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Points de vue partagés sur la connaissance de l’humain : corps, langage, symptôme .Penser l’être humain ?

Intervention de Edith Blanquet, CNRS, INSERM Avril 2015


"Points de vue partagés sur la connaissance de l’humain : corps, langage, symptômes".

« Penser l’être humain ? »

CNRS 10 AVRIL 2015 Edith Blanquet

« Des idées audacieuses, des anticipations injustifiées et des spéculations constituent notre seul moyen d’interpréter la nature, notre seul outil, notre seul instrument pour la saisir. Nous devons nous risquer à les utiliser pour remporter le prix. Ceux parmi nous qui refusent d’exposer leurs idées au risque de la réfutation ne prennent pas part au jeu scientifique. » Karl Popper « La logique de la découverte scientifique » Paris, Payot, 1973, page 286

En guise d’introduction :

Aborder la manière dont le corps, la parole et le symptôme nous concernent lorsque nous prenons soin des humains en souffrance nous conduit à ne pas prendre ces mots comme allant de soi. En effet selon nos présupposés quant à la manière dont nous comprenons ce que veut dire être humain, ces mots s’éclairent de manière nuancée. Certes nous pourrions conclure qu’il n’est affaire que de subtiles distinctions théoriques et nous en tenir là. Ce disant ne mettrions-nous pas en œuvre un apriori nous conduisant à considérer que théorie et pratique seraient scindés ?

Or nous évoquons le langage et notre propos peut se voir comme réduit à un "jeu de langues" qui s’approche insidieusement d’une langue qui serait "de bois" plutôt que d’une langue "parlante" ; une langue sans parole ? Une langue qui n’engagerait pas ?

A moins qu’il ne s’agisse de l’usure de la langue caractéristique du parler quotidien, usure dont témoigne l’équivoque avec laquelle nous composons à l’heure où " tout s’accélère" comme on l’entend régulièrement dans nos médias ? Il est vrai que le temps passe...et remarquons que nous disons "il passe " plutôt que "il vient". Cet anodin changement de verbe ne nous amène-t-il pas au cœur de ce qui nous concerne et nous définit comme des mortels ?

Et si la langue, la parole n’étaient pas seulement, ainsi que cela semble toujours déjà convenu, un stock de mots que nous maitrisons et dont nous usons selon notre « bon vouloir » et pour notre " libre" usage ? Un stock de mots dont la portée signifiante est toute assurée, maitrisée et dont la liste se trouve dans le dictionnaire ? Une même question pourrait là trouver sa pertinence : celle qui nous fait parlant, essentiellement, et dont nous cherchons depuis la nuit des temps le pourquoi ? Ce même pourquoi se trouve le plus souvent synonyme de " à cause de quoi" alors qu’il peut également s’entendre comme " en vue de quoi" voire "en vue de qui ?". Epaisseur de la langue qui n’en fait "qu’à sa tête" jusqu’à parfois nous rendre fous. Ainsi l’homme se questionne et se demande pourquoi il est ici plutôt que là ? Pourquoi en ce temps-ci plutôt qu’en un autre ? Sans cesse il est transi de questions et cela s’est longtemps appelé en philosophie transcendance : un mystère sur lequel nous suons depuis la nuit des temps. Il fut un temps où nous invoquions les dieux pour tenter de donner sens à cette habitation langagière, (car nous habitons le langage : forme de monde) qui ne nous laisse pas en paix et prend parfois forme de maladie mentale tant l’absence de réponse nous angoisse. Aujourd’hui nous concluons que les mots sont produits par notre entendement, notre conscience, voire même par notre cerveau depuis que nous avons localisé scientifiquement les aires du langage ?

Ne dit-on pas par exemple que la dyslexie est affaire de localisation cérébrale ? Ceci posé avons-nous pour autant abordé la manière dont l’existence d’un être humain se trouve affectée par ladite dyslexie ? Avons–nous pour autant cerné de quoi il en retourne dans le comportement de cet humain souffrant de dyslexie et l’ouverture de monde qui le concerne singulièrement tout autant qu’elle frappe de manière inédite ceux qui l’entourent ? Comment comprendre la façon dont se tisse la parole parlante lorsque nous diagnostiquons une « déstructuration du cours de la pensée » ? Pourtant ces humains qui témoignent de ce que nous définissons comme « pensée déstructurée » nous parlent, nous donnent à entendre d’eux-mêmes et de ce auprès de quoi/qui ils trouvent leur tenue ? « Déstructurée » : cela nous dit-il que la structure est défaite ? De quelle structure parlons-nous ? Une structure grammaticale ? Une structure mentale ? Une structure neurologique ? Cela nous dit aussi peut-être que la pensée est structurée autrement que ce à quoi nous nous attendons selon la prémisse que nous en avons. Prémisse devenue si évidente que nous ne la prenons plus en considération. Lorsque mon patient dit " je suis schizophrène, je suis fou du ski" ou bien « c’est logique, ça tient debout, je tourne la feuille et ça ne tombe pas », je peux adopter différentes démarches de soin selon mon entente de cette forme d’habitation langagière : diagnostiquer que son propos est incohérent et par là je suggère que cela n’a pas la cohérence que j’attendrais. Celle qui fait évidence, qui est convenue, d’usage courant. Je vais alors peut-être mettre en œuvre un dispositif pour le « re-programmer » ainsi que je le ferais d’une machine (par exemple je vais « recharger la capacité de concentration d’un schizophrène » en le mettant devant un ordinateur avec pour consigne de parcourir un trajet en tant que conducteur de train virtuel, qui devra maintenir la vitesse optimale tout en tenant compte des particularités du terrain ). Je peux encore envisager cette expression langagière en tant que symptôme d’un conflit intrapsychique inconscient dont le patient est le jouet. Je peux encore accepter de me laisser étonner et chercher avec lui à entendre de quelle manière un tel dire tient , comment il trouve une cohérence en lui-même et m’ouvre alors au dire ajusté d’une présence qui me concerne déjà par l’étrangeté que j’éprouve. Une ouverture au non familier, qui dans le même temps me révèle également à mon propre pouvoir de comprendre justement là, en ce que, défaillant à sa dimension utilitaire, je me trouve subitement reconduite à un pouvoir être qui dépasse mon entendement habituel.

Mais je peux aussi avoir d’évidence compris que cela témoigne d’une atteinte neurologique. Atteinte qui cause le fonctionnement défectueux de cette personne et avec lequel je ne me vois pas concernée pour ma part. Pourtant, la manière d’habiter la parole schizophrénique est autre que la forme aphasique, dyslexique ou mélancolique. Cela, nous l’éprouvons d’emblée et il y va alors de nous-même-avec-l’autre. Nous en avons une entente qui n’est pas de l’ordre de la raison, mais une entente tonale, musicale. Une telle entente peut-elle alors se qualifier comme capacité d’empathie ? A moins qu’elle me permette d’éprouver que ladite forme schizophrénique ou bien aphasique ne soit pas le fait d’un sujet monadique (isolé) mais qu’elle manifeste la manière dont nous nous subjectivons l’un l’autre. Ainsi que vous l’aurez compris je décline en guise d’introduction diverses conceptions de l’homme telles qu’elles ont cours dans le domaine de la psychologie. Plus précisément, je m’emploie ce faisant à mettre en œuvre la posture phénoménologique.

La phénoménologie n’est pas une idéologie, une conception du monde parmi d’autres. Elle est une manière de donner à voir, une posture. La phénoménologie en tant que méthode pour accompagner le phénomène, ce qui vient à se manifester, a pris sa pleine dimension avec Edmund Husserl puis Martin Heidegger. Tous deux se réfèrent à la méthode phénoménologique - ce qui ne veut pas dire que leur manière de penser l’homme soit convergente ni que leur méthode soit identique. Rapidement, je dirai que Husserl est un philosophe qui se penche sur la question de savoir comment une conscience peut connaître, un philosophe héritier de Descartes. Descartes est celui qui formalise l’ego cogito, le sujet pensant qu’il distingue de la chose étendue, ce qui est dans le monde. C’est à partir de lui que l’on parle de philosophie moderne, celle qui prend sol sur l’hypothèse d’un ego souverain et originaire de tout ce qui est. Heidegger lui est un philosophe qui reprend la question ontologique, celle de l’être . Ainsi la conscience, ce n’est pas son thème. Dans l’horizon de cette question de "Etre ?", il dira que l’être humain est être-le-là : Dasein. Dasein n’est pas un autre nom pour l’homme qui viendrait à la place de sujet ou ego. Dasein indique la manière dont avoir à être ; cela concerne l’homme, son humanité.

Lorsque nous étudions quelque chose, il est convenu que pour être sérieux nous devons justifier/ prouver notre vision selon les critères de la science et donc selon sa méthode. Car elle seule est assurée de vérité. Il me semble qu‘avant de nous hâter de répondre à un tel impératif, il importe de prendre la mesure que ceci est une affirmation plutôt qu’une question par exemple. Ensuite peut-être pourrions-nous reconduire la question portée par cette affirmation et envisager de prendre la mesure de tout ce que cela nous donne à entendre ? Comment rendre compte de l’être humain de manière scientifique ? De même que la vie ou l’énergie sont des a priori que la science ne peut pas fonder en raison, la singularité d’une manière d’être humain devient négligeable eu égard à la conception du plus général sur laquelle repose la pensée scientifique. Nous qui accompagnons des êtres humains dans leur singularité, comment pouvons-nous prendre alors appui sur le mode de penser des sciences ? Ces projets témoignent d’une façon d’avoir déjà conclu par avance quant à qui est l’être humain / quant à ce qu’il est ; et enfin quant à ce qu’accompagner / soigner veut dire. C’est cela que nous allons tenter de mettre à jour.

Lorsque le titre de notre journée CNRS énonce un partage « des connaissances », prenons-nous garde à ce que le terme « connaissance » nous donne à entendre d’encore peut-être inouï ? Selon notre affairement quotidien, nous ne nous arrêtons pas pour laisser se faire jour la portée d’un tel dire, là où nous y sommes concernés tout autant que le patient, car ensemble nous existons. Ainsi est-ce que « connaitre » veut dire avoir totalement éclairé notre objet d’étude ? Est-ce que connaitre veut dire fonder en raison suffisante ? Ou bien traduire en données quantitatives ? Dégager les caractères les plus fréquents de cet étant-là ? Maitriser et gérer tout comme nous pouvons le faire pour une chaine de production de tasses à café ? La méthode scientifique est-elle pertinente lorsque notre objet d’étude est l’être humain tel qu’il se trouve au monde et non l’anatomie ? Il me semble urgent de nous poser ces questions et de nous laisser questionner, urgent de ne pas nous précipiter vers l’efficace. Peut-être que l’être humain est un objet d’étude irréductible à un problème offrant des solutions techniques ? Peut-être que nous devons réfléchir à la méthode qui serait appropriée à un tel objet de recherche ?

Ethique

Car en effet il y va peut-être d’une portée éthique et pas seulement de connaissances objectivables ou simplement théoriques que nous souhaiterions décliner sans aucune incidence quant à notre existence commune. Ethique que je comprends comme la manière dont cela nous concerne nous, les êtres humains, qu’il y va des façons dont nous sommes les uns les autres en rapport et de ce que ces rapports/ relations/rencontres augurent dans l’exercice de nos professions selon la manière dont nous les pensons et selon le chemin que nous empruntons. À notre époque, invoquer l’éthique nous amène à la question des « valeurs », en laissant peut-être de côté que l’idée même de valeurs fondamentales nous donne à entendre tout autre chose que les valeurs d’un ego et que, de plus, l’idée de valeur n’a pas toujours été si évidente. La question de ce qui vaut, celle du Bien, n’est pas forcément invitation à dire quelles sont « mes » valeurs du moment. A moins peut-être de me considérer comme subjectum, fondement de tout ce qui est ? Mais n’est-ce pas cela qui va de soi de nos jours, que les valeurs sont celles d’un sujet, d’un ego cogito... autrement dit sont affaire d’opinion... Et cela vient questionner ce que peut être aujourd’hui une posture morale ? La morale serait-elle juste une question de points de vues ? Pourtant la Morale peut aussi prendre sens d’une obligation (entendez « être l’obligé de ») ; obligation que nous avons à charge afin de préserver l’humanité de l’homme. C’est peut-être là que l’éthique prend toute sa dimension : elle nous invite à méditer plus qu’à produire des réponses, à endurer la question essentielle, celle de ce qui nous préserve en tant qu’êtres humains ?

Je propose d’envisager l’éthique en tant que manière de préserver en question et ouverture pour pouvoir nous laisser entendre en quoi être humain est une affaire qui nous concerne en propre et qui n’est pas simplement pensable comme affaire pour laquelle il convient de trouver des solutions techniques. Davantage une affaire qui ne nous laisse pas en paix, qui nous touche et nous invite à prendre soin de la question de notre rapport à cet "être ?" qui parcourt toute l’histoire de la philosophie jusqu’à (souvent même) ne plus être pensé. Réduit à une copule (juste un lien grammatical entre sujet et attribut) qui ne dit rien. Mais dire « rien » ne nous conduit pas à conclure que « rien » ne nous y soit donné à entendre. Un tel « rien » pourrait nous être salutaire en tant qu’ouverture à autre chose que la substance que l’on gère, ouverture vers une transcendance qui nous serait peut-être fondamentale et devant laquelle nous ne pouvons que nous incliner ? Un fondement sans fond à l’exister humain car rien ne peut justifier, arraisonner, dire assurément la cause de son existence ? Un fondement que nous invoquons et qui ne peut que se dérober à toute saisie ? La question éthique ainsi entendue nous inviterait à veiller à préserver une dimension fondamentale : celle de la possibilité de l’humanité de l’homme, celle de ce qui fait de l’homme un humain plutôt qu’un stock d’organes, un homme-machine, un réseau câblé ou un capital santé ?

Anthropologie ou ontologie ?

Ouvrons maintenant une question : devons-nous disposer d’une anthropologie ? C’est à dire d’une définition de ce qu’est l’être humain en général ? L’anthropologie, depuis la philosophie dite moderne, conçoit l’homme comme un animal auquel s’ajoute la raison. Cette définition de l’homme va de soi de nos jours et elle tient de socle impensé pour toute la médecine, la biologie et la psychologie. L’homme est un animal-corps auquel s’ajoute la raison. Nous devrions davantage nous arrêter sur ce que cela implique...Par exemple le fait que penser en terme d’anthropologie vient au lieu de penser en terme d’ontologie. Cela signifie que l’anthropologie s’assure d’une définition de ce que c’est l’être humain en général. L’ontologie elle ne nous donne aucune assertion. Elle veille à entretenir une question : celle du rapport de cet étant particulier, l’humain, à la question de son être qu’il a à « être ? » c’est à dire à devenir hors toute prédestination. Humain une forme possible d’être qui par exemple le distingue des autres étants qui ne sont pas humains : humain plutôt que plante. La question ontologique nous invite à penser l’homme à partir de lui-même, de son pouvoir être en propre c’est à dire son humanité. Poser la question ontologique, celle de « l’être ? », nous conduit à nous dégager de ce qu’en philosophie nous appelons les ontologies régionales, c’est à dire les domaines d’études des caractères d’être des étants que l’on trouve dans le monde (mathématique, physique , biologie etc…) qui peu à peu, avec l’avènement puis la suprématie de la pensée réduite au rendre compte, au s’assurer de (mathesis universalis de Descartes : rendre raison une fois pour toute de ce qui est ; pour cela une méthode : le doute hyperbolique…qui vise à constituer des certitudes) sont devenues des disciplines scientifiques. Ici la science se veut garante de la vérité et la philosophie devient pensée douteuse eu égard à la vérité ainsi conçue.

La médecine est d’évidence une discipline qui prend appui sur la méthode scientifique et sa manière de penser la vérité ; sur les mathématiques et la mesure quantitative. Pourtant les travaux de Canguilhem (« le normal et le pathologique » ) ont fait date et, en Allemagne, les travaux du médecin et psychiatre Médard Boss nous ont ouvert à un autre appui, celui philosophique de la manière dont Heidegger nous convie à penser l’être humain. Une publication française plus récente, au titre évocateur, est également à signaler : "Le médecin philosophe aux prises avec la maladie mentale ". Ainsi, même si notre époque est celle de la technique et du rendre raison, d’autres manières de proposer une "recherche" ont cours .Elles offrent une alternative et une occasion de nous tenir dans une posture d’humilité eu égard à nos croyances trop souvent considérées comme des certitudes objectivées. C’est en ce sens qu’il convient que nous méditions sur la méthode propice à préserver l’humanité de l’homme lorsque nous parlons de recherche et de connaissances en ce qui concerne l’être humain et l’angoisse – laquelle, avant d’être un symptôme pathologique est un caractère particulièrement humain. Lorsque par exemple je décris le mouvement comme mesure d’une translation d’un point A à un point B, la pertinence d’une telle connaissance trouve son efficience en même temps que sa limite : limite en ce que cela ne nous permet pas de penser ce que signifie pour un être humain un geste ou un comportement : dire bonjour ne se réduit pas à serrer mécaniquement une main ou à mesurer une translation selon un espace géométrique. Et chacun de nous en sait quelque chose qui n’est pas de l’ordre du mesurable...la poignée de main chaleureuse ne peut se réduire à la contiguïté de deux morceaux de viande se transportant sur une distance X décomposable en un champ de force.

Ce qui demeure ici non questionné, c’est le passage de l’esprit à l’âme dont parlait encore Freud même s’il tentait de fonder scientifiquement la psychanalyse (ce qui l’a conduit à l’hypothèse d’un appareil psychique substantivé). Nous oublions là la manière dont cela nous engage de parler d’âme puis d’appareil psychique et, désormais, avec l’avènement de la neurologie, de glisser (de manière de plus en plus réductrice), du psychique au cerveau conformément aux propos de Jean-Pierre Changeux et son « homme neuronal ». Penser l’homme comme un réseau câblé et les émotions comme des modifications chimiques ouvre une certaine portée et pertinence. Mais cela vient poser problème lorsque l’on oublie qu’un tel mode de dire ne nous donne rien à entendre de la saveur particulière du monde pour une forme de présence schizophrénique ou maniaque, de sa dimension signifiante et de cette possibilité donnée à l’homme de pouvoir comprendre : la significativité ; laquelle nous invite à envisager que peut-être, bien plus qu’ outils produits par notre raison, le langage et la parole nous traversent et cette significativité du monde nous appelle à prendre place en nous appropriant une forme langagière. Certes un robot schizophrène ne peut se concevoir et peut-être que cette limite comporte sa portée salutaire : la folie ne serait-elle pas le propre de l’homme en ce qu’il est ouvert pour que les choses s’adressent à lui, lui parlent et qu’il s’y entende en quelque façon ? La pathologie pourrait alors s’entendre comme témoignant de sa liberté et de sa responsabilité pour se donner sens et signification. Non point alors un être humain destiné mais ayant à se destiner lui-même à partir d’un fondement qui ne peut que se dérober à toute prise calculable... Mystère d’être plutôt que certitude de l’anthropologie ?

Il s’agirait alors d’envisager que c’est à une ontologie plutôt qu’à une anthropologie que la psychothérapie pourrait se référer. Cela requiert un changement de mentalité que nous avons à accomplir. La Gestalt-thérapie tout comme la Daseinsanalyse prennent en compte l’homme dans sa totalité, soit lui-même et tout autant son mode d’être. Ces deux manières de penser / pratiquer le soin le considèrent essentiellement à partir des rapports qu’il entretient avec les autres, les choses et le monde. L’homme n’est pas regardé comme une chose ou un organisme (une addition d’organes), mais comme un existant, un être-ouvert à ce qu’il n’est pas lui-même, capable de se comprendre lui-même et de choisir librement sa conduite. Plutôt que substance mesurable, nous regardons le processus de subjectivation comme forme circonstanciée d’un pouvoir être-au-monde. Une forme comme celle d’un rapport à une question : celle d’un pouvoir être qui se manifeste comme présence sans cesse en voie d’elle même, jamais arrêtée ni circonscrite et donc jamais assurée. Cela implique une compréhension renouvelée des comportements humains ainsi que des manières dont l’humain s’éprouve qui peuvent prendre intensité pathologique sans pour autant nous autoriser à conclure que l’angoisse serait toujours pathologique. L’angoisse semble plutôt appartenir à notre condition même d’existants, signer notre humanité. Qu’il s’agisse de la mélancolie, de la dépression, de la manie, ou autre , la description de ces différentes formes de la souffrance humaine comme leur traitement ne sauraient en effet demeurer les mêmes selon que l’on considère celui qui en souffre comme un être neuronal, essentiellement déterminé par son cerveau, tel que l’envisagent les neurosciences, un composé de forces physico-chimiques, tel que l’aborde la biologie, une psychè dominée par des conflits inconscients tel que le regarde la psychanalyse ou enfin comme une existence tel que le pensent la Daseinsanalyse et un courant de la Gestalt-thérapie.

Vérité comme adéquation / vérité comme dévoilement

Notre époque moderne est celle de l’avènement de la technique, celle par où l’homme se donne les conditions de son bonheur. Avec la technique s’est installée une manière de concevoir la vérité qui n’est plus regardée quant à ce qu’elle présuppose et produit. C’est ainsi que penser à notre époque moderne est devenu rendre compte, ratio. Pour cela nous avons une méthode, celle des mathématiques et aujourd’hui de la statistique. Il s’agit de ne retenir que ce qui est le plus général, le plus assuré : une vision de l’eidos platonicien devenu concept, mis en pleine lumière par la raison épurée de toutes les scories de la sensibilité. Ainsi ce qui est vrai est fondé en raison, adéquation entre l’idée et la chose, c’est-à-dire arraisonné. L’homme cherche à s’assurer de tout par lui-même, à maitriser. Le monde désenchanté est regardé comme un stock de matières disponibles qu’il doit et qu’il croit gérer. L’homme lui-même est devenu un entrepôt organique : un capital santé à rentabiliser, un stock d’organe que l’on peut acheter et la dernière évolution récente consiste à indemniser les donneurs de sang.

La formation médicale ne s’appuie plus sur les humanités. Elle a pris ses distances vis-à-vis de la philosophie, pensée devenue douteuse car non réduisible au rendre compte des mathématiques. Dans le domaine qui nous concerne, la psychiatrie est venue tardivement constituer une nouvelle spécialité du domaine médical. Puis est apparue la psychologie affiliée d’évidence au mode de penser des sciences. Conséquence pratique : la formation du psychiatre ne relève plus des humanités mais de la médecine scientifique. De nos jours, les tables d’examen du médecin généraliste sont le plus souvent occupées par des dossiers et le rendez-vous médical n’est plus celui d’un médecin penché sur son malade mais celui d’un médecin regardant sur son ordinateur les résultats des analyses médicales, puis parcourant le Vidal afin de prescrire le traitement - voire « le bolus » ou protocole standardisé - pour éradiquer l’anormalité statistique d’une analyse de sang et celle de sa propre prescription. L’humanité du médecin est secondaire, ce qui compte c’est qu’il soit scientifiquement au point et irréprochable.

De même le psychiatre ne s’embarrasse plus autant de la sémiologie clinique. Il s’appuie sur un recueil statistique appelé DSM qui liste plus de 400 « troubles ». Mutation de l’objet de soin du psychiatre qui désormais s’occupe de la « santé mentale » (les mots sont importants..), c’est-à-dire de chacun et de tous. Les conséquences politiques et économiques de cela ont fait l’objet de nombreux travaux et écrits. Affiliées à la science sont apparues de nouvelles spécialités : celle des neurosciences avec leurs neuropsychologues et neuropsychiatres.

Le mode de penser propre à la science est-il le seul mode de penser possible pour conduire à la vérité ? Lorsque vérité veut dire adéquation entre ce qui est pensé et ce qui est observé, alors la méthode scientifique est pleinement pertinente. N’oublions pas que cette définition de la vérité comme adéquation est la forme qu’elle a prise et qui depuis n’est plus questionnée, avec le glissement du fondement, de l’hypokeimenon grec au subjectum latin, lequel s’est peu à peu réduit à définir le sujet humain. Rapidement nous devons entendre là une mutation historique et historiale : cette mutation nous la retrouvons dans la célèbre parole de Nietzsche qui dans « Zarathoustra » annonce la mort de Dieu. La mort de Dieu signe la fin de toute transcendance, il n’est plus de finalité à l’existence humaine. L’homme est seul sur terre et doit donc chercher lui-même une finalité : compris comme l’animal le plus évolué du fait de sa raison il lui incombe dès lors de maitriser cette terre à laquelle il est livré. La fin des transcendances c’est aussi l’avènement des idéologies , des visions du monde et celui de l’opinion jusqu’à l’audimat qui devient « sondage de votre satisfaction ». Le bonheur est maintenant un droit et l’homme en est responsable et garant et décideur. Cela veut dire que la souffrance est un mal à éradiquer, tout comme la vieillesse. Cela veut dire que l’homme se pense comme le subjectum, le fondement de tout ce qui est (condamné à se projeter à long terme, tout en courant après un présent qui l’assigne au rythme de l’instantanéité où tout revêt le caractère de l’urgence..).

La psychologie, la psychanalyse et la plupart des approches psychothérapeutiques prennent appui sur cette conception du sujet humain et de la vérité. Pour autant il importe là encore d’en questionner la limite si nous voulons en mesurer la portée.

Certes nous pouvons établir un protocole afin de mesurer l’efficacité des diverses approches psychothérapeutiques. Nous pouvons étalonner des échantillons de population, calculer des écarts-types et établir des étalonnages. Nous pouvons aussi envisager de réfléchir à ce que serait l’efficace d’une psychothérapie. De quel ordre de mesure est-il ici question et quelle méthode pourrait y être propice ? L’approche scientifique trouve sa limite en ce qu’elle ne permet pas de rendre compte de toute la dimension humaine que revêt le geste de pouvoir saluer pour un hémiplégique par exemple...

Il est une manière plus matinale de penser la vérité et qui invite à regarder les signes comme des phénomènes plutôt que comme des symptômes. Le phénomène s’entend comme laisser se manifester de soi-même ce qui vient à la présence, accueillir ce qui vient à se montrer et dont nous ne sommes pas les « constructeurs ». Par là il s’agit d’accepter que nous ne pouvons maitriser, nous assurer de tout et que notre connaissance ne sera jamais exhaustive. Ainsi penser à l’aune du phénomène nous invite à accueillir les possibilités pour un humain de se donner forme en donnant forme à ce auprès de quoi il se tient toujours déjà. Je parle de forme plutôt que de concept. Le concept appartient à la méthode scientifique et vise à ériger en vérité ce qui est le plus commun (au sens de général). Par là le concept ne peut préserver la singularité de chaque forme de présence : deux êtres humains, de même espèce ne sont pourtant en aucune façon identiques (rappelons-nous les études sur les jumeaux monozygotes). Ainsi, lorsque le psychothérapeute se tient auprès de son patient, soit il le regarde comme un humain conceptualisé auquel s’ajoute une « maladie », soit il le regarde comme un pouvoir être unique prenant des formes occasionnelles auxquelles il prend part lui-même . Une telle posture nous conduit à délaisser la certitude anthropologique des sciences pour nous laisser accueillir les formes qui viennent à se manifester. Lâchant une attitude d’expertise, le psychiatre est convié à partager avec cet humain souffrant une même question : celle d’avoir ensemble à exister, c’est-à-dire à se donner forme provisoire. La forme se définit comme ce rapport sans cesse en voie de lui-même d’une figure et d’un fond : une figure s’éclairant d’un fond s’opacifiant. La dimension s’éclairant témoigne de la venue en conscience, sensibilité et signification qu’il s’agira de laisser s’ajuster à même son évolution. Imprévisible. Cela conduit à envisager la présence humaine comme modalité de subjectivation et à délaisser l’hypothèse d’un sujet / conscience structuré préalablement.

Ici il n’est plus question de vérité comme adequatio intellectus et res : le thérapeute s’engagera auprès de son patient pour expliciter le processus de venue en conscience et en responsabilité de cette façon là de se donner sens et forme : laisser se dévoiler sa pertinence, en explorer l’épaisseur charnelle, la manière dont elle témoigne d’une façon d’avoir déjà compris et signifié ce qui là est en question. Vouloir avoir conscience et ainsi retrouver la possibilité de se décider pour cette manière là ou pour une autre qui ne peut par avance être envisagée. Ainsi, lorsque Jules est aux prises avec l’angoisse de ne pas avoir correctement éteint son téléphone portable, capté par cette question, je ne vais pas tenter de le raisonner ni de l’en détourner. Je vais avec lui endurer cette manière-là d’être-au-monde, en affiner la pertinence, la justesse… traverser avec lui cette façon de nous approcher jusqu’à ce qu’elle vienne à sa plénitude signifiante et ouvre une nouvelle possibilité de se comporter. Il s’agit de prendre part ensemble, de mettre en œuvre les conditions pour que cet humain prenne en charge la question qui lui incombe, le fait qu’il lui échoit d’exister c’est-à-dire de se donner sens, signification, à lui-même et simultanément à ce qui l’entoure et auprès de quoi il se tient toujours déjà, ce que nous appelons un monde. La vérité retrouve ici sa dimension de dévoilement, aletheia. Cela signifie que le travail thérapeutique consiste en une sollicitude devançante ainsi que la décline Heidegger au & 26 de " Etre et temps" : le thérapeute est celui qui par son attitude, prend part et assume sa propre charge d’avoir à être lui-même en propre en restituant au patient sa propre responsabilité de se donner forme. L’homme n’est plus un problème à résoudre mais une question à porter ensemble et où chacun est convié à s’approprier. Cela nous invite à poser la question de la sympathie plutôt que celle de l’empathie... Cela nous invite à retrouver le sens de méthode compris comme un chemin parmi d’autres possibles... et à retrouver toute la portée de la raison scientifique... en permettant à celle-ci sa pleine puissance aux cotés d’un autre chemin possible, celui de la phénoménologie peut-être plus propice pour préserver le mystère de la présence humaine et son rapport particulier à la question de pouvoir être.

Symptôme/ phénomène

S’intéresser au phénomène plutôt qu’au symptôme ouvre de nombreuses questions par où ces deux regards peuvent trouver leur portée si nous renonçons à vouloir les opposer en vue de savoir lequel est “le plus vrai”.

Le symptôme nous invite à chercher ce qui est cause de celui-ci, une cause en quelque chose cachée derrière, un contenu latent condition de vérité de ce contenu manifeste. En ce sens il invite à une posture d’expertise parce qu’il invite le thérapeute à interpréter ce dont il s’agit là en prenant appui sur une démarche causaliste. Il va de soi que ce que nous repérons dans notre domaine d’exercice professionnel ce sont des symptômes, lesquels sont des additions de signes, signes qui indiquent une maladie, un trouble. Ces signes se regroupent en symptômes qui à leur tour se regroupent pour former un syndrome. En cela nous procédons tout comme l’anatomie procède lorsqu’elle cherche à soigner une maladie dite alors somatique c’est-à-dire causée par un dysfonctionnement d’organe localisable. Ainsi lorsqu’un humain éprouve de l’angoisse nous pouvons regarder la manière dont il se donne à voir en tant que corps anatomique : nous pouvons remarquer des modifications endocrinologiques et même des modifications en ce qui concerne les neurotransmetteurs. Un tel regard trouve sa pertinence. Pour autant il n’exclut pas ni ne s’oppose à un autre regard qui viendrait l’enrichir, par exemple le regard phénoménologique qui permettrait de prendre en considération le comportement de cet homme en tant qu’existant.

Le phénomène invite à accueillir et accompagner ce qui vient à se faire jour, à en accompagner la manifestation en vue d’une justesse, d’une vérité qui n’est pas celle d’un présupposé, mais celle de la présence pleinement incarnée et de la manière dont elle va à sa signification. C’est l’ensuite de cette manifestation qui ouvre à une possible justesse, celle par où un existant se donne forme, sens, signification.

Car en effet on ne peut mesurer la douleur, le sentiment de rétrécissement du monde et de ses possibilités de s’y comporter qu’ouvre par exemple une forme langagière mélancolique. On ne peut alors que s’y laisser accueillir avec ce patient afin qu’une forme de présence peu à peu s’y ajuste et altère. Ici la posture du thérapeute ne cherche pas à interpréter à cause de quoi, elle accompagne le en-vue-de-quoi et en-vue-de-qui de toute manière de se comporter en ce qu’elle témoigne d’une façon d’avoir déjà compris et soi-même et un monde, compréhension qui va évoluer en l’explicitant. Cela invite à ne pas savoir pour l’autre, à ne pas se substituer à lui mais endurer avec lui cette manière là de se donner sens et signification, à chercher ensemble sa pertinence et accompagner vers un ensuite qui n’est pas par avance déterminé. Cela veut dire qu’exister c’est sans cesse avoir à se décider pour une forme de sa présence, et aucun catalogue exhaustif des formes de la présence ne peut être arrêté.

Le problème auquel nous sommes confrontés c’est que ni le " psychisme" ni l’existence ne sont des « choses étendues » et ces organes-là sont d’un autre ordre que celui que peut observer la médecine en prenant appui sur une conception biologique du corps. On peut entendre l’engouement actuel pour la neuropsychologie qui vient nous donner une assise biologique et nous rehausse ainsi dans notre posture de soignants de maladies. Déjà la découverte des traitements chimiothérapique avait permis aux médecins psychiatres de tenir enfin une posture scientifique... Alors l’assimilation contemporaine de la psychè au cerveau signe un pas supplémentaire en vue de pouvoir totalement expliquer la détresse humaine - et ce en vue de l’éradiquer ; ce qui ressortirait du domaine de la science-fiction / tendrait vers un « meilleur des mondes » (si notre « réalité » ne l’a pas déjà dépassé ?) Une telle avancée est sans conteste pertinente et a permis de préserver la vie de nombreux êtres humains. Je veux dire que sa portée pour une pensée biologique de l’être humain est immense.

Corps/ esprit ou Dasein

Penser la détresse humaine à partir de l’existence, de cette contrainte d’avoir à être, à partir d’une ontologie nous conduit à changer notre mentalité /posture/regard. Nous ne pouvons plus penser à partir du présupposé d’un sujet compris à la manière d’une structure stable. Rappelons-nous aussi que le subjectum, le fondement, le sujet n’est devenu d’évidence sujet compris comme ego cogito que depuis la philosophie moderne. Auparavant, le subjectum désignait ce qui est au fondement de, par exemple « l’eau », « le premier moteur immobile » pas forcément un sujet humain, ou une conscience humaine. La réification du sujet a sa portée pertinente et aussi ses limites. Le corps dont nous parlons est toujours présupposé comme le corps-organe que décompose la biologie. Or, certes un cancer altère des organes, mais cela ne nous dit rien quant à la façon dont un humain s’y éprouve et la façon dont le monde s’altère lorsque nous avons simplement localisé une lésion d’organe.

Nous devons repenser ici ce qui est au fondement de l’anthropologie : l’idée que l’homme est un animal pulsionnel et l’idée même que nous avons du monde comme la somme de tout ce qui est à la portée de notre main. Nous pouvons sans heurt parler d’un monde humain ou animal mais parler d’un monde pour un caillou commence à gêner nos « oreilles ». De même, l’idée de pulsion nous conduit à les considérer comme des sortes d’être vivants dans la mesure où celles-ci visent leur satisfaction, ce qui suppose pour cela qu’en quelque façon elles puissent s’orienter et voir. Depuis l’invention de la psychanalyse pourtant, la pulsion est devenue un maître-mot des sciences humaines modernes. Freud lui-même qualifiait les pulsions d’essences mythiques. Ce n’est qu’à partir de lui que la notion de pulsion prend sa signification interne d’une psyché humaine. Auparavant il signifie la stimulation exercée par le monde ambiant où séjourne un humain. Avec Freud la pulsion devient un processus organique provenant des zones érogènes, à la manière de la force de propulsion d’une machine. Binswanger, un psychiatre suisse contemporain de Freud, fut celui qui commença à s’inquiéter de l’absence de prise en compte freudienne de l’humanité de l’homme. En définissant l’homme comme un animal on oublie qu’une interprétation de la vie est déjà posée. Freud s’est surtout penché sur la dimension intrapsychique de cet animal particulier. Tandis que la psychologie américaine a mis l’accent sur le fait que l’homme existe avant tout dans une dimension inter-humaine. Les travaux de Victor Von Weizsäker ont contribué à interpeller ce déterminisme originaire élaboré par Freud. Ainsi la conception structuraliste de la personnalité humaine a contribué à élargir la manière de penser les comportements humains pour dépasser leur réduction freudienne à la sublimation de pulsions organiques. Pour autant les évolutions de la pensée anthropologique se meuvent toujours dans une orientation subjectiviste. La difficulté est alors de comprendre ce que veut dire pour un être humain le fait d’être en relation avec un au-dehors de lui, et à cet endroit la pensée du Dasein nous conduit à un changement de posture.

L’existence humaine comprise dans la dimension du Dasein prend sol à partir du moment où nous acceptons que l’être humain est toujours déjà-au-monde et qu’il ne s’agit pas de déterminer qui ou quoi du monde ou de l’homme est premier. Etre-au-monde nous oblige à méditer ce que veut dire « au-monde » ; le « au » nous invite à une autre manière de comprendre que de l’assimiler à « dans » : soit nous pensons que les hommes et tout ce qui est sont dans le monde compris comme un vaste contenant, soit nous acceptons que le monde est la manière dont l’homme se trouve toujours déjà : il est mondialisant, ouverture pour se comporter, se tenir toujours auprès de. Ce "dans" que nous employons prend dimension d’avoir toujours déjà ouverture pour pouvoir se rapporter. Exister signifie que nous n’avons pas d’intériorité au sein de laquelle trouver refuge. Bien plus notre intériorité se trouve au plus près de ce auprès de quoi nous trouvons notre tenue. Cette manière d’être-toujours-déjà-auprès de est totalement désubstantivée. Le monde est là où nous nous trouvons ; une manière de pouvoir se rapporter à ce qui n’est pas nous et ne trouve sa tenue que d’une ouverture originaire de l’être humain. Une telle manière de pouvoir être nous invite à entendre la présence comme n’étant rien de bien circonscrit et mesurable, mais plutôt comme une forme langagière. Cette ouverture pour que quoi que ce soit vienne à se manifester c’est ce que Heidegger nomme significativité : le monde est une forme langagière humaine, témoignant de l’essentielle significativité de l’homme (cela veut dire que le monde est la manière dont notre possibilité de comprendre prend forme).

Heidegger veut penser l’humain en l’homme. Heidegger nous dit qu’il nous faut partir de cela : que l’homme est en tant qu’existant celui qui est projet jeté. Il est jeté-au, rapport à autre que soi, il trouve tenue dans un rapport projectif. Existant il est-au-monde, toujours auprès d’autres étants qui font monde par la dimension affective afférente.

La corporéité du Dasein s’entend autrement que comme un ensemble de mécanismes mesurables. Pour exemple : comment comprendre sinon de quoi il en retourne lorsque l’on parle de cécité hystérique ? Ou bien entendons Médard Boss lorsqu’il dit que la privation d’un bras n’est pas juste une réduction matérielle mais une atteinte du pouvoir de se comporter humain...une atteinte par exemple de la possibilité de saluer que la physiologie ne peut comprendre. Heidegger ne comprend pas l’être humain seulement comme capacité qu’il aurait en propre à sortir de soi, à exister et ainsi à échapper à toute réification. Il le redéfinit à partir d’un appel à être. L’homme est celui qui à charge (Sorge) de répondre à un appel de l’être, appel qu’il doit recevoir et auquel il doit se montrer " capable" de répondre. Exister ce n’est pas seulement pouvoir projeter l’horizon de compréhensibilité de l’être, c’est avant tout une manière d’exister dont l’homme n’est pas l’initiateur. L’homme en est bien plutôt l’obligé et cette obligation témoigne d’un égard, d’un prendre soin / charge. L’exister doit être pensé non pas comme un hors de soi par opposition à la subjectivité des modernes, mais comme une insistance (dimension pathique), une manière de prendre garde et se tenir dans l’éclaircie de être. Ainsi Heidegger va écrire ek-sistere pour dire que l’homme n’est pas hors de soi, mais qu’il est le "là" de l’être... Il s’agit là d’un phénomène unitaire et la distinction au dedans de soi/ au dehors de soi n’a pas cours ici.

La corporéité n’est pas pensable comme une partie de l’homme. Il nous faut la penser comme humanité. Heidegger évoque ce sujet « du corps » dans le séminaire de Zurich où il dit que ce phénomène ne peut se comprendre comme biologique. Ainsi il dira « der Leib leibet » tout comme en ce qui concerne la question du monde il dira « Das Welt weltet ». Délicat de traduite « la chair incarne » et « le corps-chair corpore » tout comme nous traduisons plus aisément « le monde monde » en précisant que monde est ici un verbe « monder ». Il s’agit d’entendre ces phénomènes à partir d’eux-mêmes et non à partir d’un autre aspect qui leur serait substrat ou « extérieur ». Cela nous invite à ne plus recourir à la biologie ou à la neurologie pour comprendre la manière d’être corporel / corporant du Dasein et ce n’est pas aisé, tellement cela vient heurter une entente implicite et de plus réputée Vraie car prouvée scientifiquement. Le comprendre et la disposition sont des existentiaux qui donnent à entendre le corporer, une manière d’être humaine. Etre projet jeté : disposition et comprendre, être toujours tourné d’une certaine manière et s’y entendre/ comprendre : tournure et frappe mondaine. L’incarnation est là en oeuvre. On ne peut saisir le corps vivant...le vif se dérobe à toute prise substantielle. Merleau Ponty a bien compris cela lorsqu’il dit que la vie corporelle et le psychisme s’expriment et se présupposent l’un l’autre, jamais sécables, toujours ils sont tenue d’un rapport : être-le-là.

Heidegger éclaire ainsi la portée et la limite de la science biologique, qui peut penser l’homme dans l’ordre du "vivant". De la même façon, dira Heidegger, que l’énergie atomique n’explique pas la nature, la biologie n’explique pas ce pouvoir être corporel/corporant qui caractérise la façon dont l’homme se rapporte ã lui-même et à ses entours. Werner Heisenberg, dont Heidegger connaissait les travaux, publie en 1945 " La nature dans la physique contemporaine". Il y écrit qu’avec la théorie de la relativité et plus encore avec la physique quantique, il n’est plus possible de reconnaitre aux phénomènes physiques une nature "en soi". Nous ne pouvons à son sujet que formuler des lois qui relatent la connaissance que nous en avons car le processus d’observation participe de l’état (changeant) de la chose observée. C’est ainsi qu’il ajoutera que pour la première fois au cours de l’histoire, l’homme se trouve seul avec lui-même sur terre. La nature ne se tient plus en face de nous, elle n’est plus ce royaume doté de lois propres auxquelles l’homme devait s’adapter. Notre monde actuel est totalement transformé par l’homme et nous trouvons partout des structures dont il est l’auteur. Cela signifie que ce qu’explorent les sciences de la nature, c’est celle-ci en tant qu’elle est interrogée par l’homme (la chose en soi, le noumène kantien n’a plus cours). La science moderne nous livre l’image de nos rapports avec la nature. Une telle situation recèle un grand danger et Heisenberg dira que tout se passe comme si l’humanité se trouvait tel un capitaine dans un bateau qui serait construit avec une si grande quantité d’acier que la boussole de son compas ne s’orienterait que vers la masse de fer du bateau plutôt que d’indiquer le nord....un tel bateau ne pourrait alors plus que tourner en rond. Les sciences biologiques sont dans cette situation : elles reposent sur des protocoles expérimentaux qui objectivent les phénomènes étudiés. Ainsi objectivés ils sont extraits de leur contexte et se veulent produits par un observateur impartial. Certes nous en obtenons des informations sur les mécanismes vitaux mais pour autant la corporéité vivante demeure obscure. Nous ne pouvons pas nous en extraire pour la regarder de dehors ...

" Le corps (Leib) de l’homme est essentiellement autre qu’un organisme animal" Heidegger ne dit pas que l’homme est un animal particulier, il dit qu’il est essentiellement autre qu’animal : seul l’homme existe. Non pas un animal supérieur mais autre qu’animal en son essence existante : celui qui n’a pas de lieu (Etre-le-là invite à une méditation quant à ce qu’avoir lieu veut dire pour un être humain ; un lieu autre que géographique), de définition, celui qui est question quant à qui il est ? Heidegger met en lumière une particularité du comportement humain qui fait rupture avec l’animalité : la préoccupation : l’homme ne rencontre pas quelque chose simplement là devant, tout ce qu’il rencontre à le caractère d’être maniable, prenant sens dans un rapport à d’autres outils, un réseau de renvois qui tisse un monde familier... un ensemble de rapports : en vue de quoi, en vue de qui. Le monde à la structure langagière du renvoi qui est une forme du comprendre (au sens com-prendre ; il ne s’agit pas maitriser par la raison mais de vibrer à …). De même il dit que le langage ne peut être réduit au tout premier outil que se serait donné l’homme. Il s’agit d’entendre la parole comme simultanément survenue d’un penser et de parole, de monde et de sens... et non comme une association de mots servant à désigner qui se serait ensuite articulée en discours. Nous demeurons pour nous-même une énigme. Dans son cours de 1920-30, Heidegger critique vivement le darwinisme. Il questionne l’idée d’une sélection naturelle (seuls les plus forts survivent et le vivant s’adapte mécaniquement aux conditions du milieu) .Il témoignera d’une plus grande proximité avec la théorie de l’adaptabilité du vivant, sa capacité à se transformer (travaux de Lamarck). Il critique la conception mécaniste de Darwin qui présuppose que le milieu extérieur est donné de manière identique à tous les hommes et animaux et que ceux-ci doivent s’y adapter. Gardons en vue que, pour Heidegger, le monde est un pouvoir du Dasein, ce qui rompt avec l’idée d’une nature comprise comme un substrat dans lequel les vivants seraient inclus.

Heidegger s’éloigne d’une conception machinique de l’homme, tout comme il repousse la conception pulsionnelle du vitalisme. L’homme est pouvoir / capacité d’être. Cela veut dire qu’il est toujours en voie de sa possibilité suivante, jamais un pur "donné". Il n’est pas prédestiné, il lui échoit de se destiner. C’est toute l’interprétation de l’étant comme présence subsistante qui est là interpellée. Exister c’est toujours se dépasser (non en termes de performance) ... ouverture vers sa possibilité advenante d’être. Le vivant se caractérise comme un processus... non arraisonnable. Darwin met l’accent sur la lutte, et la compétition pour survivre, quand Von Uexküll nous convie à entendre une interdépendance entre le vivant et son milieu.

C’est avec l’Ereignis que Heidegger dépasse l’alternative entre une explication déterministe / réaliste de l’homme et une autre subjectiviste / idéaliste. L’évènement c’est (le fait) "qu’il m’arrive d’être". L’humain est évènement d’être et cela implique qu’il se tient déjà dans l’ouverture pour une éclaircie de l’être : ni passif, ni actif, il est passible / possible d’être. Ainsi l’Ereignis dit l’évènement / avènement d’être et d’étant, une mutuelle co-appartenance par où chacun vient à son propre (s’approprie) : accorde temps-pour et modalité de pré-sence, capacité d’être toujours reconduite. L’évènement, je n’en suis pas le possesseur, je ne le maitrise pas : il m’arrive et je n’en saisis pas immédiatement le sens. Il fait de moi ce que je suis. Pour cela il faut que j’y sois ouvert (Dasein ,être-le-là). L’humain est ouverture, recueil d’une donation d’être : ouverture pour un pouvoir être dont il n’est pas le maitre. Il lui échoit de prendre soin d’un pouvoir être. Ainsi Ereignis signifie évènement appropriant (Er-eigen) : il approprie l’être et l’homme.

Dans le cours « Nietzsche I » p .95 Heidegger dit : « La sensation c’est à dire la manière dont nous éprouvons nous-mêmes et dans le même temps dont nous éprouvons les choses, l’étant, que nous ne sommes pas nous-mêmes. » la sensation n’est ici pas une réaction organique, elle est la forme d’un rapport : être-auprès-de. »

Et puis P95-96 « Le sentiment, en tant que le fait de se sentir constitue précisément la manière dont nous sommes corporels ; être corporel ne veut pas dire qu’une âme porterait comme en appendice une masse nommée corps, mais que le fait de se sentir implique le corps à l’avance inhérent à notre soi, si bien que par sa disposibilité à tel ou tel état (Zuständlichkeit) le corps est répandu dans tout nous-même. Nous « n’avons » pas un corps à la façon par exemple dont nous portons un canif dans notre poche ; le corps (Leib) n’est pas non plus un corps (Körper) qui ne ferait que nous accompagner et dont nous constaterions dans le même temps, expressément ou non, la réalité donnée (Vorhandenheit). Nous n’ »avons » pas un corps, en revanche nous « sommes » corporels. » Poursuivons son texte : A l’essence de cet être appartient le sentiment en tant que le se-sentir. C’est ce sentiment qui effectue à l’avance l’investissement implicatif du corps dans notre existence (einbehaltender Einbezug des Leibes). Mais parce que le sentiment en tant que le se-sentir constitue à chaque fois de façon essentiellement identique le fait d’avoir un sentiment pour l’étant dans sa totalité, chaque disponibilité corporelle à tel ou tel état se ressent des oscillations propres à la manière dont nous avons ou non recours aux choses autour de nous, et aux hommes avec nous. Un embarras gastrique entrainant de la mauvaise humeur peut assombrir toutes choses. Ce qui semble indifférent d’ordinaire, est soudain contrariant et dérangeant. Ce qui d’ordinaire se fait aisément, soudain est bloqué. La volonté peut sans doute intervenir et mater la mauvaise humeur, elle ne saurait immédiatement susciter ni créer une humeur contraire : car les états d’humeur ne peuvent être vaincus et changés que par d’autres états d’humeur. »

Et encore : « Ce qu’il y a d’essentiel à retenir ici, c’est que le sentiment n’est en rien ce qui se déroule à « l’intérieur », mais qu’il est ce genre fondamental de notre existence en vertu duquel et conformément auquel nous sommes toujours et déjà soulevés, emportés par-delà nous-même dans l’étant qui, d’une façon ou d’une autre, nous concerne ou ne nous concerne pas dans sa totalité. Jamais l’état d’humeur n’est un simple être-disposé (Gestimmtsein) dans une intériorité pour soi, mais il est tout d’abord un se-laisser-prédisposer (ein sich-Be-stimmen und Stimmen-lassen) d’une façon ou d’une autre à l’humeur, dans l’humeur (in der Stimmung). L’état d’humeur est précisément le genre fondamental selon lequel nous sommes extérieurement à nous-mêmes. Or c’est ainsi que nous sommes constamment et réellement. » Fin du passage :

« Dans tout ceci oscille l’état du corps, état qui nous soulève par-delà nous-mêmes, ou qui laisse l’homme s’empêtrer en lui-même et s’émousser. Nous ne sommes pas d’abord vivants, ni n’avons en outre un appareil nommé corps, mais nous vivons du fait que nous « corporons » (leiben). Ce « corporer » est quelque chose d’essentiellement autre que le simple fait d’être pourvu d’un organisme. La plupart des choses que nous connaissons du corps et de son « corporer », telles que les sciences nous l’apprennent, ne sont que des constatations dans lesquelles le corps est à l’avance mésinterprété comme purement physique ; maintes choses s’y révèlent, - sauf que ce qu’il y a d’essentiel et de décisif échappe toujours au regard et à la prise ; et la recherche ultérieure, dans sa course après le « psychique » qui reviendrait au corps, préalablement mésinterprété en tant que corps physique, n’a fait que se méprendre sur le véritable état des choses. Chaque sentiment est un « corporer » que dispose telle ou telle humeur, une humeur corporant de telle ou telle façon. »

Pour Conclure

Ainsi la recherche en ce qui concerne l’efficacité des psychothérapies pourrait trouver sa voie dans le partage de parcours cliniques, prenant appui sur une sémiologie préservant l’ouverture des manières d’être ...et permettant d’entendre la limite de toute anthropologie médicale.

De même qu’il ne s’agit pas de conclure (ni exclure) quant à quelconque détenteur parmi nous de la vérité pour ce qui concerne la manière la plus ajustée d’accompagner un homme en détresse, de même nous pouvons formuler le souhait que cette journée où nous commençons ensemble à partager nos manières de penser se poursuive afin de trouver ensemble les façons dont nos postures viennent se compléter et s’enrichir en vue d’une collaboration qui serait respectueuse de l’humanité de l’homme.

Bibliographie : Pour aller plus loin…

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  Alain Ehrenberg « La fatigue d’être soi », Odile Jacob, Paris 1998.
  Christopher Lasch, « La culture du narcissisme », Paris, Flammarion, 2000.
  Jean-Pierr Lebrun, « La perversion ordinaire : vivre ensemble sans autrui », Denoël, Paris, 2007.
  Pierre Dardot, Christian Laval, « La nouvelle Raison du monde », La découverte, Paris, 2009.
  Stephane Hessel, « Indignez-vous ! », Indigène, Montpellier, 2010
  Ignacio Ramonet, « La tyrannie de la communication », Galilée, Paris, 1999.
  Jean-François Lyotard, « La condition postmoderne », Les éditions de Minuit, Paris, 1979.
  Yves-Charles Zarka, « Le pouvoir sur le savoir ou la légitimation postmoderne », Cités, 2011.
  Emmanuel Todd, « Après la démocratie », Folio actuel N°144, Paris, 2010.
  Pascal David " La pensée comptable. Heidegger et la pensée juive face à l’incalculeble" conférence 2015. Accessible sur le site : parolesdesjours.free.fr
  Simone Weil, « Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale », Gallimard, Paris, 1955.
  Theodor W. Adorno, « Minima moralia », Payot, Paris, 2003.
  T.W. Adorno et Max Horkheimer,”Kulturindustrie” , Allia, 2011.
  Michel Foucault, “Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France, 1970-1971 », Gallimard, Paris, 2011.
  Pierre Jacerme « Monde, déracinement, présence des Dieux », éditions du Grand Est, 2009.
  Martin Heidegger, « Essais et conférences », Gallimard, Tel N°52, Paris 1958.
  Martin Heidegger, « La dévastation et l’attente. Entretien sur le chemin de campagne », Gallimard, NRF l’infini, Paris, 2006.
  Hannah Arendt « Condition de l’homme moderne », Pocket n°24, Paris, 2011.
  Aurélien Barrau et Jean-Luc Nancy « Dans quel mondes vivons-nous ? », Galilée, 2011.

Sites internet :

La nuit sécuritaire Le collectif des 39 Parolesdesjours.free.fr


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