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Subjectivation et théorie du Self en Gestalt-thérapie


Subjectivation et théorie du Self

(article publié dans la revue "cahiers de Gestalt-thérapie" N°24, 2009, editeur l’exprimerie, bordeaux)

« Quand nous allons à la fontaine, quand nous traversons la forêt, nous traversons déjà le nom « fontaine », le nom « forêt » ; même si nous n’énonçons pas les mots, même si nous ne pensons pas à la langue » Heidegger « chemins qui ne mènent nulle part » P373

La pratique de Gestalt-thérapeute me convie à rencontrer des humains en souffrance. Celle-ci prend forme d’une quête de sens, de valuation de leur mode d’exister à. La signification ou forme de leur mode d’existence ne va pas de soi. Cet humain ne peut se soutenir d’une quotidienneté dans le cours de laquelle il est affairé, accaparé par des tâches à accomplir qui, jusque là, le soutenaient. Soudain le faire quotidien est suspendu : soit il ne parvient plus à mettre en œuvre un comportement pourtant familier jusques là, soit ce faire même ne procure plus le sentiment d’une existence accomplie, au cours de laquelle il s’éprouve engagé, mobilisé. Soudain, cet humain s’éprouve en crise : son monde vacille et lui-même avec, et il vient consulter un Gestalt-thérapeute. D’emblée, la Gestalt-thérapie nous convie à l’exister qui ne va plus de soi , qui fait souci et questionne quant à sa signification, son pour quoi ? Son à dessein de qui ? Ainsi l’humain n’est pas destiné ou déterminé par avance : il lui échoit de se décider parmi des possibles qui lui sont ouverts et auxquels il est livré. Il lui appartient de faire des choix et, ce faisant, de se choisir ou donner forme et direction : l’humain se tient en rapport à un être qu’il n’est pas et qu’il lui appartient de devenir à l’occasion des choix qu’il met en œuvre et qui s’in-forment (Gestalt/ Gestaltung) en modalités de se comporter à. Il est ouverture pour ses propres possibilités, pouvoir être et ayant à se décider quant à son être : devenir lui-même ici, maintenant et ensuite. Au fil de ma pratique, la question de la subjectivation est devenue de plus en plus aiguë en même temps que me venaient des questions quant à la manière de penser le projet Gestalt-thérapeutique et la manière de le mettre en œuvre. Alors : théorie du Self comme théorie du sujet et des avatars de son rapport à un monde ? Théorie du cycle de contact ? Champ comme champ d’une conscience ?... Dans ce souci de penser ce que je fais, comment je me tiens lorsque je vois un patient, me confrontant dans la lecture des travaux de cliniciens et de philosophes, j’en suis venue à esquisser une manière d’entendre la théorie du self que je souhaite en cohérence avec une redéfinition de la notion de champ (pour plus de développements voir mon article « Notion de champ en Gestalt-thérapie. Illustration clinique Marilyn »). Le champ est pour moi un paradigme qui fait écho avec notre époque où le paradigme de la substance est mis à mal et où nous vivons une époque où règne le virtuel et l’objet devenu stock à gérer. Le statut de l’objet en est modifié et la substance ne s’accorde plus avec la conception de l’objet compris dorénavant comme un stock virtuel. Ainsi, la question qui s’ouvre est celle des modalités de la subjectivation. Comment un humain se débrouille avec cette ek-sistence qui le convoque à s’in-former (Gestalt/Gestaltung) en in-formant un monde comme lieu de son séjour parmi d’autres ? En effet, à la question « qui ? » je ne peux répondre qu’en indiquant une manière d’être ; il n’est pas ici de réponse qui nomme une substance ou une personne. Je ne peux plus concevoir la théorie du Self comme celle du cycle de satisfaction du besoin d’un sujet ainsi que le proposait Zinker, ni non plus comme celle du cycle de contact ainsi que le propose Jean-Marie Robine. L’ek-sistant est essentiellement ouverture et donc pas de rupture du contacter (d’où ce verbe et non un substantif), pas de cycle de contact …toujours déjà ouvert et donc avec et parmi, à dessein de. Pas d’ici où on pourrait le localiser, pas de stabilité mais plutôt un ex-il, une habitation comme modalité d’être auprès de son monde parmi d’autres. La notion de forme (Gestalt/Gestaltung) nous convie au langage compris comme expressivité d’une sensibilité qui nous définit comme humains. Le langage n’est pas simplement parole. La parole même est déjà articulation phonatoire, acte sensible et mouvement corporel : différenciation appropriante à même ce corps s’in-formant comme mien dans cet acte même in-formant un monde simultanément, ne serait-ce que par le dynamisme aérien qui produira le son. Le son advient alors comme oeuvre de frontière appropriante-différenciante. L’humain, en tant qu’il est ouverture et question en vue de son y être, séjourne dans le langage. Le langage n’est pas conçu comme propriété de sa raison mais comme lieu de son séjour : il est traversée langagière (voir mon article « Séjourner dans le langage »). Donc pas de sujet consisté mais une forme-en-voie-d’elle-même, une Gestaltung ou subjectivation provisoire comprise comme spatialisation (s’ouvrir pour une forme de ma présence à, à même ma corporéité s’informant en un d’où et un vers où) et temporalisation de soi (le ensuite en vue duquel je me destine : jeté à l’avant de soi). Ce processus de subjectivation, nous pouvons en trouver /sentir témoignage par la façon, le style particulier du séjour langagier témoignant de la propriation d’un lieu que j’appellerai alors « je » circonstancié, contextuel. Le langage indique la forme de ma présence au sein d’une communauté : je suis toujours déjà au monde et toujours parmi d’autres, en souci ( Sorge) au sens d’une prise en charge et responsabilité, du comment (la manière, le mode d’y être-le-là) de mon rapport à l’être. Dasein c’est-à-dire être-le-là, c’est-à-dire ouvert pour ma possibilité de me comporter à autrui, possibilité sans cesse reconduite, tendu vers ma possibilité suivante, sommé de me décider, c’est-à-dire de m’in-former et par là prendre en charge ma facticité (avoir corps, être né) en pro-jet, endurer ma contingence, la mienneté qui définit mon existence, et cet aller vers toujours ouvert et à l’oeuvre. L’existence est comprise comme Dasein où mode de se rapporter à l’être (possibilisation de soi) soit en s’oubliant (mode de la quotidienneté qui définit un mode non problématique de l’ouverture ; un mode d’être où je ne me pose pas la question de qui je deviens, où je suis occupé de faire ceci ou cela) soit en se reprenant à cet oubli (moments critiques ou crises définissant l’existence au sens où Maldiney emploie ce concept ) lorsque survient le rien, la non détermination de l’existence humaine. Je dirai que « de prime abord et le plus souvent » pour reprendre Heidegger, l’humain ne se trouve pas convoqué à cette venue en conscience particulière qu’il qualifie d’authentique (Eigentlich) ou propre (au sens de venir à son propre : assumer son pouvoir être). Le plus souvent il est occupé de ce qu’il fait. C’est à même cet affairement que, soudain, la question « qui ? » survient. Et ce moment augure une subjectivation : possibilité d’entrer en présence, d’y advenir pleinement conscient et engagé, responsable. Venir à sa propriation c’est assumer en conscience son pouvoir être, y être ainsi maintenant et ensuite.

Dans le cours d’une thérapie c’est cela que j’essaie de solliciter : la subjectivation, moment rare où un je survient dans un vécu de pleine présence à autrui ; une intensité et une direction pleinement assumées, c’est-à-dire à la fois propriation et dépropriation. La subjectivation est moment de différenciation d’un je et d’un monde. Je recherche cela dans la mesure où je pense (il s’agit ici d’une foi) que c’est cela que tout humain recherche : le sentiment d’une « vie bonne », « accomplie » ainsi qu’on l’exprime dans le parler quotidien. Autrement dit, il s’agit de solliciter une advenue en conscience : instant où un je survient à autrui survenant, pleinement engagé et prêt à assumer l’ensuite indéterminable de ce choix, d’y être ouvreur d’un monde. Ce monde est un monde compris comme réseau formel (Gestalten/ Gestaltung). L’acte thérapeutique est ici celui de la rencontre, du dévoilement (aletheia ; voir mon article « La question du dévoilement et son entente en Gestalt-thérapie ») et n’est pas ce que nous appelons couramment relation.

Pour solliciter cette im-posture (de l’ordre du Kaïros), le Gestalt-thérapeute dispose d’un sol méthodologique : la théorie du Self. C’est sur cet appui hypothétique (au sens courant et étymologique : ce qui se pose comme fondement ) qu’il peut élaborer un diagnostic et par là un projet thérapeutique. Il s’inquiète de la qualité de l’élaboration formelle (Gestalten/Gestaltung) car, travaillant celle-ci autant qu’il y est travaillé, il sollicite et est sollicité à devenir lui-même à ; à venir à son propre (dévoilement). La qualité de l’élaboration langagière sollicite la rencontre c’est-à-dire la venue à sa forme du moment tant du patient que du thérapeute, chacun se requérant pour y advenir. La rencontre témoigne d’une intensité pathique, de la vibration particulière d’une parole habitée, d’une parole incarnée traduisant la propriation de soi à autrui (assumer qui je suis et deviens, y être pleinement engagé avec, pleinement responsable de cette manière d’y être avec et au), ce qui fait que là nous y sommes l’un à l’autre accordés. Et cela se traduit en une Gestaltung : l’éclaircie d’un moment de vérité. L’éclaircie n’est pas la pleine lumière : toute propriation est aussi dépropriation, de même que la forme-en-voie-d’elle-même est toujours éclairement d’une figure émergeant d’un fond se retirant. Je m’éloigne ici de la notion de forme développée par la Gestalt-théorie et de sa mise en avant d’une « figure claire et brillante se détachant nettement d’un fond ». Autrement dit, le Gestalt-thérapeute va solliciter (en y existant à) l’entrée en présence c’est-à-dire la subjectivation : lui-même à autrui s’in-formant. Et cela, il ne peut le solliciter qu’en mobilisant l’élaboration langagière par où il y va de son à être tout autant que de celui du patient, puisque subjectivation signifie moment de propriation et que cette propriation implique toujours une altérité d’où elle s’in-forme à. Nous sommes ainsi bien Gestalt-thérapeutes et non psychothérapeutes. Notre attention vise l’élaboration langagière (Gestalt/Gestaltung) traduisant la subjectivation. Je définis ainsi la théorie du Self comme hypothèse du comment de l’élaboration langagière car c’est là qu’un je peux s’in-former à un autre. Elle est le lieu de la subjectivation : advenir comme je situé et engagé ici, maintenant et ensuite. D’une certaine façon nous pouvons retrouver là la définition du livre de Perls et collaborateurs quant à la situation thérapeutique : situation d’urgence de haute intensité dans un climat de sécurité suffisante.

Donc la théorie du Self est hypothèse pour le Gestalt-thérapeute des modalités de l’in-formation langagière. Le langage est notre monde, là où nous séjournons. L’humain en tant qu’ex-istant se rapporte à son être sur un mode propre (entrée en présence ; venue à la conscience de sa possibilisation, subjectivation comme moment de vérité) ou sur un mode im-propre (qui lui permet de vaquer à ses activités, de donner forme à un monde ustensilié). La rencontre est l’acte thérapeutique recherché. Donc l’élaboration langagière témoigne d’une possibilité de subjectivation. Je vous propose ci-dessous un schéma articulant subjectivation et in-formation langagière et je vais en donner un commentaire.

Pour expliciter cette élaboration pédagogique : Tout d’abord, il convient de souligner que ce schéma propose une représentation et non une présentation : nous en faisons une lecture chronologique. C’est à même le langage que l’entrée en présence de l’ordre d’une temporalité ek-statique va toujours déjà avoir forme chronologique. Ainsi ces moments ne sont pas successifs mais simultanés. Mais nous ne pouvons que les représenter. La présentation elle-même n’est pas représentable. Cela fait écho au mode de se rapporter à l’être : toujours de l’ordre de la quotidienneté et c’est en ce sein même de la quotidienneté que le dévoilement peut surgir…aussitôt raté…le figer c’est se le représenter…et par conséquent ne plus s’y éprouver à.

Regardons du côté de la subjectivation : habituellement nous nous tenons dans un vécu de l’ordre de la continuité (oubli de l’être) qui nous permet de nous comporter dans un monde d’étants sans prendre en conscience notre avoir à devenir nous-même. La subjectivation est instant de vérité et ces instants surviennent quand la dimension critique de l’existence nous saisit. Elle n’est pas de l’ordre de la quotidienneté qui, elle, tisse une continuité de moi non problématique. Il s’agit d’entendre là la manière, le comment qui suscite l’exister à approprié. Autrement dit, cette articulation d’un corps qu’il m’est donné d’être et qui m’apparaît comme d’abord corps que j’ai. Le corps auquel le Gestalt-thérapeute se réfère n’est pas le corps vivant dont s’occupe le médecin ou le biologiste (petit clin d’œil vis-à-vis des psychothérapeutes confondant cerveau et psyché…) mais un corps vécu. Sa caractéristique est qu’il est le lieu du sentir. Ainsi la subjectivation pourrait se décliner comme ce parcours d’in-formation du sentir ( ce dont je suis passible) en possibilité de se comporter à. Le sentir n’est pas le percevoir : percevoir c’est déjà signifier et se signifier à. Toujours déjà au monde en tant qu’il a un corps, le Dasein ( être-le-là) est intoné au sens musical du mot, il est sensible et d’ordre vibratoire. Devenir ce corps que j’ai c’est donc tisser (logos, legein grec qui signifie cueillir, rassembler, prendre forme et visage par l’acte de l’appellation) le sentir en signification. Etre au monde c’est d’abord éprouver-s’éprouver. C’est là que la subjectivation s’augure : m’approprier c’est in-former le sentir. Le sentir est une manière de dire ce qu’en Gestalt-thérapie nous appelons contact ou plus justement selon moi contacter : le contacter jamais ne cesse, tant que vivant il y a, il y a contacter (je suis toujours déjà au monde). En Gestalt-thérapie le contacter est de l’ordre de l’awareness, un s’éprouver non médiatisé, non représentable, une présentation de soi augurant la possibilité d’une représentation d’un je. Ainsi le sentir n’est pas subjectivation, il est ouverture avant que des directions de sens s’esquissent. Il est langage mais indicible. Ainsi le schéma indique un il y a (« es gibt » cela donne), une passibilité (au sens de pathein grec). Mais sentir est aussi se sentir à (le plus souvent…Ce sont certains style de présence pathologiques qui nous permettent d’entendre cette articulation comme déjà une possibilité qui ne va pas de soi) et se sentir à c’est se mouvoir à. Le contacter ici se décline comme sentir-se mouvoir (voir Maldiney « La dimension du contact au regard du vivant et de l’existant » et Schotte « Le contact »). Se mouvoir c’est alors se mouvoir à, car se mouvoir augure une différenciation moi/non moi, le il y a s’in-forme en situation. Sentir et se mouvoir indiquent la spatialisation de soi : le mouvement augure des directions de sens qui ne sont pas encore signification. Ici le corps que j’ai, deviens se sentir à et se mouvoir à, étonnement de ce mouvement qui ouvre un lieu, un s’orienter à : la manière dont ce corps se tient et découpe un devant, vers le haut, à droite, à gauche…et un rythme : me sentir à, me mouvoir à , m’émouvoir : une façon de bouger. Une musique du mouvement sensible qui traduit déjà un style langagier : jeté, saccadé, rond…qui va in-former et la posture, et la gestuelle, la mimique et la prononciation. Donc il y a s’in-forme en sentir ; se mouvoir ; m’émouvoir à. Ici l’expression langagière est rythmique corporelle. Elle prend forme d’une atmosphère, d’une intensité pathique. Ce processus d’in-formation se poursuit : m’émouvoir, me sentir à ; distinguer des sensations, me laisser goûter cela, m’y éprouver…et peu à peu in-former en perceptions ces sensations. La perception sollicite la parole et l’adresse à : le passible s’informe en possibilité de signification de soi et d’un monde. Ces perceptions peu à peu deviennent signification et situation : une forme-en-voie-d’elle-même. Je m’oriente un corps devenant mien, un réseau de possibilités de me comprendre à et m’orienter à qui se nourrit d’un s’orienter plus abstrait : esquisser des possibilités de définir de quoi il en retourne et comment je m’y oriente en parole, pour envisager diverses manières de m’y comporter à…Jusqu’à ce que le procès critique conduise à l’éclaircie d’une situation vécue pleinement en conscience : moment du laisser être par où j’adviens à autrui advenant.

Regardons maintenant du côté de la théorie du Self telle que je l’ai définie : Le langage est là où nous séjournons, donc, le concept de Self ne parle pas d’un patient distingué de son thérapeute : il dit la manière dont le langage se produit là et in-forme une situation. Ainsi, par exemple, quand je formule l’hypothèse que le Self se déploie en mode personnalité, je veux dire que c’est ainsi que thérapeute et patient séjournent dans le langage. Le Self n’est pas le Self de l’un ou de l’autre….ou du champ ! Selon cette manière de concevoir la théorie du Self, le Gestalt-thérapeute peut intervenir de deux façons : il peut choisir de solliciter le déploiement du Self en mode personnalité ou en mode ça….pas en mode ego et j’y viendrai.

Solliciter le déploiement du Self en mode personnalité c’est référer à la parole en ce qu’elle nous propose des significations de l’ordre du commun, du « on dit » « on fait ». La langue nous permet de témoigner de la particularité de notre éprouvé en nous appuyant sur du convenu : convention d’un signifié attribué à un signifiant et qui n’engage pas l’existant de manière problématique ; il use des mots au sens de manier. Le déploiement du Self en mode personnalité, c’est alors le bagage verbal d’une communauté mondaine. Ainsi la qualité de l’élaboration formelle est ici un pouvoir abstraire, un pouvoir catégoriser, représenter et par là prendre recul vis-à-vis du sentir immédiat. C’est un mode langagier qui permet de garantir une continuité de moi, une mêmeté ou identité de moi dans la vie quotidienne. C’est ainsi ce qui me permet de tisser une chronique de mon existence ; une histoire. (Ce mode de séjourner dans le langage peut faire défaut et c’est alors l’impouvoir de séjourner dans un monde quotidien qui se manifeste au cours de certains styles de présence pathologiques).

Solliciter le déploiement du Self en mode ça, c’est accueillir le sentir, le vibrer à, qui témoigne de notre corporéité sensible. Je suis toujours affecté (à la fois au sens d’avoir un lieu et aussi de sentir), contacter ( dans le sens de toujours en œuvre : ouverture), et cela c’est l’ awareness. L’awareness c’est en quelque sorte être éveillé à, accueillir, vibrer dans le sens de résonner avec, être ouvert à. Etre aware c’est être pris avec, et cette façon de prendre conscience définit un comprendre qui n’est pas conscious . Ici la prise en conscience est immédiate, non thématisée : elle est de l’ordre de l’accueillir, de l’être ouvert à, tendu vers, avant que des mots ne viennent pour in-former ou tisser la Gestaltung. C’est cela que je nomme direction de sens (voir Binswanger) ou spatialisation de soi au monde : une orientation corporelle diffuse, une sensation de directions corporelles qui ouvre l’espace et me tend vers une différentiation/ propriation. La prise en conscience ici invoquée est là comme tension à exister cette corporéité par où je sens et me sens dans le même mouvement. Elle est en quelque sorte initiation de ma subjectivation en ce que, étant déjà affecté, je suis convoqué à éprouver et m’éprouver. Je veux insister ici sur la dimension de la prise en conscience : prendre en conscience ce n’est pas aussitôt activement tisser une signification, au sens de délibérément, c’est en premier lieu éprouver la donation d’un corps, prendre corps, endurer mon état d’être vivant, passible. La notion de passibilité (Maldiney : transpassible et transpossible) n’est pas une notion passive au sens courant de ce qui s’oppose à actif, être passible c’est subir ; et subir c’est éprouver, accueillir. Nous retrouvons cette nuance avec le couple aware/ conscious de la langue anglaise et que Perls et collaborateurs utilisent. Le mode ça du Self se déployant renvoie au il y a augurant la situation en ce que je suis ouvert au monde et que cette donation du monde est aussi un accueillir un monde mien par où je suis déjà et deviens. Ma corporéité est le lieu tant de ma présence au monde (en ce que j’y suis toujours déjà né) que de ma venue en présence (j’y suis et il m’appartient de m’approprier cette présence : en existant ce corps vivant qui me convoque à ouvrir un monde de significations et à me définir en m’appropriant par où je suis passible). Le donné augurant la situation (pour un je en voie de lui-même toujours déjà dans une certaine entente de l’être qu’il est, et a à être ) prend forme de sensations qui affectent je ( ouvrir le là) et qu’il va prendre en conscience. Du point de vue de l’élaboration langagière et donc de notre théorie du Self, nous disons que le déploiement du Self en mode ça tend le il y a (le donné) vers une situation. Situation que le sujet-en-voie-de-lui-même perçoit par où ça l’affecte et par où il se perçoit simultanément (rappelons que la perception est une activité prédicative). Du point de vue de l’existence quotidienne, cette excitation affecte je en tant qu’il devient ce corps-là par où il ressent l’excitation qui le convoque alors à lui-même se différenciant de ce qui n’est alors pas lui. Dans le langage, cette mobilisation peut prendre forme d’une sensation et s’informer peu à peu en émotion. Le Self se déployant en mode ça indique une orientation, une direction de sens à même la présence corporelle toujours disposée d’une certaine façon. Pour résumer ce que j’entends par déploiement du Self en mode ça : il me permet de formuler l’hypothèse que du point de vue de la subjectivation, il s’agit de se laisser endurer sa corporéité, en amont de toute signification. Lorsque le Self se déploie en mode ça je veux dire par là que nous formulons l’hypothèse que nous assistons à l’émergence de la subjectivation : une différenciation moi-monde en esquisse et en jet. C’est en cela que cette dimension du Self est si essentielle : car c’est là que la nouveauté s’in-forme. C’est aussi en cela que bien souvent nous cherchons à soutenir la crise de l’élaboration signifiante : se reprendre à la perception qui tend vers une signification et sans cesse tenir en tension et endurer , sentir…position intenable qui m’évoque la tension dévalement-dévoilement chez Heidegger. En ce sens aussi que le déploiement du Self en mode ça n’est pas verbalisable à moins de s’articuler simultanément en mode personnalité. Ainsi, ce que dans notre jargon habituel nous appellerons solliciter le déploiement du Self en mode ça se traduira dans le cours de la séance de thérapie par la tenue critique et tensive du déploiement du Self en mode ça et personnalité.

Lorsque je fais l’hypothèse que le Self se déploie en mode personnalité, je veux dire que ce mode de s’orienter/ s’approprier un langage est majeur…le déploiement du Self en mode ça est toujours à l’œuvre en mode mineur. J’emploie cette notion de majeur et mineur en référence aux modes des gammes musicales. Pour que la subjectivation survienne, le séjour langagier doit ( toujours selon notre mythe de la théorie du self) se nourrir simultanément d’un déploiement en mode personnalité (abstraction, représentation) et en mode ça (intensité pathique). Ainsi le Gestalt-thérapeute va solliciter le séjour langagier soit en sollicitant le déploiement du Self en mode ça, soit en mode personnalité, et ce, à même le diagnostic sans cesse reconduit qu’il opère. Solliciter, cela signifie qu’il s’y engage lui-même tout autant qu’il y est engagé. Il s’agit d’un mode d’y être et de s’y laisser être, et non d’un faire technicisé. Ce va et vient sans cesse reconduit va se traduire dans ce que je nomme s’identifier/ s’aliéner. Il est bien clair que là je ne parle pas d’identifier ou d’aliéner un contenu de signification ( comme il est d’usage selon la théorie du Self classique) mais d’ouvrir et tenir la crise conduisant à venir à son propre ou se subjectiver : s’identifier/ s’aliéner. Ce qui est visé ici c’est le qui et non le quoi. M’identifier une forme signifiante (Gestalt), c’est m’y engager (Gestaltung de soi à) et il va s’agir ici de ne pas pacifier le processus d’in-formation mais de le tenir, de l’intensifier jusqu’à ce qu’une forme advienne dans sa vérité : cette situation là pleinement assumée. Situation est à entendre comme in-formation du il y a en j’y suis à autrui (dans la cadre de la séance… En effet, il peut y avoir subjectivation sans présence effective d’autrui…). Ce moment est celui où la subjectivation survient : nous y sommes l’un à l’autre pleinement et en conscience. C’est pourquoi, je dis que le déploiement du Self en mode ego survient. Le Gestalt-thérapeute n’a pas de prise là car il s’agit de s’y laisser advenir…ce ne peut être de l’ordre du délibéré. Le surgissement en mode ego traduit l’instant de l’entrée en présence. Ce moment est à la fois pathique et signifiant : une parole incarnée et parlante qui n’est pas bavardage. C’est cela que je nomme rencontre quand l’un à l’autre nous assumons et acceptons en conscience l’existence comme souci d’être proprement soi-même, quand nous y advenons…impossible de décrire cela…je pourrai parler d’instant de grâce, d’insight.

Cette façon de revoir la notion de Self m’a conduite à des modifications :

Je parle de mode de déploiement du Self et non de fonction car il s’agit bien d’un mode de séjourner dans le langage : une manière d’y advenir et non une fonction d’un système ou autre appareil.

Il n’est plus ici question d’un mode moyen définit comme moment du plein contact. Le mode ego classiquement défini est en fait selon moi, un mode personnalité. Et puis cela laissait la possibilité d’entendre la théorie du Self comme théorie du sujet ce qui pose problème avec le paradigme de champ. Je me suis longtemps questionné sur les propos d’Isadore From rapportés par Jean-Marie Robine et aussi Mickael Vincent Miller : il disait que toute pathologie témoignait d’une absence de mode ego…cela m’a beaucoup fait réfléchir et je dois remercier mes deux collègues qui m’ont aidé à cela . La survenue en mode ego est instant toujours déjà en abîme de subjectivation ou de rencontre.

Une autre modification de taille de la théorie du Self concerne les « ruptures du contact ». Pour ma part, je parle en terme de flexions langagières. Parler de rupture reviendrait à dire que c’est l’élaboration de la forme en cours qui est suspendue. Une forme n’est pas un objet, un quelque chose de délimité mais un procès sans cesse en cours : forme-en-voie-d’elle-même (Gestalt/Gestaltung). C’est le thérapeute qui peut faire l’hypothèse que la construction de la forme est interrompue en s’appuyant sur son anticipation de ce que serait une forme ici non interrompue. Mais ce faisant n’est-il pas alors en train de projeter sa propre construction de signification à partir de ce qu’il connaît et anticipe alors comme d’évidence ? Il me semble plus mobilisateur de chercher en quelle façon une Gestaltung est à l’œuvre, et de contribuer à l’enrichir en sollicitant le déploiement du Self. Si nous regardons la Gestaltung comme toujours un tissage en cours, alors nous pouvons contribuer à enrichir le tissage (logos-legein) signifiant. A quoi nous sert-il de faire l’hypothèse d’une interruption ? Ne serait-ce pas une façon de nous situer dans une position d’expert ? Et par là de ramener le Self à un attribut du patient. Or le Self ici est hypothèse de l’élaboration signifiante : il se déploie comme trace de la différenciation surgissante moi-patient. Je dirai que selon l’hypothèse de la flexion du déploiement du Self, le Gestalt-thérapeute n’a qu’à se solliciter en ouvrant la crise d’existence. Ainsi les flexions sont comme des scansions dans le cours de l’in-formation : elles ne sont ni saines ni pathologiques, elles participent de la qualité de l’élaboration langagière. Elles témoignent d’une vérité de présence qu’il s’agit de solliciter vers sa forme.

Cela me conduit aussi à questionner les flexions habituellement décrites : confluence, introjection, projection et déflexion, rétroflexion. Il faudrait ici que j’explicite le pas à pas de ma recherche. Or, au vu de la contrainte éditoriale de notre revue, je choisis de surseoir et de vous livrer juste quelques directions : J’ai repris chacune des flexions et il m’est apparu qu’elles référaient souvent à un paradigme de l’individu (substance). Ainsi j’ai abandonné la rétroflexion et la déflexion qui sont des projections (voire même parfois des interprétations du Gestalt-thérapeute : des esquisses signifiantes projetées et non prises en responsabilité. Une projection n’est pas une interprétation). La confluence est actuellement en chantier : à ce jour, je suis encline à la concevoir comme référant au mode d’exister de la quotidienneté : pas de problématique du qui ouverte. Ainsi je pencherai pour l’abandonner. J’ai conservé projection et introjection en référence à la direction de sens de l’échange langagier : du « par où » et « vers où » s’orientant à l’occasion de la traversée langagière ; d’un corps à l’autre se différenciant, d’une bouche à l’autre. Ainsi, lorsque le Gestalt- thérapeute fait l’hypothèse d’une introjection en cours, cela signifie que sa façon d’esquisser la situation par où il advient est adoptée par le patient sans mise en question (ou bien c’est lui qui prend la signification projetée par le patient sans la questionner, ou bien pour la questionner ensuite). Il lui appartient alors de remobiliser la possibilisation de la situation en voie de sa forme : par exemple en proposant une autre façon de comprendre (déploiement du Self en mode personnalité) qui sollicitera le patient à se déterminer et par là se différencier. Ou bien, de solliciter un s’aliéner cette esquisse formelle qu’il a proposé en sollicitant le déploiement du Self en mode ça : revenir au sentir, s’y émouvoir .Ceci nous invite davantage alors à concevoir l’introjection comme un moment possible de la séquence figurative, invitant à poursuivre en ouvrant la possibilisation à même le passible augurant la situation. Concernant la projection : toujours dans cette phase d’appropriation de ce sens comme son propre, le je s’est identifié d’emblée une signification. Elle s’impose à lui comme une évidence (ex : le délire ou l’évidence des esquisses projetées devient interprétation). C’est l’ouverture de la possibilisation de soi qui est pacifiée, de même que l’accueil de la passibilité. Ainsi pour le sujet, la signification appartient au monde. C’est le monde qui l’assigne à une place, qui le définit. Il ne prend pas en conscience sa responsabilité et sa participation au tissage signifiant. Du point de vue du concept de Self, la projection indique un déploiement du Self en mode personnalité majeur. Lorsque le Gestalt-thérapeute fait l’hypothèse d’une projection à l’œuvre, il va contribuer à la prise en conscience de son enracinement au sentir afin de soutenir le procès de la forme jusqu’à survenue du déploiement du Self en mode ego qui témoignera d’une entrée en présence.

Dernière considération en guise de conclusion : Le Gestalt-thérapeute ne vise pas à éradiquer un symptôme. Il se tient dans le souci d’entretenir la crise d’existence, il accueille et explicite le phénomène augurant de l’évènement de sa propre présence à autrui survenant en son propre. Ainsi il veille à solliciter la vérité de présence qui se déroule là : lui à l’autre. La théorie du Self est alors une modélisation concernant le langage en ce qu’il augure la subjectivation. Elle n’est que cela : un appui pour que le Gestalt-thérapeute pense sa clinique et affine sa posture et son style. Elle est aussi notre mythe fondateur, celui qui nous définit comme Gestalt-thérapeute. Et en ce sens elle me semble pertinente et efficiente à condition de s’appuyer sur une conception de l’homme car de l’humain elle ne dit rien mais, éventuellement, permet à un Gestalt-thérapeute de solliciter.

Bibliographie : Blanquet Edith, « Séjourner dans le langage », cahiers de Gestalt-thérapie N°17 « Pour…parler », pages75 à 104, Printemps 2005, l’Exprimerie, Bordeaux. « Notion de champ en Gestalt-thérapie. Illustration clinique : Marylin » Cahiers de Gestalt-thérapie « clefs des champs », l’Exprimerie, Bordeaux, 2008 « La question du dévoilement et son entente en Gestalt-thérapie », revue Gestalt N°33 « se dévoiler » éditions revue Gestalt, Vauréal, 2007

Heidegger Martin, « Chemins qui ne mènent nulle part », Gallimard, collection « tel », Paris, 1962.

Maldiney Henri articles : « La dimension du contact au regard du vivant et de l’existant » et « de la transpassibilité », dans « Penser l’homme et la folie », Millon collection Krisis, Grenoble, deuxième édition, 1977.

Maldiney Henri, « Aîtres de la langue et demeure de la pensée », l’âge d’homme, collection « Amers », Lausanne 1975.

Perls Frederik S, Goodman Paul et Hefferline Ralph, « Gestalt-thérapie », l’Exprimerie, Bordeaux, 2001 ; traduction de « Gestalt therapy : excitment and Growth in the Human personnality »,1951.

Schotte Jacques, « Le contact », éditions universitaires De Boeck, Bruxelles, 1990.

Edith Blanquet est Gestalt-thérapeute, psychologue clinicienne, superviseur et formatrice auprès de divers école de formation de Gestalt-thérapeutes ; co-fondatrice de EGTP « Enseignements en Gestalt-thérapie et phénoménologie », site internet : phenomenologie-gestalt.fr). Exerce en libéral à Toulouse (31) et Alet les bains (11). Auteur de divers article tous orientés dans une recherche de fonder la Gestalt-thérapie d’un point de vue de champ, dans une posture phénoménologique et selon les travaux de l’analytique existentiale de Martin Heidegger.


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