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La posture du Gestalt-thérapeute ?

Article publié dans "les cahiers de Gestalt-thérapie", automne 2012, l’exprimerie éditeur, Bordeaux


La posture du Gestalt-thérapeute ? Collégiales du CEGT janvier 2012 Article publié dans « les cahiers de Gestalt-thérapie » N°30, éditeur l’exprimerie, Bordeaux, automne 2012.

Atmosphérique : Pour donner le ton quant à ce thème, je voudrais vous inviter à vous souvenir d’un poème de Jacques Prévert, poème qui aussitôt amène l’image du tableau « le thérapeute » de Magritte dont un patient m’a un jour envoyé une reproduction. « Pour faire le portrait d’un oiseau Peindre d’abord une cage avec une porte ouverte peindre ensuite quelque chose de joli quelque chose de simple quelque chose de beau quelque chose d’utile pour l’oiseau placer ensuite la toile contre un arbre dans un jardin dans un bois ou dans une forêt se cacher derrière l’arbre sans rien dire sans bouger... Parfois l’oiseau arrive vite mais il peut aussi bien mettre de longues années avant de se décider Ne pas se décourager attendre attendre s’il faut pendant des années la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau n’ayant aucun rapport avec la réussite du tableau Quand l’oiseau arrive s’il arrive observer le plus profond silence attendre que l’oiseau entre dans la cage et quand il est entré fermer doucement la porte avec le pinceau puis effacer un à un tous les barreaux en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l’oiseau Faire ensuite le portrait de l’arbre en choisissant la plus belle de ses branches pour l’oiseau peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent la poussière du soleil et le bruit des bêtes de l’herbe dans la chaleur de l’été et puis attendre que l’oiseau se décide à chanter Si l’oiseau ne chante pas c’est mauvais signe signe que le tableau est mauvais mais s’il chante c’est bon signe signe que vous pouvez signer Alors vous arrachez tout doucement une des plumes de l’oiseau et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau. »

Tonalité du style de cette parole, rythmique du pas à pas qui informe tranquillement le mouvement en esquisses ; invitation à une pensée méditante, à s’y éprouver -temps et espace-, à y ouvrir des conditions de possibilités pour une prise en forme aléatoire et fugace, procès de la Gestaltung, toujours en œuvre, laissant place à la pro-venance d’une présence possible, d’une rencontre accordée et accordante, mystère du déploiement langagier que j’appelle self lorsque je tente de le raisonner et, ouverture, pour que, peut-être, survienne son déploiement en mode ego qui signe que la rencontre de deux existants a trouvé son lieu provisoire et déjà reconduit à son avenance. Moment surprenant où l’ouverture à être s’informe en possibilité assumée de se com-porter l’un l’autre, articulation tensive de la dimension ontico-ontologique propre à l’exister humain, cet étant à qui il est donné d’avoir à être sans pouvoir espérer de trouver quelque appui prédéterminé.

Posture : position du corps mais aussi situation ; manière d’être situé qui nous invite à penser notre conception de l’homme ? Serait-il un corps associé d’un esprit ? Et, en ce cas, la posture témoignerait-elle de sa « part » corporelle ? Mais alors le « corporel » ? Et si l’on pense le « corporer », qu’en est-il alors de la posture ? Comment entendre une telle dite ? Synonymes : attitude, assiette, contenance, maintien, pose, position, station, tenue, aplomb…Et cela invite à penser l’espace ? Un espace objectivé où se tient un corps objectivé : posture ? Là je retrouve le corporel selon les sciences de la nature. Autre regard : Un espace compris comme es-pacer, tracer un site à même mes gestes ? Et là me vient le « corporer » plus énigmatique, la frontière-contact tout aussi énigmatique. Jeux de mots tout cela…jeux de mots et jeux de langues ! De langue ? Tiens ! Voici là un ni-corps-ni-mot ou bien un et-corps-et-mot…Tétralemme acte un et deux… de Pyrrhon et clin d’œil à Patrick Colin (1) ! La langue ? Nous invite à prendre part et prendre parti : prendre en vue et en charge nos présupposés concernant l’homme et la langue, y prendre part, en assumer sa partition car il y va de soi, prendre parti comme modalité de s’y tenir ouvert…invitation à s’y orienter soi-au-monde ; à s’y aménager un monde, une habitation langagière incertaine et fugace. Mais aussi « prendre part » tend vers notre thème : la posture du thérapeute comme « prendre part » , « y aller de soi »…y éprouver une communauté : le même de l’exister qui nous questionne et que nous prenons en charge tant thérapeute que patient lorsque, pris dans notre quotidienneté, nous nous calculons comme d’évidence distingués ou subjectivés…Je reprends le verbe « calculer » et me vient l’expression « je la calcule plus », propos d’enfant qui pourrait nous convier à une longue méditation quant aux valeurs de notre époque et aussi à prendre acte de combien nous nous sommes d’avance identifié ta mathemata(2) Grec à un calcul technique …Exister, cela nous incombe et cela nous charge au sens d’endurer notre avoir à être : une contrainte et non le choix d’une conscience première . Parce qu’il nous échoit d’être-au-monde toujours déjà bien avant d’y venir en conscience… et que cela ne trouve aucune justification, aucune fondation raisonnable bien que toujours nous la cherchions. De ce point de vue il n’est pas d’anthropologie, de connaissance déterminée et circonscrite de ce que c’est l’être humain. Pas d’anthropologie cela signifie pas de savoir mais une opacité qui nous transis et surgit sous la forme d’une question toujours reconduite : être humain, avoir à être ?

Quand je parle de ce travail, Gestalt-thérapeute, – en effet cela me travaille- je parle non pas de « cas » mais de « situation thérapeutique ». Esquissons un premier jet : la posture se tient dans la façon dont nous évoquons notre pratique…Alors en Gestalt-thérapie, il est question de « situation » et non de « cas ». Cela témoigne de notre façon de comprendre l’être humain comme être-au-monde, une manière d’être toujours en rapport et non pas un individu qui doit d’abord se construire un lieu identitaire, une intériorité, un psychique afin d’ensuite pouvoir tisser des relations avec ce qui n’est pas lui. C’est cela qui a conduit nos fondateurs à mettre l’accent sur la notion de contact définie comme réalité première. Puis « contact » a évolué vers « contacter » pour souligner la dimension non volontaire, non délibérée qui caractérise cette forme de présence en quelque sorte originaire, s’originant sans cesse, se fondant à même la forme de son avoir à être. Le « contacter » est toujours à l’œuvre et nous pouvons l’associer au sentir ou au pathique par où le déploiement du self en mode ça prend appui. Le sentir n’est pas le percevoir qui en est déjà une figuration. Ainsi le contacter n’est pas de l’ordre d’un choix de même que je ne décide pas de respirer : le contacter en ce sens précède toute subjectivation et réfère à la dimension pathique de l’existence : il nous est donné d’être-au-monde. Ainsi, parler de situation veut dire qu’il s’agit bien d’une situation où il est question d’existence : là où il s’agit d’exister l’un à l’autre ; où il est question d’y être et de s’y éprouver engagé, d’éprouver la communauté de ce rapport à être par où, peu à peu, prennent forme patient et thérapeute ; à même leur manière de se comporter : se com-porter, se porter avec, ajuster un port, un maintien à même cette donation d’être qui nous assigne à prendre forme. Le Gestalt-thérapeute est engagé en tant qu’existant, il y va pour lui de se donner forme de même qu’il y a va pour son patient de se donner forme…l’un et l’autre indifférenciés avant que de s’y concevoir comme différenciés. La situation prise en compte par le Gestalt-thérapeute ne se pense pas comme une expertise scientifique : celle d’un spécialiste qui observe un cas et se tient en face de lui, dans une attitude délibérément neutralisée et objectivée.

De même, je parle de « patient » et la dénomination « client » me surprend chaque fois que je l’entends…Elle me travaille et m’interpelle, me convoque à expliciter ce qui fonde ma posture. La patience, l’endurance pathique de notre rapport à la question de l’être, cela parle de la posture du Gestalt-thérapeute telle que je la décline. La dénomination client prend sens pour moi d’un rapport mis en forme dans sa dimension commerciale. Certes il y a bien un échange d’argent dans cette relation là ! Et celui-ci est signifiant sans pour autant qu’il ne constitue à mes yeux un axe fondamental. J’ai déjà évoqué que le paiement et le montant des honoraires est établi de manière concertée avec le patient et parfois même il est un échange autre que d’argent en cette époque où la souffrance s’associe volontiers la misère ! La nature de notre engagement, qui concerne deux existants, me semble plus propice avec la dénomination de patient qui évoque bien un prendre soin, au sens ou dans la cura latine il s’agit d’un soin et d’une charge…un souci ! Et je ne peux pas ne pas le relier à ce qui chez Heidegger définit l’existence : le souci en ce qu’il témoigne notre rapport à l’être ; cela nous concerne. Patienter entendu comme souffrir. Eprouver, cela veut dire qu’il ya va bien de moi, que je suis passible d’être et la patience c’est ce dont je suis passible et qu’il m’échoit d’informer en possibilité. La patience n’est pas de l’ordre d’un passif qui s’oppose à un actif. Elle est passibilité foncière : une manière d’accueillir, d’être affecté : sensible. En ce qui concerne l’être humain il me semble plus propice de parler en termes de passibilité/ possibilité et de renoncer au couple classique passif/actif.

Mais l’être, la fameuse question ontologique, ça n’est pas dans nos tablettes de psychologue ni dans celle du livre de la Gestalt-thérapie ! Là il est question d’organisme /environnement et aussi d’organisme animal-humain. Alors l’être ? L’implicite de toute approche scientifique de l’homme, le toujours déjà présupposé sans qu’il ne se montre lui-même ? Une question de philosophie ! Et qu’avons-nous affaire de cela nous Gestalt-thérapeute ? Eh bien, quand je pense à posture, me vient cette question de ce qui permet que je me tienne, que je me pose telle : il y est bien question d’un pouvoir être, d’être possiblement ainsi, Gestalt-thérapeute, et donc, de ce qui fonde cette prétention à une quelconque tenue et qui de plus se veut thérapeutique. Une question qui requiert peut-être une autre méthode que celle des sciences et qui me tourne vers la phénoménologie ; un mode de penser philosophique. Je veux dire par là que la démarche scientifique a sa portée et donc aussi ses limites, et celle-ci ne me semble pas la plus appropriée quand il s’agit d’accompagner un existant. Rien de novateur là-dedans me direz-vous ! Heidegger (3) en a parlé et aussi Médard Boss (4) ! Et sûrement d’autres encore. La science vise à rendre raison, à ôter toute opacité et c’est cela que l’on appelle sécurité. La thérapie vise à préserver ce qui fait de l’humain un mystère : son pouvoir être, son indétermination. Celle-ci n’est pas un défaut de la raison mais témoigne d’un penser d’un autre ordre : penser ne se réduit pas à raisonner n’en déplaise à notre époque toute fière de sa haute technicité !

La posture en question reviendrait-elle à pratiquer la philosophie ? La philosophie au sens non pas d’une spéculation « intellectuelle » mais au sens grec où la philosophie prenait sens d’une pratique de vie, d’un travail de soi ou d’un combat au gré des tourments de l’âme. Philosophie et médecine ont longtemps fait bon ménage avant que l’aire du calcul et de la gestion ne les divise afin de répondre à l’exigence scientifique, au rendre compte de la raison qui caractérise l’époque dite moderne. Depuis que « Dieu est mort » (4), nous avons cherché à nous assurer un bonheur terrestre et c’est ainsi que la pensée devient le plus souvent calcul. Un calcul, un rendre raison, qui a pris forme de gestion planétaire, pour nous assurer/rassurer que nous ne manquons de rien…Justement entendons : c’est de « rien » que nous manquons ?

La psychologie s’est développée dans l’ordre de la pensée scientifique tout comme la médecine s’en est rapprochée quittant sa proximité d’avec ces enseignements que l’on appelait les « humanités ». Selon nos présupposés, notre posture témoignera de notre anthropologie : l’homme neuronal, l’homme comme composé de forces physico-chimiques, l’homme comme psychisme dominé par des conflits inconscients, l’homme dominé par des conflits sociaux, l’homme comme Dasein mais là nous ne sommes plus en train de définir une anthropologie. Penser l’homme comme Dasein nous invite à une méditation ontologique. Jeux de mots certes…Et, au plus profond de cela : directions de sens avec une conséquence éthique que nous devrions méditer au sein de notre communauté. Méditer c’est-à-dire sans cesse ouvrir à nouveau, reconduire et préserver comme question, nous y laisser éprouver. Ma posture en tant que Gestalt-thérapeute n’est pas un costume que j’endosse, elle concerne ma manière de me comporter à autrui, une question politique qu’il m’échoit d’entretenir et qui me convoque aussi dans ma vie quotidienne.

Alors oui ! Je situe la posture du Gestalt-thérapeute dans le sillon de la philosophie et je pourrai même l’expliciter comme un apprentissage salutaire de ce en quoi penser nous engage : penser comme acte d’existence…Me vient : être et penser, le même. Que « veut dire » penser ? Il s’agit peut-être là d’accueillir un dire qui se donne à entendre et qui, en tant que dire, ne se dit pas lui-même. Penser, ce n’est pas uniquement raisonner. Penser nous convie à cette dimension proprement humaine qu’est l’ex-istence : une méditation pathique de la façon dont nous nous rapportons à la question de notre être en propre. Une question qu’il nous échoit d’endurer et de préserver car en effet n’est-ce pas cela ex-ister ? Trouver sa tenue dans ce rapport, impossible à localiser, qui fait que il y a être, une différence être/étant, une différance au sens de Derrida : une production du différer, insaisissable, c’est cela que signifie « être-le-là », Dasein, ni tout à fait étant, ni tout à fait être. Impossible d’en rendre compte d’où ce recours à un langage qui dit sans dévoiler pleinement, qui prend appui sur l’opacité de son dire.

Ainsi, penser la posture c’est en ouvrir la question… Ma façon de tourner autour, de mettre en œuvre un cercle herméneutique témoigne de ma façon d’habiter ce thème. Non pas une série de propositions claires et bien léchées, non pas une série de règles fondées en raison, mais une série de questions fondées en question encore. Être humain ? Question directrice pour une approche méditante de l’homme, pour une démarche où préserver l’étonnement et le mystère me semble salutaire et ne témoigne pas d’un défaut de clarté mais d’un souci de préserver ce qui fait l’essence humaine : son rapport à l’être c’est-à-dire une question : « qui suis-je ? ». Prendre cela en garde, y prendre garde et se garder de conclure…Autrement dit penser et ne pas calculer au sens moderne, expliciter et non pas expliquer. Préserver le mouvement de duplicité de l’être pour qu’une présence advienne, ici, maintenant et ensuite, provisoirement informée, se tenant à même ce procès de la forme toujours en voie d’elle-même ; une émouvante tenue de soi, ouverte en présence à même l’ensuite d’où elle s’origine sans cesse. Quinze minutes pour parler de la posture alors cela peut aussi prendre sens de quinze minutes pour mettre à l’épreuve et préserver la question ? Ce cercle, ma façon de remettre à l’ouvrage chacune de mes paroles, c’est cela la phénoménologie en tant que méthode et ma posture de Gestalt-thérapeute s’y appuie.

Phénoménologie ? Non pas « mettre entre parenthèse », sortir de l’évidence naturelle ; mais sans cesse prendre la mesure de ma façon de toujours être sertie dans une évidence, toujours avoir déjà compris : Heidegger nomme cela le dévalement : la manière d’être propre à la quotidienneté où je suis ce que je fais, toujours déjà ayant pris forme et non conscient de cette forme que met en acte mon comportement ni de ma part de responsabilité dans cette forme en acte. En supervision, j’use de cette expression : « chercher à entendre comment j’ai toujours déjà mangé l’autre à ma sauce » et non pas vouloir m’en défaire. Chercher quelle « sauce » car je ne la connais pas moi-même, y étant ingrédient, partie prenante, si je peux oser cette métaphore, la chercher et l’enrichir encore, m’y étonner/intonner à même la possibilisation d’être d’où elle s’informe. Finalement, pour taquiner Jacques Blaize : s’agirait-il d’un « ne plus savoir » ou bien de sans cesse traquer ce savoir toujours déjà informé, le traquer non plus pour m’en défaire mais pour l’enrichir encore en y prenant appui délibérément ? En assumant sa partialité et sa faillibilité, en le considérant comme un appui provisoire et changeant ; ajustement créateur ? De reconnaître sans cesse que toujours déjà « j’en sais quelque chose » même si cela m’est tellement habituel que cela va me demander d’endurer pas à pas ce chemin vers le plus familier, là où justement je m’expose à l’étrangeté de la présence humaine : toujours déjà pris dans un point de vue et, pour le dire autrement, toujours déjà dévalé en un monde, là où le propre et l’impropre de mon existence sont co-tendus ? Là s’esquisse le gouffre qui sépare les pensées de Husserl et Heidegger. Chacun des deux auprès d’un même : la démarche phénoménologique ; et pourtant chacun si loin de l’autre quand on prend en vue leur conception de l’être humain et la mise en œuvre de cette même posture phénoménologique. Et certes, comme le propose Dan Bloom dans une note d’un de ses articles (5), il faudrait remplacer « intentionnalité » par « ouverture » ! Mais ce n’est pas seulement un jeu de mots…mais bien un jeu de monde ! Un tel changement ne peut s’opérer sans prendre garde à la façon dont nous pensons l’être humain et la façon dont nous élaborons la théorie du self : le Dasein est autre que l’ego transcendantal et la posture du Gestalt-thérapeute y est là concernée dans ses conséquences quotidiennes les plus triviales. Le changement que propose Dan Bloom va concerner la manière dont nous pensons l’être humain. La pensée de l’ouverture n’est pas une pensée de la conscience même comprise comme intentionnalité. Et cela va conduire à penser autrement la théorie du self qui demeure le plus souvent, une théorie de la conscience.

Donc, ma posture, comment prend-elle forme et direction ? J’y prends place et y trouve mon maintien en retrouvant sans cesse mes présupposés : D’abord une réflexion sur ce que l’on qualifie de pathologique. La phénoménologie m’a conduite à ne pas oublier que toute manière de se comporter témoigne d’une façon de prendre en soin la question de son rapport à l’être. Chaque manière de se comporter et ainsi chaque manière de s’être déjà donné forme, témoigne d’un ajustement qu’il m’appartient d’accompagner, un ajustement créateur d’une forme de présence mondaine, le plus souvent non prise en vue dans sa vérité situante. « Vérité situante » c’est quoi ce truc ! Encore un jargon phéno. ! Tu peux pas faire plus simple !? Essayons d’expliciter : Chaque comportement quotidien est une manière de s’être décidé pour une forme, forme qui incarne une possibilité d’être. Autrement dit, je fais ceci ou cela. Mais, dans la quotidienneté je ne me pose pas de question : je fais ce que je fais, un point c’est tout. Cela veut dire que je ne prends pas en vue mon pouvoir être, je l’exerce ! Sans m’y « pencher dessus »…Sauf quand ça ne marche pas ! Alors je me demande : qu’est-ce que je pourrai faire d’autre ? Et là encore je ne m’arrête pas pour prendre conscience que j’opère des choix tellement je cherche un truc efficace pour résoudre ce problème concret de l’ordre du faire et que je n’éprouve pas de l’ordre d’une manière d’être. Je ne pense pas alors que tout faire se fonde sur un pouvoir être qui me concerne. Non je veux juste trouver par exemple une prise électrique qui fonctionne pour charger mon portable…et il ne s’agit pas ici de moi mais de mon portable ! Autre exemple : je me vois comme un individu bien circonscrit et je me déplace dans le monde. Un individu ? Oui un exemplaire particulier de la variété « humain » qui est différente de celle « vélo ». Je suis à l’intérieur de mon corps ou bien mon corps c’est moi…et si tu n’en es pas sûr, viens par là que j’attrape ton corps et on verra bien si « toi » tu t’échappes alors même que je tiens bien fermement ton corps ! Individu : un composé qui constitue une totalité autonome. Individu plante, individu stylo. Peut-on dire aussi personne ? Sujet ? Personne stylo ? Tiens tiens ! Et le monde ? C’est un grand fourre-tout qui contient tout ce qui est. Tout ce qui est s’y trouve : ça s’y trouve dedans ? Mais où en est alors l’entrée ? Est ce qu’il peut être plein ? D’évidence j’y suis au monde, mais comment penser ce « j’y suis » ? Et que veut dire « monde » ? Ça je m’en moque…ça ne me pose pas question habituellement. Ainsi, je vis d’évidence comme un je situé dans un corps, lui-même situé dans un monde et occupé de ses activités. Je ne me demande pas comment c’est possible de se concevoir ainsi et que peut-être il est d’autres façon de se concevoir et de concevoir le monde ou le corps. C’est cela s’être toujours déjà donné forme : tout acte serait-il une manière de comprendre ? Cela veut dire que je me suis donné forme ? Que je me suis approprié, j’ai pris pour moi cette manière d’être-au-monde et alors il va de soi que je suis quelqu’un de distinct du monde alentour, que j’ai une consistance, une continuité et que celle-ci est donc concrète. Mais « consistance » est-ce seulement compréhensible sous l’horizon de la substance, d’un quelque chose de consistant ? Est-ce que cela pourrait aussi se penser comme con-sistance ? Une façon de se prendre pour quelqu’un non plus dans une dimension objectivée mais dans celle de la continuité langagière ? Je ne prends pas en vue qu’il m’appartient de me donner forme et que chaque forme produit, met en avant, une manière de faire monde… Alors, le monde, c’est une forme de ma présence, une forme d’un pouvoir être qu’il m’est donné de m’approprier (ou de subir) ? Oui, oui ! C’est cela que je pense ; une modalité d’un pouvoir-être que je fais mien en devenant alors pleinement moi. Selon cette façon de penser, toute manière de faire est « vérité situante » : elle dévoile une manière d’être auprès, c’est-à-dire un pouvoir être tel qu’il est en œuvre et tel qu’il m’échoit. Ainsi toute forme de présence est une forme de la vérité : elle a sa justesse (au sens musical) et témoigne d’une manière de s’accorder, de se tenir en rapport. Cela me conduit à dire que tout ajustement est créateur et à renoncer à la notion d’ajustement conservateur que certains d’entre nous utilisent. Parler d’ajustement conservateur ne me semble pas conforme aux principes de champ sur lesquels je fonde ma posture. Il n’y a rien à conserver, rien qui serait stable et subsistant : pas de fondement Vrai mais une contrainte à se fonder soi, à s’orienter en se comportant. Il s’agit de se donner forme en donnant simultanément forme à un monde ; là où je deviens, toujours contacter avant de me considérer comme différencié. Toute manière d’être à sa vérité en ce qu’elle est mise en forme d’un je, tel qu’il advient là ; et il s’agit de veiller à la révéler… Cela m’engage à délibérément chercher en quelle façon tout comportement est une manière d’endurer l’ouverture pour des possibilités d’être et une manière de comprendre, de s’y comprendre. Je vais reconduire la forme se manifestant au ensuite d’où elle se fonde et s’in-forme. Cela veut dire que je ne veux pas faire changer mon patient ? Exactement. Ou bien il faut penser que changer c’est être tel que je deviens sans cesse : un processus d’information situante ; qui ouvre le site pour une présence humaine ; présence, prae-sens, toujours tendu vers ma possibilité suivante d’être, jamais entièrement là. D’où cette énigmatique appellation de Dasein : être-le-là, tenue d’une rapport différenciant, ouverture par où un site moi/monde prend forme. Cette information est acte langagier, mise en forme d’une direction de sens ou présence ; une information langagière pour reprendre mon jargon phénoménologique c’est-à-dire toujours un tissage signifiant car l’ouverture se retire aussitôt qu’un sens advient. Ainsi toute clôture est un mode de l’ouverture : toute forme, une manière et de se différencier et de se tenir ouvert. Cela me convie à me laisser accueillir et éprouver la forme langagière qui me donne le ton maintenant et ensuite, à sans cesse ouvrir son épaisseur signifiante, son intensité pathique. Certes, c’est bien joli ! Mais comment ? En tant que Gestalt-thérapeute, je m’appuie sur des hypothèses : Une conception de l’être humain comme ex-istant c’est-à-dire toujours déjà au-monde et tendu vers sa possibilité suivante d’être. Autrement dit : taraudé par la question « Qui suis-je ? » et toujours déjà in-formé par le « cela que je fais »… « Qui ? » et « quoi » toujours co-tendus, co-donnés à la manière du slash qui espace figure/fond ; figure-quoi/fond-qui ? Un slash insaisissable et pourtant c’est bien « là » qu’il s’agit d’endurer : être-le-là, condition de possibilité de tout avoir lieu intramondain ; un avoir à être non substantivé. Cela veut dire que la question de son être constitue pour l’humain une énigmatique ouverture et prend certaines directions qui le concernent sans jamais le définir. En cela, la présence humaine est éminemment pathique : vivant, je suis passible d’être. Cela veut dire qu’il m’est donné d’être-au-monde : je ne peux pas ne pas y être. Je suis toujours déjà né : une origine qui échappe à toute fondation raisonnable. Il m’appartient de m’approprier ce pouvoir être tel qu’il est toujours déjà à l’oeuvre. Se décider pour une manière de se comporter c’est, dans notre langage de Gestalt-thérapeute, s’orienter : in-former un monde à même l’ensuite toujours déjà ouvert de sa présence éminemment sensible, vibratoire ( toujours aller-vers ; ad-gressere). Une telle manière de penser l’être humain ne se résout pas en affirmations visant à définir ce qu’il est. Ainsi l’être humain ne peut être considéré comme un composé d’animalité et de raison. Il ne peut se concevoir comme une série de processus biologiques même si, en tant que corps vivant, il lui échoit d’avoir des organes. La vie en tant que telle échappe à toute description biologique et, de même, les émotions ne sont pas expliquées par l’hypothèse des neuro-transmetteurs par exemple, pas plus que le cerveau limbique est responsable de nos actes. Le cerveau des biologistes n’est pas l’appareil psychique de la psychanalyse et est encore autre que l’esprit ! Cela ne veut pas dire que le regard biologique n’est pas pertinent : il l’est dans les limites de son domaine et l’exercice de la Gestalt-thérapie n’est pas le même que celui de la médecine. Prendre soin d’un existant, cela nous invite à accepter que la « nature » humaine ne peut se circonscrire selon un schéma explicatif assuré, mais bien plutôt relève d’une opacité salutaire en cette époque mondaine caractérisée par la notion de gestion. Cela veut également dire que nous ne pouvons nous appuyer sur un raisonnement causaliste : être humain c’est avoir à être. Et il n’est pas là de déterminisme car l’être n’est pas de l’ordre d’un effectif mais d’un possible. Cela veut dire concrètement par exemple que je ne me réfère pas à la conception des Gestalts fixées ou inachevées : ce n’est pas ici le passé compris comme un stock archivé qui détermine l’existant mais bien plus l’ensuite de son pouvoir être. Lorsqu’on parle en termes de Gestalt fixées, on invoque un déterminisme, une cause, quelque chose qui a eu lieu et n’a pas été alors assimilé et qu’il s’agit de remastiquer. La notion de fixation demande un lieu où cela se tient et en ce sens nos fondateurs s’appuyaient sur la conception d’un psychisme tout en déplaçant le lieu psychanalytique du conflit (intrapsychique) sur la scène sociale : un conflit entre l’homme et la société. Par choix de posture, le Gestalt-thérapeute se tient en regard à partir de l’ensuite et non à partir d’un passé. Le passé prend forme comme passé à la lumière de l’avenir (plus juste serait l’avenance). Ainsi je comprends la présence comme un acte de provenance. Pour comprendre cette notion de provenance, pensez à la circulation d’un train : par exemple « le train corail 3731 en provenance de Narbonne, entre en gare de Carcassonne ». Que dit cette annonce ? Elle me dit que le train se situe là : « en provenance ». Ce là n’est pas un ici déterminé. Il est là « en pro-venance de » ; à l’avant de où il était : son maintenant est venue à l’avant d’un lieu qui se décline à même son avancée et qui en cette circonstance prend nom provisoire de Narbonne lorsque je le circonscrit. Cela indique le procès de la temporalisation : l’ensuite est cette tension à être, tension vers, une manière d’être en rapport : une ouverture. C’est à même ce « ensuite » que va s’informer la présence humaine. C’est à même cette ouverture pour ma possibilité suivante de me comporter que peut s’informer quelque chose comme un passé, sans cesse survenant lui aussi, même si je le nomme passé. De même le maintenant n’est pas mesurable, il s’entend comme pro-venance. Je dis bien que cette manière de penser la temporalisation est un choix de posture et le temps n’y est pas conçu comme un quelque chose du genre d’un contenant présent, d’un contenant avenir et d’un contenant passé qui verseraient leur contenu l’un dans l’autre. Nous devons là renoncer au point de vue scientifique qui colore la psychologie, la psychanalyse et la Gestalt-thérapie. Pour ma part, je prends appui sur la pensée de l’être humain comme Dasein, « être-le-là », qui ne dit rien de précis mais m’invite à accompagner un procès, celui de la présence : toujours déjà au monde, toujours déjà né, il appartient à l’être humain de mettre en œuvre des possibilités d’être, autrement dit de décider de ses manières de se comporter. Se comporter c’est à dire se spatialiser et temporaliser, donner sens tant à un soi-même qu’à un monde simultanément : tisser une forme signifiante ; Gestalt/Gestaltung. La situation thérapeutique se donne pour projet de soutenir le procès de l’existence : il appartient à chacun de prendre en charge son pouvoir être, une ouverture pour des comportements et ceux–ci témoignent de sa façon de se donner sens et signification. D’où l’attention portée par le Gestalt-thérapeute aux formes langagières. La pathologie sera alors comprise comme souffrance eu égard à ce pouvoir de se donner forme, une souffrance qui témoigne de la difficulté à prendre en vue et à assumer les manières dont un être humain se comprend en se comportant. Cette souffrance prend souvent la forme d’un sentiment de subir, de ne plus pouvoir. Par exemple, tel patient s’éprouve contraint d’accomplir des actes qu’ en même temps il juge dégradants et stupides ; tel autre s’éprouve dans l’impossibilité de se décider pour n’importe quel acte, même le plus banal, de sa vie quotidienne car il ne peut être sûr que c’est le bon choix ; tel autre s’éprouve pris dans un monde où il est le jouet d’un esprit qui le traque partout et le contraint de commettre certains actes, de proférer des paroles et peut-être même utilise-t-il sa bouche pour articuler des mots à travers son corps devenu marionnette. Ces exemples témoignent d’un aspect de la situation thérapeutique et demandent un complément : il s’agit pour moi, Gestalt-thérapeute, de me laisser éprouver, traverser et informer à cette occasion, de m’y laisser concerner en tant qu’il y va alors aussi de ma possibilité de m’y donner forme. Patient et thérapeute sont tous deux engagés dans une même question, celle de leur nécessité de s’y donner forme, autrement dit de se donner sens et signification. Mais le Gestalt-thérapeute lui a un projet : il vise à restituer le pouvoir-être c’est-à-dire d’abord à chercher à prendre en conscience délibérément la façon dont un existant a mis en œuvre ce pouvoir-être et ce, à son insu, de manière telle qu’il s’éprouve contraint, assigné à un rôle par exemple. Prendre soin de l’existence en tant qu’elle est un souci, une question qui nous concerne, cela veut dire que quoi que fasse un existant, il lui échoit, à lui seul, de le prendre en charge : il est contraint de s’approprier cela, la façon dont il a toujours déjà mis en œuvre une manière d’être. Se l’approprier c’est prendre en conscience, en charge, cette forme dans laquelle il se tient toujours déjà et ce faisant en éclairer la justesse et se rendre libre, ouvert, pour sa possibilité suivante d’être. C’est pour cela que dans la relation thérapeutique je vais me laisser accueillir et éprouver le monde auquel me convie le patient ; je vais en quelque sorte devenir « pâte mondaine » et peu à peu inviter à prendre conscience de cette manière là de se comprendre et de comprendre le monde, en chercher la pertinence, le fondement. Ainsi le rôle du Gestalt-thérapeute ce n’est pas de faire changer son patient, mais bien plutôt de lui permettre d’assumer pleinement la façon dont il se tient, l’assumer de manière telle que cela le rende libre pour se comporter encore ainsi ou autrement, mais de manière résolue. Quand je dis « assumer », prendre en responsabilité, je ne veux pas dire qu’il s’agit d’avoir éclairé une figure se détachant nettement d’un fond, autrement dit d’en avoir énoncé toutes les possibilités raisonnables ? Je veux dire qu’il s’agit d’en prendre acte et de s’y laisser être par delà toute possibilité énonçable. Choisir de manière résolue, c’est s’ouvrir à ce qu’il en adviendra et qui ne peut être clarifié préalablement, à l’altérité, à l’imprévisible. Ma posture se fonde dans une prise en soin de la forme, du rapport figure/fond et non de la seule figure que je chercherai à rendre claire et brillante, autrement dit à fonder en raison. Ce qui m’importe c’est la tenue du rapport : ce qui s’éclaire prend sens de ce qui s’obscurcit…tenir cela en tension, à l’endroit du slash. C’est en cela que je suis tentée de parler d’in-posture. Alors le Gestalt-thérapeute se tiendrait à l’endroit du slash figure/fond. Du point de vue du self, il s’agira de veiller à l’articulation intensive de son déploiement en mode ça et en mode personnalité : se laisser éprouver- expérimenter, traverser- cela qu’il m’est donné d’être : la dimension atmosphérique qui augure une situation ; m’étonner de la manière dont s’est déjà signifié un monde et un je alors distingués, comment là cette façon d’avoir/être signifié m’engage moi-même en propre c’est-à-dire moi-au-monde ; et comment, dans cet engagement s’ouvre à moi un pouvoir être encore. Toute forme (Gestaltung) de présence témoigne d’une vérité que le Gestalt-thérapeute veille à amener en conscience, à permettre de prendre en responsabilité. Si nous pensons le self comme hypothèse de la façon dont le langage nous traverse et témoigne de notre avoir à être tout autant que de la manière dont nous habitons toujours un monde, alors le Gestalt-thérapeute peut s’appuyer sur l’articulation de ses modalités de déploiement pour tenir ouvertes les conditions de possibilités afin que le déploiement en mode ego survienne. La survenue en mode ego c’est ainsi que je nomme la rencontre en m’appuyant sur notre théorie du self : moment où deux existants s’y trouvent, dans une forme commune de présence ; une forme commune où chacun s’est situé en conscience. Tout comme l’attente du chant de l’oiseau ne peut se programmer, la survenue en mode ego (6) n’est pas de l’ordre d’une mise en œuvre raisonnée. Elle viendra par surcroît, témoignant d’un moment de rencontre appropriée, là où patient et thérapeute adviennent à leur propre, assument pleinement leur forme de présence, telle qu’elle leur est donnée : la forme du moment sera alors une forme commune et c’est là que nous pourrons dire que la rencontre a eu lieu. Ainsi le Gestalt-thérapeute peut contribuer à solliciter le déploiement du self en mode ça et/ou en mode personnalité et sa technique devra prendre appui sur un diagnostic de la situation en cours. Vous avez dit « diagnostic » ? Pour certains au sein de notre communauté, parler de diagnostic c’est employer un « gros mot ». Eh bien oui il est pour moi question d’un diagnostic et c’est un des fondements de ma posture. Lorsque je parle de diagnostic, je veux dire qu’il s’agit bien que le Gestalt-thérapeute élabore un projet, un « vers où » sans cesse ajusté qui oriente sa manière d’intervenir et qui le fonde comme Gestalt-thérapeute. C’est la posture qui contribue à définir le cadre thérapeutique : la séance de Gestalt-thérapie est autre que celle d’une séance de manucure ou d’une rencontre dans un café. Ce diagnostic va s’appuyer sur notre bonne vieille sémiologie clinique, celle que l’on retrouve dans les manuels de psychiatrie tels que celui d’Henry Ey (7). Attention je parle de sémiologie et non de la conception structurale de la psychopathologie de ce psychiatre. Vous me direz que « ça fait pas très tendance ! » Et puis c’est vraiment plus à l’ordre du jour depuis que le DSM règne…Rappelons-nous que lors de nos derniers états généraux, le DSM était considéré comme une évidence … Alors, au diable la sémiologie, contentons nous du niveau du symptôme ! Mais c’est qui ces excités qui parlent de « sauver la clinique » ? Ces « collectifs des 39 » et autre « contre la nuit sécuritaire » ? En ces temps troubles, il m’importe de citer ces mouvements de psychiatres et autres cliniciens finalement peut-être plus récalcitrants que les propos que nous avons pour habitude de partager au sein de nos assemblées conviviales ? La sémiologie classique nous ouvre des possibilités de voir, elle nous invite au pas à pas de la manière dont s’informe notre comportement. Bien sûr, il s’agira de décaler notre manière d’y prendre appui. Elle devient ici sémiologie élargie à une situation d’existence et aussi sémiologie comme appui pour nous ouvrir au phénomène. Elle ne vise plus à repérer un symptôme mais à enrichir les capacités de voir et de s’étonner du Gestalt-thérapeute (ce qu’il perçoit de lui à l’autre : une sémiologie de la situation et non du seul patient), ses capacités d’ouvertures à ce qui le sollicite et à la manière dont il y est convoqué. Elle constitue le grain de sable qui conduit sans cesse le Gestalt-thérapeute à tenter de révéler et falsifier son diagnostic implicite (la fameuse « sauce » que j’évoquais plus haut), à en entretenir la dimension critique et, en même temps, elle prend forme d’un instable-sol sur lequel je m’appuie pour décider de ma façon d’intervenir dans le cours de la séance, décision, orientation qui évolue. C’est à partir de cette sémiologie que je vais choisir de solliciter le déploiement du self plutôt en mode ça ou bien plutôt en mode personnalité. Cette sémiologie vient se nourrir également de la façon dont je pense l’existence c’est-à-dire les manières dont l’être humain est en rapport avec la question de son avoir à être qui ouvre à des questions communes. Par exemple la question de la possibilité et celle de la possibilisation ; celle de la solitude à laquelle me convoque toute décision et de la faillibilité de toute orientation et de toute perception ou sensation, celle de la passibilité qui échappe à toute signification. Je veux dire que lorsque la séance débute, je suis sensible à la tonalité de la situation, l’atmosphère : la rythmique respiratoire et gestuelle des corps, celle du débit verbal, la tonalité, la forme des phrases… la tonalité du contacter. Et tout cela prend forme ( figure/fond) d’une manière d’endurer et d’avoir informé la situation, une manière qui nous est commune et à même laquelle nous allons tisser les formes particulières de notre présence. Par exemple, je peux formuler l’hypothèse que la situation peut s’envisager comme une forme langagière paradépressive et cette hypothèse va constituer ma posture du moment et témoigner de la musicalité de cette relation telle qu’elle m’éprouve, qu’elle nous concerne là (tant moi que le patient pour le dire avec des mots quotidiens). Quand je dis « forme langagière » , je veux autant dire la dimension verbale du langage que sa dimension corporelle ( une telle distinction n’a pas pour moi de pertinence mais elle est habituelle)…avant tout la présence humaine me semble une geste, une tournure…une manière de s’y sentir, s’y mouvoir, s’y émouvoir qui augure le slash par où figure/fond advienne l’un l’autre ; car toujours je suis pris dans la quotidienneté et la quotidienneté c’est cette façon de se concevoir comme doté d’une intériorité c’est-à-dire distingué de son monde, perçu alors comme ce qui est hors de moi. La forme langagière diagnostiquée est donc une forme qui concerne cette relation là, à ce moment là et qui en ouvre les possibilités formelles. Si je poursuis avec l’hypothèse de la forme langagière paradépressive, alors nous allons habiter le langage selon une tonalité particulière. Celle-ci va nous concerner en ce que la question essentielle prendra sens de qu’est-ce qui peut bien fonder une valeur ? Comment se sentir mobilisé ? La question du projet et du mourir ? etc. Lorsque j’enseigne cette notion j’évoque la musique : un morceau de musique se décline selon une tonalité fondamentale et selon une rythmique. La forme langagière nous convie à une musique particulière que nous pouvons apprendre à déguster ; elle a une couleur rythmique, une intensité. C’est cette musique là que nous allons accueillir, découvrir, mettre en œuvre ensemble et respecter dans ce qu’elle donne à entendre de nous, puis peu à peu nous allons l’enrichir, en explorer les variations et peut-être qu’une autre tonalité surviendra ou quelle prendra toute son intensité… « S’il chante, l’oiseau, s’il chante ». L’hypothèse de la forme langagière constitue le sol à partir duquel je décide de mes manières de solliciter le déploiement du self. Et pourquoi je ferai cela ? Tout simplement parce que la Gestalt-thérapie ne se limite pas à la question caricaturale « comment te sens-tu là maintenant ? », qu’il n’est pas ici question d’échanger des vécus mais de restituer à mon patient son souci d’existence et que cela constitue bien un projet. Parce que la théorie du self nous est un appui technique précieux quand elle s’assortit d’une pensée de la pathologie, d’une conception de l’humain comme existant que nous avons pris le temps de méditer. Un appui précieux car contrairement à l’hypothèse de l’appareil psychique ou à l’hypothèse neurologique, elle ne permet pas de conclure en ramenant la forme de présence à une pathologie causée par quelque chose à l’intérieur de quelqu’un. La théorie du self, avec quelques remaniements qui ne permettent plus de rabattre le self à un sujet individué (non pas celle du self compris comme « cycle de satisfaction des besoins », ni celle ou le self est compris comme « cycle du contact »), me permet de tenir cette posture du Gestalt-thérapeute. Une telle posture ne peut plus se définir comme une expertise même si elle use d’une dimension diagnostique et ce en vue d’un projet de soin du processus de formation des formes langagière. Elle ne prétend en aucune façon savoir ce qu’il en est pour l’autre et pourtant elle me conduit parfois à déposséder momentanément l’autre de son souci d’existence …Soit nous voyons cela comme une distorsion ou comme une incohérence, soit nous le voyons comme une tension critique : comment puis-je décider que là il s’agit de me substituer à autrui et prendre des orientations qu’il subira éventuellement ? Par exemple décider de faire hospitaliser quelqu’un ? Laissons cette question ouverte car elle mériterait un lent débat. Je dirai que la théorie du self ne dit rien, n’affirme rien, elle vient juste m’orienter provisoirement et me permettre de sans cesse « prendre la mesure de comment j’ai toujours déjà mangé l’autre et moi-même » ; la théorie du self c’est cela qui me réouvre sans cesse à la dimension processuelle de toute Gestaltung et me permet de prendre la responsabilité de ma manière de me tenir auprès de mon patient.

Ainsi donc la posture concerne les moyens que je me donne pour exercer cette activité : Gestalt-thérapeute. Elle s’appuie sur une pensée de l’être humain, une hypothèse qui décline les moments possibles du processus d’information langagier et c’est ainsi que j’ai rebaptisé notre théorie du self. Elle prend sol sur la richesse clinique que constitue la sémiologie psychiatrique et s’enrichit de la conception de l’être humain développée par Heidegger. Une telle posture n’est pas confortable car elle nous conduit à délaisser la sécurité de la raison, la certitude d’une anthropologie. Elle nous invite à repenser ce qui se trouve en germe dans le texte fondateur de la Gestalt-thérapie : sortir d’une posture d’expertise, renoncer au confort de la théorie de l’appareil psychique mais aussi renoncer au confort de l’homme neuronal. Elle nous convie à la conscience de nos limites et au choix d’un penser philosophique. Par là elle nous expose politiquement puisqu’elle nous amène à nous engager afin de préserver une dimension mystérieuse à l’existence humaine, une certaine manière de prendre en soin un être humain et non pas un stock d’organes dysfonctionnant. Le poème de Prévert n’est-il pas une invitation à reconnaître la limite de notre pouvoir être, à distinguer pouvoir être et prise de pouvoir ? A accepter l’incertitude comme une chance et pas seulement comme une menace ; incertitude qui nous contraint à apprendre à penser encore et encore….

Bibliographie :

1 Patrick Colin, Tétralemme, Cahiers de Gestalt-thérapie N°29, l’Exprimerie, 2012. 2 « Ta mathemata signifie pour les Grec ce que l’homme connaît déjà d’avance lorsqu’il considère l’étant et lorsqu’il entre en relation avec les choses : des corps, ce qui fait d’eux des corps ; des plantes, ce qui en fait des plantes ; des animaux, ce qui en fait des animaux ; des hommes - l’humanité. » Martin Heidegger, L’époque des « conceptions du monde », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard collection tel N°100, 1962, page 103. 3 Martin Heidegger, Séminaires de Zurich, traduction par Caroline Cros, Gallimard, Paris 2010. 4 Médard Boss, article Das Unbewusste, was ist das ? , dans Von der spannweite der Seele, Benteli Verlag, Bern, 1982.

5 Dan Bloom, En réponse à « Le contact, à la source de l’expérience » : Dan Bloom rejoint Jean-Marie Robine dans un “duo”, Cahiers de Gestalt-thérapie N°29, l’Exprimerie, 2012

6 Edith Blanquet, Subjectivation et théorie du Self, Publié dans les Cahiers de Gestalt-thérapie N°24 Self en questions, l’Exprimerie,2009 7 Henri Ey, P. Bernard, Ch. Brisset « Manuel de psychiatrie » Masson 1978, 5° édition


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