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"Articulation d’une posture phénoménologique et d’une nosographie"

Publié dans la revue : "les cahiers de gestalt-thérapie" du CEGT


ARTICULATION D’UNE POSTURE PHÉNOMÉNOLOGIQUE ET D’UNE NOSOGRAPHIE Collégiales du CEGT Toulon ; janvier 2005 Édith Blanquet

Cette conférence s’est déroulée dans le cadre des collégiales du CEGT qui se sont tenues à Toulon en janvier 2005. Elle prend place dans le moment d’ouverture de ces journées d’étude. Mon propos visait à situer et mettre en crise les notions de normal et de pathologique afin de lancer la réflexion. Dans un premier temps, j’ai choisi de m’appuyer largement sur les travaux du philosophe Georges Canguilhem pour vous faire part de sa façon d’aborder quelques concepts se référant au sujet du normal et du pathologique. Ensuite j’ai esquissé quelques idées pour ouvrir la façon dont en tant que Gestalt-thérapeute cette question s’informe pour moi.

Examen de quelques concepts Je vais m’appuyer dans ce développement sur les travaux de Georges Canguilhem (« Le normal et le pathologique ») que je vais présenter de façon résumée.

Normal Dans le dictionnaire de médecine Littré et Robin, normal vient de normalis, norma qui veut dire la règle : qui est conforme à la règle, régulier. Dans le vocabulaire technique philosophique Lalande, norme renvoie à équerre : ce qui ne penche ni à droite ni à gauche, se tient dans un juste milieu. D’où deux sens dérivés : ce qui est tel qu’il doit être et ce qui se rencontre dans la majorité des cas d’une espèce déterminée, ou ce qui constitue soit la moyenne soit le modèle d’un caractère mesurable. Normal est un terme équivoque car il désigne à la fois un fait et une valeur attribuée à ce fait par celui qui parle, en vertu d’un jugement d’appréciation qu’il prend à son compte. En médecine, l’état normal est un état habituel des organes mais aussi leur état idéal puisque le rétablissement de cet état habituel est l’objet ordinaire de la thérapeutique. Ce double aspect, à la fois de constituer un état habituel et un état idéal révèle un problème qui n’est pas soulevé le plus souvent. Est-ce que par ce qu’un état est visé comme une fin bonne à obtenir par la thérapeutique, il doit être dit normal ? Ou bien est-ce par ce qu’il est tenu pour normal par le malade que la thérapeutique le vise ? La seconde relation semble plus stimulante car elle s’appuie sur l’idée que la vie est une activité normative qui vise à se maintenir. Autrement dit, la vie n’est pas indifférente aux conditions dans lesquelles elle est possible. Elle est en ce sens position non consciente de valeurs. Le normatif est ce qui institue des normes (en philosophie). En ce sens, cela pose l’idée d’une normativité biologique de la vie sur laquelle se fonde la normativité humaine. C’est dire qu’il n’y a pas d’indifférence biologique (idée d’une sélection naturelle émise par Darwin). Il y a des normes biologiques saines et pathologiques et les secondes ne sont pas de même qualité que les premières. La vie elle-même fait du normal biologique un concept de valeur et non un concept de réalité statistique. La médecine vient prolonger cet effort de la vie pour se défendre contre tout ce qui est de valeur négative.

Anomalie et normal Dans le vocabulaire philosophique Lalande, l’anomalie est un substantif auquel aucun adjectif ne correspond. Anormal est lui aussi un adjectif sans substantif. C’est l’usage qui les a couplés, faisant d’anormal l’adjectif d’anomalie. Anomalie avait pour adjectif anomal qui est tombé en désuétude. C’est une confusion d’étymologie qui a aidé à ce rapprochement d’anomalie et anormal : Anomalie vient du grec anomalia qui signifie inégalité, aspérité. Omalos est ce qui est uni, lisse, égal. An-nomalos est alors l’inégal, le rugueux, l’irrégulier au sens que l’on donne à ces mots en parlant d’un terrain. Souvent on s’est mépris sur l’étymologie d’anomalie en la dérivant de nomos (et non de omolos) qui signifie loi et on a déduit a-nomos pour anomalie. Cette erreur d’étymologie se trouve dans le dictionnaire de médecine Littré et Robin. Or, nomos grec et norma latine se confondent et disent lois, règles. Ainsi en toute rigueur sémantique, anomalie devient un fait (un système descriptif) alors qu’anormal réfère à une valeur, un terme appréciatif, normatif. Mais l’échange de bons procédés grammaticaux a engendré une collusion des sens respectifs d’anomalie et d’anormal. Anormal est devenu un concept descriptif, et anomalie est devenue un concept normatif. En anatomie, anomalie veut dire insolite, inaccoutumé. Anormal est ce qui s’éloigne par son organisation de la grande majorité des êtres auxquels on doit être comparé. L’anomalie est une variation individuelle qui empêche deux êtres de pouvoir se substituer l’un à l’autre de façon complète. Mais la diversité n’est pas la maladie et l’anormal n’est pas pathologique…

Pathologique vient de pathos : sentiment direct et concret de souffrance et d’impuissance, sentiment de vie contrariée. Mais le pathos c’est bien l’anormal… On peut sans doute tenir le pathologique pour normal en définissant le normal et l’anormal par la fréquence statistique relative. Ainsi une santé parfaite continuelle est un fait anormal et cela traduit ce fait que l’expérience du vivant inclut la maladie. Mais cela veut dire qu’il y a deux sens du mot santé :
  Pensée absolument, la santé est un concept normatif définissant un type idéal de structure et de comportement organiques. La santé est le bien organique (et alors dire bonne santé est un pléonasme !).
  La santé qualifiée est un concept descriptif définissant une certaine disposition et réaction d’un organisme individuel à l’égard des maladies possibles. Néanmoins la maladie reste toujours quelque chose par rapport auquel l’organisme doit lutter pour vivre : une idée de a-normal.

Autre différence entre anomalie et maladie : La maladie est un rapport à une chronologie. Elle vient suspendre un cours, elle est critique. Donc, la maladie est référence aux autres et à soi. Il y a un avant la maladie dont le patient et l’entourage gardent la nostalgie. L’anomalie est constitutionnelle, congénitale et ne comporte donc pas de possibilité de se comparer à un avant, à soi. Quand la maladie prend sens par rapport à ses effets relativement à l’activité de l’individu, et donc par rapport à la représentation qu’il se fait de sa valeur et de sa destinée, l’anomalie devient infirmité. L’infirmité est une notion vulgaire ; on naît ou on devient infirme et c’est une déchéance irréductible.

Pour résumer , l’anomalie peut devenir maladie, mais n’est pas à elle seule une maladie. Le problème de l’anomalie par rapport au pathologique est obscur et très important, car il pose le problème général de la variabilité des organismes, de la signification et de la portée de cette variabilité. L’anomalie peut être mutation si on adhère à la théorie de l’évolution où l’anomalie est définie comme un écart à partir d’un type spécifique, défini par un groupement des caractères les plus fréquents sous leur dimension moyenne. La norme est toujours référée à un milieu. Le pathologique n’est pas absence de norme biologique, mais il est une autre norme mais comparativement repoussée par la vie (qui est normative).

Question du rapport du normal et de l’expérimental . Voici une définition objective et absolue du normal pour les biologistes : sont dits normaux des phénomènes dont l’exploration permanente est possible grâce à des dispositions de laboratoire et dont les caractères mesurés se révèlent identiques à eux-mêmes pour un individu donné, dans des conditions données, et à quelques écarts d’amplitude définie près, identiques d’un individu à l’autre dans des conditions identiques. En quel sens ces étalonnages sont-ils pertinents pour servir de norme pour l’activité fonctionnelle du vivant hors laboratoire ? L’expérience en laboratoire se tient sous réserve capitale que les données de celle-ci soient les même. Or le problème est là : impossible de reproduire le même… Et c’est avec cela que le physiologue travaille, cette aporie dont il est bien conscient. C’est-à-dire que des conditions différentes entraînent des normes différentes. Les normes fonctionnelles du vivant examinées en laboratoire ne prennent sens qu’à l’intérieur des normes opératoires du savant. Les physiologistes ne définissent pas objectivement quelles sont les conditions normales. La situation expérimentale est toujours expérimentale : ainsi, par exemple, le sommeil provoqué n’est pas le même que le sommeil spontané… Il y a toujours une différence phénoménologique.

Norme et moyenne

Il semble que le physiologiste trouve dans le concept de moyenne un équivalent objectivement et scientifiquement valable du concept de normal ou de norme. Le physiologiste contemporain ne partage plus l’aversion de Claude Bernard pour tout résultat d’expérience traduit en moyenne : pour Claude Bernard, l’emploi des moyennes fait disparaître le caractère essentiellement oscillatoire du phénomène biologique fonctionnel (exemple du calcul des pulsations cardiaques par la moyenne des pulsations cardiaques prises plusieurs fois en une journée : le chiffre obtenu est faux). La recherche moyenne est dépourvue de sens en ce qui concerne un même individu et aussi par rapport à plusieurs individus (exemple de la recherche de l’urine moyenne européenne faite en prenant de l’urine dans un urinoir d’une gare). Pour Claude Bernard, le normal est un type idéal dans des conditions expérimentales déterminées. Le normal diffère d’une moyenne arithmétique ou d’une fréquence statistique.

Le problème est alors de déterminer à l’intérieur de quelles oscillations autour d’une valeur moyenne purement théorique on tiendra les individus pour normaux ? La statistique ne fournit aucun moyen pour décider si l’écart est normal ou anormal. N’est-ce pas dans l’écart que réside l’individualité dans sa particularité ? Pour exemple, prenons la théorie de l’homme moyen de Quêtelet : « Étant donné l’insuffisance des données numériques de biométrie et devant l’incertitude où nous sommes sur la validité des principes à utiliser pour établir la coupure entre le normal et le pathologique, la définition scientifique de la normalité apparaît comme actuellement inaccessible » (Laugier H. « L’homme normal » encyclopédie française, tome IV, 1937). Sous-jacente à cette courbe normale nous trouvons une marge de variabilité d’où la courbe en cloche et non en droite : celle-ci s’appuie sur l’idée d’un type selon lequel les individus sont comparables. Par rapport à la courbe : les plus nombreux sont ceux qui approchent de la moyenne. Les moins nombreux sont ceux qui s’écartent de la moyenne. L’homme moyen est celui le plus proche de la moyenne de la courbe. Nous obtenons là une moyenne type (à partir de mesures du plus grand nombre) qui n’est pas une moyenne arithmétique. L’intérêt de la courbe de Quêtelet est qu’elle identifie fréquence statistique et norme. La norme est alors une moyenne, déterminant des écarts d’autant plus rares qu’ils sont plus amples.

Chez l’homme, la norme n’est pas seulement biologique mais aussi sociale, liée à des habitudes de vie et à ce qui fait sens dans une époque (exemple de la durée de vie liée à l’importance accordée à celle-ci dans une époque. Halbwachs : la durée de vie dépend du niveau de vie).

Conclusion Norme et moyenne sont deux concepts différents. Il est nécessaire de reconnaître la normativité de la vie (la vie induit ses normes). L’homme est la seule espèce capable de variations : lui seul, par la technique, a réussi à modifier sur place même l’ambiance de son activité. Le milieu du vivant est donc aussi son œuvre : le vivant se soustrait ou s’offre électivement à certaines influences (influence du milieu et co-influence). Notre image du monde est toujours aussi un tableau de valeurs.

Maladie, guérison, santé

Goldstein nous dit qu’une moyenne statistiquement obtenue ne permet pas de décider si tel individu devant nous est normal ou non ; il convient de se référer à l’individu lui-même. Cela veut dire qu’il y a relativité individuelle du normal biologique : il est impossible de déterminer l’être malade quant au contenu mais cela est possible par rapport à une norme individuelle. Cela signifie également qu’il est nécessaire de croiser la comparaison avec la norme résultant de la moyenne et les conditions de l’individu examiné (exemple : le pouls de Napoléon est de 40 pulsations : ceci est normal pour lui et anormal par rapport à la norme moyenne qui est de 75 pulsations).

Le normal n’est pas la rigidité d’un fait de contrainte collective. Il est la souplesse d’une norme qui se transforme dans sa relation à des conditions individuelles. Ainsi la frontière normal et pathologique devient imprécise. Mais cela ne veut pas dire que normal et pathologique sont identiques en essence à des variations de santé par rapport à la maladie qui font que l’on ignore où finit la santé et où commence la maladie : La distinction entre normal et pathologique est imprécise pour des individus multiples considérés simultanément. Elle est précise pour un même individu considéré successivement.

La place du jugement de l’individu est importante, car c’est lui qui en pâtit au moment même où il se sent inférieur aux tâches que la situation nouvelle lui propose.

L’état pathologique ou anormal n’est pas le fait de l’absence de toute norme. La maladie est encore une norme de vie mais « inférieure » car elle ne tolère aucun écart des conditions dans lesquelles elle vaut : elle ne peut se changer en une autre norme. Ainsi, la maladie est comprise comme perte de la capacité d’instituer une normativité. Selon Goldstein, la maladie est une norme, au sens où elle est un ajustement normatif à certaines conditions bien précises. Goldstein a étudié des blessés de guerre après la guerre 14-18 : la pathologie révèle une structure individuelle modifiée. C’est dire qu’elle constitue un ajustement qui ne se présente jamais chez le sujet normal sous la même forme et dans les mêmes conditions. Pour définir l’état normal d’un organisme il faut tenir compte du comportement privilégié (parmi toutes les possibilités de se comporter, certaines sont utilisées en préférence : ajustement au milieu, harmonie). Pour comprendre la pathologie, il faut tenir compte d’une réaction catastrophique : la maladie est mise en péril de l’existence. Le changement de l’organisme entraîne un changement du rapport organisme-milieu.

Donc, la notion de maladie sollicite pour sa compréhension la notion d’être individuel. La maladie apparaît quand l’organisme est modifié de telle façon qu’il en vient à des réactions catastrophiques dans le milieu qui lui est propre (exemple des troubles fonctionnels). Elle engendre l’instauration de nouvelles normes de vie, par réduction du niveau de l’activité du sujet, en rapport avec un milieu mais rétréci. Le malade est malade pour ne pouvoir admettre qu’une norme ; il est incapable d’être normatif (de produire de nouvelles normes ; ceci peut nous évoquer le concept d’ajustement créateur de la Gestalt-thérapie). Ici, la maladie est une expérience d’innovation positive du vivant et non comme chez Auguste Comte ou Claude Bernard un fait diminutif ou multiplicatif. Elle n’est pas une variation de la santé mais une nouvelle dimension de la vie.

Goldstein est le continuateur des travaux de Hughings Jackson pour qui la maladie est à la fois privation et remaniement et pour qui il convient de tenir compte de ces deux aspects. Il n’y a pas de trouble pathologique en soi ; l’anormal ne peut-être apprécié que dans une relation. Pour lui, le comportement malade n’est pas un résidu du comportement normal au sens de ce qui a survécu à la destruction. Les attitudes qui ont survécu chez le malade ne se présentent jamais sous cette forme chez le sujet normal, pas même aux stades inférieurs de son ontogenèse ou de sa phylogenèse. La maladie leur a donné des formes particulières et l’on ne peut bien les comprendre que si l’on tient compte de l’état morbide (p 437 : journal de psychiatrie 1933 / aphasie). La maladie n’est donc pas une régression à un stade antérieur (adopter le comportement d’un enfant) car une telle conception revient à méconnaître la normativité du comportement normal. Goldstein s’oppose à l’idée classique que la pathologie se déduit linéairement du normal. Elle est pour lui une création, l’apparition d’un nouvel ordre vital. Ainsi guérir, ce n’est pas retrouver un état passé mais être à même de créer une nouvelle normativité, de nouvelles normes individuelles c’est-à-dire être en mesure de concevoir de nouvelles normes constantes garantissant le nouvel ordre.

Par là, Goldstein confirme ce fait biologique fondamental que la vie ne connaît pas la réversibilité. Si elle n’admet pas des rétablissements, la vie admet des réparations qui sont des innovations physiologiques : plus ces possibilités d’innovation sont réduites plus la maladie est grave. Au sens absolu, la santé est une indétermination initiale de la capacité d’institution de nouvelles normes biologiques.

Esquisse d’une définition de la santé

Être sain, c’est non seulement être normal dans une situation donnée, mais aussi être normatif dans cette situation et dans d’autres éventuelles. Cela signifie être en capacité de dépasser la norme qui définit le normal momentané ; être en possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles et des situations nouvelles. La santé est une marge de tolérance des infidélités du milieu c’est-à-dire du devenir, de l’histoire d’un être au monde et non des lois abstraites. Le vivant ne vit pas parmi des lois (qui sont des abstractions théoriques) mais parmi des êtres et des évènements qui diversifient ces lois : « ce qui porte l’oiseau est une branche et non la loi de l’élasticité… » nous dit Canguilhem. Cette définition de la santé n’est pas sans évoquer les notions d’ouverture à l’événement-avènement de soi (Maldiney) qui me guident dans la conception de la pathologie du point de vue du self en cours d’élaboration.

La vie d’un vivant ne reconnaît les catégories de santé et de maladie que sur le plan de l’expérience, qui est d’abord épreuve au sens affectif du terme et non sur le plan de la science (Je vous invite là à un clin d’œil vers le pathique de Maldiney… et aussi le ça de la situation, modalité d’actualisation du self par où je suis et deviens affectée). La science explique l’expérience, mais elle ne l’annule pas pour autant. Elle nous en propose une vue fondée sur ses présupposés, une vue parmi d’autres possibles. La santé est un concept régulateur des possibilités de réagir et se comporter à. Être en bonne santé, c’est pouvoir tomber malade et s’en relever : en cela c’est un luxe biologique ! (ex. : pour ce qui est de l’expérience inflammatoire : l’inflammation constitue la défense anti-infectieuse en ce qu’elle est à la fois surprise et mobilisée). La maladie s’entend alors comme la réduction des possibilités de tolérance des infidélités du milieu.

Physiologie et pathologie

En conséquence des analyses précédentes, il n’est pas rigoureusement exact de définir la physiologie comme la science des lois ou des constantes de la vie normale. À cela deux raisons nous explique Canguilhem :
  Le concept de normal n’est pas un concept d’existence susceptible en soi de norme objective.
  Le pathologique doit être compris comme une espèce du normal. L’anormal n’est pas alors le non normal mais l’autre que le normal.

La physiologie est davantage une science et non la science des fonctions normales de la vie. Il serait plus juste de dire qu’elle est la science dont l’objet est l’étude des conditions de la santé (car l’état normal n’est pas équivalent à la santé). Mais là une difficulté subsiste : quand on parle d’objet d’une science, on pense à un objet stable, identique à soi. Or la vie n’est-elle pas évolution, variations de formes, invention de comportements, sa structure n’est-elle pas historique autant qu’histologique ? La physiologie pencherait alors vers l’histoire qui n’est pas, quoi qu’on fasse, science de la nature…

La définition de la physiologie est liée à celle qu’on se fait de la santé. Proposition de Canguilhem : concevoir la physiologie comme science des allures stabilisées de la vie ?

En matière de pathologie, le dernier mot revient à la clinique La maladie n’est pas une cellule malade mais une cellule ou un organe en relation avec d’autres et tout cela dans la situation particulière de cette personne malade. Or, la clinique n’est pas science ! Les sciences doivent être au service de la clinique et non l’inverse…

« On peut décrire objectivement des structures ou des comportements, on ne peut les dire ‘pathologiques’ sur la foi d’aucun critère purement objectif ; objectivement, on ne peut définir que des variétés ou des différences sans valeur vitale positive ou négative. » (p 153)

D’UN POINT DE VUE PHÉNOMÉNOLOGIQUE

Je vais d’abord me référer aux travaux d’Arthur Tatossian, psychiatre phénoménologue : pour lui la particularité de l’expérience phénoménologique retentit sur la conception centrale de la psychopathologie qu’est la normalité . Du fait de la réduction phénoménologique qui suspend toute thèse de valeur et donc de norme, la phénoménologie peut d’une certaine façon sembler indifférente à des notions telles que normal et pathologique. Lorsque je dis indifférente, je veux dire que l’attitude phénoménologique ne saurait conduire à se prononcer sur ce sujet, elle ne peut rien en dire puisqu’elle vise à suspendre toute thèse. Pour exemple : Ludwig Binswanger définit la distorsion dans l’autisme et la retrouve aussi chez les personnes normales. Il parlera de formes « manquées » de la présence humaine, formes qui ne sont pas le propre de pathologies isolées. Les notions de norme statistique et norme idéale sont extérieures au vécu phénoménologique. En ce sens la posture phénoménologique ne peut se référer à de telles notions.

Mais, en un deuxième sens, la considération de la norme est inhérente à toute expérience phénoménologique . Minkowski nous dit que le fait psychopathologique est anormal en lui-même et ce sans référence à une norme statistique. Le fait pathologique se réfère à l’humain et non à une norme. Il renvoie à un éprouvé humain. La norme phénoménologique est intrinsèque aux phénomènes car l’objet de la psychopathologie n’est pas le simple écart de comportement c’est-à-dire le comportement déviant. N’importe quel comportement est potentiellement présent chez l’être humain. Et ceci nous convie à une anthropologie particulière dans laquelle l’humain est de l’ordre de la possibilisation : il lui appartient d’inventer, de se donner forme et par là sens et signification, littéralement de s’in-former la situation en devenant lui-même. L’être sain est celui qui peut empêcher l’autonomisation ou la persistance temporelle du comportement déviant. La santé n’est pas l’absence de sa potentialité ou même de sa réalisation incidente. Un comportement est anormal dans la mesure où celui qui le présente ne peut pas ne pas faire autrement, ne peut pas ne pas le présenter (sentiment de subir de nos patients). La pathologie est pathologie de la liberté (Henry Ey) ou « être pu » (Maldiney). La liberté est comprise comme laisser être les choses et s’y laisser aller dans l’équilibre de la transcendance subjective, se prendre suffisamment pour quelqu’un, et de la transcendance objective, c’est-à-dire se comporter en cohérence avec un monde quotidien objectif (intersubjectivité). En dernière analyse, la phénoménologie thématise le problème de la norme comme problème de l’ancrage de l’individu dans un monde commun constitué par l’intersubjectivité qu’il est aussi lui-même. Le critère phénoménologique réside dans la possibilité d’un comportement et non dans sa matérialité.

Certes le contenu d’une norme dépend de la société mais le fait qu’il y a une norme est lui universel car il concerne l’exigence de la liberté de l’individu à l’égard de son propre comportement. Ainsi la norme phénoménologique présente une invariance relative par rapport à la norme culturelle. Il est des traits différentiels non culturels donc des invariants par rapport à la variation culturelle. Ceux-ci ne sont pas des comportements matériels mais ce qui les rend possible et qui renvoie à l’être humain et la façon dont nous le concevons : c’est-à-dire la conception que nous avons de ce qui permet à l’homme de se situer dans l’espace, de se comporter, de comprendre le monde et se comprendre… Cela mériterait quelques développements qui feront l’objet d’un écrit ultérieur.

Maladie mentale et phénoménologie . La phénoménologie entretient des rapports sans problème avec la nosographie classique. Elle ne prétend pas remplacer la psychiatrie clinique à laquelle appartient cette notion de maladie mentale dont l’éclaircissement est la tâche non de la phénoménologie de la folie mais de l’expérience clinique. La phénoménologie a surtout contribué à enrichir la clinique et à situer la relation médecin-patient dans une dimension de rencontre altérante plus que technicienne.

Du POINT DE VUE de la GESTALT-THÉRAPIE

Si nous reprenons cette conception de la pathologie comme restriction des possibilités d’être proprement soi-même, peut-être que cela nous donne à entendre la pathologie comme perturbation du déploiement du self en tant qu’il constitue une façon de comprendre le processus permettant d’interpeller l’institution signifiante de soi au monde ou Gestaltung. La pathologie s’entend alors comme perturbation de la capacité à se donner sens en donnant simultanément signification au monde. Elle peut alors se comprendre comme perturbation de la capacité d’inventer de nouvelles formes possibles de soi et du monde auquel je me comporte, perturbation de la capacité à se fonder sur une histoire propre intégrant à la fois la continuité de moi, la nouveauté de soi et en relation à une histoire commune que je partage et tisse avec d’autres humains.

Nous comprenons alors la théorie du self comme un a priori théorique qui nous permet de fonder notre posture en tant que Gestalt-thérapeute. La théorie du self s’entend alors comme le sol à la fois théorique et technique qui permet au Gestalt-thérapeute de solliciter les modalités de tisser une Gestaltung. La particularité de cet a priori c’est qu’il est selon mon avis peu inférentiel : il ne dit rien en termes de norme et ne définit pas ce qui devrait être ni ce qu’est un sujet humain au monde. Il permet simplement d’interpeller le processus de la construction signifiante, c’est-à-dire la façon dont j’adviens en me donnant forme à l’occasion d’une situation que j’in-forme dans le même mouvement. Me temporaliser c’est alors habiter l’espace à partir de ma propre corporéité. Et habiter l’espace, c’est me donner forme et projet en me situant à même ce corps-là qui m’échoit et que je suis et d’où je peux me situer et m’orienter c’est-à-dire tisser le sens de ma disposition affective en signification. C’est dire que je tisse en signification ma présence à cette situation advenant comme cette situation-là, vue de ce point de vue-là, sans cesse reconduit en sa nouveauté radicale. La théorie du self permet au Gestalt-thérapeute de mobiliser une prise de conscience des façons particulières de survenue d’un monde de signification en tissant des directions de sens à même ma présence corporelle sans cesse ajustée. Elle soutient la cohérence de la posture du Gestalt-thérapeute.

C’est ce tissage du sens (le sens est ici la façon dont je suis corporellement disposé ; le ça de la situation par où je suis et deviens) en signification pour moi au monde qui va être l’objet de la préoccupation du Gestalt-thérapeute : son projet est alors de permettre un « enrichissement » des possibilités et modalités de configuration signifiante. Par là le Gestalt-thérapeute cherche à mobiliser les capacités d’ajustement créateur de soi au monde ; autrement dit il vise à susciter les capacités d’identifications et aliénations des possibilités de signification afin de permettre au patient de prendre conscience et d’assumer ses capacités d’être lui-même en exerçant son pouvoir être, à savoir qu’il est là ainsi affecté et comprenant.

Plus particulièrement le Gestalt-thérapeute va chercher à susciter le déploiement du self en mode ego : nous pourrions définir la pathologie comme défaillance du déploiement du self en mode ego : défaillance qui se décline alors comme un défaut dans l’ouverture pathique (ouverture au ça de la situation qui m’est donnée en tant que j’ai un corps qu’il m’appartient d’exister) articulée en mode personnalité (ce qui du ça de la situation que j’endure s’informe sur le fond de ce que je connais par où la nouveauté s’esquisse en prenant forme de significations possibles) et notamment le moment de l’identification-aliénation des possibles reconduits au ça de la situation ouvrant à l’ajustement créateur d’une figure signifiante de je-au-monde.

Ce qui me semble essentiel c’est que la théorie du self ne peut se dispenser d’un soubassement ontologique et d’une anthropologie dans la mesure où nous exerçons en tant que thérapeutes ce qui signifie que nous visons à apaiser d’autres humains et non seulement à élaborer des Gestalten… C’est à l’occasion du tissage d’une Gestalt (une forme signifiante) que se joue l’entrée en présence, la Gestaltung de soi au monde. Si le Gestalt-thérapeute s’intéresse à l’élaboration signifiante, ce n’est pas tant en son contenu mais plutôt en ce qu’à cette occasion un sujet advient dans son rapport à autrui. Par là, la théorie du self est notre « outil » diagnostique pour interpeller l’entrée en présence : en interpellant la forme signifiante et en l’enrichissant, le Gestalt-thérapeute sollicite l’entrée en présence ajustée tant de lui-même que de l’autre à qui il existe.

Cela nous convie à nous questionner sur notre conception de l’homme et c’est à partir d’un tel questionnement que la pathologie peut prendre sens : nous nous trouvons alors face à quelques questions qui viennent conclure cette ouverture sur le thème de ces collégiales : la Gestalt-thérapie a-t-elle besoin d’une nosographie et, si tel est le cas, sur quel fondement pourrions-nous l’articuler ? Peut-elle s’accommoder de la nosographie classique ? La théorie du self qui nous caractérise est-elle une théorie du sujet humain ? ou bien est-elle une façon d’entendre la construction signifiante ? ne serait-elle pas notre « psycho »-pathologie ou notre logo-pathologie si nous concevons le self comme mode de diagnostiquer les modalités du tissage du sens en significations, d’élaborer une Gestaltung ? Si nous nous référons au paradigme du champ, comment concevoir une « psycho »-pathologie sans nous heurter à des difficultés épistémologiques ? ou bien une Gestalt-pathologie ? une Gestaltung-pathologie ? ou bien un diagnostic de l’élaboration signifiante ? Quelle conception de l’homme peut s’articuler à la théorie du self sans se référer à une conception individualiste si nous nous tenons du point de vue du champ et de ses principes ?

Bibliographie

Canguilhem Georges. Le normal et le pathologique, PUF, collection Quadrige N°65, 1965 Maldiney Henri. Penser l’homme et la folie, Millon collection Krisis, 1997 Tatossian Arthur. La phénoménologie des psychoses, revue L’art du comprendre, Juillet 1997.

Édith Blanquet est Gestalt-thérapeute, psychologue clinicienne, superviseur et formatrice. Membre agréée du Collège européen de Gestalt-thérapie de langue française. Co-fondatrice de l’institut de Gestalt-thérapie des Pyrénées et du Languedoc (IGPL). Exerce en libéral à Toulouse (31) et à Alet-les-bains (11).


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