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Enfance, quand la parole vrille.

Ecrit de fin de formation . Marie Rigot. Gestalt-thérapeute


Enfance, quand la parole vrille Marie Rigot

Introduction

1 - La parole ? - Introduction A - la parole avec F. Dolto ? B - La parole « maison de l’être » Heidegger C - La parole et l’enfant D - La théorie du self et l’accompagnement de l’enfant

2 - Quand la parole vrille A - La manipulation perverse narcissique B - Binswanger Ludwig « Trois formes manquées de la présence humaine »

3 - Question de moralité A - La loi morale de Kant. B - La conscience morale - Heidegger  

4 - L’enfance - Introduction A - La thérapie avec l’enfant B - Le thérapeute

5 -Pour Illustrer

A- L’EEB Présentation Sémiologie de la présentation le documentaire « École en Bateau, enfance sabordée »

B- Le film « Martha Marcy May Marlène Présentation 1- La distorsion et la question de la culpabilité/responsabilité 2- Un rapport au monde désaffecté 3- L’humiliation : dénigrement de qui on est /assignation à.... et comparaison. 4- La pression et l’interprétation/assignation 5- Pas d’intimité, la personnalité singulière est refusée 6- La sexualité 7- l’argent 8- La question de la conscience morale

C - Conclusion et synthèse des deux propositions cliniques

Conclusion

Introduction Il m’est apparu à l’aide de plusieurs signes que certaines notions fondamentales nécessaires pour mener et soutenir mon travail de thérapeute me manquaient ou réclamaient des précisions. Ma formation de thérapeute est indéfectible de mon travail personnel et je lui suis gréée de me permettre d’évoluer-avancer dans bien des domaines. Je pense que j’avais besoin de m’approprier des compréhensions pour soutenir une pensée autour de la parole et plus précisément de la parole qui vrille. Je me suis attelée à une exploration de la parole, particularité propre à l’être humain et j’ai cherché à expliciter comment elle nous engage au monde. Puis j’ai abordé la notion de forme langagière et notamment celle qui porte une parole qui vrille, sa couleur affective et le désarroi dans lequel elle plonge. Ce désarroi cherche appuis, balisages, repères pour sortir de cet espace froid et désertifié propre à cette forme langagière et ce sont les notions de la Loi Morale de Kant et de la Conscience Morale de Heidegger qui me les ont offertes. J’ai choisi comme support clinique un documentaire et film qui illustrent de manière très explicitent mon thème. Bien sûr mon travail de thérapie m’amène à côtoyer cette forme langagière, et c’est sans doute parce que c’est encore difficile pour moi que j’ai préféré m’appuyer sur des supports cliniques moins impliquant...et pourtant.

1- La parole

Pour ouvrir ce chapitre je suis allée consulter le dictionnaire historique de la langue française. Le mot « parole » est issu du latin chrétien, parabola, devenant paraula. Parabola terme de rhétorique désignant une comparaison ou une similitude (grec) et un discours grave et inspiré (chrétien). Par la suite, avec paraula cela devient « faculté d’exprimer par le langage parlé ». Parole désigne généralement « l’expression orale, verbale des contenus de conscience » et le langage oral fait référence à l’élocution et au ton de voix. La parole est habituellement comprise comme la faculté d’exprimer, pour un être humain, une pensée par le langage articulé en mots. Se développe le sens d’une parole inspirée, porteuse de pensées, de sens ou à contrario, vide, creuse, parole où l’on ne s’implique pas. Car elle est aussi un acte qui nous engage (prendre parole, donner sa parole, tenir parole).

Il me semble que la « racine » grecque fait référence au mot qui à vocation de faire apparaître un objet ou une situation (comparaison-similitude) et la racine chrétienne, offre une notion de gravité et d’inspiration, qui m’apparaît être une parole « propre », même si, sans doute elle était reçue au moyen âge comme une manifestation (incarnation) d’une parole divine. Il y a aussi une dimension de la manière de dire : locution, ton de voix. Nous pouvons présumer que la parole est l’expression verbale d’un dire propre et singulier, dans sa tournure, son rythme et sa sonorité. La parole est une manière d’être parmi les autres, d’exister et de s’engager.

A- La parole avec Françoise Dolto

Il est difficile de ne pas évoquer Françoise Dolto lorsque que l’on aborde la parole et l’enfant. En effet F. Dolto a donné une couleur toute particulière à son travail de psychanalyste d’enfants auprès desquels elle a œuvré toute sa vie. Cette couleur c’est le « bon sens » comme elle le dit elle-même ; il incarne une parole qui nous livre (« parole vraie ») avec une dimension presque universelle (bon sens). Elle accueille ce qui est dit et cherche à comprendre la vérité de cela : comment cela fait sens pour les uns et les autres et en quoi cela est souffrant. Sa posture est celle de l’ouverture, elle écoute les parents et l’enfant sans préjuger et à partir de comment ils se disent et se dévoilent. Son écoute est toute tournée vers l’enfant avec une présence qui lui permettait d’être auprès de lui et d’entendre/comprendre à partir de lui. Ensuite vient l’importance des mots. Elle s’adresse à l’enfant avec confiance qu’il va comprendre et saisir quelque chose de ce qui est dit ou se montre : il s’agit bien du langage. Les mots et au-delà - ou en deçà ?- des mots. (Ce qui est novateur au début de sa carrière). L’attention, le geste accordé, le regard, et les mots qui accompagnent, témoignent et reconnaissent, permettent que s’ajuste et s’accorde une rythmique. Françoise Dolto prenait au sérieux toute demande et avait le souci de se faire entendre et pour cela choisissait des mots simples et parlants. Elle amène les parents à repenser leur rôle de parents et à considérer l’enfant comme une personne : apte à comprendre et de qui on peut attendre quelque chose. Elle pense aussi que l’enfant « fait » ses parents, qu’il les éduque. Il y a donc une vision d’une éducation réciproque. Un enfant qui arrive au monde, ça n’est pas rien, ni pour l’enfant, ni pour les parents. F. Dolto respecte chaque parent, mère et père, leur laisse leur place de parent en considérant leur manière de faire : à partir de là, elle s’étonne mais jamais ne condamne. Elle pose l’autorité parentale comme première avec quoi l’enfant a à faire et à grandir. L’approche de F. Dolto m’intéresse et me touche parce que son travail thérapeutique restitue et donne place à une parole incarnée qu’elle engage avec foi et qui interpelle de fait les parents et l’enfant. J’y vois une conscience que la souffrance émerge d’un malentendu entre enfant-parents qu’il nous faut découvrir ensemble parce qu’il concerne l’ensemble. Françoise Dolto est psychanalyste et use d’interprétations se référant à la théorie freudienne et se base sur un paradigme d’individu sujet. Pourtant, sa présence, son écoute, sa considération de l’ensemble de la situation (comprenant le cercle élargi de la famille) me fait penser à une étude de ses patients qui s’appuierait en partie sur nos 5 principes de champ. Ne rien conclure sans avoir fait le grand tour de la question, considérer que rien n’est figé, voir la singularité de chaque situation ... Sans enfermer dans une compréhension hâtive. Sa manière de poser les mots, qui viennent accompagner deux présences qui sont tournées l’une vers l’autre (elle-même et l’enfant) et se cherchent dans des questions, des propositions, où se nomment les affects, est similaire à notre travail d’orientation, mode ça/mode personnalité jusqu’au moment où il se passe quelque chose, qui délivre : mode égo. L’enfant devient un peu plus lui-même. F. Dolto a contribué à libérer une parole « vraie » comme elle le disait, une parole parlante : celle qui dit ce qui est, celle qui s’engage. Une parole de « bon sens ». En cela elle se démarque de la psychanalyse « classique » qui souvent et malheureusement pose la mère comme seule coupable du mal être de l’enfant, parce que engagée avec lui dans une relation précoce qui serait déterminante de son évolution. La mère est alors parfois « condamnée » d’être mauvaise mère et rendue coupable de la détresse de son enfant. Françoise Dolto porte une grande attention à la relation mère-enfant, et une attention tout aussi grande à la relation père-enfant qu’elle place comme primordiale, même au-delà de l’enfant : comment la mère porte la présence du père dans sa relation à son enfant, sans jamais la rendre coupable. Elle considère l’ensemble d’une situation où chaque élément est possiblement influent dans la problématique et elle le fait sans jamais juger. Ce qu’elle vise est de remettre à chacun-e sa responsabilité et ainsi pouvoir œuvrer. La levée du jugement est salvatrice pour toute démarche thérapeutique, tant elle permet de considérer et de respecter chaque être humain engagé dans la vie.

B - La parole, « maison de l’être » (Heidegger)

En m’appuyant sur l’article de Edith Blanquet « La parole un site pour une habitation humaine ».

La parole comme maison de l’être, comme site pour une habitation humaine ? Nous entendons là ce qui ne nous est pas habituel d’entendre. Ce qui est habituel, c’est que je parle. J’émets des mots appris et restitués me permettant de m’exprimer, de m’adresser à, de me faire entendre de manière propre. Les mots nomment et font apparaître l’objet, la situation, les sentiments ... la parole donne forme. Il s’agit d’un je qui parle, compris comme constitué en conscience, comme structure mentale d’un être humain. Nous « habitons la parole », est une invitation à une autre entente : la parole nous donne lieu et site . Elle est première. C’est par elle et avec elle que nous existons sommes convié à prendre/avoir forme en une situation appelante. Chaque manière d’être, notre gestuelle, l’intonation de la voix, le regard, l’attitude, la tension pathique, nos vêtements, notre coiffure, … sont langage. Tout cela dit. Cela nous fait apparaître et témoigne de notre pouvoir être. La parole parlée fait partie de nos possibilités de s’exprimer (ses manières) en tant qu’être humain. Quand je dis, je fais apparaître un monde, mon monde. Un monde où je suis déjà, où j’ai place avec autrui, et qui s’ouvre à moi pour que je m’y comporte. Simultanément moi/monde, le monde s’ouvre de la manière dont je suis appelée à y prendre place en me comportant, toujours avec et jamais seul. Un monde signifié que l’autre comprend et dans lequel il trouve place. L’autre à qui je m’adresse voit ce que je dis, cela apparaît. Cela donne rapport à (figure/fond). Il y a « monde commun » dans lequel nous nous entendons : une habitation langagière commune. Dans ce « lieu » commun où nous sommes conviés à être nous nous approprions (moi avec l’autre) une forme en nous comportant. Quand je prends un objet, que je l’utilise, je fais monde : je suis rapport à l’objet et l’objet est rapport à tout un environnement. La spatule, est rapport à cuisine et cuisiner, casserole et ingrédients, cuisson et repas et puis tablée et convives. Chaque objet appelle un réseau de renvois, où les objets et êtres humains en présence, se rapportent les uns aux autres. Dans cette manière quotidienne d’user de la parole, est convoquée une dimension pratique et matérielle du monde. C’est une manière d’être où notre vulnérabilité est voilée par une présence au monde essentielle, tournée vers le quotidien. Elle est « bavardage », c’est-à-dire, parole quotidienne plus légère mais nécessaire à notre équilibre.

La parole comme pouvoir être-au-monde est une invitation à y être en propre, à y être soi. C’est un pouvoir être où il y va de soi, nous y sommes pleinement et cela nous engage, parce qu’elle témoigne de notre avoir à être et de notre pouvoir être ; porter sa charge, sa responsabilité et assumer engagés : être. « Parler c’est écouter et ce que le Dasein est convié à écouter c’est cet appel à être, à devenir lui-même-au-monde. Être au monde c’est alors s’installer soi-même-au-monde. » L’être humain est appelé à être, et il répond en se décidant pour une forme, une manière de se comporter. Et nous sommes disposés pour une possibilité d’être à chaque fois reconduite. La parole nomme, rassemble, recueille et rapproche. Parler c’est appeler à la présence, c’est donner forme et visage. La parole fait être. L’étant advient à la présence par sa possibilité d’être, c’est-à-dire toujours tourné au monde d’une certaine manière pour être. « C’est cette co-appartenance qui advient comme langage, lequel est à la fois celui de l’homme et celui de l’être. » L’indicible qu’est « être » s’entend comme ouverture à être. Venir en présence pour que puisse se manifester ce qui est...parlé. Mais lorsque nous parlons, l’être du parlé se met en retrait. Le dire est apparaître de la chose (étant) et non son être qui reste implicite. Toujours être est en retrait quand est nommé l’étant de l’être. (l’être se retire au profit d’un étant s’informant en possibilité de se comporter , manger plutôt que boire.. appeler à la présence tasse plutôt que crayon et qui m’invite à y prendre place avec, d’une manière plutôt qu’une autre. Qui je-suis prend forme d’un quoi je fais ). La parole a le pouvoir de faire surgir un monde devant nos yeux, avec sa part d’ombre et d’indicible qui toujours nous échappe. C’est pourquoi, l’être est toujours une question sans réponse. Cette tension de la question sans réponse permet l’ouvert pour être de manière humaine (en ce qui nous concerne, nous les humain !).

Cette conception de l’être humain nous invite à un accueil de qui-je-suis-déjà pour un pouvoir être. C’est une invitation à être et à habiter le monde de manière spatiale et temporelle toujours venant et toujours ouvert, pour y prendre/trouver place comme il me sera possible. Cela appelle et cet appel n’attend pas une réponse, il est invitation et une obligation, tant je ne peux m’y soustraire. Cela (ce là) nous convie à porter une attention sur ce qui est et se présente à moi, pour que je m’y situe avec plus ou moins de conscience. Le projet pour un humain sera (peut-être) de développer une certaine qualité de présence-conscience d’être pour advenir à soi/ monde, de manière engagée. Le sens que nous pouvons donner à notre vie, c’est de porter le souci d’être de la manière que nous pouvons, toujours perfectible, où nous portons la responsabilité d’avoir à être. La présence interpellée est présence « pure » et en cela simple. Notre difficulté sera de s’y laisser goûter, inviter parce que notre volonté (orientée par les idéaux) ou nos souffrances nous en détournent et compliquent sans répit notre rapport au monde.

C - La parole et l’enfant en thérapie L’enfant petit à petit comprend et apprend que le mot a bien pouvoir de faire exister ce qui est en retrait, avec une facilité de passer d’un « nommé » (étant) à un autre, nous invitant à porter une attention toute particulière à ce qu’il nous dit, avec la vigilance de ne pas interpréter ou trop vite comprendre. Nous pourrions dire que l’enfant entend l’appel à être sans retenue, sans limite encore définie : ouvert et confiant. Contrairement à l’adulte, il n’est pas encore formaté par des préjugés et des automatismes de pensée, et l’apprentissage des réseaux de renvois est incomplet et se mélangent (se confonde ?) sans que cela lui pose problème (il ne sera pas surpris de voir une bêche dans les toilettes). C’est en grandissant, quand il entendra mieux les réseaux de renvois, qu’il s’en étonnera et viendra poser la question « pourquoi... ? ». L’enfance aborde l’apprentissage des mots comme elle construit le monde. Je me souviens de ma fille aînée, au moment de l’apprentissage du langage parlé, qui nommait les objets familiers avec ses propres mots : elle avait compris la puissance du mot qui nomme, appelle et fait apparaître. Puis confrontant ses mots aux nôtres elle apprenait un langage commun, dont l’avantage était d’être compris par d’autres. Louise (ma 3ème fille) jouait à changer de mot pour nommer un objet, s’amusant à guetter notre trouble... pourquoi ce mot et pas celui-là ? Ouverture au monde. Se constituer comme constituer le monde : con-stituer.

Aussi, parfois, il n’est pas aisé de suivre ce que l’enfant nous dit, nous thérapeutes qui voulons en entendre quelque chose. Nous devons prendre garde d’être au plus près de ce qu’il nous livre, de le recevoir en son propre et de chercher ensemble ce que son dire convoque. L’enfant cherche à nous dire, parfois à grand bruit pour que enfin nous nous penchions (tournions) vers lui pour le recevoir. Souvent l’écoute et l’entente ne se fait pas, tant l’adulte est déjà pré-occupé et à déjà compris. A trop vite comprendre il réfute, se trouve dans un désarroi ou se fâche quand l’enfant proteste : il y a malentendu. Thérapeute, je m’efforce de me laisser éprouver et accueillir la tonalité de cette rencontre, être à l’écoute de l’enfant, m’ajustant à son rythme et à ses mots, afin de goûter ce qui circule alors : surprise, regards, approche et tentatives de s’entendre et toute la gestuelle qui parfois dit d’une autre façon que les mots. L’enfant s’exprime, je témoigne de la manière dont je le com-prends, et je m’exprime à mon tour : je partage comment je reçois ce qu’il dit et je pose une question ou fais des propositions de traduction si j’ai besoin de déplier pour mieux comprendre : ensemble nous cherchons à nous « entendre ». Lui aussi parfois pose des questions, auxquelles je prends soin de répondre simplement. Le projet que nous allons porter ensemble sera de déplier le trop vite compris pour traverser et endurer le malentendu souffrant. Ouvrir un espace où chacun pourra se dire en propre, écouter l’autre, chercher comment il sera possible de s’accorder pour que s’informe une nouvelle entente. Il s’agit de comprendre comment s’actualise son ex-ister dans ce moment de rencontre, et l’appeler à trouver de nouvelles formes pour devenir lui-même auprès d’autrui. Lors d’une thérapie d’enfant, sera considérée la famille réduite (la fratrie) et élargie (oncles-tantes-grands-parents voire nounou). L’arrivée d’un nouvel enfant bouleverse l’équilibre trouvé précédemment. Il y aura à accompagner ce travail de maturation pour que chacun-e trouve sa place et la prenne. Apprendre à faire avec les autres, apprendre à écouter, se dire et différer ses désirs. La thérapie à pour projet une mise en conscience de ce qui est et de prendre et d’assumer sa responsabilité d’avoir à être. Nous sommes une forme en voie d’elle-même, c’est-à-dire, disposés à des pouvoir-êtres, pour, par le choix d’une orientation, advenir à soi. Le thérapeute soutient ce processus en accompagnant le patient à être proprement lui-même. Il permet le travail d’in-formation langagière : soutenir le dire, la compréhension, faire apparaître des rapports, il ouvre et nourrit. Pour cela nous nous appuyons sur la théorie du self.

D - La théorie du self et l’accompagnement de l’enfant.

La théorie du self, avec comme appui la phénoménologie, nous invite à considérer la parole (langage parlé), élément partiel du langage, comme participant à une advenue en présence : par la parole, je suis. La parole participe à me donner une forme. Elle est figure possible sur le fond de toute mon expression. La parole, comme les mimiques ou la gestuelle, vient en avant d’un fond constitué de la situation (environnement et personnes présentes). Nous pourrions dire que La parole est figure sur fond de langage. Le langage est la façon d’être au près de... de prendre place : cueillir et rassembler. Nous tissons toujours des rapports soi/monde pour trouver site. Et nous sommes toujours une forme en voie d’elle-même, c’est-à-dire un comportement, une in-formation langagière, à partir de quoi nous sommes (déjà) et en voie de qui nous serons l’instant plus tard (gestaltung). Là, ici, maintenant et encore à venir sont les possibilités de se comporter. La forme en vue d’elle-même s’informe en un « se comporter » qu’il s’agira d’assumer. Être, nous l’appréhendons, est spatial et temporel. Chaque lieu augure une manière d’être à un moment donné. Par exemple, le moment de se lever se situe temporellement entre un repos et un élan vers… il se situe en un lieu (la chambre, le divan…). Il y a un moment pour… en un lieu approprié : chez le thérapeute, dans son cabinet, n’est pas la même situation (lieu et temps), que le café sur une terrasse de bistrot. Se comporter se distingue d’un autre se comporter et participe d’un contexte qui assigne à être d’une manière particulière à la situation.

Avec la théorie du self, il s’agit d’être attentif à comment le self se déploie. Le self est formation langagière de la situation et n’est pas l’expression de l’une ou l’autre personne (ce n’est pas le self des psychanalystes anglais). Il se déploie en mode ça et/ou mode personnalité (s’éprouver, sentir, traverser, endurer/élaborer et traduire par le langage parlé), qui s’articulent l’un l’autre pour que chaque humain présent prenne part, et se décider une mise en forme. Une figure advient que nous allons mettre en conscience. Cette manière d’être-au-monde toujours déjà se laisse ouvrir à d’autres possibilités de se comporter. En thérapie, alors que nous sommes en présence l’un à l’autre (patient/thérapeute) et à partir de ce fond commun que nous constituons et par lequel nous sommes toujours déjà constitués, il s’agit de soutenir une advenue en mode égo : une commune différenciation, où nous nous situons/plaçons l’un et l’autre. Présence et rencontre intime où advient une forme pour chacun. (Forme qu’il nous faudra assumer, c’est à dire ; il nous faudra porter la responsabilité d’être et d’avoir à être.) Le mode personnalité fait appel à un idéal, à l’imaginaire, ce qui n’est pas et se voudrait. Il raconte, espère, rêve. Le mode ça, fait référence au sentir, à ce qui s’éprouve, qui s’exprime de fait et ce avec quoi nous avons à faire. C’est à partir de ces deux modes que nous allons chercher comment prendre place de manière responsable et respectueuse. Nous avons charge d’être, c’est à dire, nous avons charge de répondre à la question « être ? ». Cela dit que l’être humain n’est pas déterminé, il se détermine à partir de cette question être ? : depuis « comment-je-suis-toujours-déjà » il m’est donné de pouvoir être. La visée pourrait être de porter notre charge d’avoir à être de manière consciente. J’ai l’idée que c’est en étant au plus près de soi que nous gagnons en liberté. En effet, en étant proprement soi-même nous sommes « accordés » : ce que « je sens » permet un « se comporter » en accord et cela toujours en rapport à autrui et au monde et aussi, annexé ou fondé d’une conscience morale (nous déploierons cela dans un chapitre). La liberté sera d’être au plus près de soi dans un laisser aller être la manifestation de l’être de l’étant humain que nous sommes. Cela implique un laisser être monde en s’y trouvant et s’ajustant. De la même façon, dans notre rapport à l’autre il s’agit de lui permettre d’être proprement lui-même en son rapport. La théorie du self ou in-formation langagière, s’appuie sur les principes de champ. C’est à partir de là que nous travaillons : le phénomène (et non le symptôme). A partir de ce qui est, de ce qui se montre, et ce qui permet ce qui se montre (ce qui reste en retrait). Nous cherchons une survenue en mode égo, où chacun advient en propre. Le « champ » est constitué de principes garantissant un certain regard et appelle une conception de l’être humain spatial et temporel, affecté, singulier, toujours en devenir.

Accompagner un enfant, c’est accompagner les parents. Parce que l’enfant est en devenir (croissance) et tributaire de ses parents. Ce sont eux qui nourrissent, éduquent, transmettent, entourent de manière rythmique et affective l’enfant...ils lui ouvrent des possibilités d’être, et l’enfant avec ses parents fait la même chose : il les enjoint à se situer comme parents. Les parents et enfant sont ouvreurs d’un monde où chacun prend place et donne lieu. Notre projet est de comprendre comment s’articulent ces places et ce qui, dans ces rapports mondains, fait souffrir. Quel rythmique et dysrythmique pour reprendre D. Thouret. « Il (y) apparaît que l’implication rythmique de la parentalité au plus près de la réalité émotionnelle de l’enfant, est l’instance originelle, ouvrante, « accueillante...appelante », engendrante, dont l’intériorisation de l’enfant a portée développementale ; et inversement que le dysrythmique est l’instance pathogène. » La formulation « accueillir et appeler » l’enfant en son pouvoir être (engendrante), me semble être à la fois la posture du parent et celle du thérapeute. Il y a à trouver cet accord rythmique pour rendre possible une rencontre, le lien permettant que l’enfant et les parents se trouvent et apprennent ensemble à devenir. La dysrythmique comme instance pathogène, ne devra pas être entendue comme une structure (ou comme gestalt fixée) mais comme un rapport soi/monde qui ne trouve pas à s’accorder. Nous sommes avec le malentendu qui cherche une entente. La rythmique dit aussi une temporalité, un rythme est une pulsation qui se reconduit sans cesse. En cela le rythme est un avenir, c’est un déploiement à être, toujours encore et encore. C’est bien ici-maintenant-ensuite que nous pouvons ouvrir des ententes et des comportements nouveaux. D’un passible : ce qui est, avec toute l’épaisseur que cela convoque, nous sollicitons des possibles (Maldiney) : mot qui augure une infinité de pouvoir être. Dans la dysrythmie, un accord rythmique entre enfant et parent ne s’est pas trouvé. Nous pourrions dire que l’in-formation langagière n’a pas trouvé une forme commune permettant une entente. Le projet du thérapeute sera de comprendre la dysrythmie et le malentendu pour petit à petit permettre qu’un rythme commun se trouve et qu’une forme langagière se comprenne.

2 – Quand la parole vrille

A – La manipulation perverse narcissique.

L’approche psychologique commune de la manipulation perverse narcissique trouve sa source dans le langage de la psychologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse, héritée des travaux de Freud. La conception Freudienne de l’être humain s’approche d’une conception scientifique, avec une topique faites d’instances psychiques dont le fonctionnement fait penser à une mécanique. C’est dans l’enfance, alors que nous étions impuissants et immatures et absorbions ce qui nous arrivait sans comprendre que se structure notre psyché et c’est donc dans le passé « traumatique » que se trouve la source de nos maux. La souffrance, les nœuds de notre existence, signes de notre traversée œdipienne, tentent de manière déguisée à s’exprimer pour venir à notre conscience. Cet aspect inconscient, porté par des pulsions qui nous échappent, permet d’expliquer les rêves, les lapsus et actes manqués, le style de notre personnalité et ses possibilités de décompensation, ainsi que toutes les sublimations artistiques. L’inconscient pousse à une expression de soi qui cherche à se libérer du surmoi qui le contient. Nous serions d’une certaine façon instrumentalisés par notre inconscient. Bien que structuré et déterminé, l’être humain peut parvenir à se rendre libre de ce qui l’entrave et l’empêche de « bien » vivre, grâce à la cure psychanalytique. Elle offre, par la présence du thérapeute, qui n’est pas sous le regard du patient, un écran où se rejoue la problématique œdipienne et se projette l’inconscient du patient, matériel indispensable pour comprendre et interpréter le traumatisme enfantin. Nous pouvons aussi apaiser certaines souffrances par les médicaments (psychiatrie).

La perversion Narcissique La psychanalyse propose une compréhension de la manipulation perverse narcissique comme étant la manifestation d’une structure psychique névrotique d’un individu, où dans ce cas, il est question d’une problématique concernant la construction du narcissisme. Les livres qui décrivent la « manipulation perverse narcissique » sont nombreux. D’après M-F Hirigoyen le profil de manipulateur (manière plus contemporaine de dire la perversion) correspond à notre époque où tendent à disparaître les règles morales qui condamnaient certains comportements et permettaient difficilement que se développe cette manière relationnelle d’être : un cadre structurant présent dès la plus tendre enfance et relayé par l’ensemble de la communauté humaine. On pourrait dire que le « surmoi » (instance psychique) n’est plus aussi solidement structuré par manque d’introjections morales, ou par une ambivalence de ses introjections.

La personnalité du narcissique pervers obtient son soutien pour exister dans la présence dépendante d’un autre, (ou de plusieurs autres). La construction défaillante de son propre narcissisme cherche appui hors de lui pour se soutenir et se confirmer : idéologie, croyance et autrui. Sentir qu’il séduit, qu’il a de l’ascendant, qu’il peut intimider, voir les autres se soumettre à ses désirs et ses injonctions vient le rassurer quant à sa possibilité d’être quelqu’un : ils sont un miroir gratifiant de son existence, ils sont la preuve de sa valeur. Il semble cependant que voulant obtenir amour et admiration, il craint d’être envahi. Aussi il maintiendra une relation d’emprise où il aura tout pouvoir sur l’autre : maîtrisant la relation, il ménage son angoisse de se dissoudre dans l’autre. Ainsi, maîtrisant l’autre, il peut user de sa toute puissance sans se mettre en danger ou en cause. C’est pourquoi il ne peut se remettre en question. Ce qui est vrai pour lui, fait vérité pour tout le monde. La relation établie se joue des affects mais elle est dénuée de compassion. En effet le manipulateur ne peut se mettre à la place de l’autre pour ressentir ce qu’il éprouve. Pour maintenir son emprise il use d’un langage particulier : chantage affectif, intimidation, dénigrement, mépris, exigences et rejets, qui oscille avec des paroles gratifiantes, aimantes et valorisantes quand sa « proie » répond à son attente. Ce qui contribue à maintenir une emprise, est que l’autre ne peut être parfait puisqu’il n’adopte jamais complètement son point de vue, ce qui lui sera expressément retourné avec mépris ou condescendance. Cependant quand un accord se trouve, il y a apaisement et détente. L’autre, reflet de lui-même, est alors une preuve magnifique de ses propres qualités. Il s’approprie la réussite faisant de l’autre un prolongement de lui-même. Parce qu’il ne peut se remettre en question et ne peut s’ouvrir à une autre façon de voir, il est difficile de faire évoluer la relation. Les personnes sous son emprise risquent de se perdre dans des paroles qui culpabilisent, déforment leur propos et finalement les rendent coupables des difficultés relationnelles. Elles sombrent doucement dans une fragilité avec perte de repères fiables, oscillent entre justifications, soumission et colère : tentative de sortir d’un carcan oppressant.

Un enfant subissant une telle manipulation aura des difficultés à ne pas se laisser prendre. Il est tributaire de l’adulte, d’autant plus si c’est son parent, dont il a recourt pour apprendre à se situer. La parole manipulatrice plonge dans la confusion et fait croire à la victime qu’il est coupable et souvent, elle induit que s’il s’améliore il sera alors digne de confiance et d’amour. Un adolescent, s’il est « fragile » ou en quête d’affection, de reconnaissance, d’aventure, ou encore dans une volonté/exigence de bien faire, se laissera séduire par des idéaux portés de manière affirmée par un adulte manipulateur. Cette façon de regarder la situation manipulatrice, s’appuie sur le paradigme de l’individu, le sujet manipulateur agit sur un autre sujet qui est manipulé et devient en quelque sorte sa « chose » : il est objectivé. Binswanger, propose une approche anthropologique pour comprendre ce qui est appelée ici « manipulation perverse narcissique ».

B - Binswanger Ludwig « Trois formes manquées de la présence humaine »

C’est par une approche anthropologique, en s’appuyant sur la notion du Dasein (Heidegger) que Binswanger établit son étude sur les formes manquées de la présence humaine. La pathologie est envisagée comme mise en œuvre de certaines façons de se comporter, avec une restriction d’un pouvoir être. Il propose une conception d’une proportion anthropologique où, l’être humain se place dans un jeu d’équilibre entre présomption et chute. Ce rapport marque un écart plus ou moins important entre le devant et la hauteur. Plus l’être humain est en un rapport présomptueux (haut), et en une proximité (ne pouvant avoir une visée éloignée) plus la chute est importante. Quand la proportion entre le devant et le haut est équilibrée, le risque de la chute libre est moindre. Si au contraire la vue en devant est restreinte sans vue par en dessus, l’être humain est prisonnier d’un voir propre réduit. La notion de « manquée », dont la traduction exacte est « infortuné », évoque la condition exitentiale du Dasein qui doit advenir à sa propre vérité, à être proprement lui même. Manquer la possibilité d’être soi-même est le risque inhérent à notre condition humaine. Binswanger élabore trois formes du Dasein infortuné : la présomption, la distorsion, le maniérisme. Il est question ici de la distorsion.

Nous partons sur le constat phénoménologique que l’être-humain habite le monde : il est au monde. Étant au monde il est toujours en rapport à … et il a toujours à se décider pour une manière de se comporter, autrement dit, de s’approprier. En ce monde, il côtoie d’autres « étants », c’est à dire, tout ce qui est. Il est un étant parmi d’autres étants, mais un étant particulier « exemplaire » (Heidegger). Exemplaire parce qu’il a le langage (dont la parole) et la conscience d’exister et de mourir. Il existe : il se donne forme (aliéner/s’identifier), c’est-à-dire, il est toujours contraint de sans cesse tisser une forme langagière, ou une manière de se tenir auprès de ... Ainsi se trame toute une façon d’être et de faire qui fait langage commun où chaque étant prend place et est entendu et reconnu à cette place. Habiter, être incarné, c’est advenir à soi en rapport au monde et aux autres par le langage, en prenant la mesure de ce que cela engage comme responsabilité. Habitant ce monde commun avec autrui, il est simultanément auprès de lui et d’autrui, et c’est dans cette altérité toujours renouvelée qu’il s’approprie et se différencie. La distorsion dit un mode d’être-au-monde qui ne peut prendre de la hauteur, le mode de voir est réduit à un agir pratique et non pathique. La personne ayant un rapport au monde distordu, est sans ancrage à un monde commun : l’entente évidente avec les autres et l’environnement n’a pas lieu. La personne s’éprouve avec et parmi les autres à la manière d’une visse faussé, ça bloque et ça force. Il n’y a pas d’ajustement « entendu » mais forçage de l’expérience et utilisation d’autrui en vue de satisfaire son objectif. Littéralement, la distorsion signifie « être en travers ». « Ce rapport faussé des ensembles de renvois mondains au sens « du travers » se manifeste par un forçage de l’expérience dans une étendue quasi sans limite avec une « perte de vue » globale de la situation. »

L’ustensilité, est la possibilité pour le Dasein de se comporter en comprenant le monde et lui-même : en se comportant le Dasein ouvre le monde comme réseau de possibilités, où chaque étant « a lieu » et renvoie à d’autres étants organisés et disponibles en vue d’un usage. C’est à même le quotidien que le Dasein se trouve et qu’il œuvre. Il a sa manière d’habiter le monde, sa « tournure » et il actualise qui il est en se comportant, et en visant un projet. C’est là, qu’il a à être proprement lui-même, et en assumer sa responsabilité (personne ne peut prendre sa place). Dans la distorsion, ce qui est manqué, c’est la structure du renvoi : le réseau signifiant et familier, commun avec autrui ne fait pas évidence. Il y a un mode de se rapporter à autrui comme un outil peu maniable. Ainsi il va forcer le monde et autrui pour le rendre utilisable et obtenir ce qu’il veut. La relation est utilitaire, désaffectée. Il y a un rapport aux objets adéquat mais peu importe la manière de l’employer. Pas de compassion mais utilisation en vue de son objectif. Ce qui n’est pas pris en compte c’est la dimension pathique de l’existence. Il y a quelque chose de froidement cohérent et opérant. La relation préserve le monde commun mais dans la perspective réduite au point de vue de « l’être gauchi » (l’émetteur). Le point de vue est implacablement logique et désaffecté : pas de rapport sensible à l’autre, d’empathie. L’autre est utile en vue de... il est partie d’une « mécanique » où sa singularité, son affectivité, sa tournure pathique ne sont pas prise en compte, car il n’y a pas accès. Minkowski parle de « rationalisme morbide ». C’est très parlant : la présence n’est pas ouverte en un rapport affecté. Elle s’ouvre pour une prise en vue rationnelle, logique, unique et décalée car en dehors d’une entente sensible commune. Voici un exemple pour illustrer : un ami partageait une soirée avec moi (ami qui avait une manière d’être distordue). Mon plat était à cuire quand la bouteille de gaz s’est trouvée vide. Je vais chercher mon autre bouteille de rechange mais je m’aperçois qu’elle est vide aussi. Je ne m’étais pas occupée à temps de la changer. Sans inquiétude je me tourne alors vers ma bombonne de camping gaz avec quoi j’ai pu finir la cuisson du plat. Tout allait bien, le repas était cuit et nous pouvions nous mettre à table. Mon ami s’est trouvé exaspéré, voire angoissé, ne comprenant pas que je puisse garder une bouteille de gaz de rechange vide. Ce n’était tout simplement pas concevable. Aucune parole n’a pu l’apaiser, le repas (bien cuit) non plus. Il ne pouvait pas voir autre chose que cet inconcevable pour lui, reposant sur sa manière de considérer la chose : la bouteille de gaz en réserve se devait d’être pleine. Pourtant il était en train de faire l’expérience d’une autre possibilité mais elle ne lui apparaissait pas.

Le sentir/s’y sentir existe mais l’affect ne s’informe pas en émotion : « l’être gauchi » ne s’émeut pas pour autrui ou une situation. Il ne peut se mettre à la place d’autrui. C’est la rationalisation qui gouverne en place d’un laisser advenir trop angoissant. Il ne peut trouver une manière d’être appropriée et ajustée mais se trouve assigné : le futur n’est pas ouverture à des possibles car il répond à des principes déjà déterminés. Cette détermination le mène droit devant pour réaliser « froidement » son projet, il manque la tonalité affective qui donne l’épaisseur et la profondeur du monde et du partage-avec-autrui.

Ce que nous retenons, c’est le rapport au monde « forcé, distordu », il manque l’aspect affecté et affectif du rapport aux autres, l’autre est utilisé, manipulé, (forcé pour que ça passe) en vue d’un projet. Cela est stupéfiant, glaçant, quand il s’agit d’êtres vivants et en particulier d’êtres humains.

L’enfant est au monde et apprend petit à petit ce qui fait monde. Il est « pris » dans le langage familier de son environnement. En cela, il est vulnérable et assujetti a ce qui fait monde autour de lui. Nous comprenons que « la parole » distordue plonge dans une forme de confusion : une logique implacable qui fait sens et à quoi on donnerait raison, mais à laquelle se joint une sensation de fermeture, de négation du sensible qui effraie. La dimension humaine manque, avec ses affects qui permettent une empathie/sympathie pour autrui, parce que l’on peut imaginer ce qu’il ressent, le ressentant nous-mêmes. Dans le documentaire « Enfance sabordée » un petit passage d’un texte écrit par L. Kamenef nous est donné à lire : il écrit qu’en sexualité avec l’enfant, il faut y aller doucement, et il ajoute, on ne peut pas porter un sac de 50 kilos d’un coup. Petit à petit la charge sera possible à porter en y allant kilo par kilo. Nous voyons clairement comment cela pense : d’abord, il n’est pas question de viol, car la sexualité avec un enfant est envisagée possible (comme les grecs de l’antiquité), puis il faut y aller doucement, sa description est concrète, aucun affect (sac de ciment). A un autre moment il est décrit une scène d’approche par un « jeune » ; les sentiments n’ont pas place, et l’accord de l’enfant est entendu parce qu’il ne refuse pas les gestes d’approche (laver le dos), mais compris comme « il aime », c’est plaisant, c’est donc possible. Et l’adulte de poursuivre sans percevoir que l’enfant qu’il caresse est figé, voire terrorisé.

Cette attention pour autrui qui nous permet la compassion, c’est-à-dire la faculté d’imaginer ce qu’il peut ressentir, ou du moins de pouvoir se le demander et de s’en soucier, est le chemin possible pour aborder le rapport à la parole distordue. Une conscience au delà de la personne, une conscience morale qui concerne l’humain dans son humanité.

3- Question de Moralité

A - Les fondements de la Métaphysique des mœurs- Emmanuel Kant

Pour aborder la conscience morale, fondement de notre humanité, nous allons explorer ce que nous propose Kant dans ses « Fondements de la métaphysique des mœurs ».

Nous partons sur cette assertion que la volonté bonne ou bonne volonté est toujours bonne et elle n’a d’autre fin qu’elle-même. Elle est bonne en soi et sans restriction. C’est un bien suprême. Par ailleurs, nous reconnaissons que l’être humain cherche l’état de bonheur. Il est souligné que cette recherche est en quelque sorte un devoir, parce que l’homme suffisamment heureux est plus apte à faire le bien. L’homme est un être sensible et raisonnable. Son instinct peut le mener sûrement au bonheur mais risque, pour l’obtenir, à le pousser à des actes regrettables. Ainsi la raison, qui fait de nous des humains, nous mènera de manière plus certaine à l’état de bonheur recherché (même si elle demande plus d’efforts). L’être raisonnable, en quête du bonheur, a comme fin non pas le bonheur mais la bonne volonté : car de ce bien dépend le bonheur. La recherche du bonheur est subordonnée au bien moral, et la bonne volonté est ce bien suprême : le bien moral. L’homme est raisonnable et sensible, et parce qu’il est sensible et donc influençable, sa volonté bonne n’est pas bonne nécessairement ni d’emblée. Pour cela la bonne volonté s’en réfère au devoir : une action bonne doit être conforme au devoir et accomplie par pur devoir. Elle s’appuie sur notre faculté de volonté qui se forge à partir de principes et des maximes prescrits par la raison. Le devoir nous prévient d’une action portée par le seul désir. La loi morale, principe suffisamment déterminant de la volonté, engendre un sentiment de respect, effet de la loi sur le sujet. Elle doit avoir une dimension universelle. « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ». Kant propose une métaphysique des mœurs, pour en quelque sorte, soutenir notre rationalité qui ne peut se fier seulement à l’expérience. Sa métaphysique s’étaye sur des impératifs hypothétiques et un impératif catégorique duquel se déduit l’ensemble des devoirs : cet impératif détermine immédiatement ce qu’il ordonne parce qu’il énonce l’idée d’une loi universelle qui s’impose à la volonté. Les devoirs se déclinants en lois, sont d’une part naturels, se référant à la nature et d’autre part subjectifs, se référant à l’intuition humaine. Il en découle que l’homme a comme fin l’humanité : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Il y a réciprocité entre la fin et la loi morale ; respecter l’humain, c’est choisir comme principe d’action la loi morale et c’est tenir la raison et la bonne volonté de l’homme pour fin en soi. C’est traiter l’homme comme fin en soi à respecter. L’homme doit donc agir avec l’idée que sa propre volonté est une volonté législatrice universelle. Le troisième aspect de l’impératif catégorique (1 universalité des maximes, 2 l’homme comme fin) est l’autonomie de la volonté selon laquelle la volonté s’impose à elle-même ses propres lois. La liberté est la propriété de la volonté sinon la raison serait déterminée par les passions. C’est la liberté qui permet l’autonomie, elle est le pilier de la loi morale. L’autonomie est le principe suprême de la moralité et se rattache au concept de règne des fins : une union des êtres raisonnables sous des lois communes universelles, auxquelles ils se soumettent aisément car venant d’eux-mêmes. Dans le règne des fins tout à un prix ou une dignité : un prix pour ce qui se rapporte à nos goûts et nos besoins et peut être échangé contre valeur équivalente. A une dignité ce qui est fin en soi (l’humanité et la moralité) et possède une valeur absolue : « au dessus de toute espèce de prix et inaliénable ».

Kant fonde sa moralité sur une notion de devoir qui trouve sa source en chacun de nous et doit avoir une valeur universelle. Il pose comme bien suprême la bonne volonté, quête de tout homme raisonnable dont la fin est elle-même, et pose comme principe suprême, une autonomie de la volonté qui a pour fin en soi l’humanité, et plus précisément la dignité humaine (pas d’instrumentalisation aucune de l’être humain). L’homme s’appliquant à cultiver un comportement en lien à cette moralité universelle, éprouvera plus sûrement le bonheur et la liberté. Nous comprenons que le fondement de ce qui nous pousse à faire le bien de l’humanité (et relative à notre aspiration au bonheur et à la liberté) est propre à l’être humain, qu’il doit cependant être éduqué et balisé par des limites, porté par une autonomie de la volonté bonne et soutenu par le principe d’universalité. La moralité est la finalité de l’homme, elle est une quête en soi et pour soi et pourrait être le sens de la vie.

Le sentiment de dignité humaine découlerait de notre aspiration à la liberté et au bonheur. En effet, l’action portée par la volonté bonne nous laisse en paix avec nous-mêmes, pas de regrets ni de remords, source de tourments et d’inquiétudes. L’action « juste » porte l’épanouissement et la confiance, elle est heureuse. La dignité est un appel pour le respect de l’humanité, nous la portons et nous la négligeons : elle demande effort et ne répond ni à la facilité ni au plaisir immédiat et elle est contraire à la complaisance ménageant l’égo. Préserver la dignité humaine est un appui fort pour interpeller toute forme langagière où l’utilisation de l’autre prévaut au respect de la liberté.

B – Conscience Morale ou Parti-pris-d’y-voir-clair-en-conscience, Martin Heidegger.

La conscience morale est une manière de nommer ce que nous savons d’un savoir qui ne s’apprend pas, un savoir qui s’éprouve et que nous portons. Cette conscience morale nous oblige à une certaine écoute et elle pourrait être le sens de notre avoir à exister. Cette conscience morale n’est ni rattachée à une moralité ni à une religion. Elle est un appel à être proprement soi-même, une exhortation à se reprendre au quotidien où l’on s’oublie, où tout va trop vite, ce que Heidegger nomme le dévalement. Et par-dessus tout, elle nous convoque à prendre charge de préserver l’humanité de l’homme. Heidegger ne pense pas le sujet et ne le définit pas, il parle du Dasein qui est « être-au-monde », cependant il y a une mienneté de la conscience morale, car elle nous appelle à un positionnement, qui est, d’une certaine manière, une posture éthique momentanée par delà un comportement quotidien. Cet appel à la conscience morale, ou parti-pris-d’y-voir-clair-en-conscience s’impose et nous oblige, il est au cœur du souci comme manifestation de l’ouverture du Dasein, il est la responsabilité d’avoir-à-être-proprement-soi-même. Cette responsabilité prime sur le remords, elle invite à se prendre en charge pleinement. Avec la conscience morale, cet appel porte une certaine gravité et fait écho à une conscience qui s’émousse, où le sens d’avoir-à-être-proprement-soi-même se noie dans une uniformité et un vide désaffecté. C’est ce que Heidegger nomme la dévastation. Nous perdons la proximité aux choses, celle qui fait que nous sommes toujours concernés et affectés parce que nous avons à être-le-là (exister). Une mécanique semble s’être imposée en réponse à l’appel à être, elle prend la forme d’un langage standard, conforme qui ne se questionne que peu. Tout-occupés que nous sommes par une activité effrénée qui remplit nos vies de biens matériels et de loisirs, pris dans une pensée qui se veut maîtriser le monde, nous n’entendons plus cet appel convoquant et ouvrant où il s’agit de s’engager avec conscience pour être proprement soi. Et ainsi nous négligeons le monde et l’humanité. Car, si plus rien ne nous inquiète, si tout est fait pour que l’angoisse soit tue (angoisse nous rappelant à la question « être ? »), si tout devient possible sans que cela nous choque, si il y a absence de « détresse », nous perdons notre humanité. La conscience morale ou la voie de la conscience, est l’appel du souci au pouvoir être. Il est une conscience sensible et vertigineuse de l’ouvert troublant et angoissant qui nous invite à penser et nous oblige à nous choisir, où le respect de l’autre et du monde va de soi. C’est une convocation à porter la responsabilité que nous sommes mortels et que nous avons à répondre de cela : être humain, prendre en garde notre humanité et de préserver la question « être ? ». Question sans réponse et qui se reconduit à chaque instant : toujours il m’est donné d’être et toujours j’ai à être. Notre humanité c’est le langage, le « là » qui fait notre présence et notre avoir à être. Il est notre façon d’habiter un monde. C’est par notre manière de nous comporter que nous sommes présence et que nous avons à prendre soin de comment cela nous engage, car il y va de notre propre être. Cette présence « grave » contraint au ralentissement et à la sobriété. Il s’agit d’y être en conscience et d’assumer. Si nous prenons la mesure de cela, peut-être allons-nous être amenés à une attention particulière : Comment je me comporte, ce que je dis, ce que je choisis, à partir de ce qui m’est donné de pouvoir être. La parole c’est moi, c’est ma présence et c’est ma manière de soigner « être ? ». Qu’attend cette question de moi ? Si elle est l’humanité, qu’appelle-t-elle en moi ? Est ce que j’incarne la parole ? Ou est ce que je l’utilise ? La conscience morale ou parti-pris-d’y-voir-clair-en-conscience est cet appel à être au plus près de soi, soi toujours au monde et avec les autres. Cette conscience porte l’avoir à penser, c’est à dire s’approprier la parole comme avoir à être là, un là hors soi, toujours en devenir. Sentir son rapport au monde comme une invitation vibrante à être proprement soi-même où y va de sa responsabilité et de sa liberté. Et c’est là, au plus près de soi, que nous sommes convoqués à prendre en soin : toujours nous avons à répondre à la question de notre humanité…question qui nous dépasse, qui ne nous laisse pas tranquille et qu’il nous échoit d’avoir à préserver. Ce qui me concerne en propre témoigne des manières de me tenir auprès-de. Cela nous oblige à délaisser l’idée que l’humanité serait celle d’un sujet. Cet appel porte une dimension bien plus vaste que soi : l’humanité dont nous faisons partie.

4- L’enfance

L’enfance, est ce qui recouvre la période de maturation d’un être humain nouveau né jusqu’à l’âge adulte. Un enfant est un être en maturation physique et psychique. D’abord très vulnérable il va croître et forcir, apprendre et comprendre pour devenir une jeune personne capable d’assumer toutes les responsabilités de l’état d’adulte, si son développement s’est déroulé de façon à gagner cette autonomie. Ce sont les adultes qui l’entourent qui permettent que cette croissance se fasse de telle manière qu’il gagne cette autonomie, c’est à dire la possibilité de se prendre en charge et de se débrouiller dans la société où il est né. Le rôle des adultes de son entourage est donc important, voir déterminant. Il s’agit de prime abord des parents et de la famille proche, mais aussi des autres adultes « éducateurs » qu’il va côtoyer. Avec Heidegger et le Dasein, nous comprenons que l’être-au-monde est toujours et d’emblée auprès-d’autrui « être-avec-autrui », il y est parmi et exposé à autrui, cela de manière affective. Toujours le Dasein est disposé, tourné vers l’ouvert pour l’événement à venir et ainsi à lieu l’avènement. Les parents et adultes de l’entourage, la fratrie, et l’enfant nouveau venu, sont tous concernés-affectés : il en va de chacun d’eux, de manière plus ou moins impliquée et responsable. Chacun trouve et prend place de la manière dont il est disposé et affecté, concerné et impliqué. L’enfant qui arrive au sein d’une famille est d’emblée parmi elle, plongé dans son rythme, sa couleur, son mode langagier, c’est-à-dire, les manières de se comporter qui ont cours au sein de cette famille. Ce petit être en croissance absorbe ce qui fait monde autour de lui. Et comme nous l’avons déjà vu, parents et enfant peuvent « manquer » la rencontre rythmique qui permettra une croissance suffisamment épanouissante : l’appel à grandir manque, l’engendrement est fragile, et parfois le langage se « tord ».

A - La thérapie avec l’enfant Le travail thérapeutique en Gestalt thérapie, porte attention à comment, dans la situation proposée, chacun-e a place et lieu et comment il est « intonné » par ce qui se passe. Quelle forme a le langage familial et comment le thérapeute va s’y laisser vibrer pour en entendre quelque chose. Puis, s’appuyant sur son implication-observation et son savoir-expérience (sémiologie) il va chercher à comprendre la forme langagière, sa tournure, pour à partir de là, expliciter avec la famille, enrichir et ouvrir à des nouvelles possibilités de se comporter et de se signifier. Certaines familles ont une forme langagière « distordue » pour reprendre le terme de Binswanger. Que se passe t-il ? Nous l’avons vu, l’expérience, c’est à dire, ce qui vient et est appelé à venir dans la relation, est en quelque sorte forcée, elle se doit de suivre une certaine façon de penser et d’agir. L’appel n’est pas celui de s’y laisser venir et advenir, et de s’y rencontrer, il est déjà orienté par un adulte. Ce forçage est éprouvant, car chacun cherche, se débat pour sa propre orientation, qui pourtant ne peut émerger simplement et librement. Il arrive aussi que l’angoisse à ne pas pouvoir être, parce que manque l’appel, submerge l’enfant et le plonge dans des comportements étranges par rapport au monde commun mais qui sans doute a une cohérence dans la forme langagière familiale.

C’est cette cohérence des comportements (et des rapports) que nous allons rechercher pour tenter de comprendre à quoi ils répondent et ainsi soutenir une entente entre les parents et l’enfant afin qu’émergent d’autres possibilités de se comporter. Le projet est que chacun-e, dans cet ensemble familial, puisse investir sa place parce qu’il lui sera rendu possible sa propre orientation. La thérapie est une invitation à sortir du langage de la quotidienneté pour se risquer à une parole incarnée qui engage notre-avoir-à-être-authentique. Cette parole incarnée est portée par le thérapeute qui en la donnant en dévoile la possibilité. Nous pourrions dire qu’il ouvre cette forme langagière en s’y prêtant : il prend soin du langage qu’il soit parlé ou gestuel. Ainsi, une parole appropriée (propre à soi) s’offre et confronte une parole quotidienne (impropre) en appelant-convoquant un avoir à être qui nous engage. Dans la « distorsion » la parole est soumise à une interprétation non prise en vue et elle s’appuie la plupart du temps sur des croyances, idéaux, convenances … et perd de vue le respect de la dignité humaine. Par ailleurs le thérapeute instaure une sécurité en garantissant un cadre. Celui-ci ne diffère pas du cadre posé pour un adulte, si ce n’est que ce sont les parents (où autre responsable légal) qui sont les référents de la thérapie de leur enfant : ce sont eux les responsables et ce sont eux qui ont décidé de la pertinence de la thérapie pour leur enfant. La plupart du temps, ils sont demandeurs, même si c’est une autre personne qui a conseillé la thérapie. Ils la soutiennent tant financièrement que matériellement : ils amèneront l’enfant à ses séances, et c’est avec eux que nous conviendrons des rendez-vous etc... Par conséquent, la thérapie de leur enfant les implique à différents niveaux et ils seront sollicités pour s’engager dans le travail thérapeutique. En ce qui concerne l’accompagnement d’un enfant et de ses parents pris dans une forme langagière « distordue » je serai attentive à renforcer mon cadre en me référant à la conscience morale.

B - Le thérapeute L’enfant est particulièrement vulnérable car il est au monde adulte : il apprend et se réfère aux adultes qui l’entourent et prennent soin de lui, et qui sont censés lui transmettre ce qu’il ne sait pas encore. Aussi, en tant qu’adulte-thérapeute et lors de situations familiales (ou autres) où il y a distorsion de la parole, nous avons la responsabilité de ne pas nous laisser prendre dans la forme langagière distordue, mais au contraire de la comprendre pour appeler une autre entente, celle où l’enfant et l’adulte trouveront leur liberté d’être soi-même en propre. En tant que thérapeute, nous avons aussi à être vigilant-e de ne pas orienter l’enfant/parent dans un sens qui nous conviendrait, c’est à dire, dans le sens de nos propres convenances et/ou convictions. Et pourtant, en tant que thérapeute accompagnant l’enfant et sa famille, nous avons la charge que quelque chose se dénoue pour que la souffrance laisse place à une aisance. Et en cela, parfois nous avons à donner des indications et à faire des propositions éducatives pour soutenir les parents à porter leur responsabilité vis à vis de leur enfant ; les droits et les devoirs (qui sont autres que désirs ou aspirations). Les enfants ont aussi des droits et des devoirs au sein d’une organisation familiale et vis à vis de leurs parents. Ou est la frontière entre faire des propositions et orienter ? Orienter est-ce éduquer ? Qu’est ce éduquer ? Avons nous à éduquer et comment ? Oui parfois nous avons à éduquer. Et éduquer serait pour moi, mettre en conscience la manière de se comporter, mesurer ce à quoi cela expose et ce que cela engendre, et quelles seraient les autres conduites possibles, puis enrichir par un partage des savoirs et des repères. Je pense, comme je l’ai dit plus haut, qu’il est primordial de partir de ce qui est, c’est à dire de l’éventail des possibilités du patient, nuancer et enrichir par des propositions que je veillerai, au mieux, à ce que cela soutienne son travail d’orientation et non pas le remplace.

Plutôt que de s’appuyer sur des croyances ou sur des idées, l’appui que je me propose (parce qu’il me parle), qui étaye la théorie du self, est la pensée philosophique et la phénoménologie heideggerienne. Elle n’est pas une vérité en soi, mais une approche où chacun-e est invité-e à se trouver en sa vérité propre -ce que je sens qui est juste pour moi- et à tenir compte de celle de l’autre pour s’y trouver place ensemble. La Conscience Morale (Heidegger) pourrait être considérée comme l’étoile du nord, celle qui permet aux marins de se situer dans l’immensité infinie de la mer. La Conscience Morale n’a rien d’une idéologie ou d’une croyance, elle est ce que chaque humain porte en lui, parce qu’il est un humain parmi les humains : l’humanité. Elle est ce repère qui permet de s’orienter, et qui dans le cadre d’une parole distordue est indispensable. La Conscience Morale permet de nous sortir de toute polémique, argumentation, projection, accusation... qui sont les modalités de la forme langagière distordue. Elle interpelle à une conscience qui dépasse les intérêts et conflits de personne et les rapports de force, pour un regard qui embrasse la condition humaine, où chacun-e est convié-e en son propre en vue de préserver l’humanité de l’homme. Le thérapeute est celui qui, comme tout être humain, a charge de préserver l’humanité de l’homme, avec cette place particulière, que ceux qui viennent vers lui, s’en réfère à lui. Aussi il a double charge, celle de préserver et celle de garder-tenir le souci pour l’humanité.

5- Clinique

A- l’expérience de l’École En Bateau (EEB) – Ecole du Voyage. Présentation Depuis 1969 et jusqu’en 2001, un homme, Léonid Kameneff éducateur et thérapeute pour enfants, se disant psychologue ( ?) emmène des pré-adolescents sur son voilier pour leur faire vivre une expérience, celle du voyage et de la découverte, une alternative à l’école (éducation nationale). Avec l’accord des parents, il permet à ces jeunes de porter un projet, celui d’apprendre par le voyage et la vie de groupe, et ainsi favoriser le déploiement de leur autonomie et de leur responsabilité. Ce sont des enfants qui souvent ont du mal avec le système scolaire et dont les parents rêvent pour eux d’une vie épanouissante. Petit à petit l’EEB s’est étoffée, rassemblant plusieurs groupes se répartissant sur deux puis trois voiliers et à terre (ânes ou vélos), dont une époque « faste » permettant la création d’une « base fixe » en Grèce réunissant adultes et enfants. D’une équipée essentiellement masculine l’EEB s’ouvre aux filles et aux femmes, mais elles seront toujours très minoritaires. Dans les années 1980, pour partir à l’EEB il fallait envoyer une lettre de motivation, répondre à un questionnaire, puis faire un stage de « sélection » pour nous déterminer volontaire ou non à partir. C’était aussi pour les personnes encadrantes de l’EEB un moment pour juger si nous étions de « bons éléments ». Bien sûr les choses n’étaient pas dites aussi clairement : le stage était présenté comme une expérience à vivre pour voir si nous nous sentions capable d’une vie communautaire et de quitter nos parents, une manière de sonder que nous étions déjà suffisamment autonomes. Il nous était demandé de se débrouiller pour venir seuls sur le lieu de stage : faire valoir notre autonomie. Le discours tenu est que l’enfant, à l’égal de l’adulte, sera porteur du projet et des responsabilités : courses, repas, ménage, entretien du bateau, navigation, gestion des comptes, et il prendra en charge ses apprentissages à partir des livres mis à sa dispositions, des visites menées dans les pays côtoyés, musées, architectures, cultures, langage... et de la rédaction d’articles pour le journal « le petit voyageur ». On attend de l’enfant une maturité d’adulte bien équilibré : qui saura se situer, prendre des initiatives, être curieux et créatif, courageux et travailleur.... Sans doute un discours bien mené et séduisant pour les parents qui remettent avec confiance leurs enfants à des inconnus pour un voyage qui allait les éloigner pendant au moins une année. Il sera recommandé de ne pas trop communiquer (enfants/parents), afin de favoriser une bonne immersion et de mieux couper les liens qui sont jugés comme une entrave à l’investissement de la vie à bord. Les parents et les enfants échangent par courrier, on évite le téléphone, et la réception des lettres se fait aux postes restantes des villes visitées. Sémiologie : Cette simple présentation permet déjà de souligner quelques éléments de sémiologie. Une personne à l’origine du projet, un homme, thérapeute qui accompagne des enfants en difficultés. Des parents ouverts à une expérience constructive pour leur enfant, prêts pour cela de s’en séparer au moins un an. Des enfants à qui l’on présente une aventure à la place de l’école où ils auront une place d’enfant reconnu comme capable de faire beaucoup de choses.

Un discours privilégiant l’enfant et une éducation (implicite) qui lui permettra de devenir responsable et autonome. Nous pouvons imaginer comme sous-entendu que les enfants ne sont pas élevés de cette manière, mais au contraire, de manière irresponsable et dépendante. Une aventure mise en avant : voyage avec la découverte d’autres pays et cultures, loin de la grisaille d’une ville et surtout l’ennui routinier de l’école. Rien de ces évidences n’est questionné : un enfant responsable au même titre que l’adulte ? Égal à l’adulte ? Autonome ? Couper les liens avec sa famille, pourquoi ? Ne se questionne pas cette rupture des liens posée comme nécessaire. Quitter l’école ? L’évidence que cette aventure ne pourra que plaire ? Évidence que les adultes encadrant seront de « bons » pédagogues ?

Par ailleurs, la démarche pour accéder à ce projet : les parents sont évincés, (ils sont contactés pour la finalité : le paiement des mensualités, le passeport, l’autorisation de sortie du territoire, et ils seront parfois invités à une journée de présentation et de rencontre à l’issue du stage). Seuls les enfants sont sollicités : déjà on les place en responsables ! Ils doivent faire leurs démarches seuls et se débrouiller pour rejoindre le lieu de stage. Les parents ne connaîtront que très peu, voire pas du tout, les adultes encadrants. Il est donc attendu des parents une confiance d’évidence non questionnée ni d’un côté ni de l’autre. Cela parait incroyable.

Une pression se fait sentir à l’égard des enfants : ils doivent se montrer « capables ». Qu’est-ce qu’est un enfant qui doit être capable et à contrario, qui ne se sentirait pas capable d’une telle aventure ? Celui qui ne serait pas suffisamment autonome et responsable pour imaginer pouvoir quitter ses parents et participer à cette aventure c’est à dire, peu curieux, bête, peureux, dépendant... Adjectifs qui courent à l’EEB, dont la connotation péjorante saute aux yeux, qui n’est pas questionnée et qui exprime une distorsion.

Ce que nous retenons : un adulte référent porteur de projet, qui reste une sorte d’inconnu pour les parents, avec l’aura d’un éducateur psychologue, créateur de cette EEB : personne faisant figure d’autorité : sur de lui, posé, plutôt séducteur, argumentant clairement son projet. Une autorité suffisamment intimidante pour que rien ne se questionne. Des parents qui se laissent séduire, voulant une belle aventure pour leur enfant, et qui n’ont pas la curiosité ou la rigueur d’aller voir d’un peu plus près à qui et à quoi ils vont confier leur enfants. Sont-ils tellement séduits qu’ils ne se donnent pas la peine d’aller voir un peu plus près ? Sont-ils intimidés ? Sont-ils pris par leurs rêves ? Ou bien n’osent ils pas remettre en question un si beau projet présenté d’un ton assuré ? Ce serait prendre une place sans doute difficile à tenir… Des enfants soutenus par leurs parents confiants, qui sont déjà appelés à se dépasser : être responsables. Ils sont pris dans cette exigence légitimée par leurs parents, avec comme contre partie une aventure désirée. Le désir utopique (partir en voyage) se voit peut être réalisable concrètement. Cela empêche toute question qui pourrait mettre en danger la réalisation de ce projet espéré de part et d’autre. Nous pourrions souligner une forme langagière : l’évidence de la confiance (comme si celle-ci n’avait pas à se construire dans une confrontation), un idéal partagé et désiré : nous ne sommes pas en lien avec ce qui est, mais avec ce qui se représente, c’est à dire, ce qui est souhaité, désiré. Une exigence : être à la hauteur d’une attente, d’une image d’enfants responsables...etc. Nous sommes dans une forme langagière présomptueuse. Il est question de responsabilité. Ces parents seraient « de bons parents responsables » pour faire ce choix, celui d’envoyer leurs enfants dans une telle aventure. En effet, comment ne pas s’enthousiasmer pour un tel projet ? Aventure, voyage, créativité, débrouillardise etc… Les parents souhaitent le bonheur qu’on leur vend pour leur enfant, et ils n’ont sans doute pas tenus compte d’un malaise présent qui les alertait (peut-être). Or ce qui nous interpelle c’est comment ils n’entendent pas, ou ne tiennent pas compte du discours qui vrille, et qui pourrait les alerter. Ce qui pose la question de leur irresponsabilité : ils confient leurs enfants à des inconnus dont le discours est parfois tendancieux et qui certainement rend mal à l’aise, et cela, sachant qu’ils n’auront aucun contact avec eux le long du voyage. Par ailleurs, vouloir que des enfants soient responsables avant de grandir, n’est ce pas en quelque sorte faire preuve d’irresponsabilité ? C’est bien lourd sur les épaules d’un enfant. Et puis, qu’est ce que l’idée de responsabilité permet ? Aux uns comme aux autres ? Responsabilité jamais questionnée ? Quel avantage en tirer ?

Le documentaire : « ÉCOLE EN BATEAU, ENFANCE SABORDEE » de Laurent Esnault et Réjane Varrod.

Ce documentaire présente le procès à l’encontre de l’association EEB et plus précisément de son créateur Léonid Kamennef ainsi que trois autres personnes. Il s’est déroulé en mars 2013 aux Assises de Paris, et vient conclure 19 années de procédure. Ce procès dénonce une des plus grosses affaires de pédophilie connue en France. Nous suivons sept personnes, anciens enfants voyageurs, qui ont voulu témoigner en partageant leurs expériences et leurs réflexions. Je souhaite soutenir deux focales : l’une sur la manipulation de ces jeunes par les adultes encadrant et l’autre sur le passage à l’acte pédophile.

Quelle forme langagière ? a - L’aventure et le désir. L’idéal présomptueux. Ce qui est proposé, c’est une belle aventure : partir loin, quitter le quotidien parfois ennuyeux ou difficile, en partant avec d’autres jeunes gens. Les images présentées sont des enfants au soleil, se baignant, ils sont nus et semblent heureux. Ils sont entreprenant, chargés de paquets au retour de courses, bricolant à bord, ou sont penchés sur carte de navigation. Les adultes de l’EEB partagent leur quotidien, ils apparaissent peu. Le langage est celui du désir et de l’aventure. Il est stimulant et excitant, il est enthousiasmant et si « beau » qu’il pourrait décourager les questionnements. Il fait pression parce qu’il tend vers un idéal, nous l’avons vu, la demande est claire : il faut se montrer entreprenant et autonome. Quelle place au doute, à la crainte, à la question ? En effet les questions essentielles sont à peine survolées, voire évincées, comme par exemple la question de la sexualité. En effet comment exprimer une défiance qui pourrait nous parents, nous présenter comme, à contrario de ce qui est proposé, peu aventurier, méfiant, désenchanteur ? Les enfants ne sont pas en mesure d’envisager la dimension du risque. Ils font confiance et se réfèrent comme depuis qu’ils sont nés, à leurs parents et aux adultes en général. D’autant plus que ce qui leur est proposé est bien attrayant. Cependant, je ferai l’hypothèse qu’ils sont pris dans un discours, celui de l’idéal et de l’exigence : se dépasser pour vivre quelque chose d’exceptionnel. En effet tous les enfants n’ont pas envie d’une telle aventure. Ces enfants là sont près à se risquer à vivre cette aventure extra-ordinaire, peut-être, et c’est une hypothèse, parce que la quête d’un idéal est déjà présente dans la forme langagière familiale. En effet les parents sont pris dans le désir de bien (voire mieux) faire pour leurs enfants et leurs proposent ce qui leurs semblent une belle expérience formatrice et exceptionnelle. Il sont pris aussi dans leur propre désir de vivre une telle expérience pour eux-mêmes, qu’ils n’ont pas pu ou ne pensent ne pas pouvoir vivre : une vie proche de la nature, de leur corps, une forme de liberté, une découverte simple, libre et heureuse de leur sexualité... (cf. la prise de parole d’une mère dans le documentaire). La forme langagière est la présomption : exigence du mieux, l’extraordinaire, l’exceptionnel : l’idéal. Nous notons que la dimension émotionnelle n’est ni nommée ni pris en compte : la peur, le chagrin de la séparation, l’appréhension de la vie avec les autres, des adultes etc…. Implicitement elle est n’est pas acceptable, et n’est pas reçue, aussi elle ne peut s’exprimer.

Ces parents ont lu le livre de L. Kameneff et n’ont pas compris ce qu’ils ont lu, il est dit explicitement que les rapports sexuels entre adultes et enfants étaient envisagés comme possibles. Que s’est-il passé sur le moment ? N’ont-ils pas pris la mesure de ce qui était énoncé ? Ou bien ont-ils minimisés les propos parce que l’ensemble était séduisant ? Ou encore parce que après tout, pourquoi pas ? Dans le documentaire, les deux mères disent n’avoir pas vu (n’ont aucun souvenir). Sans doute n’ont-elles pas vu car cela n’était pas pensable, pas à ce point pensable. La force du désir pour cette expérience les a-t-elles rendue aveugles ? Nous pourrions dire qu’il y a un rapport au monde relâché, propre des discours équivoques : cela ne cherche pas à comprendre-entendre la portée des dires, cela ne questionne pas les sous-entendus ou les évidences, cela ne va pas à la rencontre ou à l’encontre. D’évidence c’est une expérience unique à vivre et d’évidence on fait confiance. Et comment imaginer de tels adultes pédophiles ? C’est difficile et il peut venir que son propre doute soit interprété comme un phantasme personnel.

Les adultes encadrant Il s’agit pour ceux représentés ici, d’adultes pédophiles qui rejoignent un projet qui leur permet de vivre leur penchant en toute impunité. Le documentaire cible en particulier L. Kameneff créateur de l’EEB. Le discours mené est rassurant et vient confirmer la thèse : les enfants sont capables de bien plus qu’on ne le croit. Ils parviennent souvent à reprendre leur scolarité de manière brillante (cf. Léonide K. interview retransmise sur le doc.). Tout semble aller sans difficulté : il n’y a pas de problème, tout comme il n’y a pas à se questionner.

Ce qui est raconté par les plaignants. Les enfants partent pour une aventure qu’ils se représentent comme intéressante (la voile-le voyage) et excitante (partir loin). Ils font confiance, bien que certaines manières de se comporter les surprennent (êtres nus, massages). Ils ne cherchent pas à exprimer ce qui les étonne, comme si, déjà, ils étaient pris dans la confiance non questionnée. Ceci dans ce contexte particulier qui ne laisse pas place au ressenti : prendre le temps de mesurer à quoi ce projet engage, comment on s’y éprouve.

b – La pression – l’exigence – l’abus de pouvoir et abus sexuel. L’aventure est là, belle à vivre : les rivages étrangers, le dépaysement, le soleil, la mer et la navigation. Expérience riche et nourrissante : des échanges pouvant être pleins d’enseignements, de complicités et de chaleurs. Et puis il y a parfois une atmosphère qui s’avère toute autre : exigeante, attente d’un certain comportement, avec une manière de faire et de dire qui laisse mal à l’aise sans possibilité de pouvoir dire, oser nommer. D’ailleurs ceux qui sont là savent, et les nouveaux doivent apprendre. Il y a des réunions pour se critiquer les uns les autres afin de s’améliorer. L’ambiance est tendue, dénonciatrice. Il y a une forte pression avec chantage affectif, humiliations et menaces de repartir chez soi, présenté comme un échec d’intégration et de capacité. Certains enfants « sont choisis » par Léo (ou les autres adultes présents) comme préférés : ils devront « subir » des rapports sexuels « imposés » présentés comme une découverte d’un plaisir possible leur appartenant. Il leur sera signifié qu’ils ne doivent pas parler de cela : non seulement il est dit que les relations privilégiées n’ont pas lieu d’être (on condamne les couples), et tout geste manifestant une intimité est réprimé de jour (cela ne se dévoile pas), tout cela se fait la nuit et dans le secret. Nous sommes devant un mensonge et un tabou : on en parle pas, cela n’existe pas (souligné dans le doc.). Garde fou d’une parole adressée « aux autres », sous entendu, la famille et la société de consommation qui ne comprennent rien aux « vraies » relations. Le discours tenu est présenté comme seule vérité, c’est là où cela vrille. Il n’y a pas de prise en vue globale, ni possibilité de nuancer. Il y a un double langage : sont mis en avant la nudité, le plaisir des corps sous les caresses du soleil et de la mer. Il est dit que se caresser est naturel et ne pose pas question à priori. En effet nous sommes d’accord, de manière générale, les caresses sont bonnes. Elles expriment la tendresse et pourraient se partager sans honte et sans gène (idéal). Et c’est une proposition qui peut intéresser les parents comme les jeunes. Pouvoir se laisser aller au plaisir des caresses sans que cela soit sexuel. Un rêve ? ... Mais bizarrement, il est mal venu qu’une caresse se montre en plein jour. Questionnement ? Trouble ? Non exprimés. Par contre les massages sont pratiqués, les enfants dorment ensemble et à l’occasion avec l’adulte, mais ce qui se passe la nuit ne peut se parler et cela ne doit pas se montrer. La question de la sexualité n’est jamais abordée. L’enfant qui subit la sexualité adulte est plus ou moins « reconnu » par les autres, on ne dit rien, cela est du domaine tabou. La parole est restreinte : pas de liberté d’expression parce qu’il y a une parole qui convient comme il convient un certain comportement : une idéologie qui est entretenue à bord et qui ne laisse pas place à d’autres points de vue. Il y a une forme d’intimidation : L. Kamenef maître à bord mène et commande... alors qu’il est énoncé que les enfants sont décideurs comme les adultes : là aussi il y a double langage. Il y a ce qui se dit et se montre et ce qui ne se dit pas et se cache, cependant compris et entendu sans être pris en considération. Il y a l’idéal et ce qui est. L’idéal, c’est-à-dire, la caresse tendre (inexistente) qui glisse à la caresse sexuelle et abusive, qui est su mais tombé sous silence. Cela vrille.

c - La distorsion : La forme langagière est distordue : si nous reprenons la proposition de Binswanger nous pouvons dire qu’il y a une vérité imposée comme la vérité : un idéal. Cette vérité fait modèle unique et pour l’obtenir il y a « forçage » de l’expérience. Rien ne se questionne et ne peut s’altérer. Il est exprimé un modèle, une attente, un idéal que l’enfant comme l’adulte doit et même souhaite incarner, et pour cela il y a utilisation de la parole pour faire pression dans la perspective unique de petit à petit s’approprier cet idéal et ainsi être reconnu comme « bon » et faire partie du projet. Les adultes tiennent dans leur discours la visée de ce projet mais avec une perspective de satisfaction sexuelle non dite. Les enfants s’efforcent de correspondre à l’attente qu’ils ne saisissent pas vraiment, avec un sentiment éprouvé d’étrangeté, et d’angoisse. Les adultes abusent de leur pouvoir intimidant (statut d’adulte et humiliations) en reprochant aux enfants de ne pas se comporter de la bonne façon (alors que ce n’est pas clair pour eux, ce qu’est la bonne façon), et abusent sexuellement de certains enfants. La parole libre, incarnée, cesse de circuler parce qu’il n’y a pas de place pour une telle parole qui exprimerait ce qu’on éprouve : c’est bloqué sur un seul point de vu, pas de possibilité de prendre de la distance pour élaborer autre chose. L’idéal présomptueux et l’intimidation jouent en faveur de la parole distordue. Chacun s’y laisse prendre, que ce soit les parents, les adultes encadrants et les enfants. Mais aussi, toute autre personne en contact avec ce groupe en voyage, à qui l’on sert un discours enthousiasmant, qui ne sera pas remis en question, car chacun a envie d’y croire pour justifier ses efforts et ses blessures. Il a fallu plusieurs années pour que ces enfants devenus adultes, puissent se décoller de cet idéal et revenir à eux-même pour comprendre l’abus de pouvoir et l’embrigadement qu’ils ont subi. Reprendre leur parole, lui redonner sa liberté pour dire toute la souffrance vécue. Oser s’adresser au monde pour dire, ouvrir les yeux de leurs parents qui allaient sans doute tomber des nues. Il fallait avoir rassemblé la force d’assumer l’effondrement d’un monde où ils étaient des héros, pour accueillir qu’ils ont été des victimes.

B - Le film : « Martha Marcy May Marlène » de Sean Durkin (film américain).

Présentation J’ai choisis pour deuxième élément clinique ce film retraçant l’expérience d’une jeune fille au sein une vie communautaire d’où elle parvient à s’enfuir (dans la présentation du film, il est dit « secte »). Elle est accueillie par sa sœur heureuse de la retrouver après une longue absence sans nouvelle et qui comprend vite que quelque chose ne va pas. Martha est incapable de raconter ce qu’elle a vécu, elle traverse des moments d’angoisse où passé et présent se mélangent. Elle agit parfois chez sa sœur comme elle agissait au sein de sa communauté et est confrontée à une différence de manière de se situer, les codes n’étant plus les mêmes. Ce qui est présent c’est que la parole ne parvient pas à s’extraire du quotidien pour trouver un espace pour dire la détresse, comme un impossible à dire, dire qui pourrait faire vaciller la conjointure mondaine. Nous découvrons ce qu’elle a vécu en voyageant dans le temps par feed-back, passant d’un quotidien vécu chez sa sœur et son beau-frère à celui de cette communauté.

Qu’est-ce que je peux sentir à regarder ce film ? Un malaise : je suis mal à l’aise (cela prend au ventre, tire la colonne vertébrale et hérisse les cheveux), je reste comme effrayée, glacée, par le rapport des jeunes gens et du « maître » (je le nommerai ainsi) qui porte une parole orientée, qui fait vérité et entretient une certaine vision de l’existence. Le temps de deux années a suffit à désorienter complètement cette jeune fille qui perd ses repères habituels pour en adopter d’autres. C’est un assassinat qui la pousse à fuir, un trop qui déchire la trame du monde et ouvre à une conscience terrifiante, tuer n’a pas d’importance : il n’y a pas de teneur ni de mesure affective à la logique de l’idéologie du maître. Cet homme doit avoir une petite cinquantaine d’année. Les jeunes gens qui nous sont montrés ont entre 18-20 ans et 30 maximums (pour la plus âgée qui semble être là depuis longtemps). Il y a des enfants, mais ils n’apparaissent que très peu dans le film.

La parole est tenue de telle manière qu’elle exerce une pression pour obtenir la réalisation de l’idéal et en cela rend coupable celui/celle qui ne parvient pas à réaliser ce qui est proposé, tout en lui faisant croire qu’il est responsable. Je constate que les jeunes gens sont intimidés par cet homme dont la manière de se comporter et de parler désarçonne ; sa parole ne laisse pas indifférent et je dirai même qu’elle sidère : ils sont comme en suspens, figés, pétrifiés. Il y a étrangeté et une certaine logique que l’on appréhende en partie. Les jeunes gens l’écoutant se taisent, ne cherchent pas (plus ?) à se faire comprendre, et restent sans voix quand il leur est avancé que c’est pour eux-mêmes qu’ils font les choses. Il leur est donné d’endosser une responsabilité en rapport à une attente que manifestement ils ne comprennent pas (ou pas encore). Ils se fient à cet homme censé savoir.

1 - La distorsion et la question de la culpabilité/responsabilité Deux jeunes filles fument en discutant (Martha et Zoé). Le maître arrive, Zoé écrase sa cigarette et commande à son amie de faire pareil. Le maître qui n’est pas dupe, dit « je pensais que tu avais arrêté de fumer » « j’ai arrêté ! » « je me fais du souci pour toi » rétorque -t-il. Elle s’excuse et dit qu’elle ne recommencera pas ; Il lui répond qu’elle n’a pas à s’excuser, c’est à elle qu’elle fait du mal, « c’est ton corps ».

Un certain comportement est attendu : ne pas fumer. Comportement que la jeune femme n’a pas intégré et qui la pousse à s’excuser face à l’autorité, sous-entendu, qu’elle ne s’est pas bien comportée. Ce n’est donc pas pour elle mais pour l’autorité qu’elle ne doit ne pas fumer. S’excusant, il lui est rétorqué : c’est pour ton bien que tu dois adopter ce comportement. La responsabilité n’est pas portée par l’autorité (qui pourtant l’impose) elle est reportée/rejetée a celle qui est rendue coupable, prise en flagrant délit de ne pas avoir pris soin d’elle. N’est pas pris en considération qu’elle pourrait se faire du bien en fumant une cigarette… La responsabilité devient culpabilité. Or il est clair que la jeune fille n’a pas encore choisi de ne pas fumer et pourtant elle se cache, se sentant en faute, coupable de n’avoir pas encore pu arrêter : elle ne peut assumer. Etre puni l’aurait dégagée de cette culpabilité. Où ça vrille et fait pression, c’est qu’elle se sait en faute de ne pas pouvoir arrêter alors qu’elle le veut, pour correspondre à une proposition de prendre soin d’elle. C’est donc de sa responsabilité, sous entendu parce qu’elle le veut. Pourtant, si la jeune fille était responsable, elle saurait porter son choix et elle assumerait. Que se passe t-il pour que cela ne soit pas possible ? Elle est rendue coupable, parce qu’elle est d’accord et qu’elle ne le fait pas. Elle n’y met pas « du sien », puisque sachant que c’est mauvais pour elle, elle continue. C’est logique, concret, et cela va de soi. Nous comprenons que la parole est utilisée pour faire pression et rendre coupable tout en faisant croire que la personne est responsable. Alors que de cette manière, la jeune fille est au contraire placée comme irresponsable puisque son choix n’est pas respecté et qu’on fait pression pour qu’elle adopte le choix du maître. Elle n’est pas respectée, elle est rendue coupable, on lui fait croire qu’elle est responsable et on attend qu’elle adopte la voie du maître, alors que le discours dit tout le contraire, elle est respectée et on l’invite à se respecter en ne fumant pas. Elle ici pour suivre la parole du maître, bien qu’il lui soit renvoyé que c’est pour elle (pour son bien : elle doit s’aimer comme tout le monde ici l’aime). D’où la distorsion.

2 - Un rapport au monde désaffecté. Le maître renomme la personne qui arrive, transformant une de ses références identitaires. Dans cette première rencontre entre le maître et Martha, il demande à Zoé « est-ce Martha ? » puis se tournant vers elle « ça va Martha ? » « Très bien, tu as une jolie ferme », lui répond t-elle, il lui dit alors, « elle est autant à toi qu’à moi ». Puis s’adressant à Zoé « prend soin d’elle, enfin quelqu’un va prendre soin d’elle ». Se tournant vers Martha, « Martha.... Marcy May, t’irait bien » se sera Marcy May. Elle dit alors que c’est le prénom de sa grand-mère. Il répond, « tu vois ? » Voila la logique. Puisque c’est le prénom de ta grand-mère c’est que j’ai raison, le prénom te convient. Et il en sera ainsi. Savoir si cela convient à la jeune fille ne se pose pas, elle ne peut qu’être d’accord, car ici tout semble être mis en place pour le bien de chacun. Est-ce que cela te plait ? On n’en tient pas compte, l’aspect affectif des rapports n’est pas considéré, car « on prend soin de toi, et c’est de cette manière là qui est la bonne, nous le savons, fait confiance » c’est l’implicite. C’est ce que montre la scène : ici on va enfin prendre soin de toi comme nulle part ailleurs (« enfin »). Le maître affirme aussi que la ferme est à elle comme à lui : pas de distinction. Nivellement ? Générosité ? Assignation à une responsabilité ? Idéologie fondatrice ? Est-elle d’accord ? Là n’est pas la question...

La scène de l’entraînement au tir Deux jeunes filles et un jeune homme. Le jeune sait tirer et l’enseigne aux jeunes filles. Il y a une atmosphère détendue, ils rient, une forme de séduction avec contact physique nous fait sentir le plaisir et le jeu. Le maître arrive, le silence s’impose, la retenue, l’attente : on lui donne place et il s’impose. Il prend la place du jeune homme qui était derrière Martha (devenue Marlène), et la guide pour son tire qu’elle réussit. Il l’oriente alors vers le chat « là dessus ». « Un animal ? » s’étonne Martha. « Alors sur Max » et l’accompagne pour qu’elle vise Max, qui prend peur et dit « déconne pas »... pour se justifier, il dit que le chat va mourir d’un cancer, qu’il souffre et que Max « ne sert à rien » ... (nous y reviendrons). Le maître fait un discours sur ce qui la retient de tirer sur le chat, une autre affection pour un animal qu’elle croyait aimer... Puis il ajoute comment il s’est sacrifié en l’accompagnant pour partager son don qui va lui permettre aujourd’hui qu’elle se révèle à elle-même : « toi tu es différente, tu es un maître et un guide, tu n’as jamais pu t’exprimer avant de m’avoir rencontré... » Et il lui demande de tirer sur le chat. Pendant ce temps, l’autre jeune fille (Zoé) se saisit de l’arme et tire sur le chat. Aucun commentaire du maître, puis le jeune homme tire sur l’autre chat. Le maître demande « pourquoi ? » max : « il était malade » le maître : « seule Zoé savait qui des deux chats était malade ». Max se dit désolé et s’en va. La scène continue, le maître accompagne cette fois-ci Zoé dans son tir, avec beaucoup de « tendresse » et de complicité.

Seul le maître sait et il mène la situation. Il assène un raisonnement à la fois interprétatif et d’une implacable logique. Il attend un comportement des jeunes gens, mais quoi ? Jusqu’où ? Comment ? Il est impossible de savoir et pourtant l’attente fait pression. Zoé comme Max tentent une réponse en tuant les chats, à moins que ce soit pour sortir Martha de cette manipulation affective liée à la vrille langagière. Pas d’affect : une bouteille, un chat, un humain c’est pareil. D’ailleurs plus loin dans le film, il dira que la mort est comme la vie. Un état différent et tout aussi enviable. Marlène est « particulière, un maître et un guide », qu’est-ce que cela veut dire ? Puis il y a un échange très affectueux avec Zoé. Particulière ? Aimable ? Mais quoi de particulier ? Et d’aimable ? Zoé est aimable aussi avec qui il partage affection et intimité ? Comment savoir ? Comment se comporter ?

3 - L’humiliation : dénigrement de qui on est /assignation à.... et comparaison. Nous voyons dans cette scène comment le jeune homme est traité : « il n’a aucune consistance, il est là pour les filles ». Nous pouvons dire que Max est humilié. Au contraire, Marcy May est valorisée, elle est spéciale : elle est un maître et un guide. Il en ressort une comparaison : Marcy May est spéciale, alors que Max n’est rien. Abaissement de l’un et encensement de l’autre avec une gène et une anxiété partagées pour les deux. Voilà comment l’emprise et la pression prennent place : ils sont tous les deux assignés à une place que le maître impose. L’une est peut-être plus valorisante que l’autre, mais tous deux sont dénigrés : qui sont-ils ? Quelles sont leurs qualités ? Que ressentent-ils ? Je peux imaginer que le maître ne pense pas humilier ou blesser Max en le traitant ainsi. Il dit ce qui est pour lui : la vérité. Là aussi nous constatons l’absence d’affect. Que se passe t-il pour Max ? Pour Zoé ? Pour Marcy ? Que ressentent-ils ? Peu importe. Et le maître ? Ressent-il quelque chose ? Est-il capable d’empathie ? Le maître sait, juge et décide : il interprète, et dispose. Les jeunes gens suivent, perdus et soumis. C’est cela qui glace.

4 - La pression et l’interprétation/assignation Un groupe s’est formé, un garçon chante et joue de la guitare. Le maître arrive et il cesse de jouer immédiatement s’approchant du maître pour s’excuser « de quoi ? » dit le maître (on sait qu’il joue et chante très bien). Le maître s’adressant à « Marcy May », lui demande comment cela se passe, « je veux que tu te sentes chez toi » « c’est le cas » et il enchaîne « toute ta vie on t’a abandonné, ton père... » Martha réagit « quoi ? » Il poursuit « je ne t’en veux pas d’être méfiante, mais si tu veux que nous établissons une relation sérieuse baisses la garde, ce n’est pas ta faute, mais si tu te sens en sécurité, laisses-nous entrer, on veut t’aider, si tu veux vivre ici tu dois t’intégrer ». Tout cela est dit dans un grand silence avec des poses et regards échangés, devant le groupe pris par la gêne.

Nous voyons la pression « baisses la garde et laisses nous entrer si tu veux rester ici ». Il y a bien une condition pour être ici, c’est d’adopter le discours du maître. Et l’adopter est difficile, car on n’y arrive pas, le corps vrille comme le discours du maître, et on se sent mauvais à ne pas pouvoir… L’assignation au discours et à l’interprétation : on t’a abandonné et ici tu vas trouver l’aide dont tu as besoin. Fais confiance. Qui est Martha n’a pas d’importance, elle est une abandonnée. Et qui n’est pas « abandonné ? » et Martha est abandonnée. Par ailleurs, le fait que cela soit dit devant le groupe participe à l’intimidation et la gêne : tout le monde est témoin du reproche fait à Martha. D’où un sentiment d’humiliation partagée : pour le moment tu ne conviens pas Marcy May, sous-entendu, ici on peut ne pas convenir et être chassé, chacun-e est concerné-e. Se taire c’est aussi se protéger de subir cette pression.

5 – Pas d’intimité, la personnalité singulière est refusée On ne s’intéresse pas à Martha qui est maintenant Marcy May, c’est une personne comme tout le monde. Plus de passé, plus de singularité. Ici tout se partage, les vêtements, les lits (tous dorment dans un lit disponible dans la chambre commune), les corps et la sexualité : tous font l’amour avec quiconque, il s’agit de ne pas être égoïste, s’offrir au plaisir. Pas de couple privilégié.

6 – La sexualité Outre qu’une personne doit se donner à n’importe qu’elle autre qui la sollicite pour une relation sexuelle, le maître à droit de cuissage. Il y a tout une mise en scène pour « recevoir l’étreinte » du maître. La jeune fille est préparée, on lui donne un breuvage pour qu’elle se détende et se laisse faire. Ce moment est présenté comme une intégration au groupe, une désintoxication (faire l’amour avec le maître est un nettoyage en profondeur) et est présenté comme un moment merveilleux et enviable. Nous sommes au comble de l’assujettissement. Toutes les jeunes filles passeront dans les bras du maître, et apparemment c’est lui qui en décide, puisque certaines aimeraient renouveler l’expérience mais semblent ne pas pouvoir en décider. Revenir vers le maître c’est se donner et être adoptée, et ainsi se sentir être une bonne personne. C’est se vouloir à la hauteur de son idéologie et de lui-même. D’une certaine manière, c’est dire oui, pour être partie prenante et incluse et ne plus subir.

7 – L’argent Pour vivre nous comprenons que les personnes présentes donnent de l’argent qu’ils ont, ou qu’ils réclament à leurs parents inquiets, et qui apaisent leur inquiétude en donnant l’argent. Mais nous comprenons également que des sorties sont organisées la nuit pour voler des maisons. Le drame qui fait fuir Martha est le meurtre d’un homme qui les surprend car il ne faut pas prendre le risque d’être dénoncé. Pas de mesure. Tout est possible, même la mort sous couvert de l’idéologie. C’en est trop pour Martha qui panique. Le maître ne parvient pas à la calmer, elle en a peur, elle a peur et fuit.

8 - La question de la conscience morale Le maître manipule : c’est à dire qu’il prend, place et déplace les uns et les autres comme il en décide. L’être humain est utilisé comme un outil en vue d’une fin non questionnable, un outil assigné à une place qui confirme, dans sa disposition, l’idéologie. L’affectivité n’est pas prise en compte car elle n’existe pas. Le discours est là pour dire : je vous aime, nous vous aimons, au contraire des autres (ceux que vous avez quitté). Faites moi confiance et tout ira bien pour vous. Mais il n’y a pas d’amour, ou de prise en soin de l’humain dans son intégrité sensible et affective. Binswanger le dit ainsi, l’être « gauchi » ne s’émeut pas. Il y a forçage de l’expérience et de l’autre humain qui se prête à l’expérience, pour obtenir ce qui est recherché. Il y a une détermination froide pour réaliser son projet, sans tonalité affective, celle la même qui donne épaisseur et profondeur du monde. Quel amour dans le mépris et la déconsidération ? Quel respect ? Quelle reconnaissance ? Quelle singularité appréciée ? Quelle humanité ? Dans cette façon de ne plus exister en tant que tel, c’est l’être de l’humain (l’humanité de l’homme) qui est mis à mal. L’utilisation de l’humain prive de toute dignité humaine. Tout est orchestré pour que chaque personne perde son identité (elle est renommée) perde sa particularité, perde sa sensibilité ou sa possibilité d’être-affectée (il lui est demandé de pouvoir tuer un autre humain), perde son histoire, perde son intimité etc.... Il n’existe pas de conscience morale dans de telles idéologies, et nous pouvons faire l’hypothèse que toute forme langagière désaffectée ouvre la possibilité de la maltraitance et de la mort : l’humanité sombre dans l’oubli.

C - Conclusion des deux propositions cliniques

Elles nous saisissent par leur similarité, une même forme langagière ?

Un « maître » qui sait et impose son idéologie, reconnu par les autres comme tel, parce qu’ils y adhèrent jusqu’à un certain point. Là est la torsion. La parole n’est pas libre mais orientée par l’idéologie, rien n’est questionné Refus de la singularité, mais un modèle pour tous L’aspect dés-affecté qui engendre l’utilisation des uns et des autres Des jugements discriminants en vue d’une maîtrise des comportements Une recherche d’idéal qui force l’expérience : cela insiste pour obtenir sans prendre en compte l’aspect pathique de la rencontre qui pourrait permettre un ajustement. Un rapport à la sexualité où on dispose du corps et du plaisir, la tendresse est réduite à une technique : pas d’intimité, et ce qui se passe ne se dit pas ou est désaffecté (tabou ou normalité de se donner : utilisation/pas d’affect). La question de l’argent : il est convoité à la source, on en dispose. Le rejet du monde « extérieur ». L’absence d’une conscience morale qui préserve l’humain.

Ces deux propositions cliniques nous donnent à comprendre comment une parole dés-affectée perd sa dimension humaine. Ou bien comment la parole qui tend à perdre sa dimension humaine évolue vers un rapport au monde désaffecté : la parole perd de son épaisseur et devient utilitaire. Ici, la question « être ? » n’est plus ouverte, puisqu’il nous est imposé une réponse qui ferme les possibilités d’être en offrant un modèle. Le vivant-ouvrant-appelant n’est pas considéré mais déjà orienté, discipliné, déterminé. Or la parole, comme habitation humaine, nous donne lieu et site : nous sommes au monde et aux autres de manière affectée, avec une épaisseur charnelle de la parole qui ici n’est pas accessible mais vrillée pour un acte utilitaire. Les autres sont ceux parmi lesquels toujours je suis et avec qui j’ai à être et à faire. Le monde, les autres sont des êtres sensibles comme je le suis. Si je perds cette dimension, je perds ce qui me relie à mon humanité, je perds la parole comme habitation humaine, je me perds. Dans cette parole désertifiée où l’épaisseur sensible/pathique ne peut faire appui… La torsion ne permet pas de pouvoir s’éprouver en sécurité alors que tout le discours invite à cela, de se laisser aller vers là… et pas de possibilité de soutenir le doute et d’ouvrir la crise, pas de possibilité de s’orienter, s’identifier/s’aliéner une possibilité autre que s’assujettir. La réponse qui donne sens à l’existence, imposée dans ces lieux, et de ce fait, devrait apaiser, n’apaise pas complètement, et resurgit l’angoisse. Peut-être (et sûrement dans le film) un événement attise l’angoisse étouffée. Il y a étrangeté pour ceux et celles qui arrivent, premièrement par la négation de leur identité et de leur parole, et secondairement dans la confrontation au modèle proposé qui exclue toute pensée. Puis à force de se formater pour se plier et se mouler à l’expérience proposée, l’étrange se fait familier et le monde familier auquel on appartenait se fait étranger. Mais, il semble que quelque chose de plus fort persiste et pousse les enfants de l’EEB à porter plainte contre le modèle et à Martha dans le film à fuir. L’étrangeté première, angoissante, qui les tord, les force, les contraint n’a pu se faire complètement familière. Leur être ? n’a pu se perdre, s’oublier totalement. Ce quelque chose qui résiste au sein même de l’existence et de la question être ? Ce quelque chose est ce que nous avons appelé « la conscience morale ». Elle leur fait entendre un appel qui ne laisse pas tranquille. Cet appel angoisse et les rappelle à l’essentiel : il y a à être, qu’est-ce être ? et comment être ? Il y a à être de manière à ce que je puisse mourir tranquille. Certains, comme le maître dans le film ou L. Kameneff dans le documentaire, semblent faire la sourde oreille (parce qu’il ne peut soutenir l’effondrement de son monde), et entretenir leur complaisante idéologie. De quelle conscience est cette préférence, on ne peut le savoir. Mais quand LK porte sa main entre lui et les caméras, quand il se défend à la barre en niant mais aussi en justifiant, nous pouvons percevoir qu’il a conscience de ce quelque chose. Quand le maître dit à Martha, « je me suis trompé j’ai pensé que tu étais prête » en l’emmenant être témoin d’un assassinat, il dit bien une conscience de quelque chose. Cependant il semble que soit plus forte leur croyance qui, nous l’avons vu, est réponse à la question angoissante être ? Une réponse qui semble momentanément et partiellement apaiser leur angoisse existentielle, mais surtout qui vient nourrir d’autres désirs, plus forts et qui concerne leur égo. Plutôt que de laisser la question ouverte ils ont choisi de la fermer, pour leur convenance.

Les personnes qui sont sorties du contexte de ces communautés, semblent garder une parole figée, privée de liberté, comme elle l’a été dans ces lieux. Il y a un interdit qui dure, la parole reste utilitaire, elle semble avoir perdue sa chair. La parole n’est plus habitation humaine, affectée, engagée. Comme si cet impossible à se dire qui va de pair avec un non recevoir, mettait longtemps à retrouver un espace de confiance pour rendre possible une parole habitée et adressée. Confiance aussi que la parole pourra être accueillie pour elle-même, et non pour être interprétée, orientée, tordue. Nous pouvons mesurer l’impact d’une telle distorsion de la parole, par les années nécessaires pour retrouver une parole habitée, libre, et adressée.

Conclusion J’ai annoncé en introduction comment j’avais été sensible aux signes me permettant d’entendre une nécessité d’approfondir certaines notions pour mieux accompagner mes patients, comme s’il me manquait des ressources où puiser une force, une clarté, et en particulier à l’endroit de la parole qui vrille. J’ajouterai que l’intérêt que je porte à ce thème est aussi l’envie de mieux comprendre le phénomène de l’emprise, parce que victime et vulnérable à cette forme langagière. Se laisser prendre et détourner de soi dévoile une compétence toute particulière à la remise en question, une fuite devant ce qui se montre (l’effroyable) et préférer douter plutôt que voir, qui pousserait à être sûre et expose au risque de la présomption. Elle dévoile aussi une exigence vis à vis de soi-même et une quête présomptueuse pour la perfectibilité : quête d’un état d’être toujours plus attentif, harmonieux et humain. Une représentation idéalisée, c’est à dire, s’en référant à des idées. Tout cela dit une attention portée hors de soi pour choisir comment s’orienter, et trouver sens à sa vie. Ce mouvement tendu hors de soi détourne d’une entente de soi comme fondement de la donation du sens de sa vie. La fragilité des repères proposés dans les rapports (affectés) relationnels et affectifs de mon environnement éducatif (parents et autres adultes) n’a pas pu me permettre l’apprentissage d’un savoir s’orienter. Nous voyons une similarité dans la manière d’être qui permet à la forme langagière distordue de s’imposer entre deux personnes, même soutenue principalement par l’une des deux personnes : une distanciation d’avec soi pour se référer à un hors soi. La capacité à sentir-s’émouvoir est peu développée, avec un mode personnalité majeur au détriment du mode ça réprimé ou nié, et surtout sans mise en tension des deux : La personne est prise dans un rapport au monde sans cesse tiraillé entre ce que qu’elle sent et le très peu de considération qu’elle en a, et ce qu’elle souhaite (idée) plus clairement énoncé et ordonné. La Gestalt thérapie propose une entente de soi, principalement attentive au sentir-s’émouvoir pour chercher à s’orienter. C’est une attention tournée vers soi à l’occasion des autres et de la situation qui se défait des modèles multiples qui nous sont proposés pour trouver, en quelque sorte, son propre « libre arbitre ». C’est donc une entente de soi-au-monde toujours en rapport (soi/monde) qui appelle à être proprement soi-même : cela trouve appui en soi (sentir), avec une mise en conscience du comment cela prend forme pour s’y in-former. Ainsi cheminant, j’ai pu petit à petit habiter à nouveau ma parole, de cette manière propre, charnelle. Et le chemin n’est pas fini. Dès que la confiance me quitte ou que la tension monte trop intensément, c’est la chair que je fuis. Devant l’incroyable d’une atteinte de l’humanité de l’homme par un autre être humain, je m’absente à moi-même, ou plus précisément, l’écoute et l’entente s’absentent et prend place le vide sidérant. Dans le cadre thérapeutique, je m’exerce à donner chair à la parole en la convoquant parce que je m’y engage là en propre. C’est en habitant la parole, quelle invite en sa maison. Cela parle de présence (à soi, à l’autre), de lenteur, de foi, de tendresse, de douceur, de fermeté, d’appel, d’endurance, de risque, et d’affects de toutes les couleurs...


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