens.

Pour Maldiney : « Un événement est une épreuve dans et par laquelle nous nous apprenons nous-mêmes avec le monde » [p322], « Penser l’homme et la folie ». Pour lui, toujours p322, « nous co-naissons avec l’événement. Le sentir est un ressentir à même lequel s’ouvre avec le monde le moi en personne….. Le ressentir est éveil du moi. L’événement nous advient en tant que nous devenons nous-mêmes ».

La question du sens ouvre la question du sujet.

C’est à ce moment de survenue du mode ego (self se déployant en mode ego) que le sujet existe.

Nous revenons un peu ici sur transpassibilité et transpossibilté. C’est ma façon d’endurer l’événement et endurer la possibilisation qui me fait exister. C’est me pouvoir moi-même qui me fait sujet.

Confronté à ce qui est là, je se découvre et devient à ce moment là avant d’être à nouveau confronté et en devenir de l’instant d’après. C’est en cela que je parle de l’unité de l’espace temps de l’expérience, qui fonde, qui me fonde et me fait devenir à ce moment là et dans cette situation là.

L’être en puissance est la marque du sujet.

Ce pourrait être la définition du travail thérapeutique. Restituer au patient sa possibilisation. Le « venir-à-soi-toujours-sans-cesse » de Bin Kimura. Le Gestalt-Thérapeute a à soutenir l’ajustement créateur du patient, la créativité, le pouvoir être, la responsabilité de soi.

- Comment travailler cela en Gestalt-Thérapie : la théorie du self

Co-existant l’un à l’autre et l’un de l’autre, Gestalt-Thérapeute et patient participent à la co-construction de leur rencontre, sont co-créateurs de la situation. Le thérapeute est là pleinement engagé et au service du patient.

Elargir la prise en conscience, afin d’ouvrir à d’autres possibles, de ce qui advient là. Tel est l’objectif et l’engagement du thérapeute.

Pour le patient, élargir la prise en conscience de comment je suis au monde. « Solliciter l’entrée en présence en devenant moi-même à l’occasion de cet autre auquel je suis confronté » Edith Blanquet « Du sentir à la forme signifiante » dans « La psychothérapie comme esthétique ». Prendre conscience de mon pouvoir de tisser des significations c’est-à-dire reconduire à mon pouvoir être.

-  Mode ça

Elargir la prise en conscience des différentes sensations est une des façons. Nous serons attentifs ici au déploiement du self en mode ça.

Le mode ça du self, c’est le sentir, l’affect. Il y a un sentir avant même que les mots adviennent. Il nous renseigne sur la tonalité pathique (Je est toujours disposé d’une certaine manière, intoné).

C’est là que s’origine la présence. C’est là que le thérapeute revient pour convoquer le patient à son pouvoir être. C’est là que s’originent les directions de sens.

Je suis toujours disposée d’une certaine manière, intonée. « C’est en ce sens que le self se déployant en mode ça du self sollicite une orientation, une direction de sens à même la présence corporelle d’un je en devenir, toujours disposé d’une certaine façon » [p34] Edith Blanquet « Du sentir à la forme signifiante ». « Le mode ça du self conduit le sujet-en-voie-de-lui-même à prendre conscience de sa tournure ou façon d’être déjà situé, spatialisé et tendu vers son à-être » [p31].

Accueillant ce qui est, et tourné vers son à-être (ad-versere), tendu vers, l’être humain avec la direction de sens ouvre l’espace et commence à se différencier. Mes sensations corporelles ouvrent l’espace de la différenciation. Le corps va devenir mon corps.

Petit à petit le sujet en voie de lui-même va prendre en conscience. Petit à petit le sujet en voie de lui-même va s’in-former, se donner sens, s’orienter parmi les possibles, se différencier en aliénant et identifiant jusqu’au surgissement d’une forme signifiante pour lui et pour l’autre (déploiement du self en mode égo).Il est alors là pleinement sujet. Il se subjective. Il se subjective à l’autre. Nous nous faisons exister l’un à l’autre et l’un de l’autre.

Il n’y a pas d’existence sans l’autre. Nous survenons dans la rencontre. Je deviens pleinement moi-même avec autrui. Différencié, j’assume alors mon propre point de vue. C’est le moment de l’entrée en présence.

Dans l’accueil du pathique (aware) je est ouvert au monde, l’accueille et devient. « Ma corporéité est le lieu tant de ma présence au monde (en ce que j’y suis toujours déjà) que de ma venue en présence (j’y suis et il m’appartient de m’approprier cette présence » [p33] Edith Blanquet « Du sentir à la forme signifiante ».

Double mouvement participant du même mouvement d’ex-ister.

« Je » cherche parmi différentes directions, s’oriente. Chercher le goût que cela a pour moi, le comment cela me tend, va peu à peu donner mon goût, va peu à peu affiner ma direction et me donner figure : vers où, le next.

La survenue d’un Je au monde (advenir en son Dasein, être-le-là). Le mode ego du self survient. Une forme claire et brillante, signifiante, surgit. Cette différenciation moi-monde ouvre et donne mon entrée en présence, l’entrée en présence d’un je au monde. Le devenir moi-même à l’occasion d’un autre. C’est pour cela que le Gestalt-Thérapeute va s’intéresser au processus du contacter.

En se donnant forme je se donne signification. Une forme claire surgit, une signification s’actualise à ce moment particulier (issu de cette situation et expérience particulière). Je se spatialise et se temporalise, je ex-iste. Le jet devient pro-jet de soi.

L’aller-vers (direction) donne le sens (signification). La signification est expression de ma différenciation.

Je touche là au langage. « Cette signification survenante est la forme partageable de mon expérience, celle que j’adresse à autrui… je la partage avec autrui et participe ainsi du tissage d’un monde commun » [p9] Edith Blanquet « Du sentir à la forme signifiante ».

La direction de sens (s’) ouvre aussi (par) le langage.

Mais n’ouvrons pas trop vite les chapitres à venir. Juste donner une direction.

Je reviens au mode ça du self et au mode ego du self. Et aussi comment je passe de l’état d’être aware à une prise en conscience délibérée (consciousness). Comment je ouvre sa prise en conscience, comment je prend conscience de son pouvoir-être, de son pouvoir (se) choisir.

Nous avons vu que le mode ça du self renvoie à accueillir le donné de la situation. Ce que j’endure, ce que j’éprouve. Le mode ça du self touche à l’affectation du sujet. Cela relève du domaine de l’awareness.

Déployer le self en mode ça c’est pour le sujet prendre conscience de sa manière (comment) d’être affecté. Prendre conscience ici n’est pas de l’ordre du délibéré mais de l’ordre de l’ouverture à (cette affectation, ce corps qu’il m’est donné d’éprouver).

C’est du côté du déploiement du self en mode personnalité et en mode ego que la prise de conscience de l’ordre du consciousness (c’est-à-dire de manière délibérée) va se faire. M’ouvrant au monde, j’ouvre et je m’ouvre à ma corporéité. Je deviens consciente. Je me différencie.

Ce qui me donne à penser que c’est également du côté du mode ça du self que le début de prise en conscience délibéré se fait. J’ai envie d’écrire, le passage de l’awareness au consciousness s’origine « dans » le mode ça du self. La direction de sens ouvre au consciousness. La différenciation se fait par le consciousness.

Les trois modes du self ne se déploient pas de manière séparée, ils s’articulent et s’interpénètrent. C’est de l’articulation des modes ça et personnalité du self que le mode ego du self survient, surgit.

- Mode personnalité

Déplions le mode personnalité du self. Ce qui est en figure quand le self se déploie en mode personnalité « ce sont les représentations mentales que le sujet peut avoir de lui-même, ce qu’il connait, avec lequel il est familier, ce qu’il sait de lui », « Champ, contact, théorie du self » cycle 2 session 4, Edith Blanquet.

Avec le mode personnalité du self le sujet n’est pas dans la nouveauté, il est dans ce qu’il connait de comment il est. C’est un mode qui permet de se soutenir, de garantir une continuité de soi (permanence, sécurité). Il permet également « d’accueillir de la nouveauté en s’appuyant sur des significations déjà expérimentées et reconnues » [p36] « Du sentir à la forme signifiante », Edith Blanquet. Il permet par là un sol suffisant pour accueillir la nouveauté de la situation.

Dans son chemin vers la prise en conscience, dans sa différenciation en cours, le sujet va faire des allers et retours, va se nourrir en déployant les modes ça et personnalité du self pour vérifier, aliéner, identifier, actualiser des possibles jusqu’à ce qu’apparaisse, surgisse une forme suffisamment claire, jusqu’à ce que de ce fond (sollicitation des modes ça et personnalité du self) une forme surgisse signifiante : fasse figure.

« Le self se déployant en mode ego [survenant] signe alors mon entrée en présence : je deviens pleinement ce que je suis en pleine conscience » [p39] « Du sentir à la forme signifiante », Edith Blanquet. Le mode ego survient dans l’instant de l’entrée en présence. Instant de différenciation. Ou dit autrement « le sujet surgit, prend forme en s’informant au monde » [p39].

Ce qui est décrit là est l’exemple d’une figure apparaissant clairement avec intensité. Toutes les modalités du self se déploient de manière fluide, articulée, riche.

Le mouvement identification aliénation c’est-à-dire je m’identifie à, je fais appel au mode personnalité du self, et je m’aliène à, je vérifie auprès du mode ça du self, ce mouvement est suffisamment tenu ouvert (tenir la crise) afin qu’à un moment une direction-signification émerge, et je se décide en conscience, traduisant le mouvement d’exister de moi à l’autre, signant l’entrée en présence (nos entrées en présence) maintenant et ensuite (et remise en jeu dès l’instant d’après). Jusqu’à ce qu’à un moment la figure s’impose : mode ego. C’est de l’articulation du mode ça et du mode personnalité que surgit le mode ego ; c’est elle qui donne la qualité, l’intensité de présence.

Pour qu’un humain devienne un existant il faut qu’il y ait suffisamment d’affect (mode ça) et qu’il ait la capacité à s’appuyer dessus (mode personnalité) pour tisser des significations (mode ego).

Dans mon expérience de jeune thérapeute, ce n’est pas si facile. Tenir la crise [krisis], tenir l’ouvert aux possibles suffisamment afin que le travail d’identification/aliénation puisse se faire pleinement est ce vers quoi j’aimerai tendre.

- Cas clinique.

Je me sens bien embarrassée avec la rédaction des cas cliniques. Je travaille alors en mode souvenir de la séance et avec ce que je suis là en écrivant à ce moment-là. Je peux oublier, infléchir une direction nouvelle qui se nourrirait du moment présent de l’écriture. Souci de justesse. Mais de quelle justesse s’agit-il ? De celle de ce moment là où j’écris cette situation en mode souvenir.

Cas clinique ou la difficulté de tenir la crise.

Décembre 2006. Brigitte.

Brigitte est venue la première fois accompagnée de son mari. Elle me parle de phobie, de crise d’angoisse, de peur de poser les pieds par terre, peur de perdre connaissance. Ces sensations sont récurrentes (depuis une quinzaine d’années) et depuis deux-trois ans elle se sent à bout, « je n’y arrive plus ». Elle prend un antidépresseur. Elle a été hospitalisée « pour dépression » il y a quinze ans. Cette expérience a été particulièrement douloureuse : « j’ai été bourrée de médicaments, je ne veux pas retourner à l’hôpital, j’ai peur qu’ils viennent me chercher ». Elle a vu plusieurs médecins et psychiatres et « cela n’a rien donné ».

Le mari ne dit rien. Je m’adresse à lui. Il dit « j’encaisse, je ne peux pas parler, je suis bloqué ». Je prends des notes. Nous sommes tous les trois assis autour du bureau.

Je sens la tension monter en moi au fur et à mesure que Brigitte parle. Je continue à poser des questions afin de commencer à élaborer une sémiologie. Parallèlement, je m’interroge. La consultation de différents psychiatres me renvoie à mon inexpérience. Que vais-je pouvoir apporter moi, toute jeunette dans ce métier ? La tension augmente. Je continue à prendre en note ce qui est dit. J’écris. Je n’interviens que pour poser des questions. Je me tiens à cela. J’ai un peu de mal à établir une chronologie. Je prends, des notes. Je prends. Je n’ai pas questionné au départ la présence du mari. C’est Brigitte qui a pris rendez-vous par téléphone, elle n’a pas parlé alors de son mari.

Brigitte pleure souvent pendant l’entretien. Elle utilise beaucoup le verbe culpabiliser. Elle dit que si elle se laisse aller, elle va avoir un malaise c’est-à-dire perdre connaissance. Ceci ne s’est jamais produit (je le lui ai demandé). Mais elle est terrifiée (ce sont ses mots) par cela. « J’ai peur de ne pas me réveiller ». Ces paroles me résonnent fort. Je sens mon cœur taper plus fort dans ma poitrine. Je ne le partage pas.

Brigitte parle facilement, répond à mes questions. Elle échange également des paroles avec son mari. Lui ne parle pas beaucoup. Je le vois déglutir. Il m’apparait le torse penché en avant. Je ne croise pas souvent son regard. Je le vois hocher souvent la tête. Brigitte continue à parler : « je me contrôle mais je n’en peux plus, j’ai envie de crier merde mais j’ai peur que les voisins me prennent pour une folle ».

Je me sens sans soutien, désemparée, et en même temps touchée par son émotion, par ce que je ressens comme un grand désarroi, un appel à l’aide.

Nous convenons de nous revoir la semaine d’après.

Je me sens embarrassée de la présence, non discutée entre nous, du mari. En sortant je me précipite sur mes notes de cours. Névrose d’angoisse, névrose phobique. Aucune pour le moment, avec les éléments que j’ai, ne me parait correspondre. Désir de me rassurer, de trouver des repères, de trouver un sol. Je suis en inquiétude. Vais-je être à la hauteur ? Vais-je pouvoir l’aider ? N’est-ce pas trop pour moi ?

Il me semble que Brigitte aussi a un sol à trouver, des repères à asseoir. Elle évoque quelque chose de l’ordre de s’écrouler. Je l’imagine dans une tension de ce possible malaise qui n’arrive jamais, de ce sol se dérobant potentiellement sous ses pieds.

Je me sens moi sans sol solide, ne sachant pas à quoi me tenir, un peu effrayée de cette responsabilité que je m’octroie et que j’imagine qu’elle m’accorde en venant me voir. Je me sens tendue, inquiète. J’ai peur, sans m’en rendre compte (je le prendrais en conscience en supervision).

Quel éclairage la théorie du self peut me donner là ? Quelle hypothèse de travail je vais développer ? Sur quoi je vais m’appuyer ?

Il m’apparaît là que l’atmosphère qui se dégage de cette rencontre est une atmosphère et de tension et d’être collée à : mon inquiétude en ce qui me concerne, ses peurs pour Brigitte. Comment se dégager peu à peu de cela ? Et en même temps n’est-ce pas en l’endurant que quelque chose d’autre va pouvoir s’ouvrir ? Comment ramener à du nous, à du présent ? Comment ne pas donner trop tôt des significations ? Il me faut tenir l’abime de tout cela. Il me faut tenir ouvert l’espace de notre rencontre.

Nous nous voyons régulièrement toutes les semaines. Le self se déploie souvent en mode personnalité entre nous. Je tente de ramener à ce qui se passe là, au ça de la situation. Par petites touches. Me vient ici l’image d’un tableau impressionniste en cours de création.

Au fil des séances, ma peur s’estompe. Je me sens plus détendue. Les moments où nous sommes présentes l’une à l’autre, m’aident. Ils me soutiennent et m’apaisent. Quelque chose est possible à tenir.

Brigitte arrive à se détendre. Elle s’étire sur le fauteuil, commence à se laisser aller, elle bouge les membres, prend le temps de trouver une position qui lui est confortable. Elle me parait (m’apparait) moins crispée. La peur constante qu’elle me nommait est beaucoup moins présente. Nous partageons cela.

Lors d’une séance nous avons cherché ensemble les différentes sensations que procurait le frottement de ses doigts et des miens sur une matière toute douce (un doudou). Eprouver du côté du sens-sensation. Recherche de commun et de différence.

Elle parle souvent de sa mère. J’essaie de ne pas rentrer dans le contenu. Suggère d’autres façons de com-prendre ce qui est dit. Mets des « et ». « Je peux l’entendre comme cela et aussi comme cela et aussi… ». « Je n’avais pas vu les choses come cela » me dira-t-elle.

Petites touches. L’impression d’avancer à tâtons dans un brouillard.

J’arrive à déterminer les modalités de déploiement du self (mode personnalité et mode ça), moins souvent à articuler les deux. Brigitte est en recherche de sens de ce qui lui est arrivé. Articuler du kaïros au chronos ; tisser une chronologie de l’histoire.

L’épisode du doudou permet du nous. Je ressens cela à ton occasion. Il permet d’explorer alors ce que ça ouvre de rassurant et ce que ça ouvre d’inquiétant. Il permet de décliner et de déplier les différentes directions, de se promener tout doucement entre ces deux pôles rassurant/inquiétant.

Il permet aussi d’arrêter une signification (possible). Se clore momentanément à l’ouvert de la situation. Continuer d’explorer permet de revenir sur l’ouvert, de prendre en conscience d’autres directions, de découvrir d’autres possibles.

Revenir à du nous, à du présent va permettre petit à petit d’approcher le douloureux sans pour autant s’écrouler (dedans), d’approcher ce qui a été jusqu’alors très fort contenu, en sortir un peu sans pour autant (risquer d’) exploser.

Retenir et sortir. Travailler (vers) ces deux directions, travailler (entre) ces deux pôles à partir de ce qui se passe entre nous.

L’image d’un raccommodage, maille par maille, doucement, précautionneusement, pas à pas.

Je m’aperçois que j’ai de la tendresse et de l’émotion qui me viennent en relatant cette histoire. Au regard de toute la tension, l’inquiétude, le sentiment de difficile du début, qui s’est transformé en une a-tention vers. Regard aussi de tout ce que cela m’a fait traverser et surtout travailler. Une manière de le com-prendre maintenant.

Tenir l’abime, tenir la crise est difficile, douloureux, angoissant parfois et aussi que de chemins possibles parcourus alors.

- De la direction à la signification

Les directions de sens ont leur assise dans le langage. Dans le premier article de l’ouvrage collectif « Les directions de sens, phénoménologie et psychopathologie de l’espace vécu » Jeanine Chamond écrit p23 : « La dimension spatiale de la présence dans le monde est enracinée dans le langage courant …. Nulle part le contenu de l’être-présent ne se laisse plus clairement pénétrer et sûrement interpréter que dans le langage ; c’est le langage où se consolident et s’articulent nos projets-de-monde ; c’est en lui qu’ils se laissent aussi établir et communiquer ».

La manière d’être, de se tenir, la posture, les mimiques, les expressions corporelles de la personne (en présence de) me donnent une indication sur son type d’entrer en présence, sa couleur. De même le rythme, les mots utilisés, le ton de la voix, les expressions traduisent un goût, une atmosphère, une direction.

Les directions de sens sont inscrites dans les attitudes et les manières du corps propre. Pour Binswanger « l’existence corporelle est le lieu de l’articulation pré-linguistique du sens et du vécu…. Si la présence se laisse venir aux mots c’est particulièrement aux mots du corps, sa demeure première » [p29] « Les directions de sens » sous la direction de Jeanine Chamond.

Dans sa façon d’être et de se dire l’être humain parle de son être au monde.

Ainsi en tant que Gestalt-Thérapeute je vais m’étonner du style langagier (qui n’inclut pas seulement la parole comme il est mentionné plus haut) de mon patient.

De ces directions de sens Binswanger en a traduit certaines distinctions nosographiques selon l’accord ou la disproportion des différentes directions ; l’être sain se caractérisant par l’interaction dynamique entre horizontalité et verticalité. Binswanger parle exactement de proportion anthropologique : rapport proportionné ou disproportionné entre hauteur et étendue ou comment se promener entre ces deux pôles ciel et terre et construire une communauté mondaine, être avec.

Ainsi le maniaque élargit son espace autant qu’il l’élève : il fait un bond dans l’infini, emporté dans la hauteur, livré à la pesanteur, abandonné à la stimmung du lourd ou du léger.

Le présomptueux lui « gravit dans la solitude et le mépris de l’expérience, l’échelle de la problématique humaine jusqu’à ce qu’il atteigne un barreau déterminé où il reste bloqué » Binswanger, « Trois formes manquées de la présence humaine » [p29].

La hantise de l’outrepassement phobique qui reste en retrait de peur de se perdre dans le trop loin.

Le mélancolique qui se situe en arrière de soi et qui crée une telle distance avec le monde qu’aucun accès de la parole commune ne devient possible.

Pour l’hystérique, c’est l’approche à la centralité qui est en jeu. Centralité comme position existentielle où l’homme peut se perdre dans l’instant, dans l’imminence (qui est surinvestie, d’où la relation à l’intensité chez ces personnes). « Le décentrement de soi est ce que ne peut plus faire l’hystérique aux prises avec son intensité. Etre dans l’instant au plus près de l’événement ne garantit aucune authenticité de la présence », [p124] Les directions de sens, article de G. Charbonneau « L’être en deça de soi ou la hantise phobique de l’outrepassement ». On parle d’ailleurs de la belle indifférence de l’hystérique.

La proportion anthropologique exige le passage d’une direction de sens à l’autre, de la hauteur vers la profondeur, de la solitude de l’élévation vers le retour aux autres et à la vie commune- le partage d’un monde commun est alors possible. Trouver son injuste milieu qui varie selon les moments.

Explorer les différents pôles directionnels, les différentes directions.

Ces pôles directionnels s’articulent autour de l’événement de la rencontre et ne peuvent être décrits qu’à partir de cet espace.

Nous revenons ici à la sensibilité de l’événement, sensibilité tournée vers l’autre, vers une autre sensibilité. Elle n’est direction de sens qu’ainsi (attrait/retrait, approche/éloignement). Elle ne se forme et se transforme que dans l’entre d’une relation (se) constituant l’un l’autre.

Et la seule chose de l’autre que j’ai accès c’est comment je suis affectée. Je ne peux donc travailler qu’avec cela.

Me laisser goûter au monde de l’autre, com-prendre à quel goût, à quel monde (de l’autre) je suis conviée. Et pour cela prendre le temps de rester suffisamment dans de l’indifférencié pour me laisser petit à petit le plus informée.

Ma difficulté de jeune thérapeute se situe là également. Ne pas trop vite me différencier, ne pas trop vite donner des (mes) directions (risque que l’autre se sente dépossédé), ne pas trop vite proposer des significations. C’est au patient de proposer ses propres significations. Je vais là où la personne se trouve et non je fais venir la personne là où je pense (et de quel droit) que c’est bon pour elle ; je n‘ai pas de projet pour elle.

Mon projet en tant que thérapeute consiste à lui faire prendre conscience de comment elle construit des significations, de comment elle se constitue et peut se constituer autrement, ajustement créateur, sujet.

C’est à l’occasion de, c’est la dimension du « à l’autre » qui va se développer et construire, co-construire, ainsi la rencontre.

Sentir, indifférencié, déploiement du self en mode ça. Puis se mouvoir et me mouvoir à (l’événement, l’autre), direction. Avant même que j’utilise la parole, je sens et je bouge. M’émouvoir à l’autre, goût et atmosphère de la rencontre en cours. Etre avec, se laisser vibrer ensemble. Me sentir à, sensations qui en s’appuyant sur le déploiement du self en mode personnalité vont devenir des émotions. Me signifier à : m’identifier à une possibilité, m’aliéner à une possibilité ; articulation des modes ça et personnalité. Etre ce corps là situé et affecté. Me décider en conscience pour une signification de moi à l’autre survenant : déploiement du self en mode ego.

La chair du monde s’informe en possibilité langagière : je me différencie. Je deviens sujet, m’approprie ma corporéité. Je deviens chair.

Passer d’avoir un corps à être un corps. Passer de l’étant à l’existant. Passer du sens à la signification.

En se donnant sens, en se donnant signification, la personne devient sujet, ex-iste. C’est l’articulation du mode ça et du mode personnalité du self qui permet ce mouvement de subjectivation, qui permet que le mode ego du self surgisse ; une figure signifiante et claire apparait alors et me constitue. En se donnant forme je se signifie.

- Flexions

Laisser suivre la direction de sens et tenir la phase d’identification et d’aliénation permet qu’il n’y ait pas trop vite projection de signification. Trop vite mettre des mots, déterminer des émotions altèrent le se laisser goûter à l’atmosphère puis aux sensations, empêchent la construction d’une signification, du moins empêchent la réalisation du processus complet (jusqu’au plein contact ou mode moyen du self) et plaquent une signification qui n’est peut-être et sans doute pas celle adaptée et juste pour la personne dans la situation du moment, une signification qui n’est pas sienne, qui n’est pas de l’ordre de la possibilisation d’elle-même.

Des flexions telles que la projection et l’introjection peuvent venir perturber le cycle du contacter. Dans la phase de pré-contact, les sensations suivent une orientation, une direction. Dans la phase de « mise en contact » que j’appellerai plutôt la phase de prise en conscience du contacter (puisque je suis toujours en contact) commence le travail d’identification et d’aliénation.

Quand je projette un sens trop vite sans prendre le temps de goûter les autres directions et de pouvoir me choisir, le cycle du contacter est perturbé par cette flexion de projection. Une signification vient trop vite. Je m’identifie à elle sans prendre le temps de solliciter comment je l’éprouve (retour au déploiement du self en mode ça), si elle sonne juste pour moi ou si ce n’est pas tout à fait cela. Une seule projection de sens vient et empêche l’ouverture au choix. La phase de « mise en contact » ne peut se réaliser jusqu’au plein contact.

La projection permet d’éliminer le doute et empêche la possibilisation de soi. Le self ne se déploie pas en mode ego. Je peux faire l’hypothèse qu’une projection trop vite de sens donne un sentiment relatif de sécurité ; si la flexion est mise en place c’est qu’il est difficile pour la personne de tenir ouvert l’abîme de sa possibilisation, que la situation est trop anxiogène. Je peux parler de pacification prématurée. L’émergence de la figure sur un fond (de possibles) n’a pas le temps de se faire. Aucune nouvelle forme, aucun ajustement créateur, aucune nouvelle signification n’apparait.

Dans le cas de l’introjection qui se situe également au moment de la phase de prise de conscience du contacter, l’excitation, le désir ne peut être reconnu comme mien. Je ne peux se différencier et adopte le sens proposé par autrui. J’accueille quelque chose mais je ne l’endure pas. Il ne peut pas y avoir une possibilisation de soi. Il n’y a pas de création. J’adopte sans questionner ce qui m’est donné. Le processus d’identification et d’aliénation ne se fait pas. L’ouverture de la crise n’est pas tenue.

Là aussi c’est le déploiement du self en mode ego qui est perturbé. En fait il me parait plus juste de dire qu’il y a là une perte en mode ego.

Il peut y avoir dysfonctionnement du mode ça et du mode personnalité du self mais s’agissant du déploiement du self en mode ego il s’agit toujours d’une perte du mode ego. Je ne peux plus arriver à me choisir. Je me subis.

Le thérapeute ne peut pas directement travailler sur le mode ego. Il peut travailler sur le déploiement du self en mode ça et/ou en mode personnalité et souvent à l’articulation des deux, en vue du surgissement du mode ego.

- Cas clinique

Valérie ou à quel monde je suis conviée.

Novembre 2007, premier RDV. Je vois une femme jeune et mince entrer dans la pièce. Une main touche la mienne, sensation d’un mouvement que je ne saurais décrire sur le moment. Je vois sur son visage un mouvement s’esquisser et que j’appelle trop vite sourire. Je sens mes mâchoires esquisser un mouvement également.

Je suis surprise par la jeunesse et la fraicheur de ses traits. Elle m’apparait menue, toute fine.

Je vois ce corps se tenant bien droit, peu de mobilité, au niveau du torse notamment. Ses mouvements me résonnent bizarrement. De quelle manière, je ne prends pas le temps d’explorer. Mais cela retient mon attention. Je ne me rappelle pas comment j’occupais moi-même l’espace.

Je l’invite à s’asseoir. Elle choisit un fauteuil. Elle me dit qu’elle ne sait pas comment ça se passe, une séance de thérapie. Je lui propose de me dire ce qui l’amène à venir me voir maintenant.

Je me sens assise sur le fauteuil, en face d’elle. Je m’approche un tout petit peu du bord du fauteuil et me penche légèrement en avant, comme tendue vers elle.

Je perçois un tremblement au niveau de sa poitrine, je me demande comment est sa respiration. Le reste de son corps me parait peu mobile. Je vois le tremblement augmenter. Je ne prends pas conscience de ma propre respiration. Est-elle fluide, se resserre-t-elle ? Je l’imagine retenue.

Valérie commence à parler de problèmes de santé. Elle parle des manifestations douloureuses du corps : palpitations du cœur, fourmillement au bout des doigts, spasmes au niveau du ventre (elle a été hospitalisée dernièrement à ce sujet). Elle me parle de peur de partir (perdre connaissance) au moment de l’endormissement surtout.

J’écoute ses paroles et en même temps je reste très sensible aux mouvements de sa poitrine. Au bout de quelques minutes elle pleure. Je me sens surprise par l’intensité de ses pleurs et leur brusque irruption.

Je m’approche un peu plus du bord de mon fauteuil tout en gardant une certaine distance. Je voudrais aller vers (elle) et en même temps je ne (me) sens pas trop approcher trop près de suite.

« Je ne pensais pas que je pleurerais aussi vite » me dit-elle. Je me décide à lui parler de ce que je vois au niveau du mouvement de sa respiration et l’invite à écouter le comment elle entend sa respiration, de quelles sensations elle a conscience. Elle me répond rapidement sur ce qui se passe (pour elle) la plupart du temps. « Je n’inspire pas à fond mais l’expiration est ok » (déploiement du self en mode personnalité).

Je n’arrive pas (je ne pense pas) à ramener à ce qui se passe là entre nous en m’appuyant sur les sensations que j’ai de ma propre respiration en ce moment et à son occasion (ramener au déploiement du self en mode ça).

Ma sollicitation du coup tombe à plat. Si je lui parle de sa respiration, c’est que cela s’inscrit dans un projet. Et pour avoir un projet il faut que je me laisse goûter encore plus à l’atmosphère de notre rencontre.

C’est le peu de mouvement qui m’apparaît alors le plus parlant. Absence de mouvement ou rigidité des mouvements ? Etat de tension ou état de raideur ? Pour le moment je ne sais pas, je dois continuer à explorer. La respiration me semble suspendue, du moins pas fluide. L’émotivité est grande. Je ne me sens pas inquiète. Il y a partage de monde commun possible.

Il n’y a pas de perturbation majeure du sentir. Valérie semble affectée, elle éprouve cela ; pour autant elle ne semble pas pouvoir construire des émotions, projeter des significations possibles à ses sensations. Elle sent mais est-ce qu’elle se sent ? Elle parle beaucoup de son corps mais peu de comment elle se sent.

Lors de ce premier rendez-vous je ne me suis pas sentie très présente à elle. En face, à côté, mais pas avec. Je n’ai pas partagé mon affectation ni été suffisamment attentive à comment cela m’affectait. L’impression d’être au bord de. Sensation d’être figée et suspendue à. Comment prendre ce mouvement d’y aller ? Aller rencontrer l’autre. Aller susciter le kaïros.

Je cherche dans ma tête. Peut-être chercher dans les directions (souffle Edith en supervision).

Chercher dans les directions, chercher dans le corps. Vers où ça va. Me laisser expérimenter ça. Me laisser aller au mouvement. Me laisser me mouvoir et m’émouvoir à l’autre.

Suivre le mouvement, accueillir le comment je suis là et le partager, tisser peu à peu le nous de la rencontre. A quel monde Valérie me convie, à quel monde nous allons nous convier l’une à l’autre, vers une rencontre de l’intimité, vers quoi nous allons nous devenir.

Valérie semble très en vigilance par rapport à tous les signes du corps. Elle parle en même temps de resserrement (étymologie du mot angoisse, c’est ce qui me vient quand elle l’énonce) « ma gorge se serre » et aussi d’emballement « mon cœur s’emballe ».

Directions de sens à explorer ensemble. Eprouver ce corps, accepter d’endurer cela, s’appuyer sur moi, s’approprier le langage dans lequel elle séjourne.

C : Sens, signification.

La question du sens revient souvent dans la démarche du patient qui entreprend un travail thérapeutique. Difficulté, qui peut être momentanée, à donner sens à son existence. Quelque chose ne va plus de soi. Je me pose alors des questions : vers où va ma vie ? Quelle forme –sens- je lui donne ?

Donner une direction, permettre un projet : cela m’est possible quand j’envisage, quand je prends en compte la question de ma finitude. C’est elle qui me permet de me projeter. Je touche là au temps, qu’il me reste à vivre et à la conscience que j’en ai.

- Notre finitude

L’homme est né pour mourir. Entre ma naissance et ma mort j’ai à donner sens à mon existence. Jusqu’à la fin (de mon existence) je me pose les questions de qui je suis. Je me pose cette question sans cesse car je suis en tant que possibilité – ma mort faisant partie de ces possibles. De ce fait il n’y a qu’après ma mort que l’on pourra dire qui je suis, qui j’ai été, car alors il n’y aura plus d’autres possibles.

De mon vivant cette question est sans cesse reconduite. En tant que sujet humain je suis un étant qui me questionne. J’ai cette responsabilité d’avoir à me donner sens.

Me donner sens, c’est me signifier. Devenir moi-même, le Next : je suis toujours en voie de moi-même, tendue vers mon à-venir.

Mon état de mortel me temporalise. « Exister c’est se temporaliser : donner signification, forme à ce moment particulier de mon existence, moment qui reconduit ma mort comme à venir et par là possibilité la plus insigne » [p26] « Du sentir à la forme signifiante », E. Blanquet. Je suis toujours située par mon corps (point zéro du monde qui ouvre l’espace) et temporalisée par l’horizon de ma mort. Je suis à ce moment là et j’ai à me reconduire pour le moment suivant. Devenir sujet c’est ouvrir une certaine qualité de temporalisation et de spatialisation. Devenir sujet c’est devenir pleinement moi-même, c’est le moment de l’entrée en présence ; l’instant, l’ordre du kaïros, de la venue en présence, où un Je se différencie. Où un Je prend conscience de lui-même et d’un monde ; la frontière contact est un processus temporel.

En devenant sujet je me spatialise et me temporalise ou plutôt c’est en me spatialisant et en me temporalisant que je deviens sujet. Here, now and next. Mon entrée en présence sans cesse reconduite.

L’entrée en présence se traduit par une certaine manière de s’approprier le langage. Est-ce à dire que le langage, lieu de mon séjour, me constitue ? Comment le langage va produire un sujet ? Qu’est-ce que le langage ? Comment (me) met-il en œuvre, en mouvement, en direction (de sens) ? Que me donne-t-il à sentir ? Qu’est-ce que je donne à sentir à travers lui ? Comment je deviens en me l’appropriant ? Ou plutôt Qui je deviens ?

C’est s’approprier le langage qui nous individue : qui je deviens, acte de signification. C’est par et avec le langage que je me construis.

Je suis là avec quelque chose qui m’émoustille et m’étonne. Sensation de saisir un fil qui ne m’étais pas apparu jusqu’alors ou pas dans ce sens là du moins. Image de tenir ce fil et traverser un nuage blanc. Je me retrouve au dessus dans un immense espace rayonnant de lumière (comme quand on traverse les nuages en avion et que l’on se retrouve au dessus, éclairé par le soleil). Sensation du funambule (de ce que j’en imagine) qui voit de par où il est situé, un autre horizon.

Eclairage nouveau qui me ravit. Je me sens les yeux grands ouverts (d’étonnement ?). Je me sens d’un appétit différent, plus en appétit.

Comme en randonnée au sortir d’une forêt où je découvre une immense étendue, un paysage plus vaste, point de vue autre et plus large. Quelque chose de l’ordre du surprenant, du à découvrir (yeux écarquillés), du ne pas en perdre une miette et en même temps à chaque pas que je fais le paysage change. Tout prend une forme différente à chaque pas. J’organise des rapports (entre les choses et entre les choses et moi) différents à chaque pas. Je suis différente à chaque pas. Située, spatialisée, temporalisée. Le paysage se forme et m’informe à chaque pas. Au fur et à mesure des chapitres.

- Le langage

Et d’abord qu’est-ce que le langage ? Le langage englobe bien plus que la parole. Le silence est langage.

Pour moi, le langage est constitué de l’ensemble des signes, des expressions, des manières d’être, de faire, de se comporter, de parler, de se mouvoir, de l’être humain. Me vient là l’expression « tout est langage ».

Le langage dans lequel je suis (au sens séjourner) tout le temps (à commencer par le corps) qui me meut et m’émeut, me communique et me sert à communiquer.

Je me dis par le langage. L’autre se dit par le langage. Nous nous disons l’un à l’autre et l’un de l’autre à travers et au travers lui.

« Le langage est l’articulation de ma présence affectée au monde, un monde que je com-prends toujours (awareness) déjà sans que cela soit présent à ma conscience (consciousness) » [p3] article « séjourner dans le langage » d’E. Blanquet.

Je s’ex-prime par le langage. J’ex-iste par lui et de lui. Le langage exprime, donne, une direction de sens. Il me constitue.

Je vois, je sens où je suis. Je suis toujours d’une certaine manière affectée et je comprends le monde, je tisse des significations au travers cette affectation. Je me signifie, j’existe par et de cette transcendance.

Nous avons vu également que la direction de sens va prendre petit à petit signification à l’autre. C’est en me différenciant que j’existe. En m’appropriant petit à petit mon langage et en pouvant le nommer, me nommer. Me dire et partager ma façon de voir (le monde). Dire à l’autre. Communiquer. Etre en relation avec.

C’est avec la parole que je peux aborder, approcher, partager un monde commun. C’est la parole qui est aussi monde de malentendu. C’est dans le monde commun que je peux être en relation avec l’autre. Et ainsi (me) laisser (m’) ouvrir à son propre monde.

Donner sens. Donner mot. Mettre des mots ou donner des mots pour dire et se dire. Mettre des mots pour aider au pouvoir de se signifier.

Donner mot. Donner forme.

Se donner (une) signification c’est-à-dire tisser une forme signifiante.

Si le Gestalt-Thérapeute permet au patient d’augmenter son pouvoir être, d’agrandir ses capacités à construire des significations, en s’appuyant sur le langage, c’est aussi avec la parole qu’il travaille.

- Sens – signification.

Le mode ego du self surgit. Je se décide en conscience pour une signification de lui à l’autre survenant maintenant et ensuite

Je deviens à ce moment là : acte de signification. Je (me) donne sens. Ce faisant je me clos momentanément à l’ouvert de la situation car je deviens la possibilité que j’ai choisie, qui m’a choisi, tendue vers la suivante : ex-ister.

Auparavant il m’a fallu tisser, tisser le langage en possibilités signifiantes, les reconduire et tenir la crise jusqu’au moment de mon entrée en présence.

Le sens-signification est le résultat en quelque sorte du tissage, du tissage des sens. De l’articulation des modes ça et personnalité du self, qui va se traduire par la formation d’une Gestalt (rapport figure/fond). Tout le travail du Gestalt-Thérapeute est d’accompagner le tissage de la forme signifiante.

La signification est l’expression de la différenciation. Je me définis. J’existe. Je définis mon point de vue. Et peux le partager avec autrui. Tissage d’un monde commun. Rôle de la parole.

« Cette signification survenante est la forme partageable de mon expérience, celle que j’adresse à autrui….. Par l’acte de la signification je mets en forme ce que j’éprouve, ce que je vois, ce vers quoi et vers où je vais : je le partage avec autrui et participe ainsi du tissage d’un monde commun » [p9], article « Du sentir à la forme signifiante », Edith Blanquet. J’ai souvent assimilé le langage à la parole. Je comprends ici que le premier est l’endroit où je suis, où je séjourne, et que la deuxième est le vecteur, ce qui me sert à créer vers l’autre et avec lui un pont, une communauté de monde, quelque chose qui re-lie, lecture à l’autre du monde de chacun, lecture de paysage.

Se raconter, se dire. Et découvrir encore d’autres horizons de monde.

Fil ténu et fragile. Corde sensible aux vibrations de mon être affecté et éprouvé à l’occasion de.

C’est sur et avec cette corde là que nous travaillons. Au service du patient.

Parole qui relie et qui différencie. Dès que je parle, je commence à ouvrir un lieu d’où je suis : esquisse de différenciation.

Donner voix à l’éprouvé. Donner voix au langage. Je me risque à : d’une parole parlante à une parole parlée.

J’aime cette idée de donner voix comme donner vie. « L’être humain prend sens et consistance grâce et face à un autre sincère et curieux de lui » Ariane Selz « Histoire d’amour retenue, Cahiers de Gestalt n° 12, Pathologie de l’expérience.

Je dirais plutôt grâce et avec, un autre sincère et curieux de lui. Etre là, être avec, y être (pour le thérapeute).

La parole permet à l’autre de se sentir reconnu, reconnu en tant que sujet. La parole nous permet de nous sentir reconnu et de nous reconnaître.

- Cas clinique

Le cri de Valentine.

Février 2008. Nous entamons Valentine et moi notre huitième mois de travail, entrecoupé ça et là par les congés scolaires. C’est la même Valentine dont je parle dans le premier cas clinique (p 14).

Valentine arrive depuis deux séances en soufflant. Je l’entends souffler en arrivant. Pas que j’entends comme lourd qui monte l’escalier. Son visage qui m’apparaît : cernes sous les yeux, regard que j’ai du mal à capter, à accrocher, à le faire me regarder, à le faire me croiser, regard qui me semble être loin, ailleurs. Je marque un arrêt. Je la vois arrivant et je ne sais comment me tenir. J’entends son souffle, j’entends ses pas, je vois son visage. Sensation un peu pesante qui m’envahit, qui m’arrête momentanément dans mon me mouvoir à. Ca me fige. Souffle (le mien) qui se suspend. Je reprends ma respiration, m’avance vers elle. Regards qui se croisent. Bises échangées. Déplacement de nos pas pénétrant plus en avant dans la pièce. Je me sens dans un mouvement d’aller vers, elle. Désir d’être plus près (qu’elle me sente plus près ?). Désir d’être là, proche. Désir de la soutenir.

Elle se dirige vers le radiateur près du fauteuil. Dit avoir froid. Puis au bout de quelques instants, s’assoit au fond du fauteuil. Je la vois regarder en direction de la porte. Son visage m’apparaît regarder au loin, du moins là-bas, au-delà de. Je me sens éloignée. Sensation qui vient croiser mon désir d’être présente à elle, à nous. Mouvement d’arrière et d’avant. Balancement, ballottement. Image et goût du mouvement d’un bateau qui tangue. Sensation désagréable au niveau du cœur.

Je m’approche du bord de mon fauteuil, le buste tendu dans sa direction. Je me sens la regarder et mesure combien l’expression, l’attitude que je vois et à laquelle je suis conviée m’émeut, me serre. Je me sens étreinte, serrée par ce qui m’est donné à voir, à sentir, à éprouver. Je sens mon cœur qui se serre, ma gorge qui se contracte, quelque chose au niveau du ventre qui se mobilise (mouvement qui pince). Je me laisse imprégner de cela. Je ressens de la peine. Du pénible et du difficile à. Déploiement du mode ça du self entre nous. Figure émergente : goût de souffrance.

Valentine esquisse un mouvement au niveau de la bouche, mouvement connu et reconnu (nous en avons parlé), souvent réitéré à l’abord d’un passage difficile. Elle émet un sourire et un petit rire. Comme un regard sur son sort. C’est l’image qui me vient. Je ne la partage pas.

« Cette semaine a été très difficile » me dit-elle. « J’ai souvent pleuré ; je me sens très sensible. Georges (son mari) a été très méchant avec moi. Je me rends compte en en parlant avec mes copines que mon couple ne va pas du tout ».

Elle continue en racontant ce qui s’est passé. Je suis attentive au ton de sa voix. Ton de voix monocorde, pas de haut ni de bas, pas de vibration, même débit. Sensation d’être bercée, roulis du bateau. Au bout d’un moment, je me rends compte que je n’écoute pas ce qu’elle me dit. Bercement qui (m’) endort. Je me demande alors si elle, elle écoute ? L’image du bébé que l’on berce pour l’apaiser, le réconforter me vient. Sensation du mouvement d’arrière et d’avant.

J’interromps. Car je fais là l’hypothèse que « ça parle ailleurs », hypothèse d’un décalage. Et en même temps quand j’écris cela je prends conscience que cette hypothèse d’un décalage est une signification peut-être prématurée. Cette signification s’impose à moi. En la choisissant j’induis cette direction et je me ferme alors à d’autres.

Je lui demande si elle veut bien être attentive à ce qu’elle éprouve là maintenant. Comment elle se sent ? Je la vois me regarder. Changement de direction. Je sens son regard sur moi. Je me laisse à accueillir cela. Je me sens également la regarder, mouvement de ma tête en avant, vers elle.

Oui elle veut bien. Après le « je sais pas » que je qualifie ici de rituel (c’est souvent sa première réponse à une question), elle répond oui. Elle continue à me regarder et porte sa main à sa poitrine. « C’est lourd » dit-elle. « Un lourd comment ? », je propose plusieurs directions.

Il s’agit là d’explorer et d’expliciter petit à petit l’expérience dont elle devient consciente. Faire appel au déploiement du self en mode personnalité pour permettre de décrire le mode ça du self. Prendre le temps de sentir un peu plus, d’identifier et d’aliéner des possibilités, de choisir ou rejeter une direction et l’incarner.

« Ca m’enfonce » répond-elle. Je lui demande de préciser : vers le bas ? en arrière ? « En arrière, je ne peux plus bouger ». Elle me reparle alors d’un rêve que nous avions vu dans une séance auparavant. Sa voix me paraît plus vive, plus éveillée. « C’est comme cette camionnette qui est sur cette voie ferrée et qui ne sait pas comment faire pour bouger de là ». Son regard se dirige à nouveau ailleurs. Elle reparle de Georges. Le ton de voix a changé, ton monocorde. Elle dit qu’elle ne comprend pas, pourquoi il agit comme cela, quel est son système de fonctionnement, elle émet des hypothèses.

Ronronnement de la voix. C’est du moins ce qui fait figure pour moi. Comme si ce n’est pas incarné. C’est l’hypothèse que je fais. Et je prends conscience là en l’écrivant qu’il s’agit d’une projection de signification (non prise en conscience alors).

Je ressens en même temps un mouvement de balancement (bercer, d’avant en arrière, d’arrière en avant) et en même temps des mouvements plus vifs, qui piquent, qui pointent, du bas vers le haut. Image des pics qui émergent nettement lors de la retranscription numérique d’une voix. Deux mouvements d’un rythme différent. Tempo décalé, qui parle, qui jaillit de, qui s’exprime aussi et ainsi. Bizarrement c’est le mot décalé qui me vient. Décaler : « enlever la cale, déplacer un peu de la position normale, le verbe a aussi une valeur temporelle », Dictionnaire Le Robert. Quelque chose qui n’est pas calé, qui est ailleurs, situation ou temps déplacé… Je ne peux pas le dire autrement, c’est ce qui me vient là. Comme si ça parlait à et de deux « niveaux », ici et ailleurs. Je lui en fais part. Cela nous ramène à ce qui se passe ici entre nous. (Car c’est là et seulement là que je peux travailler).

En le lui disant je m’aperçois que j’accompagne mes paroles avec un geste de mon bras et de ma main droite. « Quand je vous entends parler de chercher pourquoi (j’accompagne d’un geste en ouvrant mon bras et ma main droite vers l’extérieur) je me rends compte que je fais ce geste là, vers là-bas, l’impression d’un ailleurs, j’éloigne ma main là-bas ; quand nous parlons de ce qui se passe ici, quand nous cherchons et partageons nos sensations (j’accompagne d’un geste en ramenant ma main et mon bras droit vers ma poitrine) je me rends compte que je fais ce geste là et que me main se ferme, se referme » . Je fais plusieurs fois ce geste d’ouvrir complètement vers l’extérieur le bras et la main et de refermer la main et de la ramener vers ma poitrine.

Eloigner, revenir. Là-bas, ici. Cela me semble résonner juste pour moi de ce que je ressens à l’occasion de ce que me dit Valentine. Je lui demande comment ça résonne pour elle quand je fais ces gestes là.

Valentine : « Cela me fait l’impression de quelque chose de dur ». Françoise : « Dur ? » V : « Oui, comme une boule fermée ». Tout en l’écoutant je continue à faire le geste de ma main qui s’ouvre et qui se referme. F : « Comme quelque chose qui ferme et qui s’ouvre ? » V : « Non, j’ai envie de taper dessus de toutes mes forces avec une barre en fer »
- le ton de sa voix a changé, il me parait un peu plus fort ; je me sens me redresser – V : « pas pour la casser mais pour qu’elle puisse s’ouvrir » - je sens mon regard l’interrogeant - V : « Et quand elle s’ouvre c’est comme un ballon qui se déploie, qui se gonfle ». Elle accompagne ses mots d’un mouvement de ses deux mains et ses deux avant-bras qui s’ouvrent.

Je fais l’hypothèse d’un décalage. L’intensité du ton n’est pas calé avec l’intensité des mots, du moins dans ce que moi j’en attends et dans ma manière de comprendre. Décalage entre le ton de sa voix qui explique, ton qui s’il était monté un peu au début, est redevenu non pas monotone mais neutre comme désaffecté, c’est comme cela qu’il me résonne du moins, et la force des mots, la violence même –c’est de cette manière que cela fait écho en moi- des propos : taper dessus de toutes mes forces avec une barre en fer.

Me vient ce qu’elle avait dit auparavant au sujet de sa relation avec Georges. « Cela ne me va pas du tout » sur un ton que j’ai entendu comme désaffecté en décalage complet (pour moi) avec l’atmosphère de douleur, de peine et de souffrance dans laquelle nous étions conviées l’une à l’autre. Sensation à nouveau là aussi d’un décalage.

C’est bientôt la fin de la séance. Tant pis, je me lance. « A l’occasion de comment vous me dites –de ce qui se passe avec Georges- et à l’occasion de ce que nous éprouvons là ensemble, de ce que cela nous fait vivre –je lui reparle du mouvement de la main- je me demande si le ton employé pour dire « ça ne va pas du tout » se rapproche plus du « ça ne va pas du tout » - je reprends le ton qu’elle avait employé- ou se rapproche du – je me mets à crier- « ça ne va pas du tout ». « Le deuxième » me répond-elle de suite. Je vois apparaître un large sourire sur son visage.

J’aurais préféré qu’elle puisse expérimenter les différents tons possibles afin de ressentir et d’éprouver ce qui lui semblait le plus juste. Impression là de lui avoir pris cette part. L’heure de la fin –de la séance- m’a également bousculée. J’ai choisi de tenter quand même. Ais-je suffisamment laissé ouvert afin qu’une figure claire et signifiante apparaisse ? C’est avec cette question et cette vigilance que je reste. Je ressens un goût bizarre. Je m’aperçois (après) que c’est ma propre construction que j’ai mise en avant, sans la questionner. Ce que je ressentais comme décalage s’est imposé à moi, comme une signification projetée, sans que je prenne de recul, ce qui aurait permis d’ouvrir à d’autres significations. J’ai laissé ouvert certes mais à partir de quelque chose de déjà fermé. Je me vois progresser et je vois aussi les progrès qu’il me reste à faire. Goût de pas satisfaisant qui me reste.

J’ai essayé là de montrer comment le langage dans lequel séjournait Valentine et le langage dans lequel je séjournais nous ont conviées à une atmosphère, atmosphère de notre rencontre. Comment en nous laissant aller à (suivre) ce qui nous mouvait, nous avons pu suivre une direction de sens, même si cette dernière était induite. Comment nous avons cherché, tâtonné, trouvé différents goûts, être à des moments ce corps situé et affecté. Comment, même si ce passage me laisse un goût de pas satisfaisant, une signification a pu se dessiner. Se dessiner me parait juste. A l’arrêt de la séance elle n’avait pas émergé ; possibilité signifiante qu’il nous reste encore à tisser.

Je revois Valentine la semaine d’après. Elle me dit qu’elle va mieux. Elle a pu parler. Dire à Georges. « Poser tout ce que j’avais sur le cœur », ce sont ses termes, sans pour autant provoquer des crises (le mot tempête me vient en le rédigeant). « Cela m’a fait du bien, je me sens plus légère ».

Sensation de chaleur qui m’envahit. Je me sens aussi plus légère. Comme un poids qui s’en va aussi pour moi. Un peu de la lourdeur de l’atmosphère de la séance précédente qui s’estompe, s’allège, m’allège. Un peu de la crainte de n’avoir pas « bien fini » la séance, fait à la place de, qui s’atténue. Sensation d’être moins en tension. Chaleur qui vient détendre, me détendre. Mon souffle qui se pose, expire.

Nos regards se rencontrent longuement. Quelque chose se partage là.

Me vient en écrivant ces mots que la séance dernière se signifie là, à ce moment. Qu’une signification se forme et nous forme à ce moment là.

F : Conclusion sous forme d’ouverture

Cette conclusion a mis du temps à venir, émerger je dirais plus justement.

Le mémoire était presque fini, il reposait là sur mon bureau, arrêté en l’état. Avec le sentiment d’un certain travail accompli, effectué et en même temps quelque chose d’autre, difficile à cerner : quelque chose de pas très confortable. Je me sens comme suspendue.

J’ai décidé de laisser tout cela de côté, j’allais écrire de laisser poser (j’avais un peu de temps par rapport à l’échéance de mars).

Laisser poser ! Quelle douce ironie ! Car cela m’a travaillé(e), beaucoup travaillé(e).

Comme si cette question du sens, qui est pour moi (et après ce cheminement retranscrit ici) tout le fondement et le travail en thérapie, touchait également à mon propre fondement.

Car il s’agit bien de cela. Du sentir à se signifier. De la direction de sens à la décision en conscience pour une signification de moi à l’autre survenant – maintenant et ensuite -. De mon agir, effet de monde.

« Mon agir, signe de mon entrée en présence à ce moment particulier. C’est là que je trouve ma vérité, mon fondement…… Mon agir : actualisation d’une possibilité signifiante », [p14] article d’Edith Blanquet « Du sentir à la forme signifiante » publié dans « La psychothérapie comme esthétique ».

Pouvoir se choisir en toute conscience, élaborer une signification langagière, susciter le déploiement du self en mode ego, telles sont les finalités de l’acte thérapeutique.

Ouvrir le sens jusqu’à ce qu’une signification de moi et du monde prenne forme, jusqu’à ce qu’une figure émerge claire et signifiante. Je travaille avec et à partir du sens. Je suis sens. C’est ainsi et pour cela qu’il est pour moi fondement même du travail thérapeutique et aussi de ma posture. C’est le m’incarner thérapeute qu’il permet.

Je me sens sereine et apaisée après m’être sentie brassée, secouée, remuée, bouleversée durant ces derniers jours. Comme si le temps pris pour cette conclusion parlait et témoignait aussi de ce cheminement là (endurer et tenir la crise, tenir ouvert) : m’approprier le langage, m’incarner thérapeute.

Je dédie ce travail à mes enfants :

Sophie qui est en cours de concrétiser son projet d’être médiatrice culturelle (faire connaitre et reconnaître les arts et spectacles), Hugo qui a le projet d’être architecte paysager (façonner et modeler les paysages, proposer et ouvrir d’autres perspectives), Mélissa qui a le projet de devenir chef-cuisinier (proposer et partager des saveurs, des goûts et des couleurs).

Je pense à moi adolescente dont le projet était de devenir thérapeute.

J’y suis. Je suis.

Peyrolles, le 3 mars 2008.

Bibliographie

Ouvrages :

Benasayag Miguel, La fragilité, Editions La Découverte, Paris, 2004, 212 pages.

Binswanger Ludwig, Le problème de l’espace en psychopathologie, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1998, 130 pages.

Blaize Jacques, Ne plus savoir, L’exprimerie, Bordeaux, 2001, 224 pages.

Les directions de sens, dir. par Jeanine Chamond, Le cercle Herméneutique, Paris, 2004, 196 pages.

Dastur Françoise, Chair et langage, Edition Encre Marine, La Versanne, 2001, 219 pages.

Heidegger Martin, Etre et temps, Bibliothèque de philosophie Gallimard Paris, traduction française, 1986, 589 pages.

Kimura Bin, Ecrits de psychopathologie phénoménologique, PUF, Paris, 1992, 198 pages.

Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, Millon, Grenoble, 1991, 425 pages.

Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, 537 pages.

Merleau-Ponty Maurice, Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1964, 359 pages.

Perls Frederick, Hefferline Ralph, Goodman Paul, Gestalt-Thérapie, L’exprimerie, Bordeaux, 2001, 351 pages.

Perls Laura, Vivre à la frontière, L’exprimerie, Bordeaux, 2001, 193 pages.

Robine Jean-Marie, S’apparaître à l’occasion d’un autre, L’exprimerie, Bordeaux, 2004, 252 pages.

Strauss Erwin, Du sens des sens, Millon, Grenoble, 2000, 477 pages.

Articles :

Blanquet Edith, « Séjourner dans le langage », Cahiers de Gestalt-Thérapie n°17 Pour Parler, L’exprimerie, Bordeaux, 2005.

Blanquet Edith, « Du sentir à la forme signifiante », La psychothérapie comme esthétique, L’exprimerie, Bordeaux, 2006.

Blanquet Edith, « Pathique et pathologique », Cahiers de Gestalt-Thérapie n°12 Pathologies de l’expérience, L’exprimerie, Bordeaux, 2002.

Selz Ariane, « Histoire d’amour retenu », Cahiers de Gestalt-Thérapie n°12 Pathologies de l’expérience, L’exprimerie, Bordeaux, 2002.

« Emotion et affectivité », Alter n°7, Alter, Paris, 1999, 382 pages.


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