www.edithblanquet.org

"De quelques avatars àse constituer sujet dans la relation... Franges"

Publié dans la revue : "les cahiers de gestalt-thérapie" du CEGT


De quelques avatars à se constituer sujet dans la relation ... franges

( article publié revue « les cahiers de gestalt thérapie » N°6 tout droit de publication ou utilisation partielle est réservé) Edith Blanquet

Absence de contours, de reconnaissance qui pourrait affecter « je », l’assigner à résidence dans une intériorité certes factice car sans cesse changeante, mais, suffisamment fixe, pour que « je » se prenne suffisamment pour quelqu’un...

" Mon non-je est parti visiter le passé. Je ne sais pas où il est. Il n’aurait pas dû me quitter dans ces moments si difficiles... Mon oeil cherche à rattraper son regard, à entrer dans son oeil, qui est au centre, quelques mètres en face mais aussi un peu en haut, à gauche. » B .Lichtemberg Ettinger

"L’expérience est, en dernière analyse, contact, fonctionnement de la frontière entre l’organisme et son environnement" Perls G. H. « Gestalt-thérapie »

L’expérience est frontière contact : « je » s’y prend et s’y dé-prend. C’est le processus même de création de cette frontière contact, toujours provisoire et neuve, qui est l’expérience en ce qu’elle est direction de sens, organisation, structuration d’un « je » / « non je » qui advient comme conscience de lui-même dans le mouvement même où il se distingue d’un environnement qu’il constitue comme tel et qui le constitue dans le même mouvement. Parler alors de conscience c’est la concevoir comme effet de frontière, comme processus de frontière.

Dans ma pratique de psychothérapeute je rencontre des individus qui ne parviennent pas à « se prendre pour quelqu’un » : comme si leur conscience d’eux-mêmes est effilochée, estompée ,trouée .... tout comme le commencement de cet article : phrases posées là d’auteurs différents ...

L’arrière plan de cet écrit va peu à peu se distinguer , se constituer dans le mouvement où un avant plan s’éclairera . Je parle d’arrière plan en rapport avec un avant plan. Ce faisant, je suggère ici l’idée que la figure se constitue de ces deux « pôles » toujours actualisées dans une tension dialectique nécessaire, essentielle. Pour illustrer mon propos dans une visée perceptive prenons l’exemple d’un dessin : l’avant plan c’est le dessin qui se détache de la feuille qui se constitue en arrière plan sur lequel il est tracé. La figure c’est ce dessin sur la feuille que je regarde.

Parmi les expériences non conscientes qui constituent cet arrière plan, des ébauches de figures vont venir à ma conscience, ébauches auxquelles je vais m’identifier et qui deviendront figure, avant plan momentané tendu à un arrière plan. Ainsi me reviennent en mémoire - et par ce processus sortent d’une confluence avec le fond de l’expérience, fond par définition inaccessible en tant que tel - les planches du Rorschach lorsque je pense à de telles expériences : Dans l’analyse du test de Rorschach nous utilisons un système de cotations parmi lesquelles figurent celles d’estompage, et celle de clair-obscur ( ce sont des réponses déterminées par la sensibilité aux dégradées de tons et qui renvoient à des procédés régressifs et d’un point de vue clinique à une fragilité des assises narcissiques ). Au-delà de l’élaboration de ces concepts, ces mots « estompage », « clair-obscur » m’interpellent en ce sens qu’ils évoquent, dans leur prise de sens même, l‘opacité du langage, sa part d’achoppement... Celle-là même que les personnes qui « ne se prennent pas assez pour quelqu’un » tentent d’éclairer.

Revient aussi en figure le film de Woody Allen « Harry dans tous ses états » dans lequel des personnes deviennent floues ...

Autre préalable qui vient clarifier l’arrière plan dans lequel ma réflexion prend figure : La psychopathologie classique, pour être plus précise la nosographie, ne me parait pas un outil conceptuel compatible avec la théorisation de la Gestalt-thérapie. Il conviendrait de fonder davantage cette affirmation et cela pourrait être l’objet d’un futur article. Voici néanmoins quelques éléments qui nourrissent cette idée : La psychopathologie classique s’articule à partir d’une conception dualiste du monde : il y a un sujet, en quelque sorte clos sur lui-même, qui entretient des relations avec un monde. Ceci nous renvoie aux concepts d’intériorité / extériorité. La théorisation Gestaltiste ne saurait accepter un tel présupposé sans faire montre d’incohérence : Ce qui est premier en Gestalt-thérapie c’est le champ organisme / environnement . Il s’agit pour nous Gestalt-thérapeute de prendre en vue cette polarisation sans cesse remaniée du champ en organisme / environnement. Et ceci nous conduit à questionner les notions prises dans un sens classique d’identité , de conscience . Dans ma pratique, ce qui questionne c’est ce qui se tisse dans la relation au décours de laquelle je me constitue pôle affecté à partir duquel et vers lequel du sens advient et évolue qui me constitue tout en constituant un monde. Ce n’est donc pas le sujet qui est pathologique mais c’est le mode du contacter qui est perturbé dans le sens où il ne parvient pas à ouvrir une figure claire ( c’est à dire détachée d’un arrière plan fugitif qui lui est essentiel) ou une figure ajustée à la situation. Je ne peux pas clore l’autre qui vient me consulter dans une structure figée et qui viserait à définir ce qu’il est, comme hors du monde qu’il constitue tout en se constituant et me constituant aussi etc. La situation thérapeutique est construction d’une relation dans laquelle je suis tour à tour organisme / environnement ; environnement du patient-organisme etc. Le Gestalt thérapeute interpelle cette relation et ses avatars.

Mes recherches du côté de la philosophie et surtout de la phénoménologie m’ont permis de tracer quelques directions pour partager ce que je ressentais et tenter de l’écrire - tenter dans le sens où l’écriture est toujours une tentative d’éclairer l’opacité de « je » que j’expérimente comme un achoppement sans cesse différé ; « je » demeure toujours dans l’ombre de cette éclaircie. Ceci ne veut pas dire qu’il s’agirait de supprimer cette ombre. En effet, c’est le rapport ombre-éclaircie qu’il s’agit plutôt de maintenir en mouvement, en tension dialectique, en ajustement créatif pour employer un concept plus commun aux gestaltistes. Ceci n’est pas sans lien avec ce que Lévinas (« En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger » Vrin 1982 P. 131) nomme « passion foncière » dans la pensée qui pose au coeur du sujet une opacité fondamentale : la réflexion est toujours un après coup, dans un mouvement de retour à soi , de reprise toujours différée quant au mouvement même de l’existence. La pensée est toujours médiation : « je » ne peux se penser qu’à se re-prendre. L’existence est orientée vers son a-venir. C’est la dimension du projet. Nous retrouvons également J. Lacan lorsqu’il dit que « je ne suis jamais là d’où je parle » dans le sens où je suis toujours en avant. Ma prise de conscience est un mouvement de reprise sur cet être-en-avant qui caractérise l’existence.

Après cette ouverture en forme d’itin-errance , il est temps de préciser mon propos :

Mon a priori théorique - parler d’à priori n’est pas péjoratif : il me semble que nous avons toujours un à priori c’est à dire une théorie qui nous permet de donner sens mais en aucun cas il ne renvoie à une Vérité avec un V majuscule - mon à priori théorique donc serait qu’il « est » divers modes de se « prendre pour quelqu’un » (modalités ou flexions de l’exister) avec des fragilités parfois considérables de cette possibilité : l’individu étant aux prises d’infinies possibilités ne peut pas soutenir une représentation suffisamment stable de lui-même . Il ne parvient pas à s’orienter parmi les possibles qu’il a à être. Je dirai, osant un pas de plus, qu’il est fasciné : "la fascination est la perception de l’angle mort du langage" dit Pascal Quignard. Dans le processus de la fascination, « je », ne peux se développer, tisser une direction de sens suffisamment stable. Il est comme ravi à lui-même, saisi par l’ouverture infinie de ses possibilités d’exister. Ravissement qui suspend toute orientation dans le champ, qui oblitère ainsi une identification signifiante, aliénant par là toute autre possibilité. Le Self est perturbé dans son mode ego. Le contacter est en quelque sorte suspendu et n’ouvre pas une relation.

Qu’est ce que » se prendre pour quelqu’un ? « 

Petite entrée en matière littéraire : L. Pirandello « Six personnages en quête d’auteur » P. 122 : Le père : « Un personnage, monsieur, peut toujours demander à un homme qui il est. Parce qu’un personnage a vraiment une vie à lui, marquée de caractères qui lui sont propres et à cause desquels il est toujours « quelqu’un ». Alors qu’un homme -je ne parle pas de vous à présent- un homme pris comme ça, en général, peut n’être « personne ». »

Bien souvent, dans notre quotidien cette question ne se pose pas. Nous nous définissons par ce que nous ressentons, ce que nous faisons, par nos occupations et notre façon de les honorer . Il y a comme une évidence à « être quelqu’un ». Lorsque la question se pose, elle est souvent reliée à un sentiment d’angoisse : sentiment d’étrangeté, de perte des repères qui constituent la quotidienneté de « je ». Le questionnement lui-même ouvre cette affection particulière qu’est l’angoisse qui suspend le mouvement de l’exister quotidien ( être-en-avant de soi). Lorsque j’écris ces lignes « je » qui écris n’est pas la figure brillante avec laquelle « je » suis en relation. Si je viens à me demander qui est ce « je » écrivant, s’ouvre alors une nouvelle gestaltung . La réponse « je suis celle qui écris ces lignes » me qualifie dans une modalité de mon être ouvert. Pour autant elle n’épuise pas les déclinaisons possibles de cet être là que je suis . Ainsi un questionnement à l’infini peut s’ouvrir, vertigineux , terrifiant. « Se prendre pour quelqu’un » c’est être en mesure de tisser des liens signifiants, de donner sens , direction signifiante à mon exister. Pour Merleau-Ponty, le sens est la configuration des contenus sensibles et non une catégorie distincte de ceux-ci. C’est s’inscrire dans un procédé de narration tout en ayant la « certitude » d’une permanence de « je » malgré les variations de ce que « je » expérimente. C’est « je » qui expérimente, nomme et se reconnaît .

Si je me réfère à la théorie du self, je dirai que cette évidence que « je suis cette personne là » est un effet du self dans son mode personnalité . Il me semble opportun d’insister ici sur le self à entendre comme processus et non comme une instance. Trop souvent des contre sens se révèlent là . Pour plus de précisions je vous renvoie au livre de J. M Robine « Pli et dépli du self » dont la clarté mérite d’être soulignée. « Je » assimile le plus souvent les situations nouvelles, que « je » rencontre dans mon exister et mon mode de m’y ajuster, à quelque chose que « je » reconnais déjà avoir expérimenté, quelque chose de familier. Ainsi, « je » ne suis pas en permanence confronté à du nouveau, de l’inconnu générant une anxiété. Le plus souvent, je dirai même que » je » ramène la nouveauté de son expérience à une situation connue. C’est cela qui fait que « je » vis dans un monde familier. Affirmant cela je suggère que toute nouveauté est inquiétante pour « je ». Heidegger parle à ce propos de la quotidienneté rassurante du « on ». « On » dans le sens où « je » ne me pose pas alors la question de mon exister, « je » suis pris dans la tournure ambiante ( les us et coutumes ) qui donne sens au monde quotidien.

Lorsque « je » échoue à opérer ainsi, c’est que la situation n’est pas assimilable . « Je » dois donc donner sens à cette nouveauté et par là même se donner sens, direction. C’est alors parfois une phase d’angoisse, de sidération ou de fascination. Ma capacité à penser la situation me fait défaut . Je n’ai plus les repères de mon monde quotidien et je ne peux plus me référer à un moi-même connu. Ceci ne veut pas dire que ces repères ont disparu mais qu’ils sont là inopérants. Ils se révèlent dans leur contingence. Dans le langage d’Heidegger, c’est dire que, dans ce moment là, la chose même se dévoile, hors de tout commerce habituel possible qui la constituerait comme outil pour mon usage, situé dans une contrée familière, c’est à dire comme un objet pris dans une relation utilitaire pour « je ». Heidegger prend l’exemple du marteau : fait pour frapper .En ce sens « fait pour » cela dit que, pour le Dasein, * le marteau est perçu dans sa finalité pour lui. C’est lorsque cet outil fait défaut - lorsqu’il est cassé par exemple et donc inapte à son utilité - que le Dasein se pose la question de cet outil : « Si j’avais un marteau... » . D’habitude le Dasein ne se pose pas la question, il se sert du marteau, il l’utilise. Le marteau en défaut d’utilisabilité devient alors une chose. Cette chose se dévoile dans son étrangeté ( elle n’existe pas en vue de moi, elle m’est inaccessible en ce qu’elle est) et m’ouvre, dans le même mouvement, à mon étrangeté. Je ne peux plus signifier le monde et me signifier dans un projet, m’orienter.

C’est là ce que je nomme fascination et qui se produit au moment où le processus de polarisation du champ en forme de je-monde se suspend. Il y a désaffectation dans le sens fort du terme. Je ne peux plus alors contacter, mobiliser une excitation vers, élaborer la situation, donner un sens qui m’affecterait, me donnerait un lieu , un là et une disposition affective. L’étrangeté de ce moment me renvoie ma propre étrangeté . Le concept d’étrangeté doit s’entendre ici dans son acception Heidegerienne : étrangeté du Dasein dont l’origine et la destination lui font existentialement défaut . Le Dasein ne choisit pas d’exister, il a à être jusque vers sa fin. Heidegger dit que son d’où (d’où je viens) et son vers où (où je vais) lui sont voilés. La question de son origine et de sa destination reste toujours ouverte.

« Me prendre pour quelqu’un » suppose que j’établisse une bordure imaginaire m’assignant un lieu que je reconnais dans le présent comme mien et ce face à un ailleurs sur ou par rapport auquel je me détache, je me découpe. C’est bien moi qui opère cette différenciation . Heidegger dit : le Dasein « monde le monde » ; c’est à dire qu’il configure le monde et lui en même temps .

Cette découpe « je » peux la vivre comme un arbitraire insoutenable .C’ est à dire que « je » ne peux maintenir l’effort de concentration , de tension, nécessaire à ce mode de séjourner. Écrivant cela je formule l’hypothèse que « se prendre pour quelqu’un » est un travail, une tension, que cela ne va pas de soi. Ou bien que justement « je » ne peux évacuer la contingence qui lui est essentielle et ainsi ne peux s’accorder une « pause » imaginaire au mouvement de l’exister. Je parle de pause imaginaire car exister c’est être en avant de soi , être un projet-jeté dit Heidegger, jeté dans le sens où le Dasein ne choisit pas d’exister ; il existe et a à être, à se choisir parmi les possibles que cet exister ouvre, jusque à sa mort . Dans une telle conception il n’est pas de refuge à l’exister, pas d’intériorité rassurante pour « je ». C’est pourquoi je préfère la traduction de Dasein par « être-le-là » car elle indique bien cela : le là n’est pas un ici précis il est un « là » non assignable topologiquement, il est ouverture (ouvertude selon un autre traducteur) . Mais nous sommes là dans une perspective ontologique *. Dans le quotidien tout ceci n’est pas en figure et même c’est le propre du Dasein de l’évacuer ... En général ces moments d ’angoisse qui nous ouvrent à notre étrangeté essentielle sont rares. Pourtant dans mon travail de psychothérapeute je rencontre des individus qui ont bien du mal à maintenir une cohésion en forme de « se prendre pour quelqu’un ». Ils se vivent comme estompés ; effilochés comme un bord de tissus dont trame et chaîne se délient formant franges ou lambeaux. Voici quelques paroles de l’un d’eux :

« Je suis convaincu que si nous sommes tous d’accord pour appréhender la même réalité, en discuter, la partager, il n’existe cependant pas qu’un monde. Il existe des mondes sur des mondes où différentes réalités peuvent être abordées. Tout cela c’est notre mode de perception qui l’envisage et le perçoit. Une réalité bien connue de tous est perçue. Elle nous permet de survivre. Il suffit pourtant de chocs émotionnels forts, de troubles de la santé ou autre pour contacter une autre vision du monde, d ’autres perceptions qui nous amènent à cette frontière... Je crois que je recherchais ces états car quelque chose en moi refusait la réalité..... C’était en quelque sorte un refuge qui, aussi inconfortable qu’il soit, était meilleur que la réalité... Pour survivre à la violence du monde j’ai estompé les contours, ne fixant rien, voyant et entendant tout et cependant rien de précis, de focalisé...... je me suis absenté de moi-même... »

C’est comme si ces personnes ne parviennent pas à se rassurer dans la quotidienneté du « on ». L’histoire de vie qu’ils élaborent prend sens de rejet fondamental, de vécu d’étrangeté dans ce monde qui nous est familier.

Que se passe-t-il et comment élaborer cela ?

« Je » se vit effiloché, en franges qu’il ne parvient pas à assembler, à structurer dans un récit. Le récit que « je » élabore tient sa cohésion par la fonction de l’imaginaire dans le sens où c’est cela qui lui permet de constituer des formes stables, appréhendables. Cet imaginaire d’un dedans par rapport à un dehors, d’un lieu où « je » serait nous amène à la question du corps : « J e » imagine un dedans du corps dans lequel « je » se situe et que « je » vis comme un corps dans le monde. Comme un contenant sis dans un autre contenant plus vaste qui est le monde qu’il objective. C’est ainsi que « je » » situe sa pensée dans son cerveau, sa tête. Pourtant il n’est pas de lieu concret aux processus de la pensée et « je » ne peux se concevoir sans lien avec le monde. Ce qui est essentiel dans la conception phénoménologique c’est l’existence. Côté Gestalt-thérapie nous disons que ce qui est premier c’est l’expérience en tant que processus du contacter. En ce sens , Heidegger dit que le Dasein est « mit-sein » c’est à dire existentialement* être-avec.

Cette idée d’un intérieur, d’un « je » détaché d’un « non-je » est un imaginaire . « Je » est un sujet dans une phrase en ce sens « je » est être de parole au sens le plus violent ou primaire de ces mots. Pour plus de détails voir Ricoeur et son concept d’identité narrative. Je suis ce corps là c’est à dire non pas je suis ici mais là, toujours voilé : le corps est la trace de l’être-au-monde. Bien sûr c’est ce corps que « je » reconnais comme mien et constitue comme unité. C’est la fonction de l’imaginaire qui me permet d’assurer sa cohésion en tant que « je ». Ma corporéité est au contraire le lieu même de mon ouverture : mon corps n’est pas étanche . Il est au contraire véhicule de mon expérience, traversé en permanence de perceptions, sensations qui s’organisent en formes signifiantes c’est à dire connues. Il n’est pas clôture il est ouverture et la structure de la peau est une illustration magistrale de cette ouverture : ma peau est pores, porosités.

Faisons là un pas de plus : Je dirai que ces personnes qui ne se prennent pas assez pour quelqu’un éprouvent un défaut à l’endroit de leur imaginaire : celui-ci s’effondre, livrant je à son étrangeté irréductible.

Merleau-Ponty a élaboré le concept de chair qui exprime bien ce que je dis ici : la chair n’est pas la viande au sens le plus strict... je dirais qu’elle dévoile, tout en le voilant dans le même mouvement, ce que j’appelle le corps du verbe : "la chair n’est pas matière, n’est pas esprit, n’est pas substance . Il faudrait, pour la désigner, le vieux terme « d’élément », au sens où on l’employait pour parler de l’eau, de l’air, de la terre et du feu, c’est à dire au sens d’une chose générale, à mi-chemin de l’individu spatio-temporel et de l’idée, sorte de principe incarné qui importe un style d’être partout où il s’en trouve une parcelle. La chair est en ce sens un "élément" de l’être. Non pas fait ou somme de faits, et pourtant adhérente au lieu et au maintenant. Bien plus : inauguration du où et du quand, possibilité et exigence de fait, en un mot facticité, ce qui fait que le fait est fait." P.184 La chair « n’est pas le corps objectif, qui n’est pas non plus le corps pensé par l’âme comme sien, qui est le sensible au double sens de ce qu’on sent et ce qui sent » (P.313 « Le visible et l’invisible »).

Ainsi lorsque « je » ne parvient pas à « se prendre pour quelqu’un » c’est comme si il ne peut se résoudre à sa propre contingence, à être cet étant dévalé dans un monde quotidien. « Je » tente en vain de saisir son être . Toute parole visant à dire qui il est, ce qu’il vit est insatisfaisante et source par cela d’une douleur intolérable. Ces expériences où « je » ne peut « se prendre pour quelqu’un » sont comme une « claque du réel » c’est à dire que l’ek-sister est en quelque sorte dévoilé dans sa brutalité ... c’est le processus même de l’ouverture à l’être dont parle Heidegger.

Ainsi pourrait-on dire que celui qui ne « se prend pas assez pour quelqu’un » ne peut se détacher de cette constitution existentiale et par là ne parvient pas a accepter le leurre d’être cet étant là peut-être parce que justement il y va d’un être qu’il prétend, lui, assigner à résidence ? c’est à dire d’un être qu’il voudrait clore dans un ici, situer. Pour éclairer un peu plus il est important de rappeler que l’être en tant que concept philosophique renvoie à l’essence : aux principes qui font que je suis cet étant là, cet étant particulier que je questionne quant à son être. « Je » n’accepte pas de « se prendre pour quelqu’un » parce que ce « quelqu’un » qu’il est n’épuise pas ses possibilités d’être et il est sans cesse tendu vers ses possibles . Ainsi toute prise de forme s’estompe aussitôt , lui apparaît inadéquate à traduire ce qu’il vit. Les mots se vident de leur contenu ou bien au contraire s’épuisent dans leur contenu , leur contingence . Il n’est pas de parole suffisamment signifiante parce que lui voudrait pouvoir nommer, dire la chair dans le verbe. Une autre façon d’exprimer cela : « Je » voudrait être sans avoir à qualifier « être » : être dans un absolu hors de toute contingence, de toute affection, affectation qui le constitue comme cet étant particulier toujours engagé, au monde .

Du côté de la thérapie :

Lorsque je rencontre un patient qui construit un récit si proche de l’analytique existentiale de Heidegger je ne perds pas de vue qu’il s’agit bien d’un récit , c’est à dire une élaboration de sa vie quotidienne. En effet, il n’est pas de posture tenable hors du dévalement dans la quotidienneté. Le dévoilement de l’être est toujours tension dévoilement-dévalement. C’est à dire que c’est bien une personne incarnée qui évoque cela et en ce sens, ce questionnement douloureux constitue une flexion de son exister dans la quotidienneté, un monde commun qu’il tisse dans sa relation à moi.

Ainsi, il s’agit là de questionner ce qui fait qu’un patient se tient dans un tel rapport à son dire : Au fil des séances c’est le mouvement figure / fond qui va focaliser l’attention du thérapeute : Dans un tel mode d’être en relation le champ est source d’excitation sans qu’il y ait identification en mode ego à partir de cette excitation. L’excitation est bien ce qui mobilise un contacter, un aller vers. Mais cet aller vers se perd dans l’ouverture de ses possibles actualisations. Pour s’actualiser il devrait peu à peu s’organiser en arrière plan / avant plan. C’est dire que l’excitation ne coule pas dans la figure : le contacter est fragilisé dans son aller vers et en quelque sorte se disperse tout en restant excitation .

Cela fige le processus de « prise » en figure. Je formule l’idée que ce processus est figé car vécu comme inacceptable par « je » parce qu’il vient limiter l’ouverture des possibles que l’excitation permet de tenir tendue. Le self se déploie en mode ça que le patient achoppe sans cesse à signifier en mode ego . L’excitation nourrit une tension dans un pré contact sans cesse actualisé comme tel. Nous sommes là dans ce que j’appelle les franges ou estompages : il s’agit de tenir l’ouvert, d’estomper l’actualisation du self en tant que processus. Si je prend une métaphore je dirai que ces patients sont sans peau, écorchés et que toute perception, sensation ne s’organise pas en figure . Ceci maintient une sorte d’état d’alerte douloureuse permanente.

Ma posture de thérapeute consistera à tenir cette excitation et à la mettre en figure , à nommer le ça de la situation, pour ainsi en quelque sorte convoquer le patient à développer son awareness de l’excitation du champ. Ainsi les sensations, les perceptions seront peu à peu reconnues, nommées ( mode ego : prise de conscience du ça de la situation) pour s’organiser en émotion. Émotion qui ouvre des possibilités de sens que nous explorerons . En quelque sorte, dans cette phase de fragilité extrême , je vais partager ma capacité d’ouvrir des possibles, ma capacité de m’identifier à ces possibles du champ de l’expérience en cours. Je vais proposer des directions de sens , en quelque sorte les ouvrir comme possibilités auxquelles le patient va pouvoir s’identifier ou s’aliéner . Possibilités à partir desquelles il pourra lui aussi en ouvrir de nouvelles . Il s’agit de restaurer là la capacité de jouer, d’imaginer et peu à peu de construire une relation signifiante . Une illustration de ce moment pourrait être les « ou bien... ou bien » qui scandent les scénari des films de Alain Resnais « Smoking, No smoking » . Cette phase de soutien est indispensable pour permettre peu à peu de transformer l’angoisse en peur face à laquelle le patient pourra s’ajuster dans une expérience nouvelle et suffisamment sécurisante. Il s’agit de tisser un champ d’expérience suffisamment rassurant pour que le patient peu à peu construise l’angoisse qui le sidère en peur face à laquelle il pourra s’ajuster.

Revenons aux premiers moment de cette relation : progressivement va se constituer une figure c’est à dire un sens que le patient va aussitôt détruire pour en élaborer une autre etc.. Concrètement le patient va donner du sens à cette excitation, la nommer et ce faisant « se prendre pour quelqu’un » c’est à dire prendre place - pôle - dans une relation. Ce quelqu’un là dans sa contingence sera à nouveau renommé, reconnu etc. Ainsi le patient élabore un « je » qu’il convoque à sa limite factice pour ensuite le remettre en question et le convoquer à nouveau ceci dans un processus en quelque sorte circulaire. Nous serions tenté de dire qu’il n’y a là rien de perturbé si nous n’ajoutons pas que ces mises en formes sont aussitôt qualifiées comme insatisfaisantes par le patient : « ce n’est pas le mot juste » ; « c’est pas exactement cela » vient ponctuer la mise en mots. C’est en cela que je qualifie ce processus de circulaire : la mise en mots ne se poursuit pas vers une mise en action qui présuppose le choix d’une orientation.

Mon objectif sera peu à peu de permettre au patient de prendre conscience de ce processus visant à toujours redéfinir « je » parce que chaque définition est partiale, partielle... processus de re-co-naissance dans le sens littéral de re-naître-avec chaque fois réitéré et s’effilochant dans le là qui n’est pas assignable en un lieu qui se clôturerait comme ici ; comme « je suis ceci » dans la parole « je suis ceci une bonne fois pour toutes » pour utiliser une expression courante. Pour se re-co-naître il est nécessaire d’accepter de se perdre dans le plein contact (Kimura Bin parle d’un « venir-à-soi-toujours-sans-cesse ») et c’est cela qui est évité car angoissant pour ce « je » qui est préoccupé avant tout de se connaître hors du mouvement de l’exister , de l’être avec ( parmi d’autres étants ou Dasein ) .

Ce processus de re-co-naissance nous le relions au self dans son mode personnalité qui permet de tisser une trame et une chaîne dans laquelle les différents vécus viendront se tisser en « je », en conscience de soi « persistante » malgré le mouvement de l’ex-ister.

C’est là que je voudrais ouvrir la question de l’imaginaire : chez ces patients qui se frangent, s’effilochent dans leur conscience d’eux-mêmes il y a défaut de la fonction personnalité. Celle-ci ne tient pas en tant que trame si je poursuis ma métaphore. Ces patients ne peuvent s’extraire de la confluence. J’observe qu’il y a pour eux également difficulté à imaginer. Il me semble intéressant de relier la notion de l’imaginaire et le mode personnalité du self . En effet imaginer c’est créer du nouveau. Mais cette nouveauté est prise sur le fond de ce que je connais qui lui sert de trame : c’est produire une figure nouvelle par combinaison, un tissage nouveau d’éléments connus pour « je ». Ainsi l’imaginaire me permet d’inventer des situations, des directions de sens tout en restant dans la familiarité. Chez ces patients là l’imaginaire « s’effondre » et laisse place à l’ouvert angoissant, l’étrangeté inquiétante. Ce qui opère c’est davantage un refus du polarisant du champ en relation organisme environnement ; polarisant sans cesse remanié. Je dirai qu’il s’agit de maintenir toutes les modalités possibles de la visée de la conscience ouvertes toutes en même temps : ouverture focale maximum qui lâcherait l’idée d’une focalisation c’est à dire d’un « je » incarné constituant le monde par où il est.

Ces patients refusent d’aliéner certains éléments du champ et de s’identifier à certains autres : pas de mode ego. S’identifier c’est se constituer organisme en rapport à un environnement. L’environnement est vécu comme menaçant pour ce « je » se situant et invité à soutenir le conflit de cette polarisation provisoire. Le conflit prend sens à priori de destruction (projection). Souvent ces patients évoquent l’image d’être comme en même temps dans une relation et en même temps comme au-dessus de celle-ci regardant se dérouler l’expérience dans laquelle ils sont acteurs.

Cette focalisation qui fait défaut est un déficit dans l’élaboration d’une frontière contact. Il n’y a pas de polarisation du champ suffisamment stable ( même si essentiellement cette polarisation est remaniée sans cesse ; c’est pourquoi , plus haut dans cet écrit, j’ai utilisé le participe présent de ce verbe). La rupture s’effectue dans le moment allant du pré contact à la mise en contact. Dans cette phase le champ est surtout polarisé du côté de l’organisme. Un basculement doit s’opérer pour ouvrir l’organisme à son environnement. Le sujet ne peut lâcher sa centration sur lui-même pour advenir. Nous sommes dans une confluence avec l’égotisme.

Ces patients tentent d’évacuer l’environnement pour ne plus contacter que leurs propres projections . Projections faces auxquelles ils connaissent un mode de s’ajuster . Par là même la nouveauté anxiogène est évacuée. Il s’agit là d’égotisme au sens ou l’organisme se contacte lui-même comme environnement.

Pour conclure :

Peut-être que les moments extrêmes que peuvent vivre ces patients , je parle là des possibles phases de délire , constituent un rabattement total du processus de déploiement du self . Rabattement dans lequel l’organisme se contacte lui-même comme s’il était un environnement, dans un égotisme destructeur.

Si, comme je viens de le développer, il n’est pas d’intériorité rassurante peut être que nous pouvons permettre à nos patients, par le travail de thérapie, de se tenir dans l’ouvert sans y être ravis .... S’il nous appartient sans cesse de nous ressaisir, pris que nous sommes dans le mouvement de l’ex-ister qui nous temporise vers l’à-venir, ce ressaisissement pourrait alors devenir danse ou jeu plutôt qu’agrippement à une position figée.

Mars 1999

Edith Blanquet est psychologue clinicienne, Gestalt-thérapeute agréée par le collège français de Gestalt-thérapie. Exerce en libéral à Toulouse et à Limoux.

NOTES

P.5 : Le Dasein est un concept de Heidegger (« être et temps »). Il désigne cet étant particulier que je suis. Parmi les étants (ce qui est dans le monde quotidien, ontique), Heidegger distingue le Dasein comme cet étant particulier parmi les autres étants (objets, plantes, animaux) . Particulier en ce que lui seul se pose la question de son être : Qui suis-je ? Où vais-je ? ... Seul le Dasein existe, les autres étants vivent . Exister c’est être en avant de soi, être jeté dans un projet, jeté dans le sens où le Dasein ne décide pas de son existence : il est jeté au monde ; il a à être jusque à sa fin ultime qui est le moment même de possibilité de sa propre impossibilité : le trépas. Heidegger dit : être -vers -sa-fin . La traduction de Dasein est soit « être-là » soit « être-le-là ». La deuxième traduction me convient mieux en ce sens qu’elle indique bien l’ouverture essentielle (ontologique) du Dasein : le là qu’il a à être mais qu’il n’est jamais. Le là signe l’ouverture tonale du Dasein c’est à dire donne le ton : le Dasein est toujours disposé d’une certaine façon, affecté et toujours tendu vers son là qu’il n’est pas ; le là se dérobe toujours : il n’est pas un ici il est direction, vers. Cette traduction par « être-le-là » est par ailleurs celle qu’adopte Heidegger dans la « lettre sur l’humanisme »

P. 7 : D’un point de vue philosophique il y a une distinction entre l’ontique et l’ontologique : l’ontique renvoie à l’existence quotidienne, à l’existentiel ; c’est l’étant que je suis. L’ontologique renvoie à l’être de cet étant que je suis. L’adjectif ontique est formé à partir du participe présent du verbe être en grec : « to on » traduit par étant. Le début de « être et temps » évoque cette confusion entre l’être et l’étant qui a amené l’oubli de l’être. Heidegger reprécise l’opposition ontique et ontologique. L’ontologie est la science qui porte sur l’être de l’étant ( das sein des seienden). La réflexion qui porte sur les objets concrets ou perçus est qualifiée d’ontique.

P.8 : Heidegger distingue existentiel et existential : l’existentialité c’est l’ensemble des structures ontologiques de l’existence. Les existentiaux (pluriel de existential) sont les fondements de l’être ( ouverture ; être-avec ; souci ...). Cette structure ontologique caractérise l’être (le questionné) de ce que je suis (l’étant) . L’étant que je suis dans le monde ambiant renvoie à ma structure existentielle.

BIBLIOGRAPHIE

HEIDEGGER Martin (1927) « Etre et temps » Gallimard NRF Paris, 1986, 589 pages. « Lettre sur l’humanisme » in « Questions III etIV » Gallimard Tel Paris,1990, pages 65 à 127. « Concepts fondamentaux » Gallimard NRF Paris, 1997,163 pages. KIMURA Bin « Ecrits de psychopathologie phénoménologique » PUF collection psychiatrie ouverte,Paris, 1992,198 pages. LEVINAS Emmanuel « En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger » Vrin Paris,1982, 236 pages. LICHTEMBERG ETTINGER Bracha « Matrix. Carnets 1985-1989 . Fragments » livre d’artiste Barcelone 1992 LOUPPE Laurence (1998) « Lisières, peau, nudité » Artpress N°232, février 1998,pages 57à63. MERLEAU-PONTY Maurice (1964) « Le visible et l’invisible » Gallimard Tel, Paris 1997, 360 pages. PERLS, GOODMAN et HEFFERLINE « Gestalt thérapie » Stanké, Montréal ,1979, 291 pages PIRANDELLO Luigi (1958) « Six personnages en quête d’auteur » Gallimard Folio N°1063, Paris 1978, 250 pages. QUIGNARD Pascal « le sexe et l’effroi » Gallimard ROBINE Jean-Marie « Pli et dépli du self » Institut de Gestalt-thérapie, Bordeaux, 1997, 318 pages


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé| www.8iemeclimat.net|