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Notion de champ en Gestalt-thérapie. Illustration clinique : Marylin


Notion de champ en Gestalt-thérapie Illustration clinique : Marylin

Notion de champ en Gestalt-thérapie Illustration clinique : Marylin Cet article a été publié dans les "cahiers de Gestalt-thérapie" N°22 année 2008. Il a été donné sous forme de conférence en mai 2007 à l’université de Paris La Sorbonne dans le cadre du séminaire de Daseinsanalyse (séminaire sous la responsabilité de Françoise Dastur).

En guise d’introduction et pour situer un contexte je vais reprendre quelques repères concernant l’historique de la Gestalt thérapie :

La Gestalt-thérapie est une dissidence de la psychanalyse : Perls a d’abord été psychanalyste (de 1938 à 1951) et lorsque la Gestalt-thérapie naît vraiment en 1951 il est âgé de 58 ans. Elle a été élaborée par Frederich Perls dans les années 50. Parmi ses sources : la psychologie de la forme avec les travaux de Köhler et Koffka ; les travaux d’Otto Rank, de Wilhelm Reich, de Moreno et en philosophie –de manière très discrète- les travaux de Edmund Husserl. Le premier écrit de Perls date de 1942 et s’intitule « Le Moi, la Faim et l’Agressivité ». Le point de départ des travaux de Perls en est une mise en cause du primat de la libido et la mise en valeur de l’agressivité dentale dans sa dimension créatrice. Perls se distingue ainsi des conceptions de l’agressivité comprise comme essentiellement destructrice. L’écrit qui fait référence date de 1951 : (avec Hefferline universitaire USA et Paul Goodman, écrivain et philosophe USA). « Gestalt-thérapie », « Vers une théorie du Self, nouveauté, excitation et croissance ».Nous y trouvons les premiers fondements de la théorie du self. Cet écrit témoigne d’une élaboration en cours avec ses achoppements et esquisses. Je veux souligner par là que cet écrit nous offre la naissance d’une manière nouvelle d’entendre la psychothérapie et par là la conception de l’homme qu’elle présuppose. Cette nouvelle manière est entrelacée d’une vision que je dirai plus classique et qui a été initiée par la psychanalyse. C’est cela qui rend peu aisée la lecture de cet écrit et qui ne signe pas une incohérence de pensée mais une tentative méritoire de penser autrement la psychothérapie. Il me semble que c’est aussi cet entrelacement de deux possibilités d’entendre la psychothérapie qui va conduire à la mise en œuvre de deux courants de compréhension et développement de la Gestalt-thérapie .Ces deux grands courants ont vu le jour aux USA : un courant plus proche de Perls (côte ouest des USA) avec une conception en appui sur le paradigme de l’individu et un courant plus proche de Paul Goodman et Laura Perls (côte est des Etats-unis). Actuellement, en France je dirai que nous distinguons également deux courants qui ont poursuivi leurs élaborations : l’un a développé la théorie du self de la Gestalt-thérapie dans le courant de la psychanalyse des relations d’objets -à partir notamment des travaux des psychanalystes Fairbairn et Kohut- et l’initiateur de ce courant est Gilles Delisle . L’autre courant a contribué à développer la théorie du self selon le paradigme de champ. Son représentant en France en est Jean–Marie Robine. Mes travaux prennent leur source sur cette manière de voir.

Ma pratique de la Gestalt-thérapie s’appuie sur le paradigme de champ, sur les travaux des philosophes Martin Heidegger et Henri Maldiney et ceux des psychiatres phénoménologues. Cette pratique ne se veut pas exclusive et reflète un choix conforme à une position éthique. Elle n’a aucune prétention de produire une vérité générale mais plutôt propose un point de vue possible. Ainsi je vais vous témoigner de cette manière de voir et vous invite à recevoir mes propos comme invitation à penser et à élaborer, à différencier d’autres points de vue possible.

La Gestalt-thérapie est souvent définie comme thérapie de « l’ici et maintenant » et là un oubli de taille s’opère : l’oubli c’est le « ensuite » qui doit suivre : « here, now and next ». Ceci pour indiquer le vers où qui qualifie notre posture…le comment et le en-vue-de, plus que le pourquoi compris comme quête d’une cause génétique. Nous nous tenons selon la logique du phénomène (soutenir l’ensuite de ce qui vient à l’apparaître) et non selon celle du symptôme (qui conduit à rechercher un contenu latent, un motif caché ; qui permet de concevoir ce qui là se manifeste comme symptôme d’autre chose) et ce dans un souci de cohérence avec une attitude phénoménologique. Son concept premier est celui de contact : la Gestalt-thérapie a développé une pensée du contact conçu comme un processus et cela a donné naissance à la théorie du self conçu comme cycle du contact : « En Gestalt-thérapie, ce que nous appelons « self »n’existe que quand et où il y a contact. Non pas le self existait antérieurement et se révélerait, se manifesterait, s’exprimerait, dans le contact, mais bien est contact. Il est pli et dépli. Mouvement. Il est la mise en œuvre des ajustements créateurs qui s’opèrent à la frontière du contact organisme/environnement. Dans ce champ défini comme : « un organisme et son environnement », la fonction-self désigne les mouvements internes du champ, mouvements d’intégration et de différenciation, d’unification et d’individuation, d’action et de transformation etc. » préface à Gestalt-thérapie traduit par JM Robine ; édition l’exprimerie : Page 9 (« Gestalt-thérapie… » Traduction de Jean-marie Robine)

L’objet de la Gestalt-thérapie est la formation de Gestalten ou formes signifiantes. C’est à cette occasion, que je définis comme la mise en œuvre d’un pouvoir séjourner avec le langage qu’un sujet s’in-forme en s’in-formant un monde. La Gestalt-thérapie telle que je la conçois vise à solliciter la Gestaltung de soi c’est-à-dire la survenue en présence d’un je et d’une situation s’in-formant l’un à l’autre simultanément. La pathologie y est comprise comme restriction des possibilités de se donner forme et simultanément d’in-former un monde. Cette restriction affecte le pouvoir être proprement (Eigentlich ; authenticité de Heidegger) soi-même (se rapporter à soi et con-sister un monde commun) qui définit l’existant dans la lignée des travaux de Heidegger. Nous sommes là dans une conception fidèle à Arthur Tatossian et aussi Henri Maldiney.

Le champ :

C’est la conception de champ comme fondement de la Gestalt-thérapie, qui signe la rupture avec l’approche psychanalytique et sa posture analytique, c’est-à-dire découpant un sujet et un monde et concevant le psychique comme un terrain conflictuel, extérieur au monde même si elle le réintroduit dans ce monde. Je vais parler de paradigme de champ afin de mettre l’accent sur cela : il s’agit d’un exemple, d’un point de vue que l’on choisit pour comprendre et penser. Le paradigme de champ est ainsi une manière de voir parmi d’autres possibles et il se distingue notamment du paradigme de l’individu ou de la substance qui est le point de vue que nous adoptons habituellement dans notre culture occidentale. Pour prendre une métaphore j’évoquerai l’appareil photographique : lorsque je veux photographier un sujet, je décide de l’objectif que je vais utiliser et selon celui que je choisis le sujet se montrera différent : si je photographie un sujet avec successivement un objectif 100mm puis un objectif macro ce que je verrai sur la photographie ne sera pas le même…ainsi le paradigme de champ et celui de la substance sont deux manières de regarder et chacun dispose de sa propre cohérence.

Schématiquement le paradigme de champ se décline en cinq principes :
- Principe d’organisation : tout comportement prend sens dans un contexte qui lui est propre et ne peut être entendu que dans ses liens essentiels à celui-ci. Nous ne pouvons l’isoler, l’extraire de la situation par laquelle il advient et qu’il contribue à définir simultanément.
- Principe de contemporanéité : Un comportement advient dans le présent de sa manifestation. Il n’y a pas lieu d’invoquer un passé ou un futur pour donner sens à cet agir mais bien davantage il s’agit de le signifier dans son actualité même. Cela veut dire que par Exemple, la notion de répétition n’appartient pas à ce paradigme mais également la notion de Gestalt fixée.
- Principe de singularité : Chaque situation est unique c’est-à-dire radicale nouveauté. Cela exclut toute généralisation abstractive.
- Principe d’un possible rapport pertinent : chaque élément de la situation contribue de façon significative à son organisation, est donc potentiellement significatif. Il n’est pas alors de causalité au sens d’une recherche de ce qui serait premier.
- Principe de processus changeant : L’expérience d’un individu en voie de lui-même se construit d’instant en instant. Elle est nouveauté sans cesse. Du point de vue de la Gestalt-thérapie cela nous renvoie au fameux « here, now and next », le « next » insistant sur le à venir encore.

Certes les travaux de Lewin ne remettaient pas en question l’évidence d’un sujet préconstitué et pour lui il y avait un individu et son champ. En quelque sorte le sujet humain devait s’entendre comme fondamentalement en relation avec un environnement. Pour autant si nous nous penchons sur ces cinq principes il me semble difficile de conserver une vision du champ comme un lieu, un topos. Ainsi le champ devient pour moi un ensemble de principes que j’adopte pour regarder l’homme et son monde. Ils m’invitent alors à me pencher sur ma conception de l’homme. Tout comme les règles d’un jeu indiquent les manières possibles de déplacer des pièces et de délimiter un espace pour ce jeu, les principes de champ seront mes règles à partir desquelles je vais voir et nommer.

Mes travaux et lectures ainsi que ma pratique de Gestalt-thérapeute me conduisant à éprouver des styles de rencontres que l’on qualifie de « psychotiques » (délibérément je ne parle pas de « personnes psychotiques ») m’ont conduite à envisager plus radicalement ce paradigme de champ et par là à délaisser une conception de l’homme comme sujet humain préconstitué. En effet certaines modalités d’être au monde m’ont conduite à me questionner sur la possibilité pour un humain de se prendre suffisamment pour lui-même. Autrement dit puisque il y a des situations où un humain n’a plus cette évidence d’être un sujet alors nous devons accepter que cela ne va pas de soi d’être constitué comme sujet et nous devons nous demander comment s’opère l’individuation . C’est en cela que nous ne pouvons plus nous appuyer sur le paradigme de la substance qui conçoit que l’humain est déjà constitué en individu. Il s’agit là de ne plus considérer comme évident que du fait que je suis visible en tant que corps vivant je suis aussi un existant. Ce corps vivant qui m’échoit ne me définit pas en tant que personne : n’est ce pas étonnant, si je reprend mon exemple de la photographie, que je puisse vous montrer une photo d’un bébé et vous dire « ça c’est moi » …et que, de plus, cela ne vous pose pas question ! qu’est ce qui permet de relier cette image là à cette apparence actuelle que je qualifie de mienne ? Ce sont de telles évidences qui ne vont pas de soi pour certains humains et qui nous conduisent à prendre conscience que nous évoluons dans un monde de représentations que nous prenons comme des vérités éternelles. Me vient en guise d’autre illustration le tableau de Magritte reproduisant une pipe et accompagné de cette mention « ceci n’est pas une pipe »…

Ainsi que le signifie Georges Simondon, il me semble intéressant d’envisager l’individu à partir de la notion d’individuation et non l’inverse. Il est possible de suspendre l’évidence d’un individu premier pour entendre l’individuation en tant que processus en cours. L’individuation comprise ainsi comme acte de différenciation moi-monde est un procès temporalisé, une in-formation au sens de Gestaltung de soi au monde. Encore une fois c’est ce que Bin Kimura évoque par son expression « venir-à-soi-toujours-sans-cesse ». Et ce qui augure cette différenciation toujours déjà en train de s’effectuer c’est la signification. Je veux dire par là que c’est le tissage (logos ; legein) d’une signification langagière qui nous permet de diagnostiquer ce processus proprement humain d’individuation. C’est dire que le langage est ce que nous partageons tous. Langage est à entendre en un sens large : parole parlée et mouvement. Tout ce qui se manifeste pour un humain est déjà pris dans le langage et ainsi le langage est le lieu dans lequel nous séjournons : nous sommes enveloppés, entretissés de significations et la rencontre est tissage d’une communauté signifiante. Et si nous regardons du côté de notre mythe fondateur, je veux dire la théorie du self, et ce d’un point de vue de champ, alors nous ne pouvons plus la ramener à une propriété d’un humain préconstitué. C’est ainsi que la théorie du self me semble particulièrement novatrice lorsque nous la regardons comme l’hypothèse des modalités de l’élaboration signifiante à l’occasion de laquelle un sujet humain s’individualise ou se prend en vue en se donnant forme ; forme différenciant et un je et un non je, forme situant ce je comme sujet d’un monde et qui in-forme ce monde comme une possibilité signifiante parmi d’autres possibles. Cette manière de regarder la théorie du self nous permet de formuler des hypothèses quant à la possibilité pour un je d’advenir.

D’un point de vue de champ, l’homme est d’emblée au monde, dans l’immédiateté de son existence. L’humain est ainsi existant au sens de ek-sister c’est-à-dire en dehors de toute stase. C’est Heidegger qui transcrira ek-sister ainsi pour bien souligner que l’humain n’est pas un lieu pré établi, la stase étant ce qui s’oppose au mouvement chez Aristote. Et il nous dira plus radicalement que l’humain est être-le-là (Dasein) c’est-à-dire toujours en voie de lui-même. Cela signifie que l’homme ne peut se rapporter à lui-même comme il le fait lorsqu’il vise un objet : il ne peut se prendre en vue comme un objet, sortir de lui puisque sans lieu il est (pas de topos au sens géographique) et en même temps toujours là. Son rapport au monde n’est pas de l’ordre de l’observation mais de l’ordre de l’affection (c’est cela qui m’a conduite à parler de style de présence « psychotique » au sens d’atmosphère, Stimmung). Ainsi son agir est nécessairement situé, affecté. Je dirai qu’il est effet de monde dans le sens où Heidegger dit que le Dasein est mondialisant, qu’il « monde le monde ». C’est dans ce rapport nécessaire, son être-au-monde, que l’homme peut donner forme à son agir en tant qu’il est sien au sens de la Mienneté (Selbstlichkeit) de Heidegger, qu’il lui appartient en propre…qu’il est contraint à s’approprier toujours sans cesse : in-former le lieu de son séjour qui n’est pas de viande mais de chair (Merleau-Ponty) . Son agir est le signe de son entrée en présence à ce moment particulier et c’est là qu’il trouve sa vérité et son fondement. Autrement dit c’est à l’occasion de son agir qu’il entre en présence (kaïros), donne forme et signification tant à lui-même qu’au monde. Lui-même et le monde se révèlent à même son agir. Son agir est actualisation d’une possibilité signifiante car l’humain se rapporte à son être qui est potentialité. L’action est alors mise en œuvre, effectuation d’une possibilité d’être, elle est phénomène mondain (chronos ; temps historique propre à la vie quotidienne ; niveau ontique) de l’événement de son entrée en présence (Kaïros ; temps ek-statique : instant du surgissement en présence ;niveau ontologique).

Le champ n’a pas de forme à priori, il indique l’ouvert entendu en référence à l’Entchlossenheit de Heidegger (Ici nous abandonnons la notion Husserlienne d’intentionnalité qui présuppose un ego et une conscience d’horizon). L’ouvert indique le donné, le « il y a » pour un je en voie de lui-même et non pré con-sisté, le pathique au sens de Maldiney : passible. Cette dimension pathique est caractéristique de l’humain : en tant qu’il m’est donné de vivre (passibilité), d’être né je suis sensible et toujours affecté : j’ai à exister ce corps là qui m’échoit. Le paradigme de champ permet d’entendre l’ouvert où s’origine un rapport sujet /monde par l’acte de l’entrée en présence. Il est potentialité pour le surgissement d’une forme en tant qu’un je advient en tant que lui-même dans le mouvement où il la prend en conscience ( la répétition des « en tant que » est délibérée . Entendez ici un rythme musical : le martelé. ). Cette forme est conjointement une forme de moi et du monde qui m’entoure, plus justement du monde comme mode de mon séjour auprès de. Ainsi, séjournant dans le langage et ouvert à des possibilités de se dire (en mots et en actes), je advient simultanément en tant que lui-même, dans un rapport temporalisant et spatialisant, constitutif tant de lui-même que du monde (le monde est ici monde vécu, monde de significations : le monde du paysage de Erwin Straus et non celui de la géographie). Sa prise en conscience est le tissage signifiant (Gestaltung) sans cesse réactualisé de ce rapport moi-monde.

Du point de vue de la Gestalt-thérapie, et selon les principes de champ, nous nous intéressons aux expériences du contacter toujours à l’œuvre. En effet nous ne pouvons plus parler de rupture du contact puisque cela viendrait en contradiction avec les principes de ce point de vue de champ que nous adoptons là : poser l’hypothèse du contact et d’une rupture de contact revient à penser en termes de sujet pré constitué car pour qu’il y ait rupture il faut qu’il y ait deux … or le principe de contemporanéité, celui de processus changeant… nous interdisent cela. Le contacter indique une continuité : je suis-au-monde-toujours-déjà et c’est ce que Heidegger appelle Facticité. Je suis né et j’ai à me donner sens…à devenir proprement moi-même. Cela implique que cette ouverture au monde qui m’échoit, ce contacter, va prendre forme par l’acte de l’élaboration signifiante : il va se déplier en situation .La situation est comprise ici comme la prise en signification de la présence : le il y a s’in-forme en situation : je suis ainsi à ce moment là actualisant mon exister à. Le contacter pourrait s’entendre comme awareness. Au passage je nous invite à un arrêt là pour bien souligner que champ et situation ne sont pas synonymes : la situation est ce qui se regarde selon un point de vue ; je peux entendre la situation d’un point de vue de champ ou bien d’un point de l’individu. Nous ne sommes pas là dans des niveaux logiques équivalent.

En tant que Gestalt-thérapeute et toujours selon ce point de vue de champ qui nous sert de référence, le contacter se déploie au cours d’un processus de figuration que nous appelons le self, pour quelqu’un qui se prend en conscience : une figure émerge peu à peu dans son rapport nécessaire à un fond d’où elle prend sens comme figure signifiant la manière d’être-au-monde d’un je en devenir. La forme en voie d’elle même ou Gestaltung est venue à l’apparaître d’une figure se différentiant peu à peu d’un fond se retirant. La Gestaltung est alors subjectivation. Nous nous intéressons au processus de subjectivation et visons à le solliciter. La théorie du self nous permet de solliciter la subjectivation et en cela elle est notre fondement.

Posture du thérapeute d’un point de vue de champ :

Le Gestalt-thérapeute interroge et s’étonne. Ce qui est premier pour lui, c’est la relation qu’il tisse à son patient, relation que nous comprenons comme in-formation du contacter toujours à l’oeuvre. La relation est œuvre de subjectivation et non œuvre de deux sujets préconstitués : nous ne sommes pas dans un modèle dialogual au sens de Martin Buber ( voir les travaux de Kimura Bin concernant l’Aïda « l’entre » qui nous invitent à entendre l’entre comme surgissement ). Le Gestalt-thérapeute est attentif à sa façon de se tenir en cette relation telle qu’elle s’informe à même sa présence en jet (Entwurf Heidegger). Il est « partie » survenante de l’expérience de cette rencontre, en ce qu’elle fait événement, tant pour lui que pour son patient (elle est événement avènement de soi-même au monde). Ce qu’il prend en conscience et qu’il interpelle ce sont les modalités particulières de la construction signifiante de cette relation (Gestaltung). En effet je n’ai accès à autrui qu’à l’occasion du langage que nous partageons et par où nous nous éprouvons l’un l’autre simultanément. Le langage est à entendre dans son acception la plus large. Je dirai que le langage est le lieu du séjour de l’existant .

Adoptant une attitude phénoménologique, il se tient dans la surprise de cette rencontre s’in-formant.

Ainsi il n’est rien d’autre à questionner que ce qui advient là, dans la rencontre s’in-formant en in-formant ces deux personnes, et par laquelle toutes deux ek-sistent l’une à l’autre (l’intériorité est l’être auprès des choses. C’est l’ouverture à, la rencontre qui actualise la subjectivation). Il n’est pas de caché derrière, de contenu latent à un contenu manifeste qu’il s’agira de révéler par l’interprétation. Simplement il s’agit de déplier ce qui advient là, c’est-à-dire la façon dont chacun des deux protagonistes entrent en présence, en sollicitant le patient afin de lui permettre d’enrichir ses modalités d’être au monde (notion de phénomène et d’évènement appropriant). Lorsque je parle ainsi cela laisse entendre deux personnes pré consistées…et il me semble important de m’expliquer là : j’adopte ici le langage courant, celui de la quotidienneté dans laquelle il va de soi que je suis ce corps là et dans laquelle le monde se déroule devant moi un peu comme un tapis plus ou moins bien aspiré selon les moments… nous sommes là dans un dire qui tisse une temporalité chronologique. C’est à même cette manière d’être au monde qui caractérise l’existence sur le mode de la quotidienneté que nous pouvons interpeller au cours de la séance de thérapie la temporalisation de soi qui est de l’ordre d’une temporalité ek-statique, de l’ordre du Kaïros et qui vise à solliciter la venue en présence. Ces deux modes de temporalité sont entremêlés.

Dans le cours de la séance, le Gestalt-thérapeute est totalement engagé : il est ententif (il entend au sens d’être com-pris et d’accueillir, écouter avec davantage que les oreilles …) à sa façon de donner sens à la situation de rencontre et il prend l’entière responsabilité de ses propres constructions signifiantes, qu’il propose et partage avec son patient, tous deux engagés dans une co-institution commune de soi au monde. Il se tient dans la suspension de tout ce qui fait l’évidence de la quotidienneté et il s’y tient par choix de méthode pour reconduire la prise en conscience de son pouvoir de signifier. La posture phénoménologique que l’on définit par suspension du jugement (epoché) sur laquelle nous nous appuyons en Gestalt-thérapie ne signifie pas qu’il s’agit de ne pas opérer de jugement mais plus précisément que l’adhésion immédiate à ces jugements est suspendue. C’est cela qui permet de se tenir dans une posture d’étonnement : reconduire toute signification à sa dimension de possibilité pour laquelle il m’appartient de me décider (m’identifier, m’aliéner). Dire qu’il vise une co-institution, c’est assumer sa participation à la Gestaltung. Il met en mot, en jeu, qu’il sent et ressent et comment il se sent affecté, le sentiment qu’il éprouve, ce qu’il imagine, ce qu’il perçoit et par là il se choisit en assumant délibérément sa propre affectation, en la reconnaissant comme son propre point de vue, dans ce contexte particulier. Ce faisant, il sollicite et invite l’autre à qui il existe, il invite à prendre conscience et à se décider pour.

Tenir le là, c’est du point de vue de l’exister authentique, délibérément prendre le « parti d’y voir clair en conscience » c’est-à-dire assumer cette tension qui amène je à se remettre en jeu encore …dans le dessaisissement de l’angoisse existentiale, endurant son ouverture native. Le « parti-pris-d’y-voir-clair-en-conscience » est développé par Heidegger et renvoie à la résolution devançante (Entchlossenheit). Heidegger écrit :

« La résolution en tant qu’oser à fond être soi-même ne retranche pas le Dasein de son monde, elle ne l’isole pas pour en faire un je lâché dans le vide. Comment le ferait-elle, du reste – elle qui, comme ouvertude propre, n’est quand même proprement rien d’autre que l’être-au-monde. La résolution amène justement le soi-même dans l’être chaque fois préoccupé après l’utilisable et le met en contact avec les autres dans l’être-avec en souci mutuel. » (« Etre et temps » Gallimard, § 60 , citation page 356)

Ainsi la posture du Gestalt-thérapeute l’invite à prendre la responsabilité de sa propre subjectivation : à s’approprier. Cette posture m’amène à hériter sans cesse de moi-même, à être le fondement sans fond de moi-même. Cela nécessite un travail constant en direction de soi, une attitude d’humilité : assumer que toute direction de sens m’appartient en propre et n’épuise pas la direction elle-même… Dans la situation thérapeutique, le thérapeute se met à la disposition de son patient : il se tient à ses côtés et vise à le soutenir dans une prise en conscience, peu à peu, de sa propre créativité, de son pouvoir être qu’il ne reconnaît pas de prime abord. En quelque sorte, me référant à Heidegger, je dirai que le Gestalt-thérapeute vise à restituer à son patient son propre souci de lui-même (Sorge) c’est-à-dire qu’il est configurateur d’un monde par où il advient et qu’il a à se tenir dans cette liberté et responsabilité (Fürsorge et non Besorge). Le Gestalt-thérapeute se tient dans une posture d’altérité (en devenant proprement lui-même, au sens de Eigentlich Heidegger ; traduit également par authenticité) et sollicite son patient, l’invite à partager sa conception du monde, à devenir conscient (consciousness) de ses certitudes dans lesquelles il se clôt à son avoir à être en propre et, dans le même mouvement, se clôt à la nouveauté de la situation en cours. Cette interpellation prend forme d’un s’ex-pliquer (dé-plier ; ouvrir le pli) sur ses modalités de donner forme.

Venons en maintenant à Marilyn :

J’ai choisi, pour incarner cette manière d’entendre, d’évoquer la rencontre avec une jeune patiente âgée de 21 ans lors de notre première rencontre il y a maintenant trois ans. Marilyn c’est ainsi qu’elle souhaite que je la nomme dans ce compte rendu.

Première rencontre juillet 2004 :

Celle-ci se déroule peu avant mon départ en congés annoncé et « en urgence » sur insistance de la mère qui sollicite le rendez-vous.

Marilyn est accompagnée par son père (c’est ainsi qu’elle le qualifie. Il est son beau-père et non un père si nous parlons en référence au biologique). Elle a été hospitalisée en psychiatrie et vient d’en sortir. A ce jour elle ne peut se déplacer seule, ni rester seule. La rencontre aura lieu en présence de Monsieur pour une part et ensuite pour une part seule avec moi (je proposerai cela dans le cours de la séance et elle l’acceptera). Le traitement actuel prescrit lors de sa sortie de l’hôpital psychiatrique se compose de deux antipsychotiques et d’un anxiolytique.

Marilyn peut suffisamment suivre la conversation et répondre à mes invitations à expliciter ses propos. Je suis sensible à la musique de sa voix : un ton égal. Parmi ce qu’elle évoque j’ai pris en note quelques une de ses phrases : « je suis pas du tout dans moi …je suis bloquée…je me sens dominée par la plante… » « Le pire c’est le réveil, le matin » Les gestes quotidiens sont particulièrement difficiles. Je comprends qu’elle ne peut se rapporter à un monde comme réseau ustentilié . Elle ne peut faire, s’approprier un mode de se rapporter à, un comportement par où se situer là, à proximité de la plante verte de mon cabinet. Me vient le « sans distance » pour qualifier l’espace auquel elle me convie. La solitude lui est intolérable : seule elle ne peut ni agir ni trouver une position supportable. L’anxiété devient alors paroxystique. De cela elle ne peut parler davantage et je suis sensible à sa façon de se mouvoir qui m’évoque une quête de posture, quête sans cesse reconduite. De son histoire, elle me dira surtout, c’est cela qu’elle énonce et que je comprends comme moment signifiant critique pour elle (là où s’ouvre une crise de signification d’elle-même-au-monde), que, deux mois avant notre rencontre, elle s’est fait avorter… « Je crois pas que je suis consciente de ce que j’ai fait ».

Peu à peu au fil des séances viendront d’autres moments de son histoire :

Marilyn vit le plus souvent chez sa mère. Son père biologique elle ne l’a pas connu et il est mort il y a longtemps. Sa mère vit avec un nouveau compagnon avec qui elle a eu deux enfants (deux garçons). Marilyn est donc l’aînée. Son frère puîné souffre de troubles psychiatriques (état délirant à thème persécutif avec accès de violence sur l’entourage). Il est hospitalisé et sa mère l’amène chez elle pour y passer les week- end. Marilyn a très peur en sa présence. La famille habite dans une contrée particulière où se sont regroupés des gens issus des mouvements sociaux de mai 68. D’origine allemande, ils sont venus s’installer là après avoir vécu sur un mode itinérant (roulotte) pendant plusieurs années. Marilyn a arrêté l’école en sixième : elle éprouvait des moments d’angoisse et sa mère, réticente vis-à-vis du système scolaire, a opté pour l’enseignement par correspondance, qu’elle n’a pas vraiment suivi. Les valeurs politiques familiales les situent dans ce que nous appelons une certaine marginalité : refus de la société « bourgeoise », méfiance vis-à-vis de tout ce qui est « psy » avec une histoire douloureuse là (la soeur de la mère est décédée par suicide ; elle était schizophrène dira la mère qui pense que Marilyn est atteinte du même mal et finira de même sa vie). Marilyn aura une amie d’enfance avec qui les liens seront très étroits. Le départ de cette amie dans un autre pays est un moment particulièrement douloureux de son existence. Egalement Marilyn à consommé des substances toxiques dès l’âge de12 ans : toutes sortes de drogues dont ecstasy, datura, Kétamine, cocaïne …en plus du cannabis. Depuis quelque temps, elle a une relation avec un jeune homme marginal qu’elle a rencontré dans une « teuf » …la relation est très houleuse, et la violence verbale et physique colore leur manière d’être ensemble. J’imagine qu’elle ne peut ni être auprès de lui ni être loin de lui.

A l’issue de cette rencontre je prends en note : Marilyn dit qu’elle ne fait plus de liens. Elle dit qu’elle est « dans le présent », un présent sans lien avec un avant ou un à venir. Elle dit et ne parvient pas à s’approprier, reconnaître ce dire comme son propre. Elle dit, elle ne se dit pas d’elle à moi… Elle exprime sa présence que je comprends comme un là sans direction, sans capacité de dé-loigner (au sens de Heidegger) ni de s’aiguiller un monde où séjourner. Elle ne s’apprésente pas au sens d’une spatialisation et temporalisation affectée et affectante. La structuration de l’expérience est en défaut de transcendance.

Au niveau corporel, elle se plaint de troubles de l’accommodation visuelle. Les pupilles m’apparaissent dilatées et le regard ne semble pas se focaliser. Elle me semble voir sans regarder. Egalement, elle manifeste une conscience aiguë de sa position corporelle d’instant en instant et une impossibilité de s’unifier dans une attitude ou un comportement : sa manière de se mouvoir m’apparaît comme une suite de poses avec tension extrême et conscience de la pose adoptée sans pouvoir y être au sens de s’habiter, se con-sister…Il n’y a pas d’évidence d’habiter sa corporéité… « La main….je dois me rappeler que c’est ma main » dit-elle. Me vient qu’elle à un corps qu’elle endure intensément et qu’elle ne devient pas ce corps : elle sent mais ne se sent pas et ne peut se mouvoir en vue d’un quelconque projet quotidien : pas de spatialisation ni de temporalisation augurant une entrée en présence ajustée. Son attention est focalisée d’instant en instant, captée par ce qu’elle voit, s’objective, sans se rapporter à un lieu d’où elle voit, et qui, par là, s’unifierait dans un acte ek-sistant.

Au niveau du langage : Marilyn dit « j’ai peur de perdre les mots….J’arrive pas à faire des phrases…Je ne sais pas si c’est moi qui dis, pense cela ou si c’est quelqu’un qui le dit, et qui ? »… « Je me réveille avec des peurs comme comment prononce-t-on le mot fraise »… « J’ai peur de perdre le sens du mot » Elle évoque l’insoutenable effort pour parler et regarder autrui ; « c’est trop difficile … je me sens en retrait, enfermée …je suis toute en moi…Je suis pas dérangeante pour les autres…les autres ne peuvent pas comprendre combien c’est difficile d’être avec eux » Le débit verbal est scandé de silences sans pour autant que je puisse évoquer des barrages. L’articulation est claire. Le ton de voix m’apparaît égal avec, à quelques moments, une intensification pathique qui m’affecte en un sentiment que j’éprouve comme une détresse incommensurable. Le repérage dans le temps chronologique est défaillant. Elle ne peut tisser une chronique de sa propre histoire, de sa manière d’occuper ses journées …et je prends conscience là de cette évidence juste pour moi : Marilyn « n’occupe » pas ses journées elle ne se temporalise pas…un présent sans épaisseur ni tension vers…je l’imagine suspendue…immédiateté insoutenable. La tonalité de la rencontre prend signification d’une anxiété vive que j’éprouve et qui évolue en étrangeté : je m’éprouve soit étrange, in-forme, soit loin d’elle, en face et c’est ainsi que je me reprends à cette ambiance, comme une sorte de respiration, un appui pour à nouveau me laisser affecter.

En ce qui concerne l’expression émotionnelle : Marilyn se décrit sans émotions…elle m’apparaît pourtant manifestement affectée, une intensité pathique qui ne s’apprésente pas en émotion qui lui permettrait d’être ce corps là situé et situant…Elle ne peut dire un éprouvé, elle ne s’éprouve pas. Comment entendre cela…je comprends qu’elle endure un état d’angoisse, d’innommable, et que cet état d’être ainsi ne peut s’informer en sentiment mondain (je pense alors au « terrible » dont parle Binswanger). L’expression de son visage est manifeste pour moi qui m’approprie mais pas pour elle. Au cours de cette rencontre, par deux fois ses yeux m’apparaissent plus brillants… « Si je pouvais pleurer ça me soulagerai… » dit-elle. A ce moment là mes yeux aussi s’embrument et ma gorge se serre. A cet instant là nous sommes là l’une à l’autre.

Je me dis qu’elle ne peut s’unifier, tisser un réseau suffisant de conjointure mondaine (Binswanger), être le là de tout avoir lieu comme dirait Maldiney. Néanmoins à l’issue de cette séance inaugurale ; elle me dira qu’elle est soulagée que je comprenne ce qu’elle vit et que c’est cela qui a fait venir l’émotion à ses yeux, qu’elle est parvenue alors à s’exprimer d’elle à moi. A un moment elle m’avait dit : « je suis malade… c’est quoi ma maladie ? » et j’avais répondu que je comprenais qu’elle avait perdu l’évidence, la familiarité du comportement naturel, qu’elle ne pouvait pas trouver une manière de se comporter avec elle-même et avec autrui et que nous allions ensemble chercher à restaurer cela. Je pense alors que au cours de cette rencontre, nous nous sommes rejointes. Par là une communauté de monde s’éprouvait témoignant de notre existence en acte et s’actualisait : l’in-forme devenait situation (du point de vue de la théorie du self, je parlerai là de survenue mode ego). L’in-formation de l’affect en émotion traduit ici une ouverture à la situation en sa nouveauté, une situation s’éprouvant en possibilité de rencontre.

En ce qui me concerne, je note une tension intense à mon plexus. Je prends aussi la mesure de la tension mentale que j’ai éprouvé pour à la fois accueillir l’angoisse et l’in-forme auquel j’étais convoquée, et, en même temps, demeurer suffisamment moi-même. Je pense à Blankenburg et « la perte de l’évidence naturelle »…et je deviens consciente de combien cette forme signifiante qui me vient me permet de me con-sister. Je ressens aussi une excitation : je suis étonnée de sa capacité à formuler verbalement sa manière d’être et me vient que ses mots me parlent et me permettent de me tenir auprès d’elle, ce qui ne se produit pas avec son entourage .M’éprouvant adressée, elle peut alors trouver tenue et se tenir à moi. Je suis émue par la détresse que je ressens auprès de cette jeune femme et que j’imagine qu’elle éprouve. Ce que je comprends comme sa manière de chercher à se dire me donne envie de l’accompagner. Je prends notes de combien il m’est important de donner forme à cette expérience que je viens d’exister à son occasion…Le souvenir des travaux de Blankenburg me permet de trouver un sol d’où exister la rencontre.

D’emblée ; nous nous trouvons confrontés à divers problèmes très quotidiens et concrets : la situation financière et la proximité d’une période de congés, mais aussi le contexte socioculturel avec peu de structures relais pour étayer une telle prise en soin en libéral…. Je réalise combien nous sommes loin de Paris où je disposais d’un large réseau de collègues … Le beau-père va partir plusieurs semaines et Marilyn devra habiter alors chez sa mère…Là il y a le frère souvent en état de crise …Et puis elle ne veut pas poursuivre son traitement médicamenteux… Je prends contact avec le psychiatre qui s’occupe d’elle et je rencontre les parents auprès de qui elle vit au gré de leur disponibilité et humeur. Les relations sont souvent tendues, l’atmosphère lourde, oppressante quand elle n’est pas chargée de colère …Nous cherchons ensemble à élaborer quelques repères concrets pour la vie quotidienne, baliser des manières de solliciter Marilyn, lui permettre de retrouver quelques actes du quotidien et leur permettre de comprendre ce qui arrive à leur fille afin d’ajuster au mieux leur comportement et parvenir à endurer la manière dont ils se sentent affectés en présence de Marilyn.

A mon retour de congés, le travail thérapeutique peut vraiment commencer : Il devra articuler à la fois une dimension sociale, éducative et thérapeutique. J’ai conscience de la gravité de la situation et en même temps la rencontre a eu lieu et je suis déjà engagée…

Je choisis de distinguer 4 moments dans ce suivi thérapeutique toujours en cours au moment où je vous parle. Ces scansions que je repère balisent un chronos, et signent ma façon de rythmer et signifier la rencontre :

-  Première période que je situe de notre rencontre inaugurale au départ vers la grande ville (Juillet 2004- Juillet 2005)
-  Seconde période : le retour et la grossesse : septembre 2005 à mars 2006.
-  Troisième période : l’accouchement…la maternité impossible mars 2006 à décembre 2006
-  Quatrième période : Depuis décembre 2006 : la prise de drogue et la bouffée délirante.
-  En écrivant, je réalise que ces quatre périodes témoignent également pour moi de la qualité de l’engagement de cette relation thérapeutique : Ainsi, la première période est celle de l’apprivoisement de la rencontre : Marilyn vient me voir à la suite de ses parents. Je veux dire par là qu’elle ne choisit pas ni ne me choisit. Nous sommes en situation « d’urgence » et le désir est essentiellement porté par son entourage ne pouvant plus faire face à l’angoisse et aux difficultés quotidiennes que la relation avec Marilyn génère. La deuxième période prend sens d’une décision propre à Marilyn. Je dirais alors que nous nous sommes suffisamment apprivoisées : la confiance suffisante va permettre d’ouvrir l’espace thérapeutique. La troisième période se caractérise par deux événements majeurs auxquels Marilyn sera confrontée et qui ouvriront l’abysse : l’accouchement où elle met au monde une petite fille, et quelques jours après, l’annonce de la découverte de son frère mort. La quatrième période se définit par un changement dans l’expression (Binswanger : proportion anthropologique : présomption- chute) de cette jeune femme : une prise de drogue massive qui va générer un épisode particulièrement agité et avec quelques idées délirantes qui conduiront à une hospitalisation à la demande d’un tiers. Nous sommes actuellement dans cette quatrième période : Marilyn est sortie de l’hôpital et nous cherchons ensemble des modalités suffisamment supportables pour elle, un projet de vie quotidienne.

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Première période : de notre rencontre à la fin de l’été 2005.

Mon souci premier est de permettre à cette jeune femme de trouver un entourage suffisamment cohérent et éducatif. D’abord, il s’agira pour moi de trouver avec elle quelques repères quant à son entourage familial et les modalités de relations qu’elle établit avec chacun. Ma posture est de travailler à même les constructions signifiantes. En Gestalt- thérapie et d’un point de vue de champ nous sommes attentif au déploiement du self que je définis comme l’hypothèse de comment le contacter (être-au-monde ; Heidegger) s’in-forme en signification. Le self n’est pas une figure de la subjectivité. Il est l’hypothèse de comment une signification s’in-forme et traduit la venue en présence d’un je-au-monde. C’est à l’occasion de l’élaboration signifiante, ou Gestalt, que s’opère ce que nous appelons Gestaltung de soi, venue en présence de je à l’occasion d’un autre. Je dirais en quelque sorte que le self est notre mythe fondateur et qu’il est le sol sur lequel se fonde le Gestalt-thérapeute pour élaborer son diagnostic et sa stratégie thérapeutique. Le diagnostic à partir de la théorie du self, nous permet de formuler des hypothèses sur la façon de signifier, de verbaliser la rencontre. (Articulation de la temporalité chronologique propre à l’exister quotidien et de la venue à soi d’un je : Kaïros).

Ma façon de diagnostiquer la particularité de l’élaboration signifiante à l’occasion de mes rencontres avec Marilyn, mais aussi avec ses parents puisque c’est ainsi que nous commençons à travailler ensemble, c’est que cette famille est en quelque sorte prise dans un pathique, une atmosphère qui n’est pas élaborée en signification verbale et qui les conduit le plus souvent à agir de manière impulsive. Leur manière de s’exprimer à mon occasion, traduit un déploiement du self en mode ça non articulé en mode personnalité ; ou bien à d’autres moments un langage déployant le self en mode personnalité et peu enraciné en mode ça. Je dois vous parler un peu plus de la théorie du self telle que je la comprends avant de poursuivre notre histoire : le self se déploie en trois modes harmonieusement articulés pour permettre la production d’une signification de soi ajustée ; une parole de chair pour le dire en empruntant un concept de Merleau-Ponty. Je dois préciser ici que la conception du self que je vais partager avec vous est une conception qui m’est propre et que j’ai élaborée à partir de la conception introduite en France et développée par Jean-marie Robine. Mes remaniements sont venus dans un souci de cohérence et concernent notamment la conception du mode ego. Ces trois modes sont : Le mode ça, le mode personnalité et le mode ego. Le découpage de ces trois modalités est à visée pédagogique : lorsque je dis « le self se déploie en un mode », je veux dire majoritairement…un mode majeur tout comme le mode déterminant une musique. Par ailleurs, j’ai opéré une modification : je parle de « mode de déploiement » et j’ai délaissé la notion de « fonction » classiquement usitée (voir mon écrit de DEA). En tant que Gestalt-thérapeute, je peux solliciter, par mes manières d’intervenir, le déploiement du self en mode ça et personnalité. Nous parlons de déploiement du self en mode ça, lorsque le sujet en voie de lui-même, accueille et prend en conscience la manière dont il est toujours déjà affecté : comment il devient ce corps là, comment il s’éprouve peu à peu, existe ce vivant qu’il lui échoit d’être. En quelque sorte, comment il sent et reconnaît ce corps là qu’il a et qu’il devient : sentir comment ce corps qu’il a informe peu à peu un espace qu’il (et par où il) s’approprie : je deviens attentive à ma posture, mes sensations pas à pas. Je me laisse sentir, éprouver et m’éprouver en éprouvant simultanément la présence d’autrui survenant dans le mouvement de mon appropriation corporelle en cours. Ce mode de déploiement invite à se laisser affecter et agir (sentir et se mouvoir de Straus ; conscience immédiate ou awareness). En me prenant peu à peu en conscience (consciousness), l’espace corporel s’informe en possibilités langagières. Pour que la forme signifiante s’élabore en langage, le self doit s’articuler en se déployant aussi en mode personnalité. Le mode personnalité du self se déployant, nous le définissons comme le bagage verbal dont nous disposons. En ce sens, il permet d’accueillir la nouveauté de la situation en la référant à un suffisamment connu. Ainsi et le plus souvent, lorsque un sujet se prend suffisamment pour quelqu’un , il se définit tel qu’il se sait et nous disons que le self se déploie alors plutôt en mode personnalité : il s’exprime alors dans l’évidence de lui-même et du monde, in-formant alors une continuité de lui-même qui tisse une temporalité de l’ordre du chronos (identité narrative de Ricoeur). Pour qu’une forme ajustée de moi-même-au-monde s’in-forme, le self doit se déployer en articulant ces deux modes : je sens et je me sens ainsi, je peux m’identifier peu à peu en sensations, en émotions et perceptions…procéder par identification, aliénation de possibilités signifiantes…tisser le passible du corps en possible langagier. (Awareness et consciousness de la Gestalt-thérapie ; concepts de transpassible et transpossible de Maldiney). Lorsque le self se déploie suffisamment en mode ça et personnalité co-tendus, alors le déploiement en mode ego peut survenir. Le déploiement en mode ego n’est pas de l’ordre d’un vouloir ; il survient en quelque sorte par surcroît et ce moment particulier est celui de l’entrée en présence authentique (au sens de l’Eigentlich de Heidegger ; de l’ad-venir en son Dasein ; le Dasein n’est pas un synonyme de l’homme ; il est une possibilité pour lui d’être lui-même en propre) : je deviens pleinement conscient et me décide pour ce possible là que j’existe pleinement et par là existant pleinement à, je me libère pour ma possibilité suivante…. (Temporalité de l’ordre du Kaïros). C’est ici que se révèle la modification majeure que j’apporte à la théorie du self telle que Jean–marie Robine l’explicite : le déploiement du self en mode ego ne traduit pas un acte délibéré d’un je préconstitué. Cette modification à l’avantage de ne plus permettre d’entendre le self comme synonyme du sujet humain, comme une topique comme nous l’entendons souvent chez des Gestalt-thérapeutes se référant pourtant au point de vue de champ. Je parle de survenue ou de surgissement en mode ego pour traduire que, à ce moment de tension pathique et d’ouverture, d’esquisses signifiantes, soudain une figure survient et qui accorde. Le moment est celui de l’entrée en présence d’un je-au-monde (advenir en son Dasein pour reprendre le concept de Heidegger)…ou Gestaltung qui produit une parole de chair. Tout le travail du thérapeute est de solliciter le déploiement du self en mode ça et personnalité pour que le mode ego advienne ou survienne. Nous faisons l’hypothèse que le pathologique est défaillance dans le déploiement du self, et par là impossibilité de survenue en mode ego. Ainsi la théorie du self, en tant que processus d’in-formation du contacter (hypothèse des moments de l’élaboration signifiante d’un je-au-monde), nous sert de sol sans pour autant définir une quelconque norme ou valeur. Et c’est également là que j’y trouve une puissance novatrice particulière dans le domaine des conceptions psychothérapeutiques.

Revenons à Marilyn : Je dirais que la parole, lorsqu’elle a lieu, est peu incarnée :
- Soit un état in-forme, un pathique enduré, qui, pour moi, prend direction d’écrasement, de pesanteur et sentiment d’angoisse (le sans forme de la facticité).

- Soit une série d’évocations, de représentations, d’anticipation projetées, sans éprouver alors suffisamment leur teneur pathique (pas de transpassibilité).

Evoquant sa manière de communiquer avec sa mère, Marilyn dira : « ma mère ne me parle pas, elle se déverse, elle parle... Elle parle ». Le problème tel qu’il m’apparaît est en quelque sorte de nourrir le déploiement du self à la fois en mode personnalité et en mode ça : accueillir l’éprouvé, sentir, puis, proposer des possibilités de signifier l’éprouver du moment, offrir une trame de signification projetées qu’elle puisse introjecter afin de solliciter Marilyn à opérer peu à peu un choix ( « mastiquer » les introjections du moment), à s’engager et se risquer en s’appropriant une parole lui permettant d’exister à, c’est-à-dire actualiser un pouvoir être elle-même ainsi située, un pouvoir se comporter à. Mes propositions de significations (Gestalten) visent à baliser l’ouvert, à dessiner un espace s’orientant à partir de ma présence s’in-formant là. Avec son entourage, l’urgence sera de tisser un climat de confiance suffisante, d’accueillir leur crainte vis-à-vis du milieu médical que j’incarne, d’entendre et éprouver leur inquiétude, et, d’élaborer avec eux des manières quotidiennes de vivre auprès de leur fille. Concrètement cela nous conduira à aborder les modes de relation conflictuelle des deux parents : partager et comprendre leur point de vue différents, ralentir le débit verbal pour leur permettre de sentir leur manière de se parler, de devenir conscient de comment ils sont émus et comment ils l’expriment là, de verbaliser leurs craintes l’un vis-à-vis de l’autre et vis-à-vis de moi…Pour peu à peu leur permettre d’élaborer un projet suffisamment concerté et cohérent vis-à-vis de leur fille. Par exemple, cela nous conduira à discuter ensemble, et avec Marilyn, afin qu’elle puisse prévoir à quel moment elle réside avec son père et à quel moment elle réside avec sa mère : que ceci soit suffisamment partagé et que la décision soit apaisée parce que concertée. Je veux dire par là que Marilyn n’ira plus chez l’un parce que l’autre au gré de son désir ou de son humeur ou de sa disponibilité lui signifiera que là elle ne peut plus demeurer ; qu’elle participe de cette décision commune. Mais aussi et surtout nous évoquerons l’importance pour Marilyn d’avoir un lieu dans la maison, un endroit où poser ses vêtements et le soutien dont elle a besoin pour se comporter vis-à-vis de ces mêmes vêtements, pour les affronter sans s’y perdre...

Dans cette période ma manière d’accompagner Marilyn visera à :
- Nourrir ses capacités de représentation, nourrir ses possibilités de nommer, en quelque sorte enrichir son bagage verbal pour dire ce qu’elle sent, comment elle se sent ( nourrir les possibilités de déploiement du self en mode personnalité). Je veillerai au déploiement harmonieux du self en témoignant pas à pas de comment je deviens ce corps là, comment et à quoi je m’identifie, comment sa présence m’affecte, ce qui m’apparaît d’elle et de moi simultanément et les sensations que j’imagine, les émotions . En quelque sorte je prête ma capacité d’informer l’affect en significations. J’accueille, éprouve l’anxiété de la rencontre, propose des directions de sens (Binswanger) à partir de ma façon d’élaborer ma présence en cours. J’éprouve l’anxiété et je peux l’endurer sans me perdre ou m’éloigner d’elle…je me tiens là.

- Aborder quelques repères chronologiques tissant une esquisse de l’histoire de Marilyn.

- Envisager un projet pour sa vie, imaginer des possibilités concrètes, se risquer à imaginer un avenir, à s’envisager capable de. (Continuité de soi ou chronique ; quotidienneté)

Au cours de cette période, son ami la quitte pour une autre relation. Également Marilyn va peu à peu mettre en oeuvre des possibilités de se déplacer seule en voiture. Elle va envisager et chercher un appartement plus loin de ses parents. Elle entreprendra un stage d’élaboration de projets professionnels. Elle commence à écrire sur mon invitation et cela deviendra important pour elle. Plus tard elle me demandera de conserver ses nombreux cahiers et feuillets chez moi car là « ils sont en sécurité ».

Au niveau thérapeutique : c’est la significativité du monde qui est en tension. Marilyn ne comprend pas les gestes de la quotidienneté (Zuhandenheit de Heidegger) et surtout, peu à peu, nous comprenons ensemble qu’elle est sensible aux incohérences, aux différences dans les manières d’agir la quotidienneté. Ces incohérences lui ouvrent la conscience affectée -l’angoisse- d’avoir elle à se décider, de sa solitude et de sa responsabilité de devenir elle-même. Par exemple un jour elle arrive et me dit : « pourquoi on lave les carottes et pas les concombres ? ». Tout d’abord j’invite Marilyn à développer la situation qui la conduit à cette question… Ensuite la façon dont elle comprend ce qui fonde de laver les carottes... De là surgira ce qu’elle ne comprend pas et viendra qu’elle pourra énoncer que selon elle, c’est-à-dire à partir d’une conception de l’hygiène que nous mettrons en lumière ensemble, alors il serait plus juste pour elle de laver aussi bien carottes que concombres. Surtout, ce qui apparaîtra, c’est la prise de conscience que les comportements quotidiens peuvent manifester des contradictions par rapport à ce qui fait valeur pour elle, et que c’est là qu’elle se perd alors de vue, s’éprouve perdue, ne pouvant choisir ce qui fait vérité pour elle et qui l’inviterait à se différencier en s’individuant alors suffisamment. Lorsque Marilyn se trouve devant un agir contradictoire, le vide survient, l’éprouvé est si intense qu’il suspend le cours de sa pensée. Imaginer ou se trouver vivre un écart entre une valeur et un acte lui est insupportable : intolérable solitude de l’exister à. Elle ne peut prendre recul pour élaborer sa propre vue. Du coup, elle ne sait plus penser, elle s’éprouve nulle et s’effondre (proportion anthropologique de Binswanger). Cet exemple met en lumière également la difficulté pour Marilyn d’être critique vis-à-vis de son entourage : ce sont les autres qui pensent en son lieu et place.

janvier 2005 : « je suis comme des cendres éparpillées, j’arrive pas à me rassembler » « Tu me donnes espoir et ça me rassure » Au cours des séances, j’éprouve une tension très forte pour me tenir à elle et la tenir à moi, m’informer à elle et lui donner à introjecter des significations auxquelles elle puisse s’identifier et qu’elle pourra peu à peu s’altérer ou s’ajuster. J’endure l’ouvert informe, la béance d’être assignée... Je projette des esquisses (dire pas à pas comment je me sens affectée, dire comment je la vois elle m’apparaissant, ce que j’imagine d’un éprouvé, informer l’atmosphère en signification émotionnelle), ouvrir des directions de sens ( spatialisation et temporalisation de soi), déployer le self en mode ça et personnalité solliciter jusqu’à survenue en mode ego dans les instants où pleinement nous sommes là l’une à l’autre simultanément, accordées comme deux instruments de musique vibrant à l’unisson et chacun modulant sa variation mélodique propre. Pour traduire cela, me vient la métaphore du reprisage des chaussettes : un trou comme béance sombre… tout d’abord renforcer les bords et puis jeter des fils d’un bord à l’autre, risquer l’abîme, endurer l’ouvert (le passible, le transpassible) ; l’étrangeté. Peu à peu, m’appuyant sur ces trames ainsi tendues, entrecroiser les fils jusqu’à un maillage suffisamment serré et suffisamment aéré... Logos, legein, qui disent cueillir et rassembler, prendre forme et visage par l’acte de l’appellation. « Je sais que tu sais où je suis… Il y a quelqu’un qui sait où je suis et ça, j’aime ça » dira t elle un jour.

Au cours des séances, je sollicite aussi sentir et se mouvoir : mobiliser un agir produisant une Gestaltung de soi. Oser se risquer d’initier un geste, là, à cette occasion de nos rencontres, où la sécurité semble suffisante. Le problème n’est pas de faire. Pour faire il s’agit d’initier, de se risquer à se mouvoir : sentir et se mouvoir nous travaillons là. Sentir et se mouvoir à l’occasion d’un autre attestant que je deviens.(axe facticité-projet de Heidegger) Elle me demande de lui expliquer, de lui donner des points par où voir et j’accepte, je me risque à dire par où je vois, elle s’apaise, s’appuie pour risquer alors ses propres vues. « J’ai aucun souvenir heureux de ma vie... C’est un cauchemar... C’est pas normal » Se risquer à penser, à donner à entendre sa propre vue, la conduit toujours à un éprouvé insoutenable fait de douleur et d’angoisse… Une intensité qui perturbe la venue des mots pour dire et témoigner. Des pans de quotidienneté deviennent possibles. Nous abordons la relation avec son amoureux parti. Je soutiens ses constructions de sens, la signification prenant corps se traduit en émotion éprouvée ensemble. Vient alors l’envie : « Que ça s’arrête tout ; de rester avec mes rêves et que la réalité ne vienne pas. » Et cela elle peut me l’adresser et se sentir entendue et respectée et prendre conscience que, dans sa manière de signifier, elle anticipe sans cesse la venue d’un évènement tragique.

S’identifier, s’éprouver : chercher pas à pas les mots pour dire l’affect, se laisser éprouver, chercher par esquisses, endurer la possibilisation au-delà de toute possibilité énonçable. L’espoir s’ouvre peu à peu : « tu me lâches pas... Il faut qu’on y arrive » Pouvoir élaborer des significations ajustées, ne pas se tenir à une projection, tenir la crise signifiante (Maldiney), solliciter l’articulation du déploiement du self, se prendre suffisamment pour quelqu’un, se choisir en conscience.

Fin janvier 2005 : « quand j’étais dans la folie je pouvais pas me regarder dans une glace. Je voyais un visage qui me fixait et ça me terrorisait. Je pouvais par relier le visage à moi » « Je ne savais pas comment me tenir, m’habiller. J’avais le soutien-gorge sur moi et il me dominait. Je devais toujours penser à lui… »

Mars 2005 : je note que du point de vue du self, Marilyn peut introjecter les significations d’autrui et que cela vient faire vaciller ses propres significations, cela ouvre un doute vertigineux, et tout se-décider-en-vue-d’une-conception-de-soi-au-monde s’effondre dans la béance de l’ouvert qu’elle endure alors. Chaque fois, j’oeuvre à reconduire l’éprouver, à chercher avec elle ce qui fait vérité pour moi à elle et pour elle là à moi, et comment elle le reconnaît (solliciter le déploiement du self en mode ça et personnalité). L’assurance assertive de l’autre la met en abîme : c’est le ton de voix qui la paralyse, la Stimmung (solliciter déploiement du self en mode ça). Je veille à offrir des directions de signification à même les directions de sens corporel, à ouvrir un choix supportable au cours duquel elles puissent s’approprier. L’ouvert est terrifiant pour elle, elle est alors faite au sens d’être assignée (facticité ; Heidegger).

Le traitement chimiothérapique diminue peu à peu. Régulièrement nous faisons le point avec le psychiatre.

Avril 2005 : Marilyn stoppe son traitement. Elle a retrouvé son amoureux. Lors de nos rencontres, elle est beaucoup plus animée et son état que je perçois avec un goût d’excitation me laisse suspendue, inspirant plus qu’expirant, épaules et colonne vertébrale vers le haut…le mot exaltation me vient, s’élever trop haut et perdre le sol du commun, l’incarnation du langage.

Mai 2005 : « je te cache quelque chose. Depuis deux mois je fume du haschisch et quelquefois je prends d’autres drogues. » Marilyn oublie nos rendez-vous. Elle élabore des projets quotidiens, des envies. Je note sa voix m’apparaissant claire, dynamique, et aussi que j’éprouve une inquiétude, une tension en mon plexus. Marilyn a repris des activités. Elle sort souvent. Un projet de contrat de qualification échoue, sa déception est vive. La drogue est à nouveau présente « Ça enlève l’ennui ». Marilyn m’apparaît comme allant de l’avant dans l’excitation de ses rencontres festives. Elle n’a pas envie de s’arrêter, de se pencher sur ses modes de faire et d’éprouver. J’imagine qu’elle se jette de l’avant : l’écrasement de la chute abyssale devient légèreté de l’être emporté à… Elle projette de vivre avec une amie, elle projette, elle projette... La lourdeur de l’atmosphère se transforme en légèreté et l’inquiétude m’étreint à cette légèreté si légère…comme si je tentais de faire ainsi contrepoids… Les rendez-vous sont souvent manqués. J’endure cela, le partage avec elle. Marilyn prend de la cocaïne et de la Kétamine. Les soucis s’envolent. Je persiste à tenir l’évocation de mon éprouvé à son occasion et le décalage entre le désir et l’éprouvé s’ouvrent un peu en conscience. Marilyn me dit qu’elle a « la tête ailleurs, envie de faire la fête, je suis occupée de sentir le printemps, les odeurs ». Elle retrouve les sensations et les goûts, elle est pleinement accaparée par les sensations excitantes, le goût de l’exaltation qui prend alors pour moi signification de maniaque m’étreint la gorge. Je choisis de ne pas intervenir d’autorité, d’endurer cela pour préserver la relation, maintenir un espace où elle peut venir et se sentir accueillie telle qu’elle advient et où j’accueille ce passible là jusqu’à tisser une forme possible qui convoque Marylin sans la contraindre.

En juin 2005, Marilyn m’apprend qu’elle est enceinte de quatre semaines. Elle exprime sa crainte. Si elle avorte une nouvelle fois, alors c’est sûr elle ne pourra plus avoir d’enfant. Elle exprime que c’est un médecin qui lui a dit cela, et cet introject est très tenace. J’accueille et déplie l’affect, ouvrant la crise signifiante : avoir à se décider en propre (sur le thème quotidien de garder l’enfant ou non). Il s’agit d’endurer cela, d’envisager des possibles, d’imaginer et de s’éprouver à cette occasion. Son compagnon ne veut pas de cet enfant, elle exprime qu’il a peur, elle est en colère et cette colère la conduit à agir : « j’ai explosé sa voiture... Il me traitait de « ma petite pute », j’ai pissé sur ses vêtements, volé ses bijoux… Il est parti, il pleurait c’est ça que je voulais ... Il veut pas du bébé »… l’émotion vient. Marilyn évoque son premier avortement, la souffrance d’endurer cette décision qu’elle n’avait pas choisie. Les émotions affluent, les significations se poussent l’une l’autre. Je veille à tenir ouvert un espace où elle puisse explorer jusqu’à élaborer un choix qui lui permettrait de se décider en propre. Je suis sensible à l’entourage qui veut pour elle ; je suspends mes jugements pour me laisser altérer à la rencontre et lui restituer son avoir à être en propre et j’éprouve ma douleur et ma solitude : surtout accepter Marylin telle qu’elle vient ; accepter de ne pas anticiper. Elle fait des rêves terribles où elle s’éprouve sans cesse dégradée, réduite. Des idées terrifiantes lui viennent à la conscience et elle dit : « c’est ma parano ». Nous éprouvons ensemble la sécurité dans la rencontre : le risque de dire ce qu’elle veut et de ne pas être acceptée, de s’écraser, de ne pas pouvoir se reprendre aux propos de l’autre. Je veille à soutenir ses élaborations, les enrichir, mais surtout ne pas affirmer pour elle, ne pas la déposséder de son existence, de son avoir à être.

En juillet 2005, elle décide de s’éloigner de cette contrée pour rejoindre une grande ville où elle a quelques connaissances. Je ne peux la retenir même si mon envie est grande et nous partageons cela. Marilyn part vers la ville. Elle s’éloigne de cet environnement dont elle ne parvient pas à se différencier. Pendant cette période, je lui fais signe par téléphone et elle m’envoie des messages auxquels je réponds. Parmi ceux-ci en voici un : « c’est Marilyn ; je reviens plus tellement que je me plais ici. T’inquiète pas. Tous les jours je fais des démarches pour avoir une situation en plus du baby-sitting pour X. J’ai complètement arrêté le hash enfin ! »

Deuxième période :

Au cours d’un échange téléphonique, Marilyn exprime une peur qui l’étreint, celle que son bébé naisse schizophrène. Nous sommes au quatrième mois de grossesse. Marilyn se sent mieux loin de son ami qu’elle a quitté. Là-bas elle se sent entourée. Surviendra une dispute avec la personne chez qui elle réside. Elle ne veut plus l’héberger. Elle me demande l’adresse d’un psychothérapeute là-bas car dit-elle « j’ai des angoisses… parfois ». je suis sensible au ton de sa voix, au rythme…j’imagine combien ce parfois doit venir souvent…parfois.

En novembre elle me demande rendez-vous. Elle est revenue car dit-elle, elle n’a pas trouvé d’appartement là-bas. Elle a peur de devenir folle, les idées s’entrechoquent, elle pleure. Cette fois c’est elle qui demande. Nous convenons de séances rapprochées (deux à trois par semaine). Marilyn me téléphone souvent entre les séances, pour vérifier qu’elle arrive à se dire et que je sois témoin de cela, et de sa manière d’organiser son temps. L’accouchement approche. Les inquiétudes concernant l’état de santé de sa petite fille occupent une grande partie de nos séances mais aussi les difficultés à mettre en oeuvre concrètement la venue au monde de cet enfant : aménager un lieu, trouver des vêtements.. .À nouveau Marilyn éprouve une difficulté à agir elle dit : « tout se fragmente en micro geste ». Marilyn s’éprouve seule et sa détresse est intense, insupportable. L’état d’angoisse et sa difficulté à affronter la quotidienneté nous conduisent à envisager à nouveau une chimiothérapie.

En décembre, l’anxiété qu’elle endure me devient trop préoccupante. Ce qu’elle décrit m’évoque un syndrome d’automatisme mental : tout ce qu’elle fait est verbalisé. Une voix dit ce qu’elle fait et cela la tétanise. Elle perd à nouveau la significativité : « les choses n’ont plus de sens et moi non plus ». Finalement elle accepte un rendez-vous chez un psychiatre et me demande de l’accompagner. Le traitement apaise quelque peu l’angoisse.

En fin de séances, je me sens épuisée et je mesure alors l’intensité pathique à laquelle je suis conviée et que je cherche à in-former en sollicitant le déploiement du self en mode ça et personnalité. La relation avec son entourage devient de plus en plus insupportable pour Marilyn qui parvient à élaborer plus clairement ce qu’elle vit et qui elle devient alors. Elle est consciente qu’elle ne peut pas exprimer ce qu’elle voit, car cela remettrait en question le comportement de sa mère, et elle ne peut soutenir le conflit différenciant. En décembre, elle fait des cauchemars notamment à propos des comportements de son frère : elle pense qu’elle est folle d’imaginer que son frère veut la toucher.

Elle me dit aussi cela : qu’elle est désolée de m’appeler tout le temps… et cela nous conduit à aborder notre relation et sa crainte de trop m’envahir. C’est alors l’occasion d’éprouver et vérifier que je peux l’accueillir telle qu’elle est. Au cours des séances, le travail se centre plus particulièrement sur l’éprouvé, sur se tenir ensemble, se comporter, sentir ce bébé qui bouge en elle et ça l’inquiète, qui ne bouge pas et ça l’inquiète. Le plus souvent, elle ne sent pas son corps et nous consacrons de longs moments pour lui permettre de s’éprouver enceinte, d’accueillir les mouvements du bébé, de s’émouvoir.

Troisième période : Avec les psychiatres, nous mettons en place les modalités de l’accouchement à la maternité. Elle accouche en février 2006. Pendant quelques heures, Marilyn est pleinement présente : elle éprouve une émotion qu’elle peut partager, elle existe à son enfant et m’exprime cela au téléphone. Très vite son état se dégrade. Un traitement incisif est prescrit et elle éprouve une totale impossibilité à s’occuper de sa fille. Ses mouvements sont ralentis, scandés, tel un automate. Marilyn sortira de la maternité pour aller chez sa mère qui prendra soin du bébé. Il s’agit là d’éviter un placement de l’enfant. Nous nous concertons : le médecin de PMI, l’assistante sociale, les éducatrices, le psychiatre et moi et nous convenons avec l’aide sociale à l’enfance d’une mesure d’accompagnement éducatif afin de veiller sur le bébé et assurer une qualité de présence suffisante auprès d’elle. Un travail d’équipe déterminant se tisse dans un esprit de co-responsabilité remarquable.

Fin février 2006, le corps de son frère mort d’une overdose est retrouvé dans un squat. Marilyn est désaffectée…me vient « l’étranger » de Camus. Marilyn a perdu l’initiative de se mouvoir. En séances nous parviendrons à tisser une métaphore pour nous dire cet état d’être : totalement glacée, figée dans la glace de son corps. Elle ne parvient pas à transcender la pathique qui l’assaille. Le déploiement du self est suspendu en mode ça.

Suivra un long moment où le travail thérapeutique consistera à permettre à Marilyn d’éprouver un comportement, une position. C’est à même mon corps qu’elle trouve son corps, qu’elle peut se tenir, s’approprier une posture. Souvent, elle me demande de s’allonger et appuyer sa tête contre moi, et là, elle peut enfin s’unifier, éprouver une présence paisible et s’y rassembler. Elle évoque souvent « les impatiences », une impossibilité ni de bouger ni de stopper le mouvement. Et c’est cela que nous in-formons…endurer l’im-posture jusqu’à enfin pouvoir se tenir l’une à l’autre. Marilyn dit : « J’ai peu de vocabulaire parce que c’est tellement mort dedans » me vient la facticité brute, être corps de viande. Selon Binswanger et sa notion de proportion anthropologique, je dirai qu’elle est effondrée, sous terre…elle endure la chute. « Je suis tellement prise par le mal que j’arrive plus à sentir ce que je pense »

En avril 2006, elle évoque l’horreur : à la maison tout est « technique » dit-elle, factuel. Les échanges prennent forme d’un : faits ceci, fais cela, va chercher une couche etc. Marilyn ne supporte pas et cela la conduit à se frapper à frapper les murs et aussi frapper sa mère. Elle dit : « je bouge pas... J’arrive pas à tenir le biberon de ma fille... J’arrive que à tourner en rond ... Alors je fais plus rien »…surtout, surtout que rien ne bouge plus…

Un jour, elle ose penser qu’elle est soulagée de la mort de son frère et c’est terrible de penser cela. Un jour elle dit : « c’est tellement honteux d’avoir à me faire garder... Je suis un fardeau pour tous » Les séances durent plus longtemps (1h30 à 2 heures). Elles ne se déroulent plus dans mon cabinet mais dans la pièce où j’habite et ce à sa demande. C’est plus supportable ainsi pour Marilyn. Pendant cette longue période il s’agira de parvenir à retrouver les gestes, de boire un thé ensemble, de donner le biberon à sa fille, d’éprouver la rencontre à l’occasion d’actes quotidiens où elle peut verbaliser cette difficulté à ressentir les goûts, à éprouver le sentiment. Nous explorons ensemble par exemple le goût du chocolat, le goût de la confiture de fraises, le goût de la moutarde... Peu à peu des différences s’esquissent et Marilyn est emplie d’émotion à pouvoir choisir, choisir à partir de ce qu’elle sent, se décider et s’assurer sa vérité du moment. Nous partageons des moments de rire alors, d’authenticité. Au début des gestes comme attraper la théière, se déplacer vers la bouilloire prennent forme d’un véritable cauchemar : comment appréhender l’espace jusqu’à la théière : il y a la table, et puis la chaise et ces objets posés en face sans distance occultent l’accès à la théière. Ensemble nous donnons forme à cela, j’apprends à comprendre ce qu’elle éprouve, je partage comment cela me touche, je lui donne connaissance et reconnaissance. Dans cette sécurité de se sentir comprise, Marilyn se risque à affronter les objets : à ouvrir l’espace à partir de son corps, le devant elle, le juste la, un peu plus loin, à portée de main, prendre et ne plus être assignée par l’objet. C’est cela que j’appelle se spatialiser. Je pense à Erwin Straus et l’espace du paysage qu’il évoque. Spatialisation et temporalisation de soi au monde, c’est cela exister, s’individualiser à même l’ouvert.

Petit intermède sur la question du cadre thérapeutique : le cadre thérapeutique n’est pas défini par l’espace géographique où se déroule la séance. Il me semble important de préciser cela dans la mesure où circule cette évidence que la séance de thérapie doit se dérouler en un lieu circonscrit, celui du cabinet du thérapeute. Autant je peux concevoir cela du point de vue de la cure psychanalytique et des concepts de névrose de transfert, autant cette évidence mérite d’être interpellée lorsque nous ne nous référons pas à ces concepts. Il me semble que ce qui fait cadre, c’est la posture du thérapeute en référence à sa conception de l’acte thérapeutique, de la spécificité de la relation thérapeutique. C’est également sa référence à une déontologie et à une éthique. La posture du Gestalt-thérapeute telle que je l’évoque ici, consiste à se tenir d’une manière particulière qui n’est pas celle de la quotidienneté. Les manquements à la déontologie n’ont jamais été évités en identifiant le cadre thérapeutique et la pièce physique d’exercice du praticien…

Poursuivons maintenant : De même, durant cette longue période Marilyn vient avec son bébé. J’éprouve (pathique) son impossibilité à la tenir dans ses bras : le bébé est posée là (là devant au sens de la Vorhandenheit de Heidegger), sans tenue. Marilyn en a conscience « je la tient comme un sac…je ne suis pas avec elle » et cela est terrible pour elle, insupportable. Cette conscience survenant, et dans le mouvement même où elle peut m’adresser cette parole, l’émotion surgit : la douleur, la terreur… Un jour elle dit : « j’aurais envie qu’on me tienne à moi et je suis obligée de tenir ma fille »….Je me souviens d’une séance où nous étions là toutes trois, Marilyn, ce bébé posé là sur des bras, et moi. Dans le souci de sortir de cette manière d’être là devant, je me suis approchée d’elle, je me suis mise juste derrière pour de mes bras l’entourer à elle qui tenait ce bébé ( le « à elle » est délibéré…). Finalement nous avons pu trouver ainsi une manière d’être ensemble : elle s’éprouvant dans mes bras et alors parvenant à serrer son enfant …y être alors…pleinement…moment intense de rencontre ajustée.

Le traitement chimiothérapie continue à diminuer. En octobre 2006, nous pouvons à nouveau nous voir dans mon cabinet. Dans cette période de fin d’année, le thème central sera la mort de son frère. Avec sa capacité à s’éprouver, Marilyn commence à pouvoir sortir de cet état glacé qu’elle endurait. Elle peut m’évoquer sa relation passée avec lui, commencer à comprendre ce soulagement et ce faisant la tristesse se manifeste et se partage entre nous. Au niveau de sa vie quotidienne, Marilyn a trouvé un appartement où elle vit avec sa fille accompagnée par une puéricultrice. Première fois qu’elle habite seule, l’organisation des tâches quotidiennes est difficile. L’ennui est aussi très présent…la difficulté à trouver des relations dans lesquelles elle se sente à sa place c’est-à-dire éprouve une communauté mondaine suffisante : ses amis sont des toxicos et quand elle n’est pas avec eux, elle erre. La tentation de la drogue est à nouveau présente et nous en parlons en séance. Marilyn me confie qu’elle a repris de la drogue, qu’elle ne veut pas... Mais l’ennui est là. Noël approche, premier Noël en famille avec son bébé et sans son frère. De plus, je pars pour quelques jours à l’étranger.

Quatrième période :

À mon retour, j’apprends que Marilyn est hospitalisée à la demande d’un tiers et qu’elle a pris beaucoup de drogues (MDMA). Sur ma messagerie plusieurs appels ou Marilyn, la voix exaltée, me dit qu’elle va bien, qu’elle a « tout compris » « c’est génial ». Je suis sensible au relâchement dans la construction du discours, à l’humeur exaltée, au débit rapide. Je la rencontre à l’hôpital : elle est agitée, expansive, tenant des propos peu cohérents. Elle dit qu’elle ressemble à Pocahontas...et même elle se prend pour Pocahontas… « Je rigole….c’est cool » dit-elle comme pour se reprendre et demeurer avec moi. Elle est très excitée en me voyant, elle exprime sa joie avec exaltation et elle me dit qu’elle est perchée qu’elle a pris beaucoup de drogue. « Je suis perchée, je suis moi... Une caricature de moi... Je comprends tout… je suis heureuse… je sens mes émotions... J’ai compris, j’ai tout compris… tu m’as offert un délire et tu vas m’aider à m’en sortir. » Elle dit qu’elle avait voulu un bon trip pour sortir de celui qu’elle avait vécu pendant 10 ans. Elle me dit que je lui ai offert un délire en lui apprenant à éprouver des émotions… Elle dit aussi « c’est cool que tu viennes, j’avais peur que tu me lâches ».

Le suivi thérapeutique se poursuit au sein de l’hôpital jusques à sa sortie…l’élan présomptueux expose à la chute… et la chute est aussi vertigineuse que le haut, trop haut de l’idéal présomptueux. Marilyn endure la profusion des significations et la légèreté…un autre mode de se rapporter à la chute et qui prend goût de légèreté…et surtout une possibilité d’in-former une présence au monde, même s’il n’est pas le monde commun partageable avec autrui. Me vient que finalement le délire est une façon d’être au monde, de tisser un réseau de conjointure …c’est cela que j’éprouve quand elle me dit « c’est cool »…à l’infini, dans l’éprouvé sonore de ces lettres réunies… La thérapie se poursuit…en quête d’une proportion anthropologique où elle pourrait séjourner parmi nous.

En guise de conclusion :

Il me semble aujourd’hui important de témoigner de la richesse que peut apporter la conception du self initiée par la Gestalt-thérapie en la faisant évoluer à partir des travaux de la psychiatrie phénoménologique. En effet, cette élaboration nous permet d’articuler les travaux de l’analytique existentiale et l’accompagnement Gestalt-thérapeutique. Elle propose une manière de concevoir la thérapie non plus comme thérapie d’une psyché (psychothérapie) mais comme thérapie de la Gestaltung…C’est-à-dire de rompre avec le dualisme cartésien d’une distinction radicale entre l’étoffe mentale et celle physique ; dualisme qui fonde si bien notre manière de penser qu’il a disparu …il n’est plus un point de vue parmi d’autres mais une évidence ayant statut de Vérité. Le point de vue de champ nous amène à suspendre cette évidence et à nous ouvrir à une autre manière possible de voir et cette autre manière me semble fort précieuse à plusieurs niveaux : Tout d’abord en ce qu’elle nous invite à concevoir l’humain comme subjectivation…et les conséquences politiques d’un tel voir me semblent essentielles dans cette aire de domination de la technique qui caractérise notre époque….et permet même que le langage de la gestion (de stock ou autre…) vienne s’insérer dans l’approche de l’humain : gérer le stress, gérer ses émotions… A tel point que nous pouvons nous questionner sur l’usage même de la langue : publicité ou communication… (Et d’ailleurs la communication n’est-elle pas réduite à une technique !?) D’un point de vue éthique, il me semble que cela nous invite à une posture d’humilité fort éloignée de concepts tels que le narcissisme qui fleurit dans le langage « psy. »…et par là peut-être à envisager que la rencontre pourrait devenir émulation …la relation comprise comme prise de pouvoir de l’un sur l’autre n’est elle pas production de l’individualisme ?

bibliographie :

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-  MALDINEY Henri, Penser l’homme et la folie, Millon collection Krisis, Grenoble, deuxième édition, 1977, 425 pages.
-  MALDINEY Henri, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, l’âge d’homme, collection « amers », Lausanne 1975.
-  MALDINEY Henri entouré de ses amis, existence, crise et création, encre marine, Fougères, 2001.
-  SIMONDON Gilbert, l’individu à la lumière des notions de forme et d’individuation, Jérôme Millon, collection Krisis,Paris, 2005.
-  HEIDEGGER Martin, Etre et Temps, Gallimard, NRF, Paris 1996.
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-  BLANQUET Edith, Séjourner dans le langage, cahiers de Gestalt-thérapie N°17, pages75à 104, Printemps 2005, l’Exprimerie, Bordeaux.
-  BLANQUET Edith, Gestalt-thérapie et analytique existentiale. Essai de fonder la Gestalt-thérapie du point de vue de « l’autre commencement » de Martin Heidegger. Directeur de recherche : Jean-marie Vaysse, Université de Toulouse le Mirail, 2001. non publié : pour le consulter site Internet : www.gestlt-igpl.org
-  PANIS Daniel, Il y a le il y a, l’énigme de Heidegger, Ousia, Bruxelles, 1993.
-  STRAUS Erwin, du sens des sens, Jérôme Millon, collection Krisis, Paris, 1989.
-  BIN Kimura, Ecrits de psychopathologie phénoménologique, PUF, collection psychiatrie ouverte, Paris, 1992.
-  BLANKENBURG Wolfgang, la perte de l’évidence naturelle, PUF collection psychiatrie ouverte, Paris1991.
-  ROBINE Jean-Marie, Pli et dépli du Self, J.M. Robine, IFGT, Bordeaux, 1997.


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