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Rencontres troublantes

Catherine cauquil


Rencontres troublantes

Catherine Cauquil. Mémoire de Gestalt thérapeute. I.G.P.L. Promotion 1. Juillet 2008.

A Raphaël et Virgile, mes fils. A Louis et Thérèse, mon père et ma mère. A Françoise, ma sœur.

Remerciements.

Aux cinq formateurs de l’I.G.P.L. pour la richesse de leur enseignement, et leur engagement pendant ces 5 années dans la transmission de la Gestalt-thérapie.

A Patrick Colin, mon didacticien et désormais superviseur pour sa présence à la fois discrète et soutenante.

A Edith Blanquet, pour son soutien dans l’écriture de ce mémoire, soutien sollicitant, ouvert et généreux.

A mes collègues de formation et de supervision, pour la qualité de leur partage.

A mes amis, toujours là : Didier, Yo, Cathy, Françoise, Isabelle, Michelle, Francis, Marie, Pascale, Yves, Catherine, Inès, Christian.

Et merci à tous les enfants de me convier à la rencontre.

Préambule………………………………………………………….2

Première partie : Here. Ici.

Le trouble. Ce qui se montre…………………………………….13 Le trouble. Ce qui se montre à moi. Le phénomène …………15 Exister. Ex-ister…………………………………………………...16 Les principes de champ…………………………………………. 21

Deuxième partie : Now. Maintenant.

La théorie du self………………………………………………….24 La rencontre……………………………………………………….29 Ma rencontre avec André.……………………………………….30 Une rencontre avec. L’analyse de pratique…………………...33

Troisième partie : Next. En vue de quoi.

Puis-je me penser dans une posture éduco-gestaltiste ?...... 35 Le quotidien peut-il être lieu-espace de thérapie ?

Conclusion…………………………………………………………40

Bibliographie……………………………………………………...41

Préambule.

Jimmy veut un bisou. Je le vois me regarder du haut de ses 6 ans. Bonnet enfoncé, ballon au creux du bras. J’aide Thomas à construire une voiture en lego. Je cherche les pièces qui lui sont nécessaires. Je fais un petit coucou à Benjamin qui se retourne pour me dire au revoir en allant à l’école. Je suis face à Flavien qui jette sa table et sa chaise. Je pose mes mains sur les épaules de Christopher. J’entends le souffle de Brandon serré contre moi et les mots de son cauchemar de la nuit. Je suis assise près d’Alexandre qui me lit sa lecture. Je porte Clément sur mon dos et l’amène en classe. Je presse une orange à Aicham avec qui je prends le petit-déjeuner. Je garde la bague et la clé de Mickaël. Je suis debout entre André et Quentin qui s’insultent. Je relève le pantalon sur le genou écorché de Joris. Je conduis le minibus pour aller à la ludothèque. Je joue au restaurant avec Bryan. Je serre dans mes bras Philippe qui vient de se battre.

Des instants-séquences de mes rencontres : Je suis Educatrice spécialisée et je travaille avec des enfants présentant des « troubles du comportement et du caractère ».

Tous les jours de 8 heures à 17 heures, nous construisons ensemble notre quotidien, dans cet I.T.E.P. (Institut Thérapeutique Educatif Pédagogique).

C’est ce quotidien, le lieu de notre rencontre, qui va nourrir cet écrit. Comme un récit de voyages, au jour le jour. Joie de l’étonnement qui pourrait en surgir. Joie de l’inconnu de partir sans itinéraire. Je m’image cet écrit comme une épreuve. Une épreuve de photographe : J’ai choisi la prise de vue, réglé le cadrage, la vitesse, la sensibilité ….. Et pourtant, je ne sais rien. J’attends que l’image se développe et m’apparaisse ….

Je me sens vivante, ex-istante, de me choisir dans cette forme. Me vient le mot libre, le mot surgissement. Comme un accord qui me sonne juste.

Conscience que le surgissement de la justesse de l’accord, se nourrit, s’éveille du désaccord senti depuis que j’ai commencé à écrire. De ma dissonance éprouvée et endurée.

L’écriture est solitude, silence et liberté… Présence accouchée, endurée jusqu’à l’épure.

Je m’arrache les mots, des forceps dans le ventre. Peine sans direction, diffuse, confuse …

Fils mêlés, embrouillés, qui se cassent ou s’étirent et me laissent perdue, échevelée.

L’écriture est solitude, silence et liberté … Présence réflétante, accueillante, jusqu’à l’étonnement.

Les mots se donnent, s’ouvrent à leur chair, Suent, transpirent, s’animent, s’exultent… Et me donnent sens.

Je me laisse goûter les saveurs de ce qui est là. Je me laisse écouter les tonalités qui m’animent. Je me laisse vibrer à ce rythme. Toujours affectée, J’ose le trouble de la rencontre.

….

Au large de tout ici, Sans ailleurs, La rencontre est suspendue hors de soi Au péril de l’espace, Dans l’Ouvert.

Henri Maldiney

Un moment de rencontre avec Flavien.

Lundi matin. Jour de retour pour tous, enfants et adultes. Bagarre dans la classe. L’institutrice m’appelle. Je suis dans le couloir avec d’autres enfants qui ne veulent pas aller à l’école. Je rentre et je vois Flavien qui pousse sa table, sa chaise, en hurlant. Sa voix me sonne sanglotante, et il ne pleure pas, avec des larmes. Il est debout et j’ai l’image de tout recroquevillé. Je vois ses mouvements comme saccadés. J’entends sa voix comme enrouée. J’ai l’impression que ses yeux regardent partout à la fois et ne regardent pas. Je l’imagine terrorisé. Je le vois pousser ce qui est devant lui, avec les mains, avec les pieds. Je vois son visage blanc, sa bouche qui hoquette des mots, ses mains et ses avants bras repliés. Je suis debout à l’entrée de la classe, du mal à respirer. Estomac serré. Sensations désagréables aux oreilles. Un autre maître est là et aide l’institutrice à le maîtriser. Je les entends parler très fort et lui dire de se calmer. Je me sens étrangère à cette agitation, comme abasourdie par ces voix qui se répondent. Un peu perdue aussi. Comme si tout était exagéré, s’amplifiait. Un goût de drame. Les enfants de la classe sont assis et se taisent, sauf Joris qui répond à Flavien en l’insultant. J’entends le silence des enfants. Me vient l’isolement, la peur, l’insécurité …. Je n’ai pas peur, je ne me sens pas isolée et c’est pourtant ce qui me vient, là. Je m’approche de Flavien et je le regarde. Je dis son prénom. Je veux qu’il m’entende, qu’il me regarde. J’ai mal aux oreilles. Je veux que les cris de tous s’arrêtent. Je dis aux adultes que je peux m’en occuper. Ils laissent Flavien. Je regarde Joris et lui dis à lui aussi que je peux m’en occuper.

Flavien continue à tout jeter sur son passage. Une autre chaise tombe. Je lui demande de venir avec moi. Il hurle qu’il ne veut pas. Je le prends contre moi, à bras le corps. Il se débat et crie « lâche moi ». Je suis tout contre lui. Il est tout contre moi. Mes bras touchent les siens. Impression de dur qui s’enfonce dans ma chair. Mon ventre sent le rythme de son ventre, soulevé par ses cris. Sa tête est jetée en arrière. Il hurle avec la gorge, comme un raclement, un râle et je n’entends pas les mots, j’entends son souffle, sa respiration, ses prises d’air entre deux cris. Je sens mes mains le tenir contre moi, mes bras l’entourer. Je me sens l’entraîner à aller dehors. Je me sens transpirer, mon cœur s’accélère. Mes bras me font mal, tendus de l’entourer sans le serrer, de l’entourer pour le contenir. Il se laisse entraîner dans une petite salle à côté où nous jouons souvent ensemble. Là, il pousse tout ce qui se trouve devant lui, chaises, legos, jeu d’échec, crayons. Il se met contre le radiateur et crie qu’il va tout casser. Il crie « Casse toi, casse toi. » Je ne vois pas son regard. Ses yeux vont et viennent. Il hurle. Image-Sentiment d’être face à un tout petit, comme le bébé qui pousse un objet pour le faire tomber. Du sans issue aussi. D’être transparente, transperçable. Je suis essoufflée. Je relève les chaises et m’accroupit pour ramasser les objets. Un à un, lentement. Flavien ne crie plus. Quand je redresse la tête, je le vois me regarder. Je le regarde et pose les objets sur la table. Et je continue à ramasser. Besoin de faire quelque chose, de m’occuper les mains à même Flavien qui s’occupe de faire pour endurer l’insoutenable qui l’assaille. D’être dans le silence et la lenteur. Comme dans une position d’attendre. Et désir (besoin ?) que tout reprenne sa place.

Flavien quitte le radiateur. Il s’assied par terre, la tête dans les mains et se met à pleurer. Il m’appelle. Je m’assieds à côté de lui. Je l’écoute.

Comment déplier cette situation ? Je tourne autour depuis quelques jours. Difficulté à retranscrire au plus juste ce qui était présent pour moi. Crainte de broder, d’enjoliver en mode souvenir. Mais je dois faire avec cette situation : Moi dépliant en mode souvenir ce que j’imagine qui était présent pour moi, et ce, dans la situation particulière de l’écriture de ce mémoire. Je ne fais pas une étude de cas, une préparation de synthèse ou un écrit à des travailleurs sociaux, j’essaie de comprendre comment j’existe à la rencontre (comment la rencontre m’existe), comment j’entre en présence. Avec ma préoccupation première qui est l’authenticité. Dans le sens de l’appropriation. Le être-soi-propre.

Avec Flavien, comment je me suis engagée ? Dans quel éprouvé ?

Attentive à ce qui était présent pour moi. Mes bras, mes oreilles, ma respiration et à comment lui devenait simultanément. Comme si j’avais le besoin de ne pas être « hors de moi » avec ce petit garçon contre moi, à qui j’essayais de donner des bords à lui-à moi, avec précaution. Par le seul langage que j’ai trouvé, le corps à corps. Corps touchant-touché. Sentir mon bras toucher son bras et être touché par son bras. Comment est ma peau à ce point de contact ? Irritée ? Meurtrie ? Molle ? Comment m’apparaît ce senti ? Agréable ? Désagréable ? Subi ? Supportable ? Insupportable ? Quel est mon mouvement à ce moment-là. Serrer ? Lâcher ? Desserrer ? Tenir ?

Sentir cela, juste cela, m’ouvre des directions. Je sens son bras dur, bras-piquet. Je m’ouvre à la signification de sa tension (hypothèse), ex-tension (hypothèse). De ma con-tension en résonance. Et je choisis de le tenir-contenir, par mes bras embordés. Mouvement de protection de lui- de moi. Comme un enlacement.

Attentive à ce que j’identifie comme mon besoin de silence. J’ai mal aux oreilles des cris qui se mélangent. Vrilles dans les tympans comme une dissonance. Sensation à la frontière de l’insupportable. J’ai mal de ce que j’identifie comme la stridence des cris de Flavien. Me vient en conscience : J’ai mal aux oreilles de ces cris qui ont mal. Je m’ouvre à la signification de la douleur qui est là, pour moi, pour lui, entre. Je fais l’hypothèse que c’est de ça qu’il crie. Je n’entends plus les mots mais comment il les dit, par où il les crie et par où ça m’atteint. J’entends et cela prend sens de rauque, d’enroué, je m’essouffle de ce que j’imagine qui peine, qui blesse à se dire. Je choisis d’écouter pour laisser dire et me laisser accueillir. Image/idée que mes mots empêcheraient les siens de m’arriver, les feraient se retourner dans sa gorge, ne pourraient plus s’adresser. Imaginaire que mon besoin de silence se construit de son besoin de crier. Je reste en silence pour continuer à m’entendre l’entendre. L’attendre.

Attentive à mon besoin (envie ? désir ?) de tout ramasser. Flavien est immobile contre le radiateur. Entre nous, la petite pièce est jonchée d’objets éparpillés. Comme des obstacles à mes (nos) mouvements. Je m’accroupis et je bouge lentement dans la toute petite pièce en ramassant les touts petits objets. Le mouvement de ramasser est lent et je prends à ce moment là conscience de mon essoufflement. Ramasser, occuper mes mains, mes yeux, me font retrouver un rythme plus lent. Fluide. Impression de remettre les choses à leur place. Et de faire du vide, comme un possible de passage entre nous. Je me sens paisible. J’entends la respiration de Flavien qui devient plus lente. Je vois son regard qui saisit le mien et s’y arrête un moment. Mes bras continuent de se relâcher. Impression de détente, d’une re-circulation. Flavien s’assied par terre et se met à pleurer. Il m’appelle. Je m’assieds à côté de lui, juste à côté, sans le toucher. Un espace pour les mots de tristesse-détresse-effroi qui prennent corps entre nous.

C’est dans la rencontre que j’ouvre des possibles de moi au monde. Cette phrase me sonne juste. Plusieurs fois par semaine, par jour parfois, j’interviens auprès d’enfants « en crise », « qui clashent », « qui pètent un plomb », « qui ont des pulsions violentes » …. La formulation change suivant les adultes en présence et leurs manières de penser la rencontre, leurs connaissances en psychopathologie, leur penser ce qu’est ex-ister.

Besoin de faire une pause pour sentir ce qui est là, à l’écriture de cette dernière phrase. Froid dans mon dos et dans mes jambes. Je serre fort mes doigts, l’ongle de mon pouce droit vient griffer la paume. Mes poings se serrent. Respiration bloquée. Je prends conscience de cela. Grande inspiration. Yeux humides. Petit serrement dans la région du cœur. Colère me vient, en signification, colorée de tristesse. J’avale ma salive. Isolement. Ce n’est pas ma langue, mon dictionnaire. Besoin de reprendre avec mes mots, d’oser mon langage.

Plusieurs fois par semaine, par jour parfois, j’interviens auprès d’enfants qui me parlent comme ils peuvent de leur peine-souffrance d’exister, l’être-pu de Maldiney, la restriction des possibles qui signe la pathologie telle qu’il nous invite à la penser. Chaque rencontre est singulière dans le comment j’ex-iste à cette occasion, comment je m’y engage.

Si quand Flavien est dans cet état, je pense tout de suite « qu’il fait une crise », « qu’il clashe », je le restreins à ce seul possible. Et mon projet sera que la crise cesse, « pour qu’il aille mieux », le mieux étant ma représentation d’un enfant qui va bien. Ensuite, je chercherai le pourquoi, et mon imaginaire sera là, florissant. Son enfance, sa famille, son histoire, sa relation à l’homme, à la femme, son Œdipe.... Je vais voir en lui des signes de mal-être. Des symptômes de sa pathologie : troubles du caractère et du comportement. Je caricature, mais à peine, vraiment à peine ce que j’entends tous les jours.

Je travaille dans le secteur médico-social dont la culture, le sol, est la psychanalyse ou plutôt des représentations, des bribes de ce qu’est la psychanalyse. En périphérie, l’analyse systémique et le comportementalisme. Mon propos n’est pas de juger, de dire que c’est bien ou mal, que c’est vrai ou faux, simplement que ce sont des postures qui pensent l’être humain, le normal et le pathologique, la rencontre et la thérapie. Et que ma présence dans la rencontre sera colorée du sol sur lequel je m’appuie. Selon chacune de ces postures, Flavien (et les enfants présentant des troubles du comportement et du caractère) va être regardé et accompagné de façons différentes.

Une illustration de ces différentes postures : La réunion de synthèse d’admission de Kévin.

Autour de la table : L’éducatrice de l’unité de vie. La psychologue responsable de la guidance familiale. L’assistante sociale. La psychologue qui a rencontré Kévin pendant une séance et qui assurera son suivi en thérapie. Les deux cadres sociaux éducatifs. Le médecin psychiatre. L’institutrice. L’éducatrice d’externat (moi-même). L’ordre du jour : Une évaluation du comportement de Kévin depuis son admission en septembre 2007 (trois mois).

Tout va tourner autour de la demande de Kévin de rentrer chez lui du mardi soir au jeudi parce que la séparation lui est difficile et douloureuse. Montée d’angoisse et crise de panique le soir avant d’appeler chez lui. Du pourquoi de ces crises et du comment les arrêter. Du pourquoi : insécurité du milieu familial, confusion de place, dépression de la mère, difficulté de positionnement du père, lien fusionnel … découlera immédiatement la recherche de comment changer cela.

Nous sommes en cercle autour de la grande table. Je me tiens comme en ex-tension contre le dossier de ma chaise. Je sens le dossier qui rentre dans mon dos. Je m’appuie très fort comme pour reculer. Me vient en mémoire une situation de la matinée avec Kévin. Il me demande de m’accompagner pour aller chercher Benjamin à l’école du petit village. Il est assis à côté de moi dans le minibus. Il porte un col roulé noir d’où émerge sa tête qui m’apparaît livide, comme engoncée dans une minerve. Je le vois regarder droit devant lui, impression que ses yeux ne cillent pas. Il me fait l’effet d’un bloc qui ne bouge pas au risque de s’exploser. Comme si tout mouvement était impossible. Les voix me parviennent comme se croisant avec rapidité. J’en entends le rythme sans pause, sans silence, les rires qui ponctuent les interventions, le volume qui monte crescendo. Je prends conscience de ma respiration, pratiquement en apnée. Je me découvre comme muselée. De ce sentir, m’arrive une autre image : Kévin est dans le minibus. Je l’entends me parler, d’une voix qui m’apparaît, de plus en plus forte, de plus en plus rapide. Je le vois tirer sur sa ceinture, se pencher vers le pare-brise, revenir contre le dossier, en mouvement d’avant arrière. Comme voulant se délivrer. Je me surprends à accélérer ma conduite, comme pour arriver plus vite et le-me délivrer.

Je partage alors, mon ressenti de la rapidité du rythme de cette réunion et comment il fait résonance avec ce que j’ai pu ressentir en présence de Kévin : l’essoufflement, l’envie d’accélérer, comme une impossibilité (ou seule possibilité) à endurer cet-mon-notre éprouvé d’émiettement, d’affolement.

Que notre manière de parler de Kévin nous donne des directions :

Nous saisir immédiatement de comment arrêter ou atténuer « l’angoisse de la séparation », pose comme une évidence que c’est de l’angoisse de séparation. C’est une direction possible et en la choisissant, nous aliénons les autres façons de regarder. Hypothèse que c’est ce qui se passe pour Kévin quand il commence, comme il le dit, « à stresser ». Il en donne une seule raison : « Je dois appeler mes parents parce que c’est trop dur de ne pas être avec eux. ». Comme si donner une signification à « son stress » en atténuait l’insupportable. Et si nous regardions ce qui se montre : comment, à quel moment, avec qui … Nous ne regarderions plus le symptôme (le témoin) mais le signe (l’exister). Et peut-être pourrions nous ouvrir avec Kévin d’autres possibles à son éprouvé. Nous aurions des indications sur la manière de Kévin d’être au monde et sur le comment l’accompagner.

Angoisse de séparation est un terme si souvent employé que le questionner dans mon milieu fait l’effet d’une hérésie. Il teinte pourtant la façon de regarder et sentir les larmes d’un enfant le lundi matin ou ses coups de pied dans la voiture de ses parents qui partent ou qui ne partent pas. L’angoisse de séparation se situe en fin de première année dans la théorie du développement de l’enfant introduite par Freud et revisitée par Anna Freud, Mélanie Klein, Winnicott pour citer ceux que je connais. C’est le stade de la différenciation, la conscience de l’autre et de soi. La théorie du développement se découpe en stades, variables suivant les auteurs, et le regard sur une pathologie se fait en fonction de la traversée plus ou moins difficile d’un de ces stades. La « guérison » nécessite alors un retour, une immersion dans ce qui a fait conflit. Je simplifie volontairement ces concepts. En effet, ils ne m’intéressent que dans l’utilisation qui en est faite aujourd’hui. Les troubles de l’angoisse de séparation ou anxiété de la séparation (pour les enfants)font l’objet d’un paragraphe dans le DSM 4 et la Classification Internationale des Maladies. Par exemple : Voilà ce que je lis dans le rapport de l’INSERM :

Si les rapports entre l’angoisse de séparation développementale et le trouble anxiété de séparation restent l’objet de controverses, l’idée d’une continuité entre l’angoisse de séparation développementale et le trouble anxiété de séparation semble aujourd’hui implicitement admise dans les nouvelles classifications internationales (CIM-10, DSM-IV) (Bailly et coll., 1994 ; Blandin et coll., 1994 ; Bailly, 1995). Ainsi, pour Vila et Mouren-Siméoni (1992), le trouble anxiété de séparation peut être considéré« quantitativement comme une pathologie par excès de l’attachement conduisant à trop de dépendance et qualitativement comme une perturbation des interactions entre l’enfant et ses figures principales d’attachement, ses parents, sa mère notamment dans notre société, à l’origine d’une fragilité dans la constitution du soi ». Dans cette perspective, deux types de critères sont utilisés pour différencier le trouble anxiété de séparation de l’angoisse de séparation développementale (Bailly, 1995, 1997). Sur le plan chronologique, le trouble anxiété de séparation apparaît soit comme la persistance anormalement prolongée d’une angoisse de séparation ayant débuté au cours de la période appropriée du développement, soit comme la résurgence de réactions d’anxiété à la séparation à un âge où celles-ci sont normalement modérées ou absentes.

L’angoisse de séparation devient une pathologie avec des critères repérables. Un extrait de la classification dans le DSM4.

A. Anxiété excessive concernant la séparation d’avec les personnes auxquelles l’enfant est attaché, comme en témoignent au moins trois des manifestations suivantes :

(1) Peur irréaliste et persistante d’un danger possible menaçant les personnes auxquelles l’enfant est principalement attaché, ou peur que celles-ci partent sans revenir. (2) Peur irréaliste et persistante qu’une catastrophe imminente ne sépare l’enfant d’une des personnes auxquelles il est principalement attaché : par exemple, l’enfant va se perdre, être kidnappé, victime d’un accident… (3) Réticence persistante ou refus d’aller à l’école afin de rester à la maison ou auprès des personnelles auxquelles il est principalement attaché. (4) Réticence persistante ou refus d’aller dormir sans être près d’une personne à laquelle il est principalement attaché, ou d’aller dormir en dehors de la maison. (5) Evite systématiquement de rester seul à la maison, notamment s’agrippe et suit comme une ombre les personnes auxquelles il est principalement attaché. (6) Rêves angoissants répétés à thème de séparation. (7) Plaintes somatiques (par exemple : maux de tête, douleurs abdominales, nausées, vomissements) très souvent les jours d’école, ou en d’autres occasions quand il y a anticipation d’une séparation d’avec les personnes auxquelles l’enfant est particulièrement attaché. (8) Signes ou plaintes répétitives d’une angoisse extrême lors d’une séparation anticipée de la maison ou d’avec une personne à laquelle l’enfant est principalement attaché. Par exemple : crises de colère ou pleurs, demandes pressantes aux parents de ne pas partir. (9) Plaintes à répétition, témoignant d’une angoisse extrême quand l’enfant est séparé de la maison ou d’avec les personnes auxquelles il est principalement attaché. Par exemple : veut retourner à la maison, a besoin d’appeler les parents quand ceux-ci s’absentent ou quand il n’est pas à la maison. B. Durée de la perturbation : au moins deux semaines C. Survenue avant l’âge de dix-huit ans D. Ne survient pas exclusivement au cours de l’évolution d’un trouble envahissant du développement ou d’un trouble psychotique.

Et l’angoisse devient une pathologie bien cadrée en symptômes, dans une logique causaliste, presque irréfutable, dans le secteur du médico-social. Comme une prise de distance face à cette souffrance peut-être intolérable à éprouver. Une façon de protéger cet autre-enfant en se protégeant dans le même temps de ce que nous rencontrons, là, notre humanité, la question sans réponse de notre existence.

Si Kévin pleure le soir avant de téléphoner, si il n’y a que cela qui compte pour lui à ce moment là, c’est qu’il « souffre » d’une angoisse de séparation dont il faut trouver le moyen de le « guérir ». Plusieurs solutions :

Chercher dans la situation familiale les raisons ce cet attachement excessif : Mésentente des parents, peur de Kévin de ce qui pourrait se passer quand il n’est pas là, de la violence conjugale. Et corriger cela par un travail familial. Une approche teintée de systémie.

Lui apprendre à se séparer de ses parents en raccourcissant peu à peu les communications téléphoniques et en n’acceptant pas sa demande de rentrer chez lui du mardi au jeudi. Une approche vaguement comportementaliste.

Travailler avec lui en thérapie individuelle sa relation à ses parents et à sa mère. Essayer de voir où se situe le conflit, à quel stade de son évolution. Faire remonter cette angoisse profonde pour qu’il puisse la dépasser. Une approche colorée de psychanalyse.

Et le projet commun, bienveillant, de ces approches, est que cela cesse, que Kévin puisse se séparer de ses parents sans que cela le fasse souffrir.

Et si …. Il n’y avait pas de solutions ? Sinon une présence à ce qui est là. Ce qui est là, pas seulement pour Kévin, mais ce qui est là, à sa rencontre.

J’ai fini ma journée de travail. J’ouvre la porte du couloir où se trouve la cabine téléphonique et j’entends une voix qui pleure en hurlant. Je vois Kévin qui tient le combiné dans la main. A côté de lui, toute droite, une éducatrice stagiaire et à quelques mètres, la directrice adjointe qui ouvre une autre porte. Je l’entends dire « que ça suffit, que ça fait un quart d’heure qu’il hurle, qu’il appellera plus tard. ». Je sens Kévin qui se jette sur moi en disant mon prénom. Je reçois comme un bloc contre moi. Me vient l’image d’une planche à laquelle s’accroche un naufragé, ou une bouée de sauvetage. Je sens contre moi, un poids, une masse. Du lourd. Et je me sens mur contre lequel il s’appuie. Je ne dis rien, je suis debout, les bras le long du corps. Il reste là, et je me sens bord. Je n’entends pas sa voix, je n’entends que ce poids, ce dur contre moi. Peu à peu, quelques minutes, le poids s’allège. Je sens Kévin se dés-approcher. Il me dit « Si je n’ai pas mes parents au téléphone, je vais devenir fou. ». Je le sens revenir contre moi et mes bras l’entourer. Je sens sa tête contre ma poitrine qui remue comme pour chercher sa place. Ce frottement-balancement qui me donne le rythme d’un bercement. Je sens son corps s’alourdir, s’appuyer contre le mien, se blottir, s’arrondir. Et je me sens m’arrondir dans le même mouvement. Sensation douce de le border. Je l’entends me dire : « J’ai peur qu’ils me laissent. » et il se met à pleurer.

Dans ce moment avec Kévin, comment j’existe à la rencontre ou plus « exactement » comment la rencontre m’existe ?

Je suis attentive à ce qui se passe dans mon corps, et qui me donne la-des directions. C’est à partir de ma raideur, contre-avec-de ce que je sentais comme un bloc, une planche, que les images de mur, de bords sont arrivées, comme un début de signification. Avec Kévin, à ce moment là, je n’utilise que mon corps et son langage (mon corps raide, mon corps comme enceinte) pour lui dire ce que j’imagine comme son besoin d’appui et de sécurité.

Hypothèse : Que l’expérience de ne pas avoir ses parents au téléphone peut lui causer du chagrin, ou de la peur, ou de la colère…. et qu’il ne va pas devenir fou. Que pour qu’il puisse l’expérimenter, il faut qu’il trouve de la sécurité. Que c’est dans la sécurité qu’il peut trouver d’autres directions à ce qui est présent pour lui, par exemple, la peur. Que tenir avec lui ce moment où « il a peur de devenir fou », sans vouloir le calmer, ni l’en protéger, lui permet de (se) sentir et de donner du sens à l’insensé.

Me vient ce que dit Martin Heidegger du souci : Fürsorge.

« Souci mutuel qui ne se précipite pas tant à la place de l’autre qu’il n’anticipe sur lui en devançant son pouvoir-être existentiel, non pour le décharger du souci, mais bien pour le lui restituer véritablement dans ce qu’il a de propre. Ce souci mutuel qui intéresse essentiellement le souci véritable, c’est-à-dire l’existence de l’autre et non une quelconque chose dont il se préoccupe, aide l’autre à y voir clair dans son propre souci et à se rendre libre pour lui. ».

C’est à cet endroit que j’essaie de me tenir dans la rencontre.

Cet endroit qui s’origine de ma conception de l’existence.

Je l’appellerai le lieu d’où je parle. Le here. Mon sol : la phénoménologie et le principe de champ.

Comment j’existe à cet endroit, mes « outils » de présence. Le now. La théorie du self dans une perspective de champ. La rencontre.

Et de cela, comment je pourrais penser ma posture éduco-gestaltiste. Le next.

Conscience de la longueur de cette introduction. Le temps que je me suis donné, que j’ai enduré, avant de/pour me choisir pour cette direction. Je me sens respirer de mon ventre jusqu’à ma gorge. Je re-circule. Mes doigts sont rapides sur le clavier. J’expire profondément. Je m’en donne la signification d’un mouvement qui m’anime, après ces longues semaines où tout/rien me semblait confus, sans direction. L’expérience de l’angoisse, de ne pas pouvoir donner de sens à mon éprouvé. Être pu.

Je sens aussi dans mes pieds qui s’agitent sous mon bureau, comme un frétillement, une légèreté joyeuse. Liberté me vient.

C’est dans le tenir ce moment de confusion, que je pourrai appeler pré-contact, d’où aucune figure ou trop de figures émergent, dans lequel le choix semble impossible, que la direction se donne, s’ouvre. 1. Here.

1-1. Les troubles. Ce qui se montre.

« Le concept de trouble, en santé mentale, renvoie à un ensemble de conditions morbides susceptibles de caractériser l’état de dysfonctionnement comportemental, relationnel et psychologique d’un individu en référence aux normes attendues pour son âge. ».

L’ ITEP reçoit : « Les enfants, adolescents ou jeunes adultes qui présentent des difficultés psychologiques dont l’expression, notamment l’intensité des troubles du comportement, perturbe gravement la socialisation et l’accès aux apprentissages. Ces enfants, adolescents et jeunes adultes se trouvent, malgré des potentialités intellectuelles et cognitives préservées, engagés dans un processus handicapant qui nécessite le recours à des actions conjuguées et à un accompagnement personnalisé tels que définis au II de l’article D. 312-59-2 ».

J’entends là le trouble comme : Dysfonctionnement, handicap, perturbateur, par rapport à une norme.

Le trouble doit être éclairci ….

Différentes classifications s’y emploient : La Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et de L’Adolescent (CFTMEA). La Classification Internationale des Maladies. (CIM) Le Diagnostic and statistical manual of mental disorder. (DSM)

Le trouble des conduites se manifeste par différents symptômes que définissent ces classifications. Les enfants dits TCC peuvent donc présenter : - Des troubles relationnels - Des comportements agressifs composés de violences, de colères, d’oppositions (active et passive), de troubles du caractère, d’intolérances à la frustration... - Des mensonges (utilitaire ou compensatoire, appelés aussi névrotiques) - Des vols - L’inhibition, le mutisme, ou l’instabilité motrice et/ou affective - Des troubles sphinctériens (énurésie nocturne et diurne, encoprésie) - Des troubles alimentaires (maniérisme et dégoûts électifs, anorexie, boulimie) - Des troubles du sommeil et de l’endormissement - Des angoisses, l’anxiété, la déprime A ces troubles du comportements peuvent venir s’ajouter, tour à tour et dans une interdépendance (un processus de cause à effet) : - Des difficultés cognitives importantes - Des phobies scolaires - Des troubles du langage (dyslexie, dysorthographie, retard de langage...) - Des troubles psychomoteurs, des troubles de l’organisation spatio-temporelle... - Des troubles de l’attention, des troubles de mémorisation - Un diagnostic d’hyperactivité

Les enfants TCC ne présentent pas de réelles déficiences intellectuelles. Ils ont plutôt une intelligence normale ou quasi-normale…

Ces échelles de classification sont des outils de diagnostic en pédopsychiatrie (nosographie), et les bases de critères d’admission dans les établissements spécialisés.

Kévin ou Flavien ont été admis en ITEP parce qu’ils présentaient des troubles du comportement et étaient porteurs de plusieurs symptômes de cette catégorie.

Conscience de m’attarder, de tourner autour, comme si je n’osais pas poser ma différence. Impression de me perdre de nouveau dans ces classifications si claires. Le trouble peut-il être éclairci ? N’est-ce pas son propre de venir troubler et dire ce qui ne peut pas se dire autrement ?

Le trouble comme agitation, désordre, confusion, bouleversement, égarement, effervescence, émotion (les définitions qu’en donne le Robert), devenir brouillé dans son étymologie, me parle de mouvement ou de tentative de mouvement qui s’essaie à trouver une direction, un sens. Et les symptômes, répertoriés par les différentes classifications, les directions ouvertes.

Le regarder ainsi, ce n’est plus regarder « la colère »-symptôme de Flavien, mais regarder sa « colère » comme seule direction trouvée à ce qu’il éprouvait. Le trouble du comportement devient alors une restriction des possibles à se donner sens. Et la rencontre, le lieu-espace, qui nous est donné pour ouvrir d’autres possibles.

J’ai l’image de l’eau.

Dans l’eau claire de la rivière, je vois le fond et je peux poser mes pieds sans appréhension. Il y a comme une évidence. Dans l’eau trouble d’un lac, je ne vois que la surface. Je ne sais rien du fond, sinon ce que j’imagine, comme un sans fond, inquiétant, sombre. Je rentre lentement. Chaque mouvement est précautionneux. Je ne sais pas ce que je peux rencontrer, ce que je peux toucher, ce qui peut me toucher. Le trouble questionne la surface et suspend l’évidence. Il ouvre vers l’inconnu.

Cette image de l’eau trouble qui me trouble me parle de ma rencontre et de ma manière de la définir, avec cet autre-enfant. Le ne rien savoir m’amène à considérer chaque rencontre comme une immersion dans ce trouble que nous construisons, chacun et ensemble. Ce trouble qui nous agite et que nous agitons, qui nous filtre et que nous filtrons, pour nous regarder peut-être dans le miroir de l’eau claire.

Ce qui se montre, le symptôme, c’est le trouble qui s’agite et qui cherche une issue, une lumière, un donner sens. Pour les enfants que je rencontre, ces symptômes sont les seuls moyens trouvés pour se sentir en vie. Ils (s’) agitent. Ils (s’) animent. Ils essaient d’exister.

D’ex-ister. Ex sistere, dans son étymologie, être hors de soi, puis, sortir de, se manifester, se montrer.

Être hors de soi : En proie à une grande agitation. Dans une colère extrême.

Ces enfants en colère, agressifs, violents, perturbateurs, sans limite, se mettant en danger, ne supportant aucune frustration, pré délinquants….. Sauvageons… Ces boules de colère se (me) posent la question de l’existence. Ils insistent ….

Exister, qu’est-ce que cela veut dire. Ça veut dire être dehors, sistere ex. Ce qui est à l’extérieur existe. Ce qui est à l’intérieur n’existe pas [….]. Ce qui n’existe pas in-siste. Insiste pour exister. Tout ce petit monde se pousse à la porte du grand, du vrai monde. Et c’est autrui qui en tient la clef.

Le trouble, c’est ce moment où tout vacille, où rien ne va de soi …. La béance à combler, les bords qui se sabordent. Le moment du face à face avec rien ou tout, sinon soi, rien que soi. Seul. L’expérience de l’angoisse. Un tressaillement, frisson de rappel de mon avoir à être.

1-2. Les troubles. Ce qui se montre à moi. Le phénomène.

Les cris de Flavien, les larmes de Kévin, c’est ce qui se montre, c’est ce qui apparaît

En écrivant cela, je suis dans un rapport au monde qui est de l’ordre de l’observation. Ob-server, dans son étymologie, formé de ob (→ objet) et de servare (→ préserver, sauver, assurer) veut dire : Porter son attention sur. Attention : « du latin, attentio, tendre son esprit vers. ». Dans l’observation, je serais (conditionnel) ex-centrée de la situation, hors de ce qui se montre. Il y aurait un je (moi constitué), un autre (constitué) et une situation qui nous rassemblerait. Ce qui est aussi une façon de se situer. Nommer cris et larmes, c’est être dans ce que je perçois, c’est mettre la signification que ce sont des cris et des larmes. L’observation, c’est être dans le percevoir, ce qu’un esprit perçoit.

Les cris (que j’entends comme cris par où je les entends) de Flavien, les larmes (que je vois comme larmes par où je les vois) de Kévin, c’est à moi qu’ils se montrent, c’est à moi qu’ils apparaissent.

En écrivant cela, je suis dans un rapport au monde qui est de l’ordre de l’affection.

Dans l’être-toujours-affecté, je ne comprends pas, je suis com-prise, dans le sens d’être prise-avec. Je ne porte pas attention sur, je suis en « entention, en-tension », tendue par-vers, à partir de ce corps que j’ai. Je ne choisis pas d’être affectée. En tant qu’être vivant, je suis toujours affectée, en contact, dans le sens de l’awareness. « L’awareness c’est en quelque sorte être éveillé à, accueillir, vibrer dans le sens de résonner avec. ». Je comprends l’awareness comme être-sentir, bien avant la dualité corps/monde, corps/esprit. Ça me parle d’intuition, comme un ajustement immédiat, sans prise en conscience (consciousness), à ce qui est là. De présence (praesens : être en avant) présente (qui est là).

Comme une intonation. Comme en musique, la tonalité qui s’ouvre à moi et que j’intone de ma manière d’entrer dans la partition. Depuis bientôt trente ans, je rencontre tous les jours des enfants avec qui la relation est de l’ordre de cette présence. Comme si « l’enfance était awareness » et m’intonait.

« En tant que vivant, je suis inéluctablement en contact avec cette atmosphère mais ce contact ne suffit pas, en tant que Dasein, il me faut l’exister. Exister cette atmosphère, c’est y être au jour de mon être le plus propre. Rencontrer l’autre implique la rencontre de soi-même. »

Exister, serait ce passage de ce senti sans forme, qui s’informe, qui m’informe (me donne forme), me meut, m’émeut, me fait me sentir et me donner sens (me signifier à), jusqu’à être ce corps là, situé, altéré « à l’occasion de l’autre ». Passage de l’awareness au consciousness. Passage du vivant à l’existant. Passage du senti informe-qui s’in-forme au/en langage.

Je reprendrai cette partie dans son atmosphère dans ma seconde partie sur le now. Une articulation avec le déploiement du self en mode ça.

1-3. Exister. Ex-ister.

Qu’est-ce que je fais là ? Ma question d’enfant et la question première depuis que l’être humain existe ? La question sans réponse, qui ne peut se clore qu’au moment de mourir.

La question fondamentale du fond. Celle, qui en me la posant sans trouver de réponse, me tient dans l’ouvert de ce que j’ai à être. Celle qui pré-figure, qui fonde ma conception de l’humain, qui me dit (à) l’autre.

Exister, être hors de soi, dans son étymologie. Être hors de soi. Soi ? Idem ? Le même ? Ipse ? Soi comme un autre ? Hors ? Le monde des possibles de moi que j’aliène en me choisissant ?

De nouveau, les questions en ouvrent d’autres, sans fin …

Les laisser venir. Accueillir ce que cela me fait vivre … Vertige, envie de bouger, fuite de toute pensée, doigts qui s’étreignent, épaules rentrées, nuque raide, flux de salive…

C’est par là, par ces sensations que j’ai accès à mon ex-ister, par ce corps que j’ai, ce corps de viande, que j’ai à habiter pour l’être, pour qu’il devienne corps de chair : Ce corps que j’ai, devient ce corps que je suis.

Je (me) choisis de laisser venir les questions qui arrivent, et d’accueillir les mots qui se donnent à leur occasion. Comme un voyage, à la rencontre de mon humanité.

Ritournelle dans ma tête de ces chansons d’enfants où un mot en appelle un autre. Comme un chapeau de paille-paillasson-somnambule-bulletin ….

La finitude comme l’articulation de ma manière d’être au monde.

En tant qu’être vivant, je nais et je meurs. Tout ce que je peux voir autour de moi, dans la nature qui m’entoure, me dit cela. Les feuilles d’automne qui se décrochent et tombent, le chêne déraciné, l’ami disparu … Je ne sais rien du se-penser, du se-vivre de la montagne qui se dresse à l’horizon, du nuage qui voile le rayon de soleil, de l’éphémère qui se cogne à ma lampe. Et pourtant, à l’instant où ils m’apparaissent, je me sens en vie. Je fais partie de ce vivant qui commence et qui finit.

En tant qu’être vivant, je nais pour mourir, et je remplis ce laps de temps qui m’a été attribué. Ce temps que je n’ai pas choisi. Je suis portée inexorablement vers cet (te) irrémédiable inconnu(e), passagère d’un bateau dont je ne tiens pas le gouvernail. Je suis seule, face à ma possibilité la plus propre (ma mort) qui est en même temps, l’impossibilité de toute possibilité, tendue vers ce finir, qui donne sa dimension au commencer. Je vis à l’horizon de ma mort. Si j’en connaissais la date, les projets seraient finis et le temps deviendrait un compte à rebours. Ne pas savoir, me permet l’infini et le jet du projet. A dessein de ce destin que je me réapproprie.

En tant qu’être vivant, la seule chose que je peux décider, c’est le comment de ce voyage, le sens que je me donne dans cette direction. J’ex-iste, en me tenant à l’avant de moi, tenue de me choisir dans ces possibles que j’identifie et aliène, mourant à chaque instant pour vivre et ad-venir à cette liberté.

En tant qu’être vivant, c’est le choix de ce que j’ai à être qui me fait ex-ister.

Comment j’ex-iste ?

« De prime abord et le plus souvent » comme le leimotive Heidegger dans Être et Temps, je ne me pose pas la question de la mort et de la direction-sens qu’elle me donne. Je ne me pose pas la question de mon avoir-à-être (la mienneté). Je vis, dans une réalité-vérité-évidence. Je m’affaire dans un quotidien, qui est celui de tous ces autres qui m’entourent. Un mode d’exister où « tout va de soi ». La quotidienneté d’Heidegger. Le mode d’existence inauthentique. Le « on ». L’inauthentique n’a pas là une valeur péjorative. Ce mode d’exister me permet le partage de monde commun avec ceux qui m’entourent. Et c’est à partir de cet ici que je peux aller vers le là de l’être-le-là du Dasein.

Surviennent des instants où le cours de la vie s’arrête, ou se trouble.

Image des ruisseaux de ma campagne où l’eau coule, claire et sautillante, comme dans l’insouciance de sa limpidité. Une branche amenée par le vent, un caillou déplacé par le sabot d’un chevreuil et un siphon se crée, sorte de tournoiement sur lui-même, avant de reprendre sa route. A ces endroits là, l’eau est/se trouble, comme épaissie. Teinte de rassemblée. J’aime ces endroits où le cours de l’eau s’épaissit, se densifie, pour se frayer sa route.

Instants de barrage. De densité. De saisissement devant l’inconnu. Instants de suspension devant le choix de mon avoir-à-être.

L’angoisse, chemin de l’appropriation.

“ L’angoisse amène seulement à la disposition où une décision devient possible. Son présent tient l’instant, où elle même et elle seule est possible, toujours prêt à bondir. ”

Martin Heidegger parle de l’angoisse existentiale, celle qui dit le Dasein, en son ouverture sans cesse reconduite.

Dasein, Être-le-là. « Le Dasein n’est pas un synonyme de l’homme ; il est une possibilité pour lui d’être lui-même en propre : Je deviens pleinement conscient et me décide pour ce possible là que j’existe pleinement et par là existant pleinement à, je me libère pour ma possibilité suivante…. » Être-le-là, c’est inventer à tout instant le « le », comme un trait d’union, un gué, entre étant et être. Un gué entre : Être là, cet étant jeté au monde, dans un corps de viande (corporéité), en route vers ma mort. Ma condition d’être vivant. La facticité. Je suis toujours située par ce corps qui m’abrite et temporalisée, par l’horizon de ma mort. Dans Être le là, je donne sens (direction et signification) à cette étrangeté (étran-jeté ?), par ce corps que j’incarne (sensations) et que j’habite alors. De corps de viande, il devient corps de chair, présence incarnée. De corps-enveloppe, habitacle, suaire, il s’/m’in-forme en corps enseigne, membrane-peau. Je m’approprie ma présence au monde, dans une forme sans cesse à construire. Le « venir à soi toujours sans cesse » de Kimura Bin.

Le « le », gué parfois instable, serait ce surgissement où, là/ici, j’ex-iste. Le pont du transpassible au transpossible d’Henry Maldiney.

Je reprendrai cela dans ma seconde partie sur le now. Une articulation avec le déploiement du self ou l’instant du surgissement en mode ego.

Et le trouble, pour reprendre l’image des ruisseaux, serait ce siphon-angoisse qui dirait (langage) la densité de mon avoir à être, le bouillonnement des possibles de moi. Ce siphon qui se meut en tournant, dans un mouvement circulaire qui ni ne s’ouvre, ni ne se ferme. Qui se suspend dans le vertige de ce qui pourrait s’ouvrir.

L’angoisse existentiale, le saisissement de mon avoir-à-être, mouvement qui ouvre au trouble-émotion-sentiment.

Où j’ex-iste. Corps et/au monde. Corps et/de langage.

Ce qui m’intéresse ici, c’est la barre entre corps et monde, entre corps et langage, même si j’ai l’impression (mise en signification de ma présence corporelle : Je me tortille sur ma chaise, je bouge sans arrêt, je fume ma cigarette dans des inspirations rapides et saccadées, comme une respiration à la fois haletante et suspendue) de me lancer dans un exercice périlleux (avec la représentation de : il pourrait y avoir péril.).

Le poser (le signifier en langage, ici : les mots que j’écris) me permet de créer de la sécurité (Je me sens respirer de mon nez jusqu’au ventre, de façon fluide et lente). Et cet écrit est pour moi, le lieu de poser des questions et d’oser des esquisses de me penser.

Je ne peux pas parler du corps et du monde de façon générale. Comme des « choses » objectives. Je ne peux en parler qu’à partir de ce corps que j’ai. Et déjà, dire « ce corps que j’ai » revient à en faire un objet, quelque chose qui m’appartiendrait.

Mais où ça va m’entraîner ?

J’ai à reprendre les notions de contact et d’intentionnalité pour aller plus en avant, en essayant de ne pas me perdre. Le contact, je ne le choisis pas. Je suis toujours en contact du fait de ma corporéité.

Mes pieds sont posés sur le carrelage et c’est à cet endroit de contact pied/carrelage (encore la barre) que je sens l’un et l’autre. C’est le contact avec le non-moi (le carrelage) qui me dit le moi (mon pied).

« C’est l’opération même de contact qui donne existence simultanément à l’autre et à moi et qui en même temps nous différencie. La même opération sépare et réunit. Le contact crée la frontière, la frontière crée le contact. Sans contact, il n’est pas de différenciation, sans différenciation, il n’est pas de contact et donc pas d’expérience. »

Jean-Marie Robine parle ensuite de contacter, un verbe, qui situe l’action toujours en cours. Le contacter dit l’indifférenciation qui (se) différencie. Il dit le processus.

C’est de mon immersion au monde par le corps que j’ai, que je me différencie et différencie en même temps le monde qui s’ouvre/que j’ouvre à même mon immersion.

Il y a quelque chose qui me chiffonne. Une pointe dans mon dos me lance et me raidit. Ou : la raideur de ma posture corporelle crée un point de douleur dans mon dos. En relisant ce que je viens d’écrire, je m’arrête sur « mon » pied, « mon » dos. Comme si ces « mon » était le lieu de mon chiffonnage.

Le « mon » dit ce qui m’appartient, et objective mon pied, mon dos, qui sont à la fois une partie de ce corps que j’ai, et ce qui me fait sentir que je suis ce corps.

Arrive la question : Comment je prends mon corps en conscience ? Ou plutôt est-ce que je prends mon corps en conscience de la même façon que je prends en conscience le monde qui m’entoure ? Pour Husserl qui reprend la phrase de Brentano : « Toute conscience est conscience de quelque chose », la conscience est l’intentionnalité, elle est visée de l’objet lui-même.

Je n’ai pas accès à mon corps par la visée intentionnelle que je comprends comme perceptive, je suis ce corps et j’ai accès au monde par le senti-sentant de ce corps que je suis. L’instant (kaïros)-passage du vivant (corps de viande) à l’ex-istant (corps de chair). Passer du vivant à l’ex-istant, c’est donner un sens à ma présence au monde, articuler le senti en langage. Le langage, lieu du corps qui s’incarne ou comme le dirait Edith Blanquet : Lieu de mon séjour. A chaque instant, de l’in-forme qui se forme à même ma venue au monde, j’informe un monde et je m’informe en me et lui donnant conjointement sens et signification dans le langage. Le langage serait le lieu de mon ex-ister.

Importance pour moi de ce chapitre où j’esquisse mes embryons de réflexion sur le langage. Je reprendrai dans la troisième partie comment je peux rencontrer les enfants dans ce que j’ai nommé le lieu de l’ex-ister. Enfant, dans son étymologie : Du latin classique, infans. Le mot signifie proprement qui ne parle pas. Grandir et se construire serait s’approprier le langage …. Ou se construire dans le langage.

1-4. Le principe de champ.

Ex-ister serait m’apparaître à même le monde qui m’apparaît et me (re)-connaître (naître avec) de cet instant là.

Danse-fugue de l’humain toujours en devenir, qui se meurt à chaque instant de la vie qu’il se donne. Je suis dans une conception de l’être humain qui n’est pas préconstitué, déterminé, mais qui s’infinise à même la rencontre. Ouvreuse de monde et de moi-même, je me différencie en donnant sens (direction et signification) à ma présence au monde. A cet instant, je me situe et me temporalise. C’est ainsi que je comprends le champ et ses principes : Principes d’organisations, de contemporanéité, de singularité, d’un possible rapport pertinent, de processus changeant : Un point de vue sur la situation. Point de vue qui s’origine de ma façon de penser l’ex-ister. Et qui va m’amener à penser la rencontre (dans le chapitre sur le now) et l’individuation (dans le chapitre sur le next).

J’ai intitulé ce chapitre « principes de champ » et non « théorie du champ ». Dans principes, j’entends : origine, source, fondement, hypothèse, prémisse, qui me sonnent plus juste que théorie. Mais peut-être, ai-je à questionner mes représentations de la théorie….

Je sens (gestes fébriles, vite, vite, les livres) que je vais un peu vite. Besoin de m’arrêter, de déplier depuis ma rencontre avec le champ. Images qui m’arrivent …. Odeur de la terre qui s’ouvre de la charrue. Couleur noire et charnue. Debout, à la lisière, je reste à la frontière et je me remplis de ce qui m’apparaît. Terre labourée, champ de blé ou de maïs, de pommes de terre ou de betteraves. Chez nous, les paysans, un champ est nourricier, donneur de l’essentiel. Et nourri à son tour.

Je reprends Gestalt thérapie de Perls, Hefferline et Goodman, m’arrêtant aux passages où ils évoquent le champ.

« Dans toute recherche biologique, psychologique ou sociologique, il nous faut partir de l’interaction de l’organisme et de son environnement…. Appelons cette interaction de l’organisme et de l’environnement à l’œuvre dans toute fonction, le champ organisme/environnement. » « La définition d’un organisme est la définition d’un champ organisme/environnement, et la frontière contact est, si l’on peut dire, l’organisme spécifique de la conscience immédiate de la situation nouvelle du champ… ». « Le système complexe de contacts nécessaires pour l’ajustement dans un champ difficile, nous l’appelons « self ». On peut considérer que « self » se situe à la frontière de l’organisme, mais cette frontière n’est pas elle-même isolée de l’environnement ; elle contacte l’environnement ; elle relève des deux, environnement et organisme. Le contact, c’est le toucher touchant quelque chose ». « Les contacts ont lieu à la « frontière » (la frontière se déplace, bien entendu, et peut même, dans les cas de douleur, se situer profondément « à l’intérieur » de l’animal….. ». « Notons que l’énergie investie dans la formation de la figure provient des deux pôles du champ, l’organisme et l’environnement. »

J’entends une pensée nouvelle, qui pense le comportement en interaction constante avec un milieu et non plus dans une causalité historique ou régi par des instances intra-psychiques (psychanalyse).

« Gestalt thérapie » a été écrit dans les année 50 aux Etats-Unis, période de questionnement et de bouleversement tant au niveau social, politique, littéraire, culturel. L’époque de la contre culture, de la beat-generation, de Kérouac, Allen Ginsberg, Charly Parker …. Une aspiration de nouveau monde, de changement. Sur la route …. Dans les mêmes années, apparaît l’école de Paolo Alto, appelée aussi analyse systémique ou thérapie familiale. Pour ce courant de pensée, c’est le fonctionnement actuel du système d’interactions dans lequel est pris le patient qui constitue l’élément déterminant de la thérapie. Le symptôme est délocalisé : Ce n’est plus le porteur du symptôme qui est « pathologisé », le sens est à regarder dans la situation présente des inter-relations.

Intéressant de poser le contexte…qui n’est pas le champ ….ou comment je conçois le champ.

« Gestalt thérapie » oscille entre deux manières de concevoir le champ :

Une manière contextuelle, dualiste, qui pose qu’il y a un organisme et un environnement, qui se rencontrent à la frontière, et qui sont en interaction.

Une manière où le champ est premier, la frontière donnant existence simultanément à l’un et à l’autre.

C’est cette seconde façon d’appréhender le champ que je vais développer. Le monde m’apparaît à même mon entrée en présence. Ce monde là, c’est ce monde pour moi.

Le champ de blé que je vois onduler sous le vent d’autan, en ce mois de juillet, il existe pour l’agriculteur qui va le moissonner, pour le sanglier qui s’y met à l’abri. Chacun le tisse en significations singulières et se donne sens à son occasion. Pour moi, il est lumière et vagues, ce soir, en écrivant. Grains de blé dans ma bouche. Coq qu’on tue à la moisson. Nappes à carreaux rouges et blancs dans la cour de la ferme, rires et vins. Pains dorés, coupés en larges tranches généreuses. A sa rencontre, sensations, perceptions, émotions, sentiments, qui me donnent vie, qui me font ex-ister. Le Dasein en son ouverture sans cesse reconduite.

C’est à cette rencontre que je m’ex-iste.

Malcom Parlett définit cinq principes du champ. Je reprends dans sa totalité le passage écrit par Edith Blanquet dans son DEA :

  Principe d’organisation : tout comportement prend sens dans un contexte qui lui est propre et ne peut être entendu que dans ses liens essentiels à celui-ci. Nous ne pouvons l’isoler, l’extraire de la situation par laquelle il advient.
  Principe de contemporanéité : Un comportement advient dans le présent de sa manifestation. Il n’y a pas lieu d’invoquer un passé ou un futur pour donner sens à cet agir mais bien davantage il s’agit de le signifier dans son actualité même. Par là nous rompons avec l’idée d’une temporalité chronologique signifiante.
  Principe de singularité : Chaque situation est unique c’est-à-dire radicale nouveauté. Cela exclut toute généralisation abstractive et par là toute notion de répétition.
  Principe d’un possible rapport pertinent : chaque élément du champ contribue de façon significative à son organisation, est donc potentiellement significatif.
  Principe de processus changeant : Le champ d’expérience d’un individu se construit d’instant en instant. Il est nouveauté sans cesse. Il est temporalité. Du point de vue de la Gestalt-thérapie cela nous renvoie au fameux « here, now and next », le « next » insistant sur le à venir encore.

C’est à partir de ces principes que je vais regarder comment la situation s’informe. Ou plutôt, comment à partir de l’informe, je m’in-forme et donne forme conjointement à moi et au monde.

2. Now.

Now. Maintenant.

C’est à cet instant que je me tiens, présente à ce que je sens. Attentive à comment je donne sens à moi et au monde. J’ai essayé de définir mon sol, ce qui me fonde dans ma rencontre au quotidien. La phénoménologie : Ce monde là, est ce monde pour moi, par où il m’apparaît (ma corporéité). Ex-ister, c’est prendre en conscience, et moi et le monde, à même mon ouverture et me signifier, tendue vers ces possibles de moi. Le principe de champ : Ce qui est premier, c’est le champ ; l’être humain n’est pas un sujet pré-constitué. C’est dans la rencontre, sans cesse actualisée, le processus de différenciation moi-monde, qu’il s’individue.

2-1. La théorie du self.

La théorie (donc essai d’élaboration d’un système de pensée) du self va s’attacher à comment se construisent les significations, et la prise en conscience (consciousness) de comment je me donne forme en m’in-formant et informant le monde. Forme…. En allemand : Gestalt. Gestaltung de soi au monde.

Je cite PHG :

« Nous appellerons moi (ou ego) le système d’identifications et d’aliénations. Dans cette optique, notre méthode thérapeutique sera la suivante : au moyen d’expérimentations de la conscience immédiate délibérée de nos différentes fonctions, exercer le moi, c’est-à-dire les différentes identifications et aliénations, jusqu’à faire revivre spontanément le sentiment que « c’est moi qui suis en train de penser, de percevoir, de sentir, de faire ». Arrivé à ce stade, le patient est capable de se prendre en main. »

Pour moi, la théorie du self pose la question de l’être et de l’étant, de cet étant qui se pose la question de son avoir-à-être-au-monde.

« Appelons « self » le système de contact à tous les instants » « Le self est la frontière-contact à l’œuvre ; son activité consiste à former figures et fonds. » « Ce n’est qu’un petit facteur dans l’interaction totale organisme/environnement mais c’est à lui que revient le rôle crucial de découvrir et de construire les significations par lesquelles nous nous développons. »

Plusieurs pistes dans cette citation : Le self n’est pas « le moi », ce pourrait être « le soi », ipse, « soi même comme un autre » de Paul Ricœur, les possibles de moi. Il est délocalisé, non plus à l’intérieur de la personne, et jamais localisé puisque toujours en mouvement. Il est le processus de figuration, de formation de forme. La théorie du self est l’hypothèse de comment se/je crée la/ma signification de ma présence au monde. Ou comment je construis du sens à ce qui se passe, ici, pour moi-au-monde, tendue vers le là des possibles de moi.

Je suis au monde, située par ce corps que j’ai, spatialisée à même mon ouverture sans cesse dans l’ouvert, et temporalisée par ma mort à venir.

Mode ça du self se déployant. J’ai un corps.

Sentir. C’est cet ici, mon corps touché-touchant-toujours-et-sans-cesse, cet informe (corps de viande, muscles, viscères, peau, poils, sang, os, nerfs….) qui sent. Je n’ai pas conscience (consciousness), à tout instant de ma peau, de mon fémur, ou de mon sang. S’il y a conscience, c’est au sens d’awaraness, en tant qu’être-au-monde toujours affecté. (Perspective de champ).

Se mouvoir. Poils qui se lèvent, peau qui s’humidifie, petit nerf qui bouge, os qui craque, intestin qui parle, cheveux qui grattent…. J’ai ce corps et il bouge, il se meut.

Se mouvoir à. Poils qui se lèvent, petit nerf qui bouge…… me disent et disent l’autre (au sens de monde). Peu à peu, je m’approprie (propre à soi) l’espace qu’ouvre mon corps de l’espace qui s’ouvre à même ma présence. (Frontière contact).

S’émouvoir à. Ex-movere. Mettre en mouvement. Poils qui se lèvent, petit nerf qui bouge ……. me disent la tonalité de ce moi-au-monde qui devient ma tonalité, par ce corps que je deviens, que j’incarne peu à peu.

Se sentir à. Poils qui se dressent, petit nerf qui saute et qui se coince, cœur qui s’affole….. Je suis ce poil qui se dresse, ce petit nerf qui saute et se coince…. Je suis ce corps à/et son rythme, cadencée et membrane résonnante au monde qui me scande. Mon corps me donne sens.

Sentir : J’aurais aimé le décomposer en « sens-tire », dans une idée de direction-mouvement où l’étymologie m’aurait confortée. Et en cherchant encore, je lis : « Ce verbe, dont l’origine est obscure, est cependant rapproché de l’irlandais sét, « chemin » du gotique (ga)-sinba « compagnon de voyage » ancien haut allemand sindon « voyager ».

Il y a du voyage-sens, du mouvement-mouvoir de ce corps qui se/me donne sens au monde. Voyage au pays du pathos, de l’éprouvé du sans forme à endurer pour prendre forme. Endurer la direction diffuse, le sans direction qui en est une, du tourner en rond qui est mouvement, pour passer du « il y a » à la situation. Par me sentir à, de toujours disposée, affectée, j’ouvre la situation de moi et du monde, à même ce corps que j’ai à devenir. Les sensations, comme les mots du corps et son langage…. L’aller-vers le vivre incarné.

Mode personnalité du self se déployant. Le Verbe.

Ces sensations qui me meuvent, qui m’émeuvent, qui me troublent, qui m’orientent, prennent langage en images-mots-pensées. L’in-sensé-inconnu vient se frotter aux images-mots-pensées du connu (de ce que je connais de moi), par une danse sensation/signification. Mouvements de pas à pas qui se répondent et se cherchent. Le se-sentir-à ouvre (œuvre ?) à des significations familières, émotions rencontrées, reconnues, rassurantes et les prend en appui pour aller en découvrir d’autres.

Le mode personnalité (du self se déployant dans la situation) permet l’accueil de la nouveauté.

De/dans cette danse identification d’un possible de moi/aliénation d’un possible de moi, sur un air de langage, de sa fluidité, surgit le

Mode ego du self se déployant. Je suis ce corps. Le verbe se fait chair.

Je suis ce corps dans la plénitude de me choisir. Je me deviens propre à moi-même appropriation, authenticité)-au-monde (différenciation, subjectivation). Sensations et verbe me deviennent langage. Langage incarné. Je suis ce corps situé, à même le monde que je situe. Et à l’instant de me choisir, je m’ouvre à la fermeture des possibles de moi/soi. Saisissement de/dans ma tenue à l’ex-ister.

De ces heures passées à écrire sur la théorie du self, je retiens cette image de la danse. Cette image des pas qui en appellent d’autres pour se mouvoir au rythme de la musique. Danse des figures (Gestalt) qui se forment, s’éclairent et se fondent. La danse est musique du corps qui se dit en langage. Dans les mots, dans la danse, dans la musique, je suis là, pleinement tendue à ce qui arrive. Cette note là, je la sens, je l’attends, je l’entends, elle me dit, là, en entier, en propre …. Elle me suspend, elle me saisit, elle m’ouvre…. Je l’entends en écrivant, respiration bloquée sur l’expir, cou en extension, tête jetée en arrière. Suspension…. Cette note là qui se fond(e) de celle d’avant est celle de la note à venir…..

Envie maintenant de reprendre un moment de la rencontre avec Flavien, et de l’articuler avec la théorie du self, avec comme repère que c’est la sollicitation du mode ça et personnalité du self se déployant qui permet le surgissement en mode ego.

Dans cette situation, comment le self se déploie entre nous ?

Le mode ça du self se déployant entre nous.

Dès mon entrée dans la classe, je rencontre Flavien par ce que (où) je vois et ce que (où) j’entends qui me fait me sentir : Respiration difficile, estomac serré, mal aux oreilles. De ce sentir à, m’arrive la tonalité, l’atmosphère de décalage, d’être étrangère à ce qui se passe. Je me sens perdue. M’arrive en pensée, en signification, l’isolement, la peur, l’insécurité. Non pas mon isolement, ma peur, mon insécurité, mais ce qui s’ouvre là, à la rencontre de Flavien. Et je m’approche de lui.

Avec Flavien, avec les autres enfants, j’essaie d’être présente à ce que je sens à leur rencontre. Là, je me suis approchée. Chaque situation singulière m’in-forme à même sa/ma singularité. Hypothèse que de cet éprouvé, de ce sentir, Flavien ne peut pas donner de significations. Il est dans ce sentir qui l’assiège, et pas dans se sentir à l’occasion de ce monde qu’il ouvre et qui s’ouvre à son occasion. Pas de différenciation possible, lui et monde se confondent. Il pousse devant lui, chaises, tables, instituteurs, à même ses déplacements comme s’il ne les voyait pas, ne se voyait pas. Il se cogne au sans bord, il se cogne partout. Solitude absolue (Mon ressenti à cet instant de notre rencontre : je me sens perdue). Solitude pour moi, s’il ne me voit pas, s’il ne m’entend pas. A ce moment là, hypothèse que la solitude est la figure qui émerge entre nous. De cet é-mouvoir, je m’approche de lui.

Mode personnalité du self se déployant entre nous.

J’utilise mon corps pour faire monde pour Flavien et pour être autre pour lui, touchant et touché, pour qu’il se sente à, à mon occasion et pour me sentir à, à son occasion. En conscience pour moi, qu’il est débordé par ….. je ne sais pas. Ce que je sens (à travers mes bras contres ses bras, mon ventre soulevé par le sien, mon cœur qui s’accélère, ma transpiration, mon souffle court, et ce que j’entends en résonance de son cœur, de son souffle, de ses bras), c’est comment ce débordé l’agit, l’agite. « Ne pas pouvoir ne pas faire ce que je fais » de Wolfgang Blankenburg. L’être-pu de Maldiney. Et m’agite à mon tour. Dans ce corps à corps, Flavien crie « casse-toi », esquisse de signification de comment il se sent à ma présence contenante. « Casse-toi » est le terme employé par presque tous les enfants (que je rencontre) dans des situations où ils sont contenus par des adultes. Je fais alors l’hypothèse que Flavien donne une signification à ce qu’il sent, à ce qui se passe pour lui, de son agitation. L’emploi de cette expression me laisse penser que c’est la seule signification qu’il trouve à ce moment là. Il y a projection prématurée de signification : « C’est le monde qui l’assigne à une place, qui le définit. Il ne prend pas en conscience sa responsabilité et sa participation au tissage signifiant ; la signification est projetée et non appropriée » , mais par restriction des possibilités signifiantes. La nouveauté de ce senti dans la situation ne peut pas s’appuyer sur du déjà connu. La rencontre avec Flavien est le lieu de soutenir la construction en mode personnalité, de l’enrichir par l’expérience.

Dans cette situation, je prends en compte la mise en signification de Flavien, le « casse-toi », qui me dit qu’à l’instant où il l’énonce, il y a partage de monde commun. Et que nous sommes deux. Et que j’ex-iste en sa présence. La différenciation devient possible. Je remets lentement les choses en place, comme elles se tiennent habituellement entre nous, une ouverture à la rencontre, un possible passage. Je m’entends respirer lentement et j’entends respirer Flavien plus lentement.

Mode ego du self se déployant entre nous.

Flavien me regarde, je le regarde. Nous nous tenons dans ce regard. Il s’assied par terre, m’appelle et se met à pleurer. Instant de la rencontre qui s’in-forme en émotion. Tristesse de Flavien qui pleure son chagrin à moi qui m’adoucit. Nouveauté pour Flavien que ses larmes, de pouvoir se sentir à travers elles. Nouveauté pour moi que ses larmes se montrent à moi.

La théorie du self, telle que je l’ai comprise, me permet de regarder comment s’articulent, dans la situation, le mode ça et le mode personnalité du self se déployant. De la fluidité de cette articulation, toujours en mouvement, surgit le mode ego, instant où j’existe (à) en pleine conscience. Le Dasein d’Heidegger. La figure qui s’éclaire du fond, en Gestalt thérapie. C’est cette articulation, ce tissage éprouvé-connu-nouveauté, qui signe mon ex-ister. La pathologie, le trouble du comportement et du caractère, dans son sens commun, pour les enfants que je rencontre, prend une autre couleur. Encore une fois, je reviens à l’étymologie. Pathologie, de pathos et logos. Pathos : L’éprouvé à même ma corporéité, ce dont je suis passible en mon humanité. Logos, de legein en grec, qui veut dire lier, tisser, puis langage. La pathologie serait alors le langage de l’éprouvé. Le regarder ainsi revient-il à dire qu’il n’y a pas de pathologie au sens communément employé (étude des maladies, des effets qu’elles provoquent . Hors norme en référence aux différentes classifications des maladies) ? Oui, pour moi, aujourd’hui. A partir de ma résonance à l’analyse existentiale, au principe de champ et à la théorie du self.

La pathologie :

C’est vivre et ne pas (pouvoir) ex-ister. Ne pas ad-venir à son Dasein. C’est sentir, et ne pas se sentir à. C’est séjourner dans ce pathique, pâtir, l’endurer, le subir, sans pouvoir le (se) tisser en langage. Peu ou pas d’articulation mode ça et mode personnalité, peu ou pas d’émergence en mode ego. C’est l’être pu de Maldiney, la pathologie de la liberté d’Henri Ey.

A partir de là, je ne vais pas regarder la pathologie comme un comportement bien défini, qui se décline en symptômes (nosographie classique), mais comme une manière d’être au monde, dans l’impossibilité (ou perturbation) à inventer des nouvelles formes de soi au monde. Que ce passage m’est difficile… Les mots n’arrivent pas. Ou plutôt, je les freine. Ces notions de normal et pathologique sont tellement présentes à moi, depuis, j’allais dire, toujours. Comme une atteinte à ma liberté que ce classement qui enferme, et il enferme !!! et l’autre et moi. Larmes qui m’arrivent. Me tenir dans l’ouvert et toujours m’é-mouvoir. Être présente à.

C’est le à qui m’intéresse, l’à (a)-dressé qui m’engage. « à ». Comme la frontière contact qui signe la rencontre.

2-2. La rencontre.

« De notre naissance à notre mort, nous sommes un cortège d’autres qui sont reliés par un fil ténu. » Jean Cocteau, Poésie critique

C’est des larmes de Flavien que naît ma douceur. C’est de ma douceur que naissent ses larmes. Co-naissance de/à/dans l’instant de la rencontre.

Rencontrer n’est pas être contre, mais s’ex-ister à même cet autre. Découverte. Dévoilement. De soi et l’autre. De soi à l’autre. De l’autre à soi. De l’autre et soi.

« La rencontre n’est pas contact, épreuve bilatérale, mais présence de chacun à l’avant de soi à même l’épreuve de la présence de l’autre. Le dévoilement de l’un dans l’accueil de l’autre n’est une révélation pour celui-ci que si dans cette épreuve il s’apparaît à lui-même présent : à l’avant de soi. »

« La Rencontre déchire la platitude du « cotoyement » dont la béance, la fracture mise à jour, au péril de l’espace, libère une soudaine et bouleversante nostrité qui nous trouble, nous perturbe dans un premier temps plus qu’elle nous stabilise ou nous construit. La nostrité n’est-elle pas toujours d’abord effrayante, étonnante tant cette relation à l’autre me surprend. Bien souvent, le point-source d’éclatement est un geste, donc un dire-corporel, qui me dépasse, dont le dialogue s’amorce dans le dépassement mutuel. Ce dialogue d’une signifiance non signifiable n’appartient plus à personne, ni à l’autre, ni à moi, mais au nous qui apparaît, qui surgit à partir de rien. D’où la surprise. »

Que dire de plus … Ou comme Jean-Marie Robine : S’apparaître à l’occasion d’un autre.

Dans l’entre, de l’entre, qui me/nous pré-existe, que je crée, qui me crée, voila ce que dit Kimura Bin : « Quand j’aborde un inconnu, c’est une même tension qui domine entre moi et lui. L’aïda inter-subjectif n’est ni un interstice spatial, ni même psychologique, j’y suis affecté par la rencontre avec autrui et je touche en mon propre fond l’altérité absolue. Par cet absolument autre, le temps et le mouvement vers le futur peuvent exister. L’inconnu, comme tension vers le futur, est identique à l’inconnu qu’est autrui et à l’inconnu de l’absolument autre vécu dans aïda. »

L’entre est l’espace ouvert à la rencontre, l’espace de la forme qui surgit, informant moi-même et le monde. L’entrouvert. Penser ainsi la rencontre, plus sur un mode Je/tu comme le fait Buber, mais comme une toujours et encore possibilisation de soi à l’autre.

2-3. Ma rencontre avec André. Comme un journal … de bord.

André ne veut pas rentrer en classe. Toute la matinée, André jette feutres et crayons sur Joris. André répète tout ce que dit l’enseignante. André se lève et va taper Brandon. André sort de classe en hurlant des insultes. André menace Loup. André coupe les cheveux de Thomas.

André cogne et se cogne partout.

Septembre. Octobre. Sentir l’atmosphère.

Avec André, je suis sans arrêt en train de regarder partout autour de lui, autour de moi, autour de nous. Je suis en mouvement de qui-vive, en suspension, en attente de je ne sais quoi… Affairée. Agitée. Serrée, resserrée, compacte, comme pour me garder en entier. Tendue de moi à/par lui, et pas vers lui. Image de fermé entre nous. Ma voix à lui s’adressant, mes gestes, mes mots, ne prennent pas corps à notre rencontre. Mal-aise. Mal-adresse qui me revient. Trouble …. De ma présence à lui. Impression de me border-blinder pour ne pas être débordée par cet enfant. C’est à partir de ce que je sens, (Self se déployant en mode ça) ce serré, à notre rencontre, que s’image le fermé, que je signifie comme désagréable, inconfortable, que s’ouvre un début de direction. Je ne cherche pas le pourquoi de cette atmosphère qui se tisse entre nous, je l’accueille comme la couleur de notre rencontre. (Principe de champ : je suis toujours affectée et le monde s’ouvre et m’ouvre à même mon affectation). Donner cette esquisse de signification d’inconfort me permet de le prendre en conscience, de donner du sens à mon éprouvé. (Self se déployant en mode personnalité). Ce début de direction diminue l’agitation que crée le pas-de-sens et amène assez de sécurité pour m’ouvrir à l’entrouvert… (Self surgissant en mode ego). Tenir la crise du trouble. A partir de là, le mal-aise, la mal-adresse ne m’appartiennent plus. Elles s’/m’originent de cette situation singulière de notre rencontre. Je dirai que la figure qui émerge à ce moment de notre rencontre est la sécurité ou plus justement, la difficulté à créer de la sécurité et du bord ensemble.

Hypothèse alors, que j’ai à tenir cette crise de la recherche de bords, tout en trouvant mes soutiens pour me sentir suffisamment en sécurité. Ma façon de créer mes bords à sa rencontre pour pouvoir accueillir le déborder que ça me fait sentir. Un des soutiens qui m’apparaît est la proximité avec André par les mots. C’est quand je lui parle, que je rencontre son regard, que le serré se déserre un peu.

Novembre. Décembre. Tenir le trouble. Des mots au langage.

Je ramène André en classe et négocie pour qu’il rentre. Je l’amène à l’infirmerie faire ses contrôles de glycémie et parlemente pour qu’il y aille. André est diabétique. Je m’assieds à côté de lui en classe. Je le retiens physiquement lors des bagarres. Je lui ramène ses affaires scolaires, ses vêtements qu’il laisse derrière lui. Nous peignons ensemble sur les murs de l’école.

Je suis en mouvement de contenir/protéger qui m’apparaît comme incessant. Je peux m’approcher de lui par ma main sur son épaule, quand je sens qu’il va se lever pour taper, par ma main autour de son bras, qui se fait ferme et qui ne lâche pas. Langage de l’aller-contre, chemin vers l’aller-vers auquel je me sens convoquée. Présence bordante qui me laisse sans force. Image de vidée, fatiguée.

Tenir le trouble, le com-prendre m’ouvre à d’autres significations. Le serré qui se déserre, le loin qui se déloigne, le mal-aise prend corps en fatigue. Ma présence à André se teinte de tout ça. Gestes plus lents, voix plus basse, besoin de moins bouger.

Hypothèse qu’il y a suffisamment de sécurité entre nous, pour que je me laisse me/lui montrer ce que je sens. Emergence d’une figure : la confiance.

Janvier. De mal-aise à malaise.

André rentre en classe. Jusqu’à 11 heures, il est à son travail, appliqué, curieux, concentré. Je repère qu’en fin de matinée, il commence à s’agiter et que son agitation prend des formes diverses et connues (de lui, de moi, de nous) : tout jeter, taper, insulter, sortir de la classe…. Il me rejoint presque systématiquement dans la petite salle qui jouxte la classe. Il s’assied, prend sa maison de lego, la détruit en essayant de la reconstruire (maladresse), et me dit « qu’il est énervé ». Je vois maintenant André par où je le regarde et d’où je le regarde, de/dans/par cet entre qui nous crée. Et je fais l’hypothèse que c’est de fatigue que parle cette agitation, cet énervement. Celle que je sens si fort en notre présence. Je partage avec lui comment je me sens : pas envie de me lever de ma chaise, mal aux oreilles de ses cris dans la classe, pas envie de bouger… André me dit alors comment il se sent : « Tu sais, j’ai la tête qui tourne, je me sens mal, comme si j’allais avoir un malaise. Et ça m’énerve. » Je lui propose de l’accompagner à l’infirmerie faire un contrôle et il se rend compte qu’il est en hypoglycémie, comme pratiquement toutes les fins de matinée. Nous partageons ensuite sa peur du diabète, ses comas, ses hospitalisations, ses difficultés à l’école, sa peur de mourir. André sort toujours de classe (peu souvent maintenant), mais il sait identifier à partir de ce qu’il sent, s’il est en hypoglycémie ou pour une toute autre raison.

A l’occasion du partage de mon senti, André s’ose à sentir ce qui est présent pour lui : Le malaise, l’impression que tout tourne et s’agite, le sol s’effrite, plus de bords pour se re-tenir. A partir de ce sentir partagé en mots-langage, il ouvre une autre signification à ce qu’il nomme jusque là comme de l’énervement. Hypothèse que la figure qui surgit entre nous, le senti qui s’informe en émotion, c’est la peur inhérente à notre condition d’humain, la peur de mourir.

Plusieurs réflexions/questions m’arrivent de ma rencontre avec André :

o Le sentir n’est pas identifié, c’est une sensation diffuse, qui confuse moi et monde, qui ne donne aucune direction. Confluence. Cela m’ouvre sur la conscience du corps, de sa corporéité pour André, avec ce corps qui change, qui se transforme. L’agiter, l’en rend maître, le situe. Avoir un corps et Être ce corps. o Le sentir s’articule avec du connu sans langage-mots pour se dire. S’agiter, se cogner, cogner pour se faire comprendre et animer l’isolement, le vide que ça donne à vivre… o Le sentir n’arrive pas à prendre sens avec du connu, et l’agitation est le seul soutien qu’il trouve pour continuer à vivre quand il se sent partir (le self se déploie en mode ça : affect pur). L’articulation en mode personnalité ne peut pas se faire, en raison de la pauvreté des significations expérimentées et reconnues. o Le sentir est immédiatement signifié en agir-agacement. Hypothèse que tenir le sentir est source d’une grande anxiété qu’il évacue en lui donnant la signification la plus connue pour lui (peut-être introjectée) et la plus rassurante : l’agitation. Il y a projection prématurée de signification pour éviter l’inconnu qui augmenterait l’anxiété qu’il sent dans le malaise.

Pistes de réflexions qui me laissent entrevoir comment je pourrais élaborer le développement de l’enfant au regard de la théorie du self dans une perspective de champ.

Regarder le processus du self se déployant entre nous dans ses différents modes et repérer les flexions dans le processus. A l’écrire et à me relire, j’ai l’impression d’une évidence. C’est bien de cela dont il est question en Gestalt thérapie ! Pourtant…

Je reprendrai cela dans le next.

Février.

André reste en classe toute la matinée. Il m’appelle souvent pour que je lui explique un exercice ou que je l’aide. Quand il sort en colère, je vais toujours le chercher, mais pas de la même façon. Je me sens en sécurité et en confiance avec lui et je peux l’approcher et il peut me laisser l’approcher. Le contenir physiquement ne nous fait plus peur. Et nous nous rapprochons en créant nos occasions. Nous imaginons un club de tecktonik, un spectacle de catch…. Et je me tais de l’écouter grandir…

Ce qui m’importe, dans ma pratique d’éducatrice, c’est de sentir, à même ma présence à cet autre, ce qui se construit entre nous et d’ouvrir le partage. Je peux être dans le regard sur lui, imaginer les raisons de son attitude, l’historiser, ou m’engager et partir de ce que je sens. Le ou est important. Il m’arrive d’être dans une logique causaliste. De ne pas me com-prendre de/dans la situation. Le Besorgen d’Heidegger.

Ce que j’ai essayé d’esquisser à travers mes rencontres avec Flavien, Kévin et André, c’est comment je pouvais me tenir dans le Fürsorge.

« Souci mutuel qui ne se précipite pas tant à la place de l’autre qu’il n’anticipe sur lui en devançant son pouvoir-être existentiel, non pour le décharger du souci, mais bien pour le lui restituer véritablement dans ce qu’il a de propre. Ce souci mutuel qui intéresse essentiellement le souci véritable, c’est-à-dire l’existence de l’autre et non une quelconque chose dont il se préoccupe, aide l’autre à y voir clair dans son propre souci et à se rendre libre pour lui. »

2-4. Une rencontre avec. L’analyse de pratique.

Depuis un peu plus d’un an, j’anime un groupe d’analyse de pratique, composé de trois éducatrices, au rythme de deux heures toutes les trois semaines. Elles travaillent au sein de mon établissement, dans une structure indépendante, un SESSAD Service d’Education Spécialisée et de Soin à Domicile. Ce sont elles qui m’en ont fait la demande. J’interviens bénévolement et nos rencontres sont hors temps de travail.

Situation nouvelle pour moi. Je me sens hésitante d’en parler ici. Je choisis pourtant de le faire. Comme un lien qui m’apparaît entre le now et le next que j’ai à construire, qui s’origine de toutes mes expériences.

Peur du jugement (ce que j’imagine). C’est quoi ce cadre ? Dans la même boite ? En plus, avec une de mes amies les plus chères ? Pas légitimé par la Direction ? Avec quelles compétences ? A ce moment de l’écriture, je sens mes lèvres qui remontent dans un sourire, un rire arrive, que je goûte, que je déguste, comme espiègle. Comme un coup de pied dans la fourmilière des Cadres. Poser Le Cadre. Tenir Le Cadre. Accepter le Cadre. Le Cadre thérapeutique… Cadre sans image. Cadre creux. Cadre qui dit tout et qui ne dit rien. Ce qui fait cadre, pour moi, et c’est ce que j’ai tenté de montrer précédemment, c’est la présence, présence à/de moi au monde. Comme une envie de le revendiquer, ce cadre souterrain, résistant, pas orthodoxe, tellement singulier, à l’heure d’une société qui met tout en cadre (mon ressenti).

Impression d’avoir tout dit dans mon emballement (senti ça, dans les majuscules, dans mon envie d’écrire en gras, en gros) sur le cadre. Penser le cadre à même sa présence au monde, arrête toute évidence, toute interprétation. Je ne sens/sais du monde, de l’autre, qu’à partir de ce que je sens-de-moi-au-monde. Nous travaillons à partir de situations concrètes, de moments qui questionnent, qui arrêtent l’évidence, qui mettent en difficulté, qui mettent en joie. Ce qui m’importe, ce qui nous importe maintenant, c’est comment nous en parlons, nous entendons, ce que nous (en) sentons. Comment j’entends Yo parler de cet enfant. Je ne respire plus, mes épaules montent contre ma nuque, se resserrent, je sens mon dos s’enrouler, je me sens étriquée, enfermée (significations que j’en donne). La résonance par où je résonne, à son ton de voix qui monte, son rythme qui s’accélère. Le partager, l’énoncer, lui permet de prendre en conscience ce qui est présent pour elle, (elle bouge sur sa chaise, elle est essoufflée), maintenant, dans cette situation. Ce/se sentir nous donne des hypothèses de directions sur ce qui se passe dans sa rencontre avec cet enfant. Ce/se sentir questionne, met en lumière, les significations (hâtives souvent) que nous projetons sur l’autre. Ce/se sentir nous engage, à aller à la rencontre…. Dans l’entre…

Ces deux heures, sont pour moi, deux heures de liberté. Joie de l’échange, du partage, et de ce que cela peut ouvrir dans la rencontre avec les enfants. Nécessité dans mon quotidien d’éducatrice de terrain, d’avoir des espaces de pensée libre (que je n’ai pas). Je me les offre ( !!!) heureusement, en supervision avec Patrick Colin. Plus sérieusement, et c’est en lien avec une de mes questions dans le chapitre suivant, la pratique de la Gestalt thérapie en établissement ? Avec les enfants ou/et avec les professionnels ?

3. Next. En vue de quoi.

Voie et balance passerelle et verbe s’unissent dans une même progression.

Avance et supporte l’échec et la question fidèle à ton unique sentier.

Un next en question. En ouverture. Sans réponse. En ébauche.

Puis-je me penser dans une posture éduco-gestaltiste ? Le quotidien peut-il être lieu-espace de thérapie ? Je ne suis pas dans un cadre « traditionnel » de thérapie. Mon espace, c’est le quotidien. Je déjeune, je joue, je console, je sépare, j’explique, je ne suis pas d’accord, je gronde parfois, je rassure, je protège… Et ce, dans un environnement spécifique, un établissement médico-social, dont la mission, est, quand même, le retour à une norme, la norme étant entendue comme un comportement compatible avec une vie sociale et familiale. Bien sûr, j’entends souvent : « Le cadre, ce n’est pas le contenant, le lieu, le cabinet, l’espace-temps, la durée de la séance…. ». Et pourtant, cette question est celle qui m’accompagne tous les jours. Le cadre, tel que je le comprends en Gestalt thérapie, c’est une posture particulière de présence à/de soi-au-monde, l’autre-enfant comme monde, dans ma rencontre au quotidien. Je pense avoir expliqué précédemment de quoi est faite cette présence : Se com-prendre au monde. Je ne sais, moi et le monde, moi-au-monde, qu’à partir du sentir que j’informe peu à peu en me sentir à. Suspension de l’évidence naturelle : ce monde là, est ce monde là pour moi, qui m’apparaît à même ma corporéité. La signification (processus de création de forme : Gestaltung) est acte de différenciation qui me permet de me situer-au-monde. C’est la fluidité de ce processus qui signe ma capacité à ex-ister, me choisir sans cesse, comme sujet ex-istant de/dans la situation. La subjectivation. Le trouble (ici, le trouble du comportement et du caractère) est la (seule ?) manière trouvée (le mot ne me convient pas, subie, peut-être) d’être au monde, pour pouvoir continuer à se sentir en vie. La pathologie devient une restriction des possibilités à se signifier-au-monde, à donner sens et direction à l’ex-ister, à se choisir. Une pathologie de la liberté. La rencontre en Gestalt thérapie serait alors le lieu-espace, d’ouverture à la liberté. (J’entends là, liberté, comme ouverture des possibles de soi.)

Laborieux est le mot qui me vient. Puis labourer. Labourer la terre, le champ. Toujours retourner, creuser, aérer, pour que pousse la semence. Labeur de cette tentative d’élaboration, qui résonne à mon labeur de tous les jours. Ma rencontre à l’autre-enfant est elle ouverture à la liberté ? Et comment ?

Besoin de nouveau de mettre comme une balise de sécurité dans ce que je ressens comme inquiétude de cette tentative d’élaboration. Je prends le risque d’oser continuer. M’essayer au partage en langage et m’ouvrir au mal-entendu. Profiter de cet écrit pour tâtonner, pour chercher, toujours…

J’entrevois des instants, des moments.

Instants où le trouble est là, (où je me sens troublée) et atmosphérise la rencontre. Ce que j’ai déplié de mes rencontres avec Flavien, André et Kévin. Flavien a/s’est ouvert à sa/la tristesse, André à sa/la peur. Des instants comme ceux là qui ne peuvent être tenus, ouverts que si la sécurité est suffisamment présente. Je travaille avec Flavien depuis bientôt deux ans. Six mois avec André et Kévin. J’insiste sur la sécurité, et encore une fois, je questionne l’évidence. La sécurité n’est pas immédiate dans la rencontre avec cet autre-enfant, ni pour lui, ni pour moi. L’enfance n’est pas un monde à part, où sécurité et confiance iraient de soi. Elles se et nous construisent, vacillent, se renforcent de leur fragilité à se trouver. Il faut du temps pour ça. Le temps de la co-naissance. Le temps de la patience… dans son étymologie, pâtir, endurer.

Dans ces séquences très courtes, je me sens dans une posture de Gestalt thérapeute, attentive au processus du self se déployant entre nous, à partir de mon être-affecté dans la situation (principe de champ) et dans la capacité à me tenir dans le Fürsorge. Dans l’ouvert vertigineux, où les bords vacillent, qui signe notre condition d’existant. Endurer le pas de sens, pour que s’ouvrent des directions/significations.

Et les autres moments s’originent de ce que je comprends du processus du self se déployant entre nous, comment j’interpelle la manière dont la figure se construit dans la situation. Je repère sans vouloir faire de généralités, des « constantes » dans le processus du contacter et ses flexions : La fluidité de la construction d’une figure (Gestalt) vient de l’articulation sans cesse mobilisée du mode ça et du mode personnalité du self se déployant.

En début de construction de figure, la sensation reste diffuse. Le sentir ne se meut pas en se sentir à et ne sollicite pas de signification. Pas de conscience (consciousness de l’éprouvé). S’il y a conscience, elle est de l’ordre de l’awareness. Le mode personnalité n’est pas sollicité. C’est la confluence.

Un enfant :

o De par son jeune âge, et son « petit » capital d’expériences o Sa dépendance parfois presque totale à son milieu (exacerbée lors d’un accueil en établissement par la perte des repères familiaux et l’immense nouveauté que cela donne à vivre), o Le regard que portent souvent les adultes sur sa non possibilité de se diriger, o La protection (souvent nécessaire qui lui est témoignée) o Temporalisation (dans le présent immédiat, dans le kaïros plus que dans le chronos) et spatialisation (ce corps qui change si vite) à construire sans cesse, o Son bagage verbal qui s’enrichit à son rythme

Trouve parfois sécurité dans la confluence. Là rien ne bouge et ne change. Illusion d’un lien où lui et monde s’entremêlent. Au risque de ne pas pouvoir se différencier.

Et se pose pour moi la question, du comment je co-construis cette confluence par ma représentation de ce qu’est un enfant : Un adulte en devenir ? Ou cet autre, plus jeune, plus petit, livré comme moi à la condition d’exister ? Par où je l’écoute ? Quelle est ma capacité ou/et mon incapacité à saisir son langage ? Et c’est là que la théorie du self devient pour moi un outil formidable. Elle me montre par où regarder et où aller solliciter le déploiement du self. Dans la confluence, le sentir ne se signifie pas, ne se met pas en langage. Pas d’émergence en mode personnalité. Pas de mouvement d’ouverture de possibles de soi. Comment imaginer le tissage de ce langage ? Comment créer des espaces où il puisse se construire et se partager ? Par le soutien du déploiement du self en mode personnalité, là, entre nous, en partant des possibilités de langage de l’enfant, et en proposant, peu à peu, comme un prêt, des suggestions de mots pour se dire.

Moments dans le processus du contacter où le self entre nous se déploie en mode personnalité, sans articulation, ou peu d’articulation en mode ça. Une projection prématurée. Le moment identification/aliénation des possibles, ne peut pas se nourrir du connu. Dans les trois situations que j’ai dépliées, j’ai fait l’hypothèse d’une projection prématurée de signification : o Par restriction des possibilités signifiantes. La nouveauté de ce senti dans la situation ne peut pas s’appuyer sur du déjà connu. o Donner une signification connue évite de tenir ouverte la crise du se sentir tellement l’anxiété est forte. o Donner une signification connue évite la confrontation à l’inconnu qui augmenterait l’anxiété. Dans ces situations, l’enfant ne prend pas en responsabilité la construction de la signification. Il est assujetti au monde et pas constructeur de monde. C’est encore de sécurité que ça me parle et de comment je peux m’engager pour solliciter le mode ça du self se déployant entre nous pour ouvrir peu à peu d’autres possibilités signifiantes. Je peux partager mon senti-à, en proposant plusieurs esquisses de significations à ce qui est présent pour moi. Une introjection à ré-ouvrir.

Et c’est à partir de là que je fais le lien avec la plus grande part de mon activité avec les enfants. Je suis Educatrice, et je mets en place des espaces propices à l’expérience du se sentir, se mouvoir, s’émouvoir, se sentir à, et se signifier, se dire en langage. A la lumière de ce que j’ai compris de la théorie du self du point de vue du champ.

Ce sont des moments très particuliers que j’essaie d’imaginer avec eux, des moments où ce qui nous fond(e), c’est d’être ensemble, dans quelque chose qui nous crée, qui nous ré-crée. Des moments de créativité où chacun s’étonne et étonne les autres. Le club de tecktonik, le catch, le club d’échecs, peindre sur les murs de l’école…. Je crée, avec mes moyens, des espaces d’entrée libre, sans contrat, sans inscription, où chacun vient, suivant son envie, son désir. Pour le plaisir. Comme une recherche, ensemble, pas à pas, chacun à son rythme, des émotions qui naissent à la rencontre. Envie d’ouvrir sur ce sentir-plaisir et trouver le langage pour se (le) dire. Ce corps qui danse, ou/et qui se déguise, qui se love dans une prise de catch, qui chante, qui peint, ce corps se meut, s’émeut, s’étonne et se signifie en langage. J’ai bien un projet qui est celui de nous découvrir ensemble dans des facettes jusque là inconnues. Nous étonner de ces « et, et, et que nous sommes en même temps » si divers et inattendus. Je n’ai pas choisi ces médiations (de medium, milieu, centre) au hasard. Je cherche celles qui me paraissent les plus proches du trouble et du comment il se montre : L’agitation, la violence physique, la peur de l’échec et son immobilisme, la peur de se montrer…. Partir de ce soutien qu’ils ont trouvé pour se sentir en vie, et ouvrir, peu à peu, d’autres possibles. Travailler l’ajustement créateur. Partir du connu et aller vers la nouveauté.

Aujourd’hui, au club de tecktonik, Flavien est venu pour la première fois. Je ne suis là que comme régisseuse : j’installe, je minute, je vais chercher crayons et papier, je sers de spectatrice. Pendant une heure, dix enfants en moyenne s’organisent, s’ajustent, sont ensemble. Et j’ai vu Flavien danser, se bouger, regarder les autres et être regardé, avec de la joie dans tous les yeux. Moment magique, où André, derrière Flavien, lui tient les mains et lui donne son rythme… Emue, je suis en écrivant. Emue de ce que je vois comme du se mouvoir ensemble qui s’informe en s’émouvoir. Je m’arrête de bouger. Je suis debout face à eux et je les regarde. Chaleur dans mes yeux, je sens un sourire qui s’esquisse sur mes lèvres. Et je leur dis ma joie de les voir aussi beaux. Ils sourient. Nous nous sourions.

Jouer aux échecs, le lundi soir, assis, entre 1heure et 1heure trente, pour un enfant dit en échec, instable, qui n’accepte pas les règles …. L’échiquier devient le lieu de la rencontre. Chaque pièce bougée remodèle toutes les autres et donne une multiplicité de possibilités nouvelles. Chaque coup joué, est le « résultat » de l’identification /aliénation de tous les autres coups possibles, jusqu’au choix de celui-là. Le jeu d’échecs est pour moi, un jeu d’ouverture plus que de stratégie et de combat. Et c’est dans cet esprit que j’essaie de le transmettre aux enfants. Ils sont de plus en plus nombreux à venir, dix la dernière fois, souvent étonnés à la fin de la séance du temps qui a passé. « Je suis resté 1 heure assis ? À jouer 3 parties. J’y crois pas » me dit Joris, 9 ans, en riant.

Les séances de catch, très physiques pourtant, n’ont jamais donné lieu, jusqu’à aujourd’hui, à aucune violence. Un endroit où s’expérimente le corps à corps, lieu de l’agir et plus de l’être-agi. Corps touchant touché. Corps s’apprenant à se laisser toucher.

Peindre sur les murs…Se donner cet espace souvent interdit. Aller dans l’inconnu du geste sans le bord de la feuille A4. Oser se montrer. Nous avions intitulé avec ma collègue, ce projet : Devenir peintre de sa vie. Notre manière de dire aux enfants notre confiance en leurs potentialités, leur capacité à être artiste de leur vie et d’ouvrir une autre possibilité de signer leur passage dans l’établissement. Trois jours de peinture dans le froid, les mains gelées, avec des couleurs plein les yeux et le corps… Nous continuons jusqu’à l’inauguration qui verra chaque enfant faire apparaître, découvrir, (dévoiler ?) sa peinture. C’est à ce moment là que la fresque naît. La création de chacun devient une partie de l’œuvre qui s’offre à voir…

Et de ces médiations, qui font langage, In-former le sentir et lui donner forme. Passage du sens-senti au sens-signification-direction. Passage de l’awareness au consciousness. Corps de viande à corps de chair qui s’incarne par le verbe. Mettre des mots pour tisser un monde commun.

Enfant : Du latin classique, infans : qui ne parle pas. Est-ce à dire qu’il n’a pas de langage ? Ou que toute sa construction, sa quête d’ex-ister sera de se l’approprier ?

Grand sentiment de fatigue, comme une nausée, en ce que j’entrevois comme la fin de cet écrit. Cette dernière partie me résonne comme un nettoyage, un état des lieux, du ménage. Tâche difficile, laborieuse. Qui sonne comme un bilan en cette fin de formation.

Renoncement, de par ma mission d’éducatrice, à être Gestalt thérapeute dans ma rencontre au quotidien. Posture qui ne m’apparaît tenable qu’en de très brefs moments, et encore, un doute point, suis-je vraiment dans cette capacité de présence hors écriture ? Je l’espère, mais je ne sais pas si j’en ai encore l’énergie.

Retrouvailles avec mon plaisir d’être ce que je suis : une éducatrice de terrain, forte de ses expériences et ma formation de Gestalt thérapeute en fait partie.

Et, conviction profonde de l’importance de sensibiliser, de former les équipes de professionnels à la Gestalt-thérapie. D’amener cet autre point de vue, qui pense l’être humain, dans l’infini de ses possibilités, se re-créant à chaque instant pour s’ex-ister. Un être tendu vers la liberté.

Mon next, peut-être…

Conclusion.

C’est dans le finir que le commencement prend sa dimension. C’est dans le finir que tout peut commencer.

Jimmy me fait un bisou et me choisit comme reine à la galette des rois. Thomas a construit sa voiture en lego. Nous l’avons prise en photo sous tous ses angles, pétris de fierté. Benjamin va toute la semaine à l’école du village. Le seul de la classe. Je l’amène toujours à l’école, moment de nos plaisanteries secrètes. Flavien danse la tecktonik. Il m’a gagné aux échecs et ne se prive pas de me dire : « Mais, réfléchis ! Quand même ! » Christopher joue à la bagarre avec moi. Brandon m’apprend à danser, cachant parfois son découragement devant mon peu de sérieux. André est représentant des enfants au sein de l’établissement. Nous avons préparé ensemble sa campagne électorale. Kévin pleure souvent, et rit souvent aussi. Nous devenons les meilleurs au ping-pong.

Avec les enfants, tout peut commencer…

Et pour rester dans ce commencement qui n’en finit pas, envie de me faire plaisir, en citant Martin Heidegger, le poète.

Ce caractère de la pensée, qu’elle est œuvre de poète, est encore voilé. Là où il se laisse voir, il est tenu longtemps pour l’utopie d’un esprit à demi poétique. Mais la poésie qui pense est en vérité la topologie de l’Être. A celui-ci elle dit le lieu où il se déploie.

Bibliographie.

Ouvrages.

Binswanger Ludwig : Analyse existentielle et psychanalyse freudienne. Gallimard. Paris 1970. 378 pages.

Binswanger Ludwig : Délire. Million. Grenoble 1993. 184 pages.

Blankenburg Wolfgang : La perte de l’évidence naturelle. Presses Universitaires de France. Paris 1991. 236 pages.

Blaize Jacques : Ne plus savoir. L’Exprimerie Bordeaux. 2001. 224 pages.

Cournarie Laurent : L’Existence. Armand Colin. Paris 2001. 181 pages.

Maldiney Henri : Existence. Crise et création. Encre marine. Fougères 2001. 113 pages.

Maldiney Henri : Penser l’homme et la folie. Million Grenoble. 1991. 425 pages.

Heidegger Martin : Être et Temps. Gallimard. Paris 1986. 589 pages.

Heidegger Martin : Introduction à la métaphysique. Gallimard. Paris 1968. 226 pages.

Heidegger Martin : Questions 1 et 2. Gallimard. Paris 1968. 582 pages.

Heidegger Martin : Questions 3 et 4. Gallimard. Paris 1966 1976. 488 pages.

Philippe Huneman. Estelle Kulich : Introduction à la phénoménologie. Armand Colin. Paris 1997. 192 pages.

Frederick Perls, Ralph Hefferline, Paul Goodman. Gestalt thérapie. L’exprimerie. Bordeaux 2001. 351 pages.

Richir Marc : Le corps. Hatier. Paris 1993. 80 pages.

Ricœur Paul : Soi-même comme un autre. Editions du Seuil. Paris 1990. 425 pages.

Robine Jean-Marie : S’apparaître à l’occasion d’un autre. L’Exprimerie. Bordeaux 2004. 245 pages.

Watzlawick Paul, Weakland John, Fisch Richard : Changements. Editions du Seuil. Paris 1975. 190 pages.

Dictionnaire historique de la langue française sous la direction d’Alain Rey. Editions Le dictionnaire Robert. Paris 2004. Revues.

Les cahiers de Gestalt Thérapie. Revue du Collège de Gestalt thérapie. L’Exprimerie. Bordeaux.

Commencer et finir. Printemps 2002. Pathologies de l’expérience. Automne 2002. S’émouvoir. Automne 2003. Violence. Printemps 2004. Pour …parler. Printemps 2005. Co-Construction. Automne 2005.

Thèses.

Blanquet Edith : DEA Philosophie. Gestalt-thérapie et analyse existentiale. Essai de fonder la Gestalt-thérapie du point de vue de « l’autre commencement » de Martin Heidegger. Université de Toulouse le Mirail. Année 2001.

Huygens Ado : Thèse de doctorat en philosophie. Être et présence. Conditions de toute possibilité de psychothérapie. Belgique. 23 mai 2003

Articles.

Blanquet Edith :

Gestaltung : Rencontre avec Luc. Cahiers de Gestalt thérapie. La question du dévoilement et son entente en Gestalt thérapie. Cahiers de Gestalt thérapie n°33. 2007. Pathique et pathologique : Esquisse pour une pathologie du point de vue du champ. Cahiers de Gestalt thérapie n°12. Pathologies de l’expérience. L’exprimerie. Bordeaux Avril 2002.

Séjourner dans le langage. Cahiers de Gestalt thérapie n° 17. Pour Parler. L’exprimerie. Bordeaux 2005. Du sentir à la forme signifiante. Publié dans « la psychothérapie comme esthétique ». L’exprimerie. Bordeaux 2006. De quelques avatars à se constituer sujet dans la relation… Franges. Cahiers de Gestalt thérapie n°6. D’un commencement qui n’en finirait pas…Exister. Cahiers de Gestalt thérapie. Articulation d’une posture phénoménologique et d’une nosographie. Cahiers de Gestalt thérapie.

Colin Patrick : Identité et altérité. Cahiers de Gestalt thérapie n° 9. 2001. Vers une gestalt-thérapie phénoménologique. Publié dans la revue Gestalt SFG Eprouvé et vérité. Cahiers de Gestalt thérapie L’inconscient ex-iste… Cahiers de Gestalt thérapie

Conférences.

Blanquet Edith : Une approche phénoménologique de la Gestalt thérapie. Illustration clinique : Marilyn. Séminaire de Daseinanalyse. Université de Paris la Sorbonne. 7 mai 2007.

Huygens Ado : Les tonalités affectives fondamentales. De l’angoisse à la sérénité. Conférence Ecole Belge de Daseinanalyse. 16 mars 2002.

Travaux de recherche.

Groupe de lecture du texte « L’existant » de Henri Maldiney : Groupe IGPL Carcassonne 2003/2006 animé par Edith Blanquet.


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