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Gestalt-thérapie et analytique existentiale

Ecrit de DEA de philosophie. université de Toulouse-le-Mirail. année 2001


Edith Blanquet Mail : edith.blanquet@libertysurf.fr Téléphone : 04 68 69 94 90 Rue Cadène 11580 Alet-les-bains

DEA PHILOSOPHIE :

Gestalt-thérapie et analytique existentiale.

Essai de fonder la Gestalt-thérapie du point de vue de « l’autre

commencement » de Martin Heidegger.

Université de Toulouse le Mirail Directeur de recherche Jean-Marie Vaysse ANNEE 2001

Remerciements :

Tout d’abord merci à Joel Bouderlique qui a accepté de lire cet écrit et qui s’est révélé un agitateur zélé par ses invitations à clarifier ma pensée et par ses suggestions amenées avec respect et délicatesse. Merci aussi à mes collègues Jean-Marie Robine et Jacques Blaize qui ont posé leur regard critique sur ce travail . Grand merci à Patrick Colin pour sa patience, sa pertinence et sa sollicitude. Pour finir, merci à Jean-Marie Vaysse pour ses séminaires vibrants accompagnant ma lecture de Heidegger et pour m’avoir permis d’affiner ce projet de thèse.

Introduction :

J’exerce depuis plus de dix ans en tant que psychothérapeute. C’est au cours de ma pratique que, peu à peu, s’est clarifié ce projet consistant à interpeller la psychothérapie dans ses rapports possibles à la philosophie.

L’approche désormais classique de la psychothérapie se réfère aux travaux de Freud et de sa métapsychologie. Ma formation initiale de psychologue clinicienne est centrée sur l’étude de cette théorie avec ses prolongements lacaniens. Néanmoins, après un temps d’apprentissage somme toute passif des concepts de la psychanalyse, je me suis tournée vers la Gestalt-thérapie qui me semblait plus attractive sans pour autant alors élaborer plus avant cet attrait. Ce qui me vient en mémoire, c’est le sentiment d’une atmosphère plus tonique, plus vivifiante. Il faut dire que Henry Chambron, qui enseignait alors à l’université de Toulouse le Mirail, se présentait sur un mode beaucoup plus sulfureux que ses collègues psychanalystes portant cravate et affichant un sérieux qui m’impressionnait. Et, dans ce malaise que je ressentais parfois alors face à leur posture, je suis tentée de dire qu’il fleurait une certaine odeur de mépris vis-à-vis de ces étudiants que nous étions et qui se traduisait par une absence d’échanges. Les cours avec Chambron prenaient forme d’interpellations et cela apportait un peu de fraîcheur après les cours magistraux de B. où nous nous escrimions à noter chaque mot de son précieux langage pour tenter ensuite, dans la solitude studieuse de nos chambres de cité universitaire, d’en pénétrer l’essence signifiante. Je me suis donc formée à la Gestalt-thérapie et là aussi cette formation me laissa sur ma faim cette fois parce que les apports théoriques et réflexions sur la pratique et l’articulation avec les autres approches thérapeutiques faisaient un peu trop défaut à mon goût.

Découvrant les travaux de psychiatres phénoménologues tels que Blankenburg, Tatossian, ceux de la Daseinanalyse avec Binswanger, puis ceux de Bin Kimura et ceux du philosophe Maldiney j’allais chercher nourriture à mon questionnement visant à clarifier les fondements de la Gestalt-thérapie, du côté de la philosophie. Et là, je découvris l’œuvre de Heidegger. Après un premier moment de saisissement et d’angoisse, cette découverte déclencha toute une série d’interrogations et des perspectives plus ouvrantes. C’est aussi cela qui me conduit à retourner sur les bancs de l’université. Cette fois en philosophie, en quête d’interlocuteurs pour nourrir mon processus de recherche qui avait pris son essor tout d’abord au cours de l’atelier de réflexion « Gestalt et phénoménologie » (société française de Gestalt ; responsable Jacques Blaize) puis, lors des échanges fructueux de l’atelier théorique mis en place à l’initiative de Jean–Marie Robine (Institut de Gestalt-thérapie de Bordeaux).

Aujourd’hui, j’entreprends avec ce DEA de mettre en forme ma réflexion et d’en partager l’état actuel :

Comment fonder la Gestalt-thérapie dans ses rapports non plus avec la biologie mais avec la philosophie ? Les modèles psychothérapiques se basent bien souvent sur la biologie et Freud lui-même voulait tenter de légitimer la psychanalyse en tant que science. Mon expérience me conduit à résolument abandonner toute recherche d’une légitimation scientifique dans la mesure où la particularité d’un vécu n’est pas l’objet visé par la démarche scientifique qui tend à dégager des principes généraux. La souffrance et l’angoisse qui conduisent un être humain à solliciter une aide psychothérapique prennent forme d’une perte des capacités à donner sens à sa propre vie. C’est dire que ce qui fait question c’est la capacité de se constituer sujet dans une relation. C’est l’être au monde qui fait souffrance et les questions qui surgissent pour nos patients sont telles que : « Qui suis-je ? Pour quoi, pour qui je vis ? Quel sens donner à mon existence ? » Ce défaut de signification, de direction s’accompagne d’un sentiment de détresse. Ou bien il s’agit d’un défaut à tisser un monde commun et nous retrouvons ce que Blankenburg appelle « la perte de l’évidence naturelle ». Dans tous les cas il s’agit d’une difficulté à donner sens à son existence, à se tenir acteur créateur de sa propre histoire qui est histoire affective et relationnelle.

Un tel questionner nous conduit à la philosophie en ce qu’elle pose la question de l’être homme, de l’âme, de la connaissance... À première vue nous dirions que philosophie et thérapie ne sont pas reliées et nous situons la psychologie et la thérapie du côté du médical avec la conception de l’homme mécaniste qu’elle sous-tend.

Néanmoins il suffit de rappeler les séminaires de Zollikon qui ne sont malheureusement pas encore traduits et dont nous pouvons disposer de quelques commentaires dans une publication du CNRS « Figures de la subjectivité » pour attester des échanges entre Heidegger et Médard Boss psychiatre phénoménologue, et ce de 1959 à 1969. Le projet de ce séminaire visait la question de la pratique médicale et thérapeutique à la lumière de l’analytique existentiale. Ce séminaire se poursuivra par des entretiens en tête-à-tête avec Medard Boss de 1961 à 1972. Heidegger rencontrera aussi Blankenburg qui évoquera cet échange lors des rencontres de Cerisy .

Certes la visée de Heidegger est une ontologie. Mais peut-on scinder l’être et l’étant, ce par où l’être est, sans retomber dans une posture métaphysique ? Toute la théorisation de Heidegger vise la question de l’être. Ce questionner en direction de l’être passe inévitablement par l’être que je suis. Pour Heidegger, il n’est pas d’essence de l’homme autre que l’existence, pas de césure entre être et paraître. Heidegger a développé, notamment dans « Etre et temps » , une approche de l’homme dans sa quotidienneté. C’est à même celle-ci que l’homme peut advenir en son Dasein. Ainsi nous ne trouvons pas ici de clivage entre un domaine ontique et un autre ontologique. Nous ne sommes pas dans un univers platonicien avec un ciel noétique. Bien plutôt Heidegger questionne l’être dans son mode d’apparaître, et c’est là le sens de son oubli aussi, oubli qu’il explore et explicite non comme un défaut mais comme inhérent à la question de l’être en ce qu’il ne peut être que questionné, son mode de nous interpeller prenant forme d’un faire silence. Certains commentateurs de Heidegger ont compris dans un sens péjoratif les termes de quotidienneté « médiocre » et d’existence inauthentique comme si Heidegger supposait celle-ci méprisable. La lecture des écrits de Heidegger ne permet pas de maintenir une telle interprétation à moins d’être alors figé soi-même dans une projection qui permet peut-être de se soutenir face à l’étrangeté des propositions parfois fulgurantes de Heidegger qui font vaciller nos certitudes, nos évidences. Cette approche de la quotidienneté me permet de prolonger sa théorie du côté de la psychothérapie sans la ramener pour autant à une anthropologie. C’est par le biais de la facticité, du On et de l’être-vers-la-mort que ces deux domaines font encontre dans la mesure où la psychothérapie s’intéresse à l’existence quotidienne de l’homme en ce qu’elle génère souffrance pour lui. Plus abruptement, c’est par la question de la quotidienneté et de son faire problème pour certains individus que nous pouvons enrichir la psychothérapie à partir de l’analytique existentiale de Heidegger.

Autre aspect : En développant la théorie particulière de la Gestalt-thérapie ce rapprochement prend son ampleur : La Gestalt-thérapie se démarque de la psychothérapie classique en ce qu’elle se fonde sur le paradigme du champ et s’appuie sur la phénoménologie comme méthode. Bien sûr les pionniers de la Gestalt-thérapie ont laissé planer dans leurs écrits une ambiguïté et cela conduit à des incohérences conceptuelles telles que concevoir la Gestalt-thérapie à partir d’un paradigme individualiste. Il s’agira de s’expliquer avec une telle conceptualisation que nous pouvons percevoir comme une ratée de la nouveauté que la Gestalt-thérapie initie en se fondant sur le paradigme du champ que j’évoquerai plus loin dans cet écrit. La Gestalt-thérapie a des liens fondateurs avec la psychanalyse. Néanmoins je me risque à affirmer que la rabattre du côté psychanalytique c’est manquer ce qui en elle est novateur à savoir la conception du sujet comme phénomène de champ. La psychanalyse possède une histoire théorique beaucoup plus solide et cohérente de ce point de vue, et l’intérêt d’une Gestalt-thérapie tirée vers les relations d’objets (travaux de Gisle Delisle notamment, Gestalt-thérapeute Québécois) m’apparaît à ce jour peu opportun. La psychanalyse constitue une approche tout à fait honorable et cohérente. Vouloir développer la Gestalt-thérapie du côté des relations d’objet (psychanalyse école anglaise avec notamment les travaux de Winnicott, Fairbairn) revient selon moi à en faire un sous-produit de la psychanalyse. Sous produit car il me semble une difficile gymnastique de la pensée que de concilier théorie du champ et conception d’une topique intra-psychique sans perdre la nouveauté à laquelle la théorie du champ nous invite. De plus la posture phénoménologique se concilie difficilement avec des notions telles que « moi libidinal », « inconscient » qui, ainsi que Freud l’a nommé, renvoient à une conception méta-psychologique… méta affirmant clairement le lien avec une métaphysique. Or il semble que le terme métaphysique soit, de nos jours, compris dans un sens péjoratif. Là encore il convient de ré-interpeller cette notion pour lui restituer sa portée ; à savoir d’être une élaboration théorique cohérente qu’il ne s’agit pas de rejeter ou négliger. Simplement nous entreprenons ici de nous situer d’un autre point de vue. La posture phénoménologique suspend tout jugement, toute idée d’un caché derrière non pas parce qu’elle le considère comme stupide ou naïf, simplement parce qu’elle ne peut rien en conclure et décide méthodiquement de ne pas s’en préoccuper. Il s’agit d’accepter les limites de notre compréhension et de la resituer comme un point de vue, renvoyant à un je qui l’élabore et par là, un tel positionnement ne nous permet pas d’inférer des théories universelles. C’est pourquoi je prétends reprendre la Gestalt-thérapie et la développer résolument du côté du champ ainsi que certains Gestalt-thérapeutes tels Jean-Marie Robine, Jacques Blaize ou Patrick Colin y travaillent également. Dans ce dessein, il s’agira de ramener cette théorisation vers sa racine européenne qui est la phénoménologie tant comme posture que comme méthode.

Mais un tel recentrage s’avère insuffisant. C’est en reliant champ et être-au-monde, théorie du self et temporalité que la Gestalt thérapie peut trouver une richesse et une cohérence en tant non plus que psycho-thérapie mais bien que Gestalt-thérapie.

Parler de Gestalt-thérapie nous conduira à développer la posture particulière du thérapeute : Ce qui fait l’objet de son attention c’est l’entre, la relation qui se tisse entre deux individus et par laquelle tous deux entrent en présence dans le champ advenant dans le même mouvement. Nous abordons là une conception de la thérapie du point de vue du contacter et de l’expérience et nous parlons de frontière contact.

Cela nous conduira à différencier le moi et le self, à reposer la conscience dans sa visée intentionnelle.

De toutes ces questions va se dégager une conception de ce qu’est la pathologie : non plus pathologie d’un individu mais résolument pathologie de l’expérience. Par là nous expliciterons ce que j’appelle « se prendre suffisamment pour quelqu’un » ou devenir sujet.

La question préalable et qui chemine là c’est celle de l’être homme qu’il s’agit de situer dans sa spécificité à savoir son ex-istence.

La posture scientifique et la question de l’opportunité d’un fondement scientifique de la thérapie :

Lorsque nous parlons de psychothérapie nous pensons couramment à une approche paramédicale. Ce faisant nous soutenons un corpus théorique particulier en ce qu’il se fonde sur un rendre raison de la maladie mentale. Dans l’esprit courant, la culture ambiante, nous recherchons une vérité scientifique : est vrai ce qui est démontré scientifiquement. On dit que « c’est prouvé » et ce dire équivaut à « c’est vrai ». Donner crédibilité, respectabilité à la psychothérapie veut dire alors lui conférer un statut de science régionale.

Dans l’esprit courant, « de prime abord et le plus souvent », pour reprendre la phrase de Heidegger qui revient comme un refrain tout au long de « Etre et temps » et qui nous rappelle à notre mode le plus courant d’utiliser les concepts sans les questionner, c’est-à-dire sans nous expliquer avec pour retrouver leur sens et par là nous décider pour ce sens là dans la fulgurance de l’instant où nous ouvrons un monde, dans l’esprit courant donc, le concept de vérité va de soi. Il est évident, et par là nous oublions qu’il est divers régimes de la vérité. Nous tenons la vérité pour stable, définitive et décontextualisée. Ainsi nous pouvons parler de la vérité au sens où elle serait absolue et éternelle. La vérité scientifique est celle d’une démarche particulière qui vise à dégager des lois générales que nous considèreront comme vraies dans la mesure où elles satisferont aux critères de la démonstration scientifique. Ainsi la notion de vérité est toujours reliée à une logique au sens d’un logos, d’une liaison signifiante, vraie en ce qu’elle prend sens dans ce tissage particulier dont elle ne peut être extraite sans perdre sa valeur de signification.

C’est dans cette visée que nous situons les travaux de Freud, et sa conception métapsychologique trouve sa source dans la biologie. La théorie de la pulsion en est une illustration exemplaire. Depuis lors il va de soi qu’une psychothérapie reconnue, « sérieuse » se doit d’élaborer une théorie visant à rendre compte des processus mentaux. Celle-ci doit adopter un mode de pensée scientifique, décrire les causes et leurs effets, en quelque sorte établir une cartographie du psychique ainsi substantivé. Une vérité scientifique a le caractère de vérité objective, définitive et sûre. Elle transcende le particulier et dégage des lois générales. Le mot même « scientifique » se justifie de lui-même et clôt tout appel à une explication. C’est dire la dimension idéalisante de ce vocable ! Dire que je suis médecin ou chercheur confère à mon dire une valeur de vérité a priori et bien souvent amène celui qui l’écoute à « l’avaler tout rond », oubliant que toute théorie est une construction, un point de vue face auquel il lui appartient de se décider pour et en tant que lui-même.

Dans le milieu de la psychothérapie, cette quête de reconnaissance prend forme de conflits d’écoles et de querelles de personnes, au point que la question du fondement et de l’explication avec une telle démarche et visant à tisser des différences est oubliée le plus souvent. Pour autant j’oserai formuler l’hypothèse que la plupart se rassemblent autour du projet de fondation scientifique. Ainsi nous voyons certains Gestalt-thérapeutes par exemple élaborer des explications en s’appuyant sur les « dernières recherches sur le cerveau humain » ou bien affirmer que la Gestalt-thérapie doit se doter d’une métapsychologie propre.

Toutes ces questions méritent notre attention à condition me semble-t-il de ne pas répondre trop hâtivement et même de les mettre elles-mêmes en question dans leur fondation en leur restituant leur statut propre de demeurer question ouverte.

Ce qui là fait question, c’est la suprématie du raisonnement scientifique, au point même que nous oublions qu’il s’agit d’un raisonnement et non de « la chose en soi ». Je ne vais pas reprendre ici les développements de Heidegger sur la technique, je m’appuierai sur quelques perspectives de ses développements : La pensée scientifique se fonde sur le principe de rendre raison. Certes il est de l’ordre de l’humain de fonder en raison ce qui l’entoure, d’arraisonner l’étant au point de prétendre le dominer tel un outil disponible ou un stock bon pour son usage, au point d’oublier son opacité, son altérité irréductible. La modernité se caractérise par une volonté calculante et efficace :

« Règne du sujet certain de soi qui mesure tout à l’aune de son entendement, de sa volonté ou de son action. Le monde n’est que la représentation dont l’homme dispose de manière dominatrice, la scène qu’il déploie devant soi comme le lieu de sa manifestation conquérante. »

Fonder la psychothérapie comme science régionale c’est dire que nous visons à dominer les processus mentaux, les mettre en pleine lumière, déterminer leurs causes et leurs principes, les maîtriser, les calculer.

La psychothérapie ne s’adresse pas au corps humain appréhendé comme un étant disponible « Zuhanden ». Elle s’adresse à l’humain en tant qu’il est et a à être, qu’il existe. Il est une autre façon de l’interpeller, autre que visant une fondation en raison et qui me conduit à formuler cette thèse : En tant que faire encontre, la psychothérapie peut prendre son sens du point de vue de « l’autre commencement » de Heidegger et par là, elle gagne à se détacher d’une pensée scientifique et métaphysique.

Se situer du point de vue de « l’autre commencement » nous invite à ne plus penser l’homme du point de vue de son étantité mais en vue de son avoir à être, de son existence. Il s’agit de dépasser le cloisonnement de l’étant en régions pour une science. Du point de vue de l’autre commencement, l’homme retrouve son statut de mortel et c’est ainsi que Heidegger le nomme Dasein, « être-le-là ». Le là est cette tonalité particulière qui signe sa facticité et sa dispersion. Jeté dans l’existence qui le temporalise vers sa mort, le Dasein est essentiellement traversé, saisi par l’être qu’il n’est pas et qu’il saisit tout en l’occultant dans le mouvement même où il se choisit parmi ses possibles toujours déjà ouverts. Se choisissant, il se décide pour cette existence-là, par où il est. Advenir en son Dasein revient à tenir une posture sans cesse interpellée. Ce n’est pas un état d’être mais un mode de se rapporter à l’être que je suis. Heidegger dit que le Dasein est « le berger de l’être » . Il le tient « en sa garde », en son retrait. De l’être, il n’est de saisie que par la trace fugace qui signe son retrait dans la survenue de l’étant.

La philosophie trouve son sens en ce qu’elle invite à l’étonnement et qu’elle interpelle l’humain dans son quotidien. Décloisonner c’est sortir d’un clivage ontique ontologique et Heidegger initie une visée ontico-ontologique qui nous permet de tenter une explication (au sens de Heidegger) avec la psychothérapie. La Gestalt-thérapie nous permet de rencontrer l’homme dans son exister, c’est-à-dire tant sur le mode de sa quotidienneté que de son étrangeté à lui-même, de son fondement sans fond. En tant qu’elle initie une rencontre avec la détresse de l’homme dans son existence quotidienne en ce que celle-ci ne va plus de soi, la psychothérapie nous invite directement à cette question de l’être. Nous pouvons rejoindre ici Heidegger qui prend l’exemple du marteau pour illustrer le moment de l’effondrement de la familiarité du monde : celui qui vient consulter un psychothérapeute se trouve en défaut de lui-même, face à ce que j’appelle « difficulté de se prendre suffisamment pour quelqu’un » . Maldiney, dans son article « l’existant » me permet d’illustrer mon propos :

« Moins que toute autre entreprise humaine, la psychiatrie, la psychanalyse, la psychologie ne sauraient se dérober à la question ici ouverte. Celle que Ludwig Binswanger a posée en mettant en exergue de Rêve et existence cette phrase de Kierkegaard : « Car il s’agit de savoir enfin ce que veut dire : être un homme ». Toute pratique médicale y a déjà répondu. Elle comporte une option sur l’homme, soit qu’elle la présuppose soit qu’elle l’ouvre. La nature de l’option n’est pas la même dans les deux cas. Préméditée et réfléchie, elle se fonde sur une vue ou théorie préalable. Celle-ci est toujours plus ou moins idéologique, par ce qu’elle procède d’une certaine idée arrêtée de l’homme. Il est une option d’un autre genre. Elle n’est pas tributaire d’un savoir théorique déterminant la conduite du thérapeute ; mais elle s’ouvre et se décide à même sa façon de se comporter à l’autre. Son attitude à l’égard du malade informe la situation thérapeutique. » Maldiney poursuit : « Elle fonde le « entre » ou au contraire l’ignore. Elle ouvre ou ferme l’agora d’une rencontre possible. Cette attitude n’est rien qu’une certaine façon d’être, très précisément une façon d’ex-ister ou de ne pas ex-ister à l’autre. Ici l’option sur l’homme n’est pas de l’ordre de la représentation mais de la présence. Chacun de ces ordres comporte un type spécifique de révélation tant de l’autre que de soi. L’autre auquel le psychiatre se rapporte à travers sa représentation de l’homme et la stratégie professionnelle qui en découle est un cas particulier de l’autre « en général ». Mais celui auquel à chaque fois il a affaire, sous la condition du moment, est cet autre que voilà…à où nous sommes par lui requis d’exister notre là dans une co-présence en échec ou réussie. Il n’y a pas de représentation de l’existence. Il faut y être …en existant. »

Dans cette autre option, il ne s’agit pas de définir l’homme dans son étantité. Nous acceptons qu’il est une opacité de l’être homme irréductible à toute fondation rationnelle. La question n’est plus de viser une définition de la nature humaine au sens d’une science de l’homme ou d’une anthropologie. Cela ne signifie pas que rendre raison soit péjoratif : dans son exister quotidien l’être humain répond à ce qui fait question et ne le laisse pas en repos. Par là il oublie la question de son avoir à être. Il est des humains pour qui la question « Qui suis-je ? » s’apaise dans une identité de rôle, d’usage courant. L’existence quotidienne est le mode le plus courant de l’être homme, une modalité de son existence dans laquelle l’être, le monde, ne font plus question. Le monde est sécurisé et le temps se découpe en tranches horaires qui rythment son affairement. Le principe de rendre raison est un mode de l’existence quotidienne de l’homme. Il lui permet en quelque sorte de fonctionner, de se prendre pour quelqu’un. Heidegger qualifie cette existence d’inauthentique en ce que l’être ne fait plus question, que je est ceci ou cela dans l’évidence de sa raison calculante. Cet affairement auprès d’objets quotidiens le détourne de lui-même, de sa solitude et de sa liberté existentiale, de sa mort à venir à la fois certitude absolue et pourtant opaque en ce qu’elle le laisse sans voix, sans image, face à l’étrangeté. Dans cette modalité de se rapporter à son existence, l’homme vise la praxis, la production qui constitue le monde en réseau ustentilié et par là familier, conçu à sa mesure, « selon son bon vouloir ». C’est à même cet exister quotidien que l’homme peut retrouver son nom de mortel et advenir en son Dasein, nous dit Heidegger : Le mode authentique de l’existence advient à même cette quotidienneté moyenne : lorsque la tournure de l’existence inauthentique fait défaut. L’homme advient alors en son Dasein, il est saisi par l’étrangeté et l’échec de ses tentatives de fonder en raison son existence. Le réseau des renvois, qui constituait le monde comme son monde familier, s’effrite et révèle l’altérité inquiétante de l’outil dépouillé de ses tissages signifiants ( « bon pour faire ceci… »). L’angoisse existentiale saisit l’homme et le rappelle à sa facticité et à sa condition de mortel. L’homme advenant en son Dasein se reprend de sa dispersion auprès d’un monde utile, il se retrouve face à lui-même en tant qu’il a à être, face à sa mort à venir et qui échappe à toute tentative de fondation raisonnable. Il n’est pas de raison à l’exister : jeté dans l’existence, n’ayant pas décidé de naître ni de mourir, il lui appartient de se décider pour des possibles qu’il a à être, jusque vers sa mort. Ce qui donne sens à l’existence authentique c’est la condition de mortel de l’homme : ek-sistant il est configurateur d’un projet de monde qu’il lui appartient de choisir en se choisissant, jusque vers sa mort. Par là ek-sister c’est être en avant de soi, temporalisé vers l’avenir, dans l’horizon de sa mort sans cesse différée.

Dans cette modalité de l’existence, nous concevons la vérité autrement que celle dite scientifique : Elle prend sens de dévoilement, a-letheia. Elle est processus d’éclaircie, moment où, advenant en son Dasein, je se choisit pour ce possible là, ouvre un monde pour lui. L’éclaircie renvoie à un rapport clarté / obscurité : se choisissant, l’homme éclaire un point de vue et, dans ce mouvement, révèle également une opacité : la question de son être est toujours ouverte, en avant de soi porté à la lumière dans l’instant où il se choisit en tant que cet étant là. L’être qu’il a à être se voile dans le mouvement même où il se dévoile par où il est. Une telle vérité n’est jamais acquise, elle est mise en jet et réclame l’authenticité de l’acte de se choisir en décidant en conscience ce possible là comme sien. Se tenir dans la vérité le renvoie alors au fondement de son agir en tant que tel (poiesis). Daniel Panis dans son écrit « Il y a le il y a » écrit :

« Mis en demeure de fonder l’étant, tourné vers l’être comme fondement de l’étant, tenu de s’appuyer fermement sur ce fondement, le penseur connaît l’effroi d’une brusque révélation : celle du sans-fond du fondement. La pensée de l’être, qui est d’une certaine façon effroyable, nous place donc aussi dans une situation infernale, au sens d’une situation de tiraillement entre le fondement et le sans-fond. »

Le sans-fond est le sans-fond de l’être même. Et encore :

« L’impossibilité de la détermination du fondement (sans fond) ne dispenserait pas de la nécessité de sa requête. En ce sens, le seul agir véritablement fondé reposerait dans le questionner du fondement (sans fond) de l’agir lui-même. »

Toute fondation en raison vise une lumière pleine. L’existence authentique est dénuée de fondement, non pas au sens où l’on ne le trouve pas, ni au sens qu’il n’en est rien du fond, mais au sens où le fondement de l’existence est un fondement sans fond, un fondement abyssal. L’être est le questionné authentique, toute réponse le clôt dans le mouvement même où elle le dévoile. C’est dire que à la question de son être, l’homme ne peut répondre que par « je suis ceci… ». La vérité conçue comme dévoilement est davantage un processus temporalisé, elle est un acte, une mise en jet.

Celui qui sollicite l’accompagnement d’un thérapeute ne parvient pas à trouver apaisement dans la quotidienneté. Il est saisi par sa propre étrangeté à lui-même et celle du monde, fasciné, ravi à lui-même, suspendu dans sa capacité à ouvrir un monde. Il appelle à l’aide et se résout à consulter comme un dernier recours. Un patient, lors de l’entretien préliminaire formulait sa demande comme une quête pour rester vivant, sujet de lui-même : « Je viens par ce que je n’ai plus le choix, c’est une question vitale. » Il recherchait quelqu’un qui répondrait à la question de son être et de son avoir à être, qui répondrait par une interprétation en son lieu et à sa place. Par là cette réponse apaiserait son sentiment de solitude et sa responsabilité de se choisir authentiquement lui-même. Elle viendrait clore la question du fondement de son existence le renvoyant à lui-même. Dans une conception « scientifique » de la thérapie, le thérapeute est un technicien, spécialiste de la psyché et de « ses rouages ». Il sait ce qui fait souffrir son patient et il va l’aider en lui révélant, au moment opportun, la cause de son trouble. Ce qui fait question alors, c’est la détermination de ce moment opportun : opportun pour qui ? pour le thérapeute dans la mesure où c’est lui qui juge de l’opportunité de son dire. Ne pourrait-on pas là penser que, dans une telle posture, le thérapeute évacue l’altérité irréductible de son patient et le conçoit comme un alter ego, un autre soi-même, un autre tel que lui le conçoit ?

L’option d’un autre genre que Maldiney évoque , et que nous retrouvons dans la Gestalt-thérapie, ne se fonde pas sur une anthropologie. Elle ne présuppose pas ce qu’est l’homme. Elle n’en propose pas de représentation et n’épuise pas la question du pour quoi de son existence. Dans une telle option, ce qui est pris en soin c’est l’ouvert de la rencontre, le « entre » dit Maldiney et que nous retrouvons chez Bin Kimura avec son concept d’aïda. Bin Kimura définit ce concept dans « Ecrits de psychopathologie phénoménologique » :

L‘aïda c’est : « L’instant inaugural du surgissement de la spontanéité dans une mise en vue … cette dimension recueille en elle tout à la fois l’origine et le déploiement d’un phénomène contemporain d’une vue où apparaît une conscience de soi qui élabore la liaison unificatrice et séparatrice entre soi et le monde. À la fois cause et effet, la constitution de la conscience individuelle accomplit et exprime la séparation sujet-monde, mais habituellement close sur elle-même dans l’illusion de se prendre pour le tout, elle se masque sa propre appartenance au phénomène global. »

Pour Bin Kimura et pour la pensée japonaise, le sujet n’est pas inhérent à l’individu, il se constitue dans l’aïda. L’aïda telle que la définit Joel Bouderlique « signifie la plénitude d’un lieu qui doit être compris non seulement comme intervalle entre deux pôles distincts (par exemple l’organisme et le milieu) mais plus globalement comme tout l’espace de jeu qu’à la fois ils constituent ensemble et duquel ils se constituent eux-mêmes. »

Ainsi conçu, le « entre » n’est pas un espace qui sépare et qui relie, il est le lieu de l’entrée en présence. Par là nous devons le rapprocher du Mitsein existential du Dasein : être-avec-les-autres.

En Gestalt-thérapie, nous nous référons au concept de frontière contact pour nommer cet espace potentiel, sans cesse réactualisé, au travers duquel un sujet advient en ouvrant un monde. Ce que nous nommons frontière contact, dans la situation thérapeutique, c’est ce moment par lequel patient et thérapeute entrent en présence en initiant alors une frontière contact par où ils adviennent en tant qu’eux-mêmes dans le champ :

« L’expérience se situe à la frontière entre l’organisme et son environnement…L’expérience est la fonction de cette frontière et, psychologiquement, ce qui est réel, ce sont les configurations « globales » de ce fonctionnement, la réalisation d’un sens, l’avènement d’une action. »

« …Mais cette frontière n’est pas isolée de l’environnement ; elle est en contact avec l’environnement ; elle procède à la fois de l’environnement et de l’organisme. »

La frontière contact ne se réfère pas à une topique, elle est processus temporel. Nous dirions qu’elle est avènement, surgissement dans l’instant authentique, d’un organisme et d’un environnement. Elle est le surgissement qui prend forme d’une subjectivité dans la prise en conscience qui ouvre l’entrée en présence d’un je et d’un monde.

Dans cette option d’un autre genre dont parle Maldiney, il n’est pas question de représentation mais de présence : La Gestalt thérapie pourrait se décliner comme une thérapie du cours de la présence et c’est en cela qu’elle n’est pas une psycho-thérapie. Elle est thérapie de la prise en forme en tant que survenue en présence simultanément et sans cesse d’un sujet et d’un monde, à la frontière contact, c’est-à-dire par où la présence advient, toujours en avant de soi. Elle est Gestalt-thérapie. Se situer en tant que Gestalt-thérapeute, c’est accepter que l’ego ne soit pas le cœur de notre préoccupation : il s’agit de se décentrer par rapport à la posture psychothérapique classique en concevant le sujet comme un effet de champ. Je développerai cela plus loin dans ce texte.

« Le mot Gestalt veut dire figure, forme, contour, un ensemble qui se détache du fond, et le rapport entre la figure et le fond est ce que nous appelons signification : la figure reçoit son appui du fond, de ce qui a été assimilé, intégré, élaboré, et qui peut donc disparaître comme quelque chose de bien mâché et que vous n’avez pas à avaler tout rond. »

Pour être plus juste, nous devrions utiliser le mot allemand Gestaltung en ce qu’il exprime le mouvement en cours. Nous disons alors que Gestalt, ainsi entendu comme Gestaltung, renvoie au processus de figuration : à la fois le fond, la figure et leur tension, qui opère à la frontière contact instituant la différenciation toujours en cours d’une figure, se détachant d’un fond, tous deux advenant comme tel dans ce mouvement. C’est la façon dont le monde advient en tant que tel pour un sujet le - et se - prenant en conscience de façon délibérée ou non. Si nous voulions être plus juste avec cette façon de comprendre, nous devrions parler de Gestaltung - thérapie. Le terme Gestalt renvoie à la forme avec un effet statique qui permet de l’entendre dans un sens classique.

Ainsi conçu le corpus théorique de la Gestalt-thérapie n’est pas construit, du moins au sens ou il développerait une description se référant à des représentations figées. Il ne propose pas une carte de l’homme vivant, une description de son « appareil à vécu ». La psychanalyse fourmille de théories, d’explications et de représentations à tel point que même l’inconscient en vient à être un circuit balisé pour spécialiste averti. Les Gestalt-thérapeutes pour certains, jalousent une telle production explicative et déplorent que la Gestalt-thérapie soit dépourvue d’une métapsychologie et d’une représentation causale des troubles mentaux. Certes la Gestalt-thérapie se doit d’interpeller ses fondements et de s’expliquer au sens de Heidegger avec sa propre conception et avec ses voisines les autres thérapies. Mais est-ce que s’expliquer et interpeller son fondement veut dire mettre en pleine lumière, répondre à la question de ce qu’est l’homme et l’existence en proposant une théorie représentative et générale ? S’agit-il de doter la Gestalt-thérapie d’une théorie de la psyché ou du développement de l’individu ? Il est à craindre que parmi mes collègues, nombreux soient ceux qui affirmeront une telle visée comme nécessaire. Et pourtant j’oserai suggérer qu’une telle perspective est en contradiction avec ce que la Gestalt-thérapie propose. Si la Gestalt-thérapie dispose de peu d’écrits explicatifs cela provient peut-être de son fondateur Perls qui considérait la théorie comme « bullshit » ainsi que certains l’affirment en tant que cela constitue alors la cause qui a produit cet effet : pas d’écrits. Par là la question est close et nous pourrions en être satisfait ! Un tel mode de penser est propre à une conception causaliste, scientifique.

D’un autre point de vue, cette « cause » est à entendre comme une « possibilité » signifiante et non exclusive. D’autres possibilités se présentent alors, comme, par exemple : * Perls a élaboré ses premiers écrits avec Goodman un philosophe ayant une vision différente de la théorie. Et si cette absence était un faire silence délibéré ? * Ou bien : Que veut-dire Perls quand il affirma que toute théorie est « bullshit » ? * Et encore : qu’est-ce que nous entendons par théorie ? Comment je comprend cette affirmation et quelle inquiétude ouvre-t-elle en le convoquant à sa liberté signifiante que je vient clore en disant : « Perls à dit… » ? Nous pouvons poursuivre ce jeu des possibles. Sous l’éclairage de l’analytique existentiale, ils ramènent toujours le sujet à lui-même, à son avoir à être et par là à sa liberté de se choisir parmi ses possibles, c’est-à-dire de donner une direction de sens, de construire cette Gestalt(ung).

La Gestalt-thérapie ne se fonde pas sur un paradigme que nous pourrions qualifier d’individualiste. Parler d’un appareil psychique, d’une psychopathologie, renvoie à une conception individualiste, autonome de l’homme. Cette représentation fait suite au dualisme cartésien et culmine dans notre époque moderne. La Gestalt-thérapie n’a pas d’idée a priori et générale de ce qu’est l’existence. Ce qui fait figure pour le Gestalt-thérapeute c’est le déploiement de la présence, c’est l’existence en tant qu’elle est mienne et non conçue comme une généralité abstraite. Ceci ne nous conduit pas à nous représenter un appareil psychique. Si psychique il y a, nous devons alors l’interpeller dans l’entre de la relation, à la frontière contact moi/monde. Nous interpellons l’existence en tant qu’elle est un processus et il n’est point besoin d’un schéma explicatif, topique ou historique au sens courant de ces termes. Le Gestalt-thérapeute est un existant parmi d’autres existants et il ne peut prétendre dire pour son patient ce qui fait sens pour lui. La posture du Gestalt-thérapeute c’est de tenir le là, de se tenir dans l’ouvert. Il n’a pas de réponse pour l’autre et il n’a pas de réponse définitive pour lui-même.

La Gestalt-thérapie est une approche centrée sur les modalités du contacter. Elle vise à restaurer les capacités de co-construction de sens dans l’ouvert de la rencontre conçue comme entrée en présence d’un patient et d’un thérapeute. Il convient de comprendre « co-construction de sens » tant du point de vue d’une signification que d’une direction, signe de l’ ek-sister temporalisé vers l’avenir. Pour le Gestalt-thérapeute, le sujet n’est pas un sujet constitué et stable. Je advient en tant que sujet dans la rencontre, à ce monde là. Une telle conceptualisation du devenir sujet nous conduit à parler maintenant de ce que le Gestalt-thérapeute appelle le champ dans la mesure où cette théorie du champ étaye une telle conception.

Notion de champ, phénoménologie et conscience, notion de contact :

Pour expliquer cette notion de champ, je vais me référer à l’article de Joel Latner : « Théorie du champ et théorie des systèmes en Gestalt-thérapie » qui a le mérite d’exposer simplement les différences de point de vue suscitées par la théorie du champ et par celle des systèmes : La théorie des systèmes s’appuie sur la physique classique, celle de Newton. La théorie du champ a été introduite en physique moderne par les travaux du physicien anglais Faraday. Le concept de champ rejoint celui du champ magnétique : Faraday dit que l’espace n’est pas vide.

« Les objets que nous remarquons le plus, les objets qu’il (l’espace) contient, sont des concentrations d’énergie à l’intérieur du champ. Ils ont formé le champ par leurs caractéristiques et leurs positions, tout autant qu’ils ont été formés par le champ. C’était un concept de l’univers considéré comme une fabrique, un tout dynamique caractérisé non pas par des objets et des forces dynamiques, mais par le temps et l’espace, et dans lequel ce qui est premier est l’entrelacement sans coutures et le jeu réciproque de toutes choses. »

À la page suivante, Latner cite Einstein :

« L’existence du champ ne se manifeste que lorsque…des corps y sont introduits…Ce sont les processus d’ondulation du champ dans l’espace. »

Cette conception rompt avec la conception classique, dualiste et mécaniste, dans laquelle la psychanalyse trouve sa place. C’est la conception du champ comme fondement de la Gestalt-thérapie, qui signe la rupture avec l’approche psychanalytique et sa posture analytique, c’est-à-dire découpant un sujet et un monde et concevant le psychique comme un terrain conflictuel, extérieur au monde même si elle le réintroduit dans ce monde.

Cette notion issue de la physique sera ensuite reprise par la Gestalt psychologie notamment avec les travaux de Kohler. Elle sera poursuivie avec les recherches de Kurt Lewin, universitaire allemand émigré aux Etats-Unis.

Pour aller plus avant dans la compréhension de cette notion, j’en appelle maintenant à l’article de Malcom Parlett qui définit cinq principes du champ :
  Principe d’organisation : tout comportement prend sens dans un contexte qui lui est propre et ne peut être entendu que dans ses liens essentiels à celui-ci. Nous ne pouvons l’isoler, l’extraire de la situation par laquelle il advient.
  Principe de contemporanéité : Un comportement advient dans le présent de sa manifestation. Il n’y a pas lieu d’invoquer un passé ou un futur pour donner sens à cet agir mais bien davantage il s’agit de le signifier dans son actualité même. Par là nous rompons avec l’idée d’une temporalité chronologique signifiante.
  Principe de singularité : Chaque situation est unique c’est-à-dire radicale nouveauté. Cela exclut toute généralisation abstractive et par là toute notion de répétition.
  Principe d’un possible rapport pertinent : chaque élément du champ contribue de façon significative à son organisation, est donc potentiellement significatif.
  Principe de processus changeant : Le champ d’expérience d’un individu se construit d’instant en instant. Il est nouveauté sans cesse . Il est temporalité. Du point de vue de la Gestalt-thérapie cela nous renvoie au fameux « here, now and next », le « next » insistant sur le à venir encore.

Du point de vue du champ, l’homme est d’emblée au monde, dans l’immédiateté de son existence. Ainsi son agir est nécessairement situé, affecté. Je dirai qu’il est un effet de monde dans le sens où Heidegger dit que le Dasein est mondialisant, qu’il « monde le monde ». C’est dans ce rapport nécessaire, son être-au-monde, que l’homme peut donner forme à son agir en tant qu’il est sien au sens de la Selbstlichkeit de Heidegger, qu’il lui appartient en propre. Son agir est le signe de son entrée en présence à ce moment particulier et c’est là qu’il trouve sa vérité et son fondement.

Le champ est un « lieu » qui n’a pas de forme à priori, il est l’ouvert où s’origine un rapport sujet /monde par l’acte de la conscience. Ce rapport est sans couture en tant qu’il est remodelé sans cesse puisqu’il est temporalité. Nous pourrions dire que le champ est celui des possibles. Il est potentialité pour le surgissement d’une forme en tant qu’un je advient dans le mouvement où il la prend en conscience. Ainsi, dans le champ des possibles ouverts, je advient simultanément en tant que lui-même, dans un rapport temporalisé, constitutif tant de lui-même que du monde. Sa prise en conscience est le tissage sans cesse réactualisé de ce rapport moi-monde. Le monde n’existe pas hors de lui, il ne lui pré-existe pas.

Du point de vue de la Gestalt-thérapie, il n’y a que des expériences de contact (Mitsein de Heidegger) qui se déploient dans un processus de figuration pour quelqu’un qui le prend en conscience : une figure émerge peu à peu dans son rapport nécessaire à un fond d’où elle prend sens comme figure. Par exemple, mon écriture sur ce papier est la figure que je constitue sur le fond de cette page. Il y a là une tension dialectique augurant tout rapport de figuration. En ce sens il me semble plus juste de parler de processus de figuration dans la mesure où la notion de processus met l’accent sur la dimension temporelle de toute Gestalt, ce que l’allemand restitue mieux avec le terme Gestaltung.

Je parle de « prise en conscience » et il convient de situer le concept de conscience tel que nous le concevons en Gestalt-thérapie : La conscience est conscience de et nous nous référons à la visée intentionnelle de la conscience élaborée par Edmund Husserl (intentionnalité que Heidegger conçoit comme ouverture du Dasein). Les Gestaltistes connaissent tous la phrase de Brentano : « Toute conscience est conscience de quelque chose ». Nous ne concevons pas la conscience comme une conscience première, ou pure ou vide, et qui se remplirait d’un objet, tout comme un récipient d’un contenu. Avoir conscience c’est avoir conscience de quelque chose, ce qui ne veut pas dire que le sujet le prend délibérément en conscience . Nous concevons la conscience comme un acte intentionnel temporalisé, à la fois actif et passif : en tant que je est au monde, un monde lui est co-ouvert (nous ne sommes pas dans une conception idéaliste) qu’il lui appartient de saisir. Dans sa quotidienneté, il va de soi que je est au monde. Cela ne fait pas question pour lui : le monde est ce qu’il perçoit et par là , il oublie que, le percevant, il le reçoit, il l’accueille et il le constitue en tant que phénomène, c’est-à-dire selon les modalités de sa venue en présence pour lui. La perception est une activité prédicative. Pour illustrer cela, il est possible de se rapporter notamment au livre de Viktor von Weizaecker :« Le cycle de la structure » dont je cite :

« La perception ne doit pas être conçue comme une image toute faite, mais comme une activité en devenir. Elle n’est pas le produit subjectif d’un aboutissement, mais la rencontre qui se déroule entre moi et le milieu. »

Venons en maintenant au phénomène et à la phénoménologie à laquelle se réfère, comme méthode, la Gestalt-thérapie : Heidegger écrit :

« « Derrière » les phénomènes de la phénoménologie ne se tient, essentiellement rien d’autre mais ce qui deviendra phénomène peut parfaitement être en retrait. Et c’est justement par ce que les phénomènes ne sont d’abord et le plus souvent pas donnés que la phénoménologie répond à un besoin. Le concept d’être occulté est la contrepartie de celui de phénomène. »

Dans ce passage nous retrouvons la conception heideggerienne de la vérité comme dévoilement (aléthéia). Le phénomène advient pour un sujet en tant qu’il est le point par où il dévoile ce qui demeure malgré tout occulté en son être. Il s’agit de questionner le comment de la monstration du phénomène qui, en dernière instance, renvoie à la question de l’être de l’étant qui demeure occulté en son être. La phénoménologie vise à dégager le comment de cette monstration, d’interpeller le comment de ce que je perçoit de prime abord comme distinct de lui dans l’évidence de sa vie courante. Il s’agit de le rappeler à son propre pouvoir de constitution : la réduction phénoménologique consiste à revenir de ce qui apparaît à l’apparaître lui-même qui, dans le mouvement de son apparition, n’apparaît pas.

Nous pouvons mieux comprendre ce qui est là visé si nous regardons côte à côte l’expérience naturelle et l’expérience phénoménologique : Dans l’expérience naturelle, l’être humain rencontre des objets formant des réalités spatio-temporelles, qu’il considère comme indépendantes du sujet qu’il est. Ces réalités constituent un monde réel et objectif. Nous oublions ici que le monde réel est constitué ( et par là il n’est pas créé ex nihilo…) par le sujet, comme monde commun avec d’autres sujets. Cette expérience naturelle est la plus habituelle. Elle est nécessaire à la vie quotidienne et sa mise en défaut définit certaines modalités pathologiques .

L’expérience phénoménologique ne perd rien de ce que révèle l’expérience naturelle. Elle lui ajoute ses conditions de possibilités. Elle vise à mettre en lumière le processus de construction du monde. Elle interpelle la structure transcendantale de l’expérience naturelle. Elle conduit à une expérience potentialisée, en révélant que l’expérience n’est pas un donné mais une conquête.

S’appuyant sur la phénoménologie en tant que méthode, le Gestalt-thérapeute va interpeller les modalités par lesquelles un sujet constitue le phénomène du monde. Schématiquement, dans un premier moment, il va susciter une variation des modalités de la visée intentionnelle de la conscience afin de mettre en lumière les diverses possibilités de constituer cette situation comme phénomène. Ces variations conduisent le sujet à prendre conscience de son activité créatrice de sens et des choix qu’il opère dans sa vie courante de manière voilée, évidente, immédiate. En dernière instance, le sujet se trouvera convoqué à son propre souci, à sa facticité, qu’il a à être cet étant là en se décidant pour ce possible et renonçant dans le même mouvement à un autre possible. C’est l’acte même de cette saisie en conscience qui devient phénomène : je se choisit, et cet acte, par lequel je advient à lui-même-au-monde-parmi-d’autres-étants se révèle dans l’instant du choix. Ce n’est pas ce que je choisit qui là importe, c’est que je choisisse qui fonde. En dernière instance la démarche phénoménologique convoque le sujet au phénomène du monde, du temps et du souci tels que Heidegger les explicite. S’appuyant sur ces existentiaux du Dasein, le Gestalt-thérapeute vise en dernière instance à convoquer le sujet à sa propre entrée en présence, à exister à même l’autre que le thérapeute incarne en existant également. Par là, s’ouvre la prise en conscience et la pleine responsabilité dans l’exercice de sa liberté qui s’actualise comme libérer cet étant là, qu’il est en ce qu’il se choisit et, se choisissant, se libère.

Le concept de contact auquel se réfère la Gestalt-thérapie est à comprendre en relation avec l’intentionnalité de la conscience : le sujet est toujours en contact et ne choisit pas, ne décide pas d’entrer en contact. En cela le contact n’est pas la relation, en ce qu’il n’est pas volontaire. Cela nous permet de la rapprocher du Mitsein heideggerien. Jean-Marie Robine dans « Pli et dépli du self » écrit :

« Mais, à plus d’un titre, le contact …ne désigne pas encore la relation, mais simplement ce qui articule le sujet avec ce qui est non-moi, humain ou objectal. »

Le contacter n’est rien d’autre que cette intentionnalité propre à la conscience : je est toujours en contact. Ceci nous amène à dire que c’est le contact qui constitue l’organisme et l’environnement. Il me semble plus juste de parler alors, tout comme Jean-Marie Robine, du contacter afin de préserver la dimension prédicative et processuelle de ce qui là est à entendre. Dire « le contacter » signe qu’il ne s’agit pas ici dans un sens premier d’un je qui contacte. Citons Perls et ses collaborateurs :

« Tout contact est donc un ajustement créateur de l’organisme et de l’environnement. »

« Le contact c’est le toucher touchant quelque chose. »

C’est ainsi que le Gestaltiste s’intéressera davantage au processus de déploiement du contacter qu’au contenu. Le déploiement du contacter est théorisé par le Gestalt-thérapeute sous la dénomination de théorie du self sur laquelle je reviendrai plus loin. Ce faisant, nous visons davantage à restituer la dynamique de prise en sens, en interpellant son processus d’élaboration plutôt qu’à figer ce qui est dit dans une interprétation généralisante. Ce qui est visé alors, c’est l’acte de configuration signifiante et non la signification pour elle-même. Il n’y a pas un sens caché à révéler par une interprétation, il y a ce qui apparaît là et qu’il appartient à je de prendre en considération. Par là la question d’un être sous jacent à un apparaître, d’un contenu manifeste et d’un contenu latent ainsi que l’élabore la psychanalyse, n’a plus lieu. L’être advient pour un je qui le prend en conscience en ce qu’il lui apparaît : il n’est pour lui que à se donner à voir et à recevoir, et ce d’un certain point de vue, c’est dire qu’il se retire à toute prise signifiante en ce qu’elle le fige comme étant.

Posture du thérapeute selon le paradigme « individualiste » et selon celui « du champ » :

Dans les conceptions classiques de la psychothérapie, et par là même cela justifie cette appellation de psychothérapie, il s’agit de permettre à un individu souffrant de dépasser son trouble. Celui-ci est conçu comme un trouble psychique, un symptôme qu’il s’agit de décrypter. Le modèle psychanalytique, dominant dans notre culture, a élaboré une conception de l’homme : son développement mental, son appareil psychique. Nous sommes là dans une posture métapsychologique : l’homme est un animal doué de raison et il s’agit de rendre raison, de dégager les causes à l’origine de son trouble qui perturbent son existence. Le psychothérapeute est un spécialiste de la psyché. Il en a une description structurée et idéale et par là, il diagnostique les troubles (les symptômes) qu’il vise à guérir en les interprétant judicieusement.

Une telle conception se réfère à ce que nous appellerons un paradigme individualiste : il va de soi que l’individu est constitué stable et durable et qu’il se développe dans des interactions avec un monde objectif. La posture du thérapeute est basée sur le modèle scientifique : le thérapeute doit analyser et interpréter les troubles de son patient. Il est dans une posture d’observation objective : il décrit les troubles de son patient et vise ainsi à lui permettre de comprendre les causes de ceux-ci. Ainsi nous parlons d’une psychothérapie : il s’agit de traiter le psychisme défaillant d’un sujet constitué préalablement à la situation qu’il entretient avec le psychothérapeute, qui veille quant à lui à se tenir dans une posture de neutralité bienveillante.

Dans le paradigme du champ, la posture est autre et ceci ne veut pas dire qu’il s’agit d’opposer cette modalité d’interpeller à celle du paradigme individualiste. Mon propos vise ici à mettre en lumière une différence quant aux fondements de ces deux postures. Plus justement, je dirais un mode différent de se rapporter à la question du fond. Cette précaution prise, venons en à la posture du thérapeute « dans le champ » :

Le Gestalt thérapeute interroge et s’étonne. Il ne vise pas à transmettre sa théorisation sur ce que devrait être un individu sain et sur une histoire du trouble. Ce qui est premier pour lui, c’est la relation qu’il construit avec son patient . A ce titre, il est partie intégrante du champ, il est attentif à sa façon de se tenir dans cette relation. Il est partie intégrante de l’expérience de cette rencontre, en ce qu’elle fait événement, tant pour lui que pour son patient. Par là, le thérapeute advient dans cette relation particulière et unique : ce qu’il prend en conscience et qu’il interpelle ce sont les modalités particulières de cette relation (Gestaltung). Il se tient dans le champ en y existant, en interpellant le processus de figuration en jeu. En ce sens, il est Gestalt-thérapeute : il vise une thérapie des Gestaltungen c’est-à-dire de la prise en forme, de la figuration entre lui et l’autre. Il vient interpeller ce qui se tisse à la frontière contact sans cesse réactualisée et ouvrant un « entre » lui-même et son interlocuteur, chacun impliqué dans un processus de co-création figurative et signifiante.

L’essence de l’homme est l’existence, explique Heidegger dans « Etre et temps » . Le Gestalt-thérapeute se tient en ce qu’il existe dans cette relation qu’il tisse avec son patient. Ce qui va constituer l’objet de son attention, c’est le tissage de cette relation dans son actualité et sa nouveauté. Adoptant une attitude phénoménologique, il se tient dans la surprise de cette rencontre. Ce qui est premier c’est le champ comme lieu d’actualisation du contacter, à la frontière contact entre un organisme et un environnement. Par là il n’est pas de sujet pré-constitué : le sujet advient dans le champ au travers de modalités du contacter qu’il lui appartient d’actualiser.

Ainsi il n’est rien d’autre à questionner que ce qui advient là, dans la rencontre qui se tisse entre ces deux personnes et par laquelle toutes deux ek-sistent. Il n’est pas de caché derrière, de contenu latent à un contenu manifeste qu’il s’agira de révéler par l’interprétation. Simplement il s’agit de déplier ce qui advient là, c’est-à-dire la façon dont chacun des deux protagonistes entre en présence, en sollicitant le patient afin de lui permettre d’élargir son champ de conscience et d’ajuster ses modes de se soutenir dans cette situation actuelle.

Dans le cours de la séance, le Gestalt-thérapeute est totalement engagé : il est ententif à sa façon de donner sens à la situation de rencontre et il prend l’entière responsabilité de ses propres constructions signifiantes, qu’il propose et partage avec son patient, tous deux engagés dans une co-construction commune. Dire qu’il vise une co-construction, c’est assumer sa participation à la Gestalt(ung) qui advient dans le champ de cette rencontre, à la frontière contact. Il met en mot, en jeu, ce qu’il ressent, ce qu’il imagine, ce qu’il perçoit et par là il se choisit en assumant délibérément sa propre affectation, en la reconnaissant comme son propre point de vue, dans ce contexte particulier.

J’évoquais plus haut dans cet écrit qu’il est attentif à ses propres modalités de se clore à l’altérité de son patient : Cette altérité, je la décrirai comme cette violence du surgissement de l’autre à la frontière contact. Violence en ce que le sujet n’a pas prise sur elle, que l’autre, dans son étrangeté, le renvoie à sa solitude et sa facticité, à sa propre altérité, à sa position décentrée de lui-même, sa prise en conscience s’avérant sans cesse à re-élaborer, toujours déjà dépassée face à la situation temporelle toujours en marche de la rencontre. Violence dans la mesure où ce surgissement le convoque à sa propre présence. Face à cette nouveauté qui dépasse sa mise en mots, je est tenté de se clore : de se constituer dans une identité à laquelle il s’accroche, visant par là à suspendre la marche de son ek-sister à l’autre. Très concrètement se clore c’est donner sens de façon arbitraire c’est-à-dire poser une interprétation objectivante. Nous convenons certes que je est sans cesse affecté et sans cesse en train de signifier la situation pour lui, de la comprendre (la constituer en réseau familier, en une tournure). Et par là n’est-ce pas une forme de clôture, de suspension du cours de la présence ? Ce que j’appelle clôture ce n’est pas le moment où le sujet donne sens, où il se constitue dans son égoïté provisoire. Un tel mouvement est nécessaire en tant qu’il parle. Je se clôt à la situation lorsqu’il se fige pour ce possible, résistant à son entrée en présence sans cesse réajustée. Nous parlons en Gestalt-thérapie d’ajustement créateur pour évoquer le processus fluide de construction / destruction des Gestalten et de Gestalt « fixée » lorsqu’il n’est plus de possibilité pour un sujet de modifier une façon a priori de constituer le monde et soi. Se choisir pour ce possible là ouvre dans le même mouvement je à d’autres possibles, à se choisir encore, toujours sans cesse comme dit Bin Kimura parlant du sujet comme « venir-à-soi-toujours-sans-cesse ». Tenir le là, c’est du point de vue de l’exister authentique, délibérément prendre le « parti d’y voir clair en conscience » (Heidegger « Etre et temps ») c’est-à-dire assumer cette tension qui amène je à se remettre en jeu, encore dans le désaisissement de l’angoisse existentiale, dans son ouverture. Le « parti-pris-d’y-voir-clair-en-conscience » est développé par Heidegger et renvoie à la résolution ( Entchlossenheit). Heidegger écrit :

« La résolution en tant qu’oser à fond être soi-même ne retranche pas le Dasein de son monde, elle ne l’isole pas pour en faire un je lâché dans le vide. Comment le ferait-elle, du reste – elle qui, comme ouvertude propre, n’est quand même proprement rien d’autre que l’être-au-monde. La résolution amène justement le soi-même dans l’être chaque fois préoccupé après l’utilisable et le met en contact avec les autres dans l’être-avec en souci mutuel. »

Ce disant me vient en tête cette phrase rituelle que l’on entend dans les salles de jeu : « les jeux sont faits. Rien ne va plus ». Le « rien ne va plus » me semble une belle illustration de cette re-construction à laquelle l’homme est assigné. En se choisissant en pleine responsabilité et liberté, il se libère pour un autre possible. Nous retrouvons alors la conception particulière de la liberté chez Heidegger : en ce qu’elle est une liberté finie. Se libérer c’est se choisir, choisir ce qui est encore et encore.

Ainsi la posture du Gestalt-thérapeute l’invite à prendre la responsabilité de sa propre subjectivité. Cette posture m’amène à hériter sans cesse de moi-même, à être le fondement sans fond de moi-même. Cela nécessite un travail constant en direction de soi, une attitude d’humilité : assumer que toute direction de sens m’appartient en propre et n’épuise pas la direction elle-même… Dans la situation thérapeutique, le thérapeute se met à la disposition de son patient : il se tient à ses côtés et vise à le soutenir dans une prise en conscience, peu à peu, de sa propre créativité, de son pouvoir être qu’il ne reconnaît pas de prime abord. En quelque sorte, me référant à Heidegger, je dirai que le Gestalt-thérapeute vise à restituer à son patient son propre souci de lui-même (Sorge) c’est-à-dire qu’il est configurateur d’un monde par où il advient et qu’il a à se tenir dans cette liberté et responsabilité . C’est cela qui me fait dire parfois à mes collègues que ma pratique vise à permettre à mes patients à « se tenir » dans l’angoisse existentiale, sans y être fasciné cette fois dans l’angoisse comme sentiment. Le Gestalt-thérapeute se tient dans une posture d’altérité (en étant proprement lui-même) et interpelle son patient, l’invite à partager sa conception du monde, ses certitudes dans lesquelles il se clôt à son avoir à être en propre et, dans le même mouvement, se clôt à la nouveauté de la situation. Cette interpellation prend forme d’un s’expliquer sur ses modalités de donner forme, explication qui ouvre un élargissement du champ de prise en conscience. Il s’agira de lui permettre de se soutenir de manière ajustée dans l’ouvert de la situation et à mettre en question ses évidences dans lesquelles il se voile à lui-même.

« Notre méthode thérapeutique sera la suivante : exercer le moi, à l’aide de diverses expériences, à prendre conscience de ses différentes fonctions jusqu’à faire revivre spontanément le sentiment que « c’est moi qui suis en train de penser, de percevoir, de sentir, de faire. »

Nous ne manquerons pas de repérer dans cette citation le glissement vers une approche individualiste : « le moi » dont il s’agit serait plus justement le « mode ego » du self . Cette phrase pourtant illustre bien la visée de la Gestalt-thérapie : « C’est moi qui ». Entendu du point de vue de l’autre commencement, cela nous conduit davantage à une posture d’humilité que d’égotisme : En effet, l’accentuation n’est pas à entendre du côté du moi, mais du côté de l’acte et de l’atmosphère, au sens de la Stimmung : vivre que « c’est moi qui éprouve ce sentiment ( Befindlichkeit), qui m’ouvre d’une certaine façon au monde, en ce que j’y suis intoné ». Non plus toute puissance de la raison calculante, mon pouvoir être me convoque à mon être-en-faute le plus propre : être moi-même, cet étant là toujours assigné et décentré dans sa nudité native, et non un autre... Non plus maîtrise mais laisser-être.

Ce travail est sous-tendu en Gestalt-thérapie par une conception particulière que nous allons maintenant expliquer : la théorie du self.

Théorie du self :

Nous avons défini la notion de contacter comme processus de l’ajustement créateur de l’organisme et de l’environnement. Ce processus nous le nommons le self :

« Nous considérons le self comme une fonction de contact du présent actuel et éphémère »

Dans la conception gestaltiste, nous sommes attentifs au déploiement du self en tant que processus du contacter. Le self n’est pas une entité psychique que l’on pourrait traduire par le soi . Conserver le mot dans sa langue d’origine ne permet pas pourtant d’éviter la réification qu’il induit : self est un nominal et il serait plus approprié d’user d’un verbe. Joel Bouderlique, au cours d’un échange à ce propos, suggéra d’inventer le verbe « selfing » qui souligne la dimension active et temporelle. Le self est un processus temporalisé, le processus de figuration dans le champ pour un sujet. C’est l’aller vers en tant que je est au monde et c’est sa façon de le prendre en conscience et de lui donner sens c’est-à-dire à la fois direction et signification pour lui.

Le self se déploie en différents modes. Perls et ses collaborateurs parlent de fonctions là où je préfère parler de modalités, le terme de modalité étant alors associé à modalités d’exister dans le sens de possibilités. La notion de fonction me semble trop renvoyer à une conception mécanique visant à une description exhaustive. Parmi les possibilités de déploiement du self Perls et ses collaborateurs en décrivent trois principales. D’autres continuateurs de la Gestalt-thérapie en ont ajouté d’autres . Il est bien clair dans l’écrit « fondateur » de Perls et ses collaborateurs qu’il ne s’agit pas de présenter une description en quelque sorte « anatomique » de ce processus mais plutôt d’en définir une ligne d’horizon ouverte, propre à nourrir la posture du thérapeute. Ces différentes modalités ne surviennent pas dans une succession linéaire, elles interviennent en quelque sorte simultanément. Rappelons que le self est un processus actuel : dénué d’un avant ou un après (principe de contemporanéité du champ). Je dirai que le self nous permet d’interpeller le cours de la présence :

  Mode ça :

C’est l’excitation dans le champ, « le fond donné qui se dissout en possibilités » . L’excitation accompagne tout processus de Gestaltung. Par là je la rapprocherai de l’ad-gressere au sens de l’aller-vers. Cette excitation se traduit du point de vue d’un sujet en sensations qui l’affectent et ce, hors d’un acte délibéré de sa conscience. Je est toujours affecté, en contact et cela c’est l’ awareness dans le champ. La notion d’awareness n’a pas d’équivalent en français. Elle se distingue de la consciousness qui serait la conscience consciente d’elle même. L’awareness c’est en quelque sorte être éveillé à, accueillir, vibrer dans le sens de résonner avec. Le mode ça renvoie au donné de la situation en ce que je est ouvert au monde et que cette donation du monde est aussi un accueillir le monde pour lui. Le donné de la situation prend forme de sensations qui l’affectent et qu’il va prendre en conscience en mode ego. Le ça dont il s’agit ici, c’est le ça de la situation que je perçoit par où ça l’affecte. Du point de vue de l’existence quotidienne, cette excitation dans le champ l’affecte en tant que je est ce corps-là par où il ressent l’excitation. Dans le langage, cette excitation peut prendre forme d’une émotion.

La possibilité de ressentir et varier ses émotions s’appuie sur la disposibilité telle que Heidegger la développe au § 29 de « Etre et temps » . La disposibilité ou tonalité est un existential de l’être – au : le sujet est toujours là d’une certaine manière . La disposibilité signe le là de l’existence. Je est toujours disposé d’une certaine manière, intoné. Dans sa vie courante, je est ému, touché par et n’est pas ententif à la dimension existentiale qui est qu’il est cet étant là jeté au monde.

  Mode ego :

Le sujet prend en conscience l’excitation qui l’affecte et lui donne sens, l’organise en perceptions, en émotions. Il la prend en conscience, et par là une figure s’éclaire dans ses contours, organisant dans le même mouvement un fond de possibilités obscur. Le mode ego renvoie à ce moment où le sujet donne un sens délibéré : l’excitation s’organise en perception et en projet volontaire. Parmi les possibles ouverts, peu à peu, je va se choisir : s’orienter dans le champ des possibles en s’aliénant certains possibles pour s’identifier à d’autres. Dans la vie courante ce me choisir prend plutôt forme de choisir, décider quelque chose et le « me » est alors occulté. Par là je me réfère au dévalement en ce que le sujet s’absorbe dans le monde et ne se prend en vue qu’en tant qu’il se dilue.

« Le Moi est l’identification à et l’aliénation progressive des possibilités, le pouvoir de limiter ou d’accroître le contact existant, y compris le comportement moteur, l’agression, l’orientation et la manipulation. »

Cette modalité du self est celle où le sujet peu à peu se définit : il constitue un réseau signifiant, il s’oriente à dessein d’une action. Il constitue le monde en vue de son usage et par là se constitue. C’est une modalité active et délibérée. Du point de vue de l’analytique existentiale cette modalité du self s’articule avec l’explicitation qui est une modalité de l’entendre. C’est la constitution d’une tournure familière du monde en ce qu’elle est un mode d’évacuer la mort comme possibilité. Heidegger écrit :

« Il importe tout d’abord de marquer l’être vers la mort comme un être envers une possibilité et même envers une insigne possibilité du Dasein lui-même. »

Dans la vie quotidienne être envers un possible c’est se préoccuper de le réaliser : faire quelque chose. Il s’agira dans le travail de la thérapie de permettre au patient :

« de discerner ce à-quoi il est possible … la possibilité doit être entendue sans affaiblissement comme possibilité, être développée comme possibilité et dans le comportement à son égard endurée comme possibilité. »

  Mode personnalité :

Citons Perls et ses collaborateurs :

« La personnalité c’est le système des attitudes adoptées dans les relations interpersonnelles, c’est l’hypothèse de ce qu’on est, la base à partir de laquelle on expliquerait son comportement si l’explication en était demandée. »

Et ensuite : « La personnalité est « transparente », elle est totalement connue, parce que c’est le système de ce qui a été reconnu. »

Ici ce qui est figure ce sont les représentations mentales que le sujet peut avoir de lui-même, ce qu’il connaît, avec lequel il est familier, ce qu’il sait de lui, le fond culturel appris au cours de sa croissance et à partir duquel il prend en conscience. Il n’est pas dans la nouveauté, il est en sécurité dans un monde rassurant, organisé, qui va de soi. En ce sens il ne se questionne plus quant à son être, il est ce qu’il fait et toute altérité est évacuée. Il n’y a pas de nouveauté, d’étrangeté de lui-même ni du monde. C’est un mode d’auto soutien dans le sens où il est clôture face à l’ouverture à l’existence. Ainsi lorsque un sujet se prend suffisamment pour quelqu’un, il se définit en mode personnalité : il est qui il est alors, il connaît ses capacités et se reconnaît ainsi capable de. Il ressent une certaine sécurité, une évidence de lui-même. Du point de vue de l’autre commencement, cette modalité du self tend à évacuer la question du fondement de l’existence : elle est un mode d’établir une permanence, une sûreté raisonnable évacuant la temporalité propre à l’existence et l’angoisse existentiale.

Ces divers modes du contacter ne se déploient pas de manière linéaire et différenciée : ces modes s’interpénètrent et ceci est un schéma conceptuel. Dans la prise en conscience en laquelle le je advient en tant que sujet dans un rapport à un objet qu’il construit tout en étant construit également, le self se déploie en ces différents modes.

Se tenir dans la nouveauté ouvre le saisissement de l’angoisse, saisissement que je ne peut comprendre que dans un lien à la temporalité et par là qui appelle sa clôture dans le mouvement même de le signifier. Signifier, donner sens, revient à se clore momentanément à l’ouvert de la situation. Par là même je se constitue alors sujet dans une relation signifiante discernant un monde momentanément figé, par le mouvement de reprise constituante vers soi qui est sa réflexion. Cette construction d’une Gestalt claire et brillante est toujours reliée à la situation du moment. Ainsi, le processus du self en tant que processus du contacter dans le champ, est un mode d’ajustement créateur dans une situation nouvelle sans cesse. Le self se polarise en sujet et monde par le je qui le nomme. Cette polarisation actualise ce qu’en Gestalt-thérapie nous appelons frontière contact et qui renvoie à l’entre, l’espace ouvert de la rencontre. Par là le self n’est pas une figure de la subjectivité.

L’ajustement créateur est le « résultat » d’une prise en compte de la situation : awareness du ça de la situation qui ouvre des possibles que le sujet va explorer, dans lesquels il va peu à peu s’orienter et tisser un sens, en aliénant dans le fond certaines modalités de la situation non pertinentes pour lui, et en s’identifiant à certaines possibilités. L’ajustement, qui par là s’opère en acte, traduit un tissage signifiant, un réseau de conjointure qui ouvre alors et un moi et un monde auquel je donne sens, configuration. L’ajustement sera créateur en ce qu’il lui permettra dans le même mouvement, d’intégrer en l’inventant la nouveauté de la situation, à partir de ce qu’il reconnaît comme son mode d’exister.

Lorsque le processus d’actualisation du self est perturbé, il n’y a pas d’ajustement créateur : soit le sujet ne prend pas en compte la situation dans sa nouveauté et se fige dans un mode de structurer le monde et soi-même évacuant la nouveauté : la phase d’identification-aliénation des possibilités dans le champ est écourtée. Soit, à l’autre extrême, il est saisi par la nouveauté de la situation, et il ne peut se résoudre à s’aliéner et s’identifier ... par là même il n’est pas de je suffisamment constitué et la conjointure s’effondre : pas d’appui suffisant en mode personnalité et défaillance en mode ego.

Ici et maintenant :

Trop souvent cette formule a été entendue au pied de la lettre : « faisons fi de toute histoire et posons le présent et le ici comme seul fondement. »

À y regarder de plus près, cela nous invite à développer ce que nous entendons par histoire. Lorsqu’un patient vient solliciter un accompagnement en thérapie, le plus souvent il imagine qu’il va dérouler son histoire en tant qu’une histoire passée, stockée dans sa mémoire. Ce faisant, il s’attend à ce que le thérapeute interprète celle-ci, afin de lui permettre de comprendre et saisir la source de son mal être. Se référer à l’ici et maintenant, c’est poser que ce qui va être l’objet de la préoccupation du thérapeute, c’est la façon dont ce patient-là construit une relation avec lui. L’hypothèse sous-jacente est que les modalités d’exister de cette personne, qui l’affectent sur un mode douloureux, s’actualisent dans sa façon de contacter le thérapeute.

Il ne s’agit pas pour le patient de raconter une histoire, mais de me dire ce qui est là pour lui, dans cette relation particulière et nouvelle où il s’engage et entre en présence. Le passé, l’histoire que le patient évoque est sa façon de me dire, de lui à moi, façon qui lui permet de se soutenir en se référant à un ailleurs où je ne suis pas. En tant que Gestalt-thérapeute, je vais interpeller ce qui se raconte et le ramener à ce qui là m’est adressé, ce qui dans ce dire ouvre un lieu, un là par lequel l’espace thérapeutique et ses acteurs se donnent, se construisent et prennent sens et signification - tout comme le la de la gamme en musique, sur lequel s’accordent les musiciens : qui serait leur mode de valider une certaine communauté de monde, une communauté intonée, un mode de s’y trouver dans une disposition affective particulière, de laquelle et par laquelle chacun tissera sa particularité dans la rencontre musicale -. Le ici se réfère à l ’entrée en présence dans le champ : c’est ici que le patient évoque telle interaction de son passé, et cette interaction surgit comme telle, de sa rencontre avec moi ; elle se construit dans la situation comme un passé remémoré. Pour moi, thérapeute, je vais interpeller le patient afin de l’inviter à prendre conscience de ce qui, dans cette situation, réveille, appelle, cette reconstrution de lui-même comme ayant eu lieu ailleurs, dans un temps révolu. En dernière instance mon projet thérapeutique visera à le convoquer à sa propre venue à soi : qu’il me dit là.

Nous ne concevons pas le passé comme un stock de souvenirs disponibles et figés. Il est construction, élaboration signifiante, directement liée à la situation que vit le patient au cours de cette rencontre entre lui et son thérapeute. S’appuyant sur le donné de la situation qu’il peut saisir en conscience, le patient peut alors assumer une telle modalité d’entrer en relation, la reconnaître comme sienne, et par là se libérer pour ce possible là ou un autre, plus ajusté à ce qu’il expérimente.

La situation thérapeutique se donne pour projet de permettre au patient d’accepter l’engagement dans la situation et de s’y accorder (au sens musical) tout en acceptant que le passé ne se répète pas et que, lorsqu’il le convoque ainsi, cela lui évite de prendre en vue et assumer qu’il a à être toujours sans cesse : point de fondement à son exister, point de « Je suis ainsi car j’ai été ... dans mon enfance ». Le Gestalt-thérapeute ne s’arrête pas au contenu factuel de ce qui est évoqué par le patient. Il vise à mettre en lumière le processus du contacter en tant qu’il s’éclaire dans l’entrée en présence, acte au travers duquel le patient peut se ressaisir dans son pouvoir être lui-même.

Evoquer cette notion du pouvoir être nous renvoie à Heidegger : assumer son avoir-à-être en tant qu’il est possibilité d’être cet étant là, c’est se choisir pour ce possible dans cette situation toujours nouvelle. « Se tenir » dans la nouveauté, c’est accepter sa propre facticité, sa mienneté et par là se libérer pour sa propre possibilité pleinement prise en conscience. Nous touchons là l’acte par lequel, advenant en son Dasein, le sujet se temporalise : il entre en présence, au monde et à lui-même simultanément, en se reconnaissant comme lui-même dans un présent authentique où son être-été se fonde en même temps dans l’ouvert de la situation comme avenir authentique.

La temporalité ontologique est l’acte même de cette reprise vers soi dans lequel le Dasein se reconnaît. Du point de vue ontique, cet acte ne peut être que re-prise vers soi de l’ouverture à l’être. Cette re-prise vers soi ouvre simultanément un je et un non-je. En ce sens, je dirai que, advenant en son Dasein, le sujet sans cesse meurt à lui-même (en tant qu’être-été) et renaît sans cesse (en tant qu’il est et a à être) dans l’instant du présent authentique.

C’est ce mouvement que Bin Kimura évoque, lorsqu’il parle d’un « venir-à-soi-toujours-sans-cesse » et que je relierais à l’être-en-dette dans la mesure où le sujet ne peut « être » qu’en tant que « je suis ». C’est dire qu’il y a toujours un écart entre le mouvement de l’exister (marche d’avance) et sa capacité de prendre en conscience qui est re-prise. C’est-à-dire qu’il est une ratée de la conscience : prenant conscience, le sujet se clôt à l’ouvert, se choisissant pour un possible qu’il nomme et qu’il fixe. Lorsqu’un patient vient consulter, bien souvent, c’est ce mouvement qui l’ouvre et qu’il ouvre à sa solitude et à sa responsabilité, qui est source d’angoisse : fuyant cela le patient évacue son avoir à être en propre et se vit comme agi par la situation, par son entourage. Nous retrouvons ici ce que Maldiney nomme « l’être pu » : vécu de ne pas être soi-même à l’origine de ses actes, d’être pu par d’autres et qui est pour lui un mode de décliner le comportement pathologique.

« Être pu » veut dire que je ne me donne pas le choix d’être ce que je suis, que j’ai la sensation de ne pas être responsable de ma vie, de me sentir enfermé dans des attentes de rôle, des comportements dans lesquels je ne me reconnais pas moi-même comme acteur.

Pourquoi et comment :

La question « Pourquoi ? » sous entend le plus souvent un a priori d’explication causaliste du monde : « Pourquoi je me comporte ainsi ? parce que quand j’étais petit… ».Elle invite à un passé conçu comme cause de son agir, constitué comme une mémoire fixe et qui vient conditionner le cours de la présence. Par là une telle conception évacue l’entrée en présence et conçoit la présence comme figée. La temporalité est ici chronologique et non ek-statique. La psychanalyse se caractérise comme quête d’un tel pourquoi, quête de la cause première, souvent qualifiée d’inconsciente, du trouble et par là trouve son sens dans le principium reddendae rationis qui la conduit à élaborer une anthropologie, une métapsychologie et à instituer un fondement solide en tant que science régionale.

Il est un autre mode d’entendre le pourquoi : C’est de le concevoir en deux mots : « pour quoi ? » c’est à dire « en vue de quoi ? ». Cette fois le pour quoi nous ouvre vers la possibilisation de l’ existence et il ne vise plus une explication mais une possibilisation qui convoque chacun vers son pouvoir être soi-même. L’approche Gestaltiste entend le pour quoi dans cette acceptation : il ouvre un en vue de soi-même. Un tel pour quoi amène le comment qui prend forme d’un maître mot de la Gestalt-thérapie : elle vise le comment et non le pourquoi causaliste des psychanalystes. Le comment invite à la prise en conscience de la tonalité pathique de l’existence, le comment de cette facticité existentiale qu’il s’agit d’assumer. Par là il se fonde sur le souci (Sorge) de Heidegger. Comment et pour quoi nous rapportent au fondement non pas en tant qu’il serait un fond substantivé mais bien en tant qu’il est sans fond. Le fondement sans fond nous invite à une posture sans cesse réinterpellée en tant que modalité d’être au monde qu’il appartient à chacun de choisir en se choisissant : choisir dans son comment en ce que cette posture est présence intonée au monde et à soi. L’homme est toujours déjà au monde et c’est cela le souci. La présence conçue selon le paradigme du champ est une possibilisation de soi et se démarque d’une substantification de soi. Se choisissant, il assume sa façon d’être au monde en tant que affectation-affection, il se libère pour ses possibles tout en se fixant pour ce possible qui en appelle un autre. L’image qui me vient c’est celle du bord de mer en ce qu’il est une bordure mouvante, sans cesse réinterpellée et re-constituée, sans cesse possibilisation nouvelle.

Le normal et le pathologique :

Parler de Gestalt-thérapie nous conduit à nous expliquer avec cette visée soignante et par là à définir ce que nous considérons comme pathologique. Habituellement nous concevons la pathologie comme ce qui s’écarte de la norme : norme statistique ou norme idéale visant à définir le comportement de l’homme. De telles notions sont extérieures au vécu phénoménologique puisque la posture phénoménologique suspend toute thèse de valeur. Du point de vue phénoménologique nous ne pouvons dire que tel comportement est pathologique en soi. La pathologie ne réside pas dans la matérialité d’un comportement mais dans la condition de possibilité d’un comportement. Nous concevons la pathologie comme une pathologie de la liberté : dans le sens d’une difficulté quant au laisser-être et accueillir le monde et s’y laisser aller. Le sujet tel que le conçoit la phénoménologie est toujours au monde parmi d’autres étants. Ainsi la pathologie du point de vue de l’être-au-monde est une difficulté à tisser un monde commun, à ouvrir un monde (mondanéïté, spatialité du Dasein). Elle se définit comme l’impossibilité à ne pas présenter tel comportement. C’est en quelque sorte un rétrécissement de l’ouverture des possibles qui perturbe la transcendance conduisant à se décider pour son possible propre. La norme phénoménologique renvoie à la possibilité ouverte d’actualiser un comportement.

Du point de vue de la Gestalt-thérapie, nous considérons comme pathologique une Gestalt fixée : une façon toujours la même de se donner forme dans la situation. Elle se traduit par un défaut d’ajustement créateur à la frontière contact. L’ajustement créateur est un signe de croissance et de fonctionnement sain. Du point de vue du self, l’ajustement créateur se manifeste par son déploiement harmonieux en ses différents modes : capacité de s’orienter dans le champ ouvert par identification et aliénation des possibilités, conduisant à la prise en conscience d’une figure claire se détachant sur un fond et à l’assimilation de la nouveauté de la situation prenant sens dans le champ.

Nous retrouvons une telle conception avec Maldiney, lorsqu’il parle de « l’être pu » pour caractériser le vécu de ne pas être acteur de son agir, le vécu d’être agi par la situation ou un autre soi-même qui fonctionne hors de toute volonté ou conscience délibérée. Voici ce que dit Maldiney :

« Un soi se porte à soi en s’apportant lui-même. Il ne saurait résulter d’aucun étant préalable, c’est à dire « être fait », sans être exclu originairement de son propre : son pouvoir être. Songez à la déchéance absolue que représente pour quelqu’un, au regard de son pouvoir être, l’incroyable expression « être pu ». … Un soi ne peut être le fait d’un autre, ni son effet, ni ceux d’un étant, pas même et surtout pas de l’étant qu’il est, et que, pour l’être, c’est-à-dire pour pouvoir exister sa propre facticité, il doit avoir transcendé. C’est tout un d’être soi-même et d’être à dessein de soi. C’est en cela que la présence a sens c’est là l’origine même de la notion de sens. »

Ainsi telle personne décrit avec douleur son comportement consistant à vérifier et re vérifier qu’elle à bien fermé la porte de sa maison, tout en étant consciente qu’elle vient de le vérifier encore une fois. Telle autre personne assiste au dialogue des deux anges juchés sur ses épaules pour déterminer quelle conduite elle devra adopter. Telle autre personne se vit comme le théâtre d’un conflit entre divers personnages en lui-même ne parvenant pas à s’accorder pour donner sens à la situation à laquelle elle est confrontée.

Pathologie comme défaut de la transcendance :

A la lumière de l’analytique existentiale, nous pouvons concevoir la pathologie comme un défaut de la transcendance, une incapacité à exister le là, c’est-à-dire d’accueillir cette traversée de l’être qui nous dépasse et nous ouvre à notre être en propre, en tant que soi-même.

La transcendance heideggerienne n’est pas une transcendance vers un supra sensible. C’est le ex-il, le hors de soi qui ouvre les possibles tendus en avance sur soi et que je doit saisir, en tant que soi-même, dans la situation. C’est-à-dire par là advenir en tant que ce sujet au monde. C’est rendre possible sa propre facticité : que le sujet se choisisse comme cet étant là. La transcendance ici ne vise pas un au-dessus de l’existence mais un engagement dans l’existence. Elle est ce jet par lequel se choisissant, il se libère pour ses possibles, sans cesse. Ce qui est transcendé, c’est l’étant qu’il est parmi d’autres étants, c’est l’ensemble de l’étant, transcendé vers le monde. La transcendance c’est l’entrée en présence. Cela nous ramène au sens de ce mot : présence veut dire prae-sens, être à l’avant de soi.

Cette défaillance de la transcendance affecte le cours de la présence en ce qu’elle n’advient plus en tant que telle à soi-même :

Impossibilité à advenir sujet dans la situation, c’est-à-dire à constituer un exister inauthentique tant la clôture réflexive est angoissante en ce qu’elle génère angoisse et vécu d’arrachement, de défaillance. Toute prise en sens s’avère déchue aussitôt que prise en conscience. Déchue parce que partiale, partielle en regard de l’ouvert et de sa fascination. Ainsi nous trouvons ce type de difficulté chez les personnes qui ouvrent un exister sur un mode dit « psychotique » ou « borderline ». Ils ne parviennent pas à se prendre suffisamment pour quelqu’un.

Ou bien impossibilité à accepter l’ouvert en ce qu’il est sans fin, sans assurance, et réassurance en mode ego dans la clôture signifiante. Ici c’est l’exister inauthentique qui est perçu comme sécurisant car il est fondé en raison suffisante, stable et permanente, tout comme la conception de l’ego qu’il initie dans le même mouvement. Ce qui est ici source d’angoisse, c’est le doute face aux possibles ouverts. C’est le refus de sa propre possibilisation. L’ouvert fait signe par l’incertitude et la facticité, le sans pourquoi du fondement sans fond. Face à cela, le sujet tente de construire une identité fixe de lui-même. Il se fige dans des certitudes mentales, des modes de se comporter ritualisés. Ce qui est évacué c’est la solitude et la responsabilité : avoir à se choisir parmi ses possibles sans le secours d’une certitude éternelle.

Pour aborder le concept de transcendance et ses incidences du point de vue de la pathologie de l’exister, il me semble incontournable d’évoquer Maldiney et ce qu’il nomme transpassibilité et transpossibilité : transcendance du passible et transcendance du possible. Ces deux notions s’articulent à celle de possibilité en ce qu’elle comporte deux dimensions : le possible c’est à la fois une potentialité qui est celle de la capacité du sujet à élaborer mentalement une situation et, en même temps, ce qu’il élabore mentalement s’appuie sur un donné de la situation qu’il accueille en tant qu’il le subit. Par là, la possibilité comporte une dimension active, et une dimension passive : je reçoit activement le monde en ce que, dans le même mouvement, il le subit, et par là, le monde et lui-même adviennent dans une compréhension, une signification. C’est dire que l’homme ne peut être lui-même qu’en le devenant à chaque instant. De vivant qu’il est il lui appartient de devenir existant.

La pathologie qui nous intéresse ne concerne pas le vivant qui est l’objet de la préoccupation médicale. Ce qui nous questionne ce sont les difficultés à exister de nos patients, à ek-sister leur vie en se constituant sujet dans la rencontre. La transcendance consiste en ce dépassement auquel je est sans cesse convoqué en tant qu’il a à être à dessein de soi, ce dépassement sans cesse de son statut de vivant (sa facticité), cet étant là parmi d’autres étants, en le reconnaissant comme sien. C’est ce mouvement par lequel il se choisit comme cet étant là qu’il est (ce corps-là vivant en ce lieu là à ce moment là) au monde. Par là il advient en son Dasein, c’est-à-dire être-le-là : il entre en présence comme lui-même et donne signification et direction à ce là, par rapport auquel il est, et il transcende le là en ce qu’il le signifie. Nous retrouvons le sens de l’entrée en présence comme être à l’avant de soi, au monde. Etre-le-là est ce processus –la transcendance –par lequel dans le même mouvement un sujet et un monde adviennent en tant qu’ils sont le là, par où l’être advient en son retirement.

Transpassivité et transpossibilité sont des modes par lesquels nous avons à nous entendre avec notre facticité, c’est-à-dire avec l’étant de fait que je est et qu’il a à être. Il s’agit en quelque sorte, de passer de la facticité de l’étant qu’il est à sa possibilité comme signifiante. En d’autres mots, il s’agit, de vivant qu’il est à devenir existant. Le propre de l’humain c’est qu’il a à être. C’est dire que le sens de son existence ne lui est pas donné : il a à s’entendre avec cet étant là qu’il est. Il a à advenir à soi en se comprenant lui-même, en se choisissant ; et par là à donner sens à ses comportements en ce qu’ils ne sont pas prédéterminés. La question du sens de sa vie est une question qui ne le laisse pas en paix et la rencontre thérapeutique est bien là pour tenir cette question en haleine et en détresse parfois. C’est dire que chaque comportement est réponse à une situation critique. Je dirai même que chaque comportement est une crise du sujet mis en demeure de donner sens à son agir : prendre sens en tant que lui-même advenant au monde.

En tant que vivant, je subit la vie. Il ne la choisit pas en tant que telle : vivant il est et il lui appartient d’être. Il lui appartient de s’en saisir en ouvrant sa propre histoire. Ouvrir sa propre histoire, c’est se choisir pour ce possible là qu’il est, se décider pour cette existence à laquelle il est assigné, en tant qu’il est né. Sa naissance n’a pas d’autre fondement que sa mort à venir, pas de raison qui viendrait clore la question de son être et de son pouvoir être. En quelque sorte, il s’agit pour l’être humain de se tenir dans cette béance entre vivant et existant, en l’absence de toute fondation stable et définitive qui clôturerait la question du pourquoi de l’existence. C’est dire qu’advenir en son Dasein c’est n’avoir pour mesure que soi-même, rien d’autre, rien d’étant. « Soi-même » renvoyant l’humain à cette altérité qu’il est dans son propre rapport à lui-même. En effet, moi est toujours un point de vue partial au regard de soi.

La quête d’une fondation raisonnable à son existence convoque le sujet à rien d’étant et l’ouvre à l’angoisse existentiale, en tant qu’être-vers-sa-mort. Autrement dit, cherchant sens à son existence, ses réponses raisonnables s’épuisent et s’ouvre la béance de sa propre mort à venir, à laquelle il est confronté. Sa propre mort qui le laisse sans voix, parce que résistant à toute signification en ce qu’elle est sa possibilité ultime, celle de sa propre impossibilité et par là toute question du sens s’épuise.

Très succinctement la transpossibilité c’est, dit-il : « Ce qui s’ouvre au-delà de tout possible et qui au regard de la pensée positiviste est impossible »

C’est-à-dire que se choisissant parmi ses possibles, le sujet donne un sens provisoire et sans cesse reconduit à son existence. Il se décide pour ce possible là qu’il est dans le mouvement de son entrée en présence. Par là je se tient en défaut en tant que possibilité toujours ouverte, en tant que possibilisation puisque la possibilité exclut l’effectivité. La transpossibilité, je dirai possibilise son pouvoir être. Elle est tension entre son pouvoir être et sa contingence, sa facticité : se choisir c’est se décider pour cet étant là que je est. Par là il ne s’agit pas d’un pouvoir être au sens d’une toute puissance égoïque. Son pouvoir-être le convoque à exister ce là auquel est livré en tant que cet étant-là et non en tant qu’être. En effet, être je ne le peut, qu’à être cet étant là, tendu vers son à être toujours encore.

La transpassibilité s’articule à la dimension pathique de l’existence, en ce que l’humain l’endure. En tant que cet étant là il est livré à l’existence, toujours intoné, affecté, au monde parmi d’autres étants. La transpassibilité c’est l’accueillir de ce qui lui est irréductiblement autre, de ce qui résiste à son pouvoir être en ce qu’il ne peut pas exister l’autre. Il ne peut que exister à l’autre. Elle est ce mode de la transcendance par lequel l’autre advient en ce qu’il fait irruption, évènement pour un sujet. C’est dire que ce qui fait évènement pour lui le convoque à l’altérité et à sa capacité sans cesse d’actualiser un monde nouveau. C’est une capacité infinie d’ouverture dans le sens où l’ouverture n’est rien de prévisible. Elle est une ouverture sans dessein pré-déterminé, et dont le sujet est passible en tant qu’il la reçoit. Elle est réceptivité à l’évènement en ce qu’il assigne le sujet à advenir en tant que lui-même, dans l’ouvert de la rencontre. Elle est capacité d’accueillir la nouveauté et par là, de faire encontre en advenant à-soi-toujours-sans-cesse.

« La transpassibilité implique une ouverture, ab-solue de tout projet. Dans l’accueil de l’évènement ouvrant à chaque fois un monde autre, l’être-là se transforme. Souvent quand éclate l’ancien monde, il y a un moment d’incertitude où l’être-là se transformant, la béance disparaît à travers elle-même dans la patence de l’ouvert, comme ailleurs et de même, le vertige dans le rythme. L’être-là s’expose à lui-même sous un autre horizon. Cet horizon n’est pas le côté tourné vers nous des choses. Il est l’horizon du hors d’attente, d’où tout arrive, et tel qu’à l’exister nous nous arrivons nous-mêmes. »

Ces deux notions que j’effleure ici demanderaient plus de développements et cela devrait se faire au cours du travail de thèse. En effet Maldiney articule ces notions à la structure du projet, à l’être-vers-le-mort, à la résolution et au souci, et cela mérite de s’y pencher plus sérieusement pour comprendre les diverses implications que cela engendre dans la compréhension de la pathologie de l’existence, implications que je ne maîtrise pas suffisamment à ce jour. Néanmoins ce que je voudrais suggérer ici, c’est qu’entendre la transcendance dans ces deux dimensions nous permet de questionner les difficultés de certains de nos patients à entrer en présence : défaut d’ouverture des possibles par défaut de capacité à accueillir la nouveauté, défaut de la possibilisation.

Un tel mode de concevoir la pathologie m’amène à envisager d’interpeller la Gestalt-thérapie dans une confrontation avec la Daseinanalyse et la psychiatrie phénoménologique ce qui sera le projet de ma thèse.

En guise de conclusion :

Tout au long de ce travail, j’ai repris quelques-unes des notions importantes de la Gestalt-thérapie à la lumière de l’analytique existentiale de Heidegger. À ce moment où je décide de clore momentanément ce partage de mes réflexions, quelques orientations se dessinent qui m’amèneraient à envisager la poursuite de ce travail de recherche dans le cadre d’une thèse en philosophie : La Gestalt-thérapie telle que je l’esquisse dans ce texte prend une tournure inhabituelle. Elle n’est pas conforme au mode de penser de nombreux Gestalt-thérapeutes . S’ouvrent alors des questions qu’il s’agira d’instruire au cours du travail de thèse : Ainsi entendue, la Gestalt-thérapie a-t-elle encore un lien avec les écrits de Perls et ses collaborateurs ? Nous aurons alors à reprendre plus près les textes fondateurs afin d’en dégager les modes de l’entendre : tant du point de vue du paradigme du champ que du paradigme individualiste.

Viendra la question de l’opportunité du self ? a-t-elle un sens ou peut-on utiliser les existentiaux du Dasein dégagés par Heidegger dans « Etre et temps » directement dans le cadre de la relation thérapeutique ? Quelles incidences cela ouvre-t-il du point de vue de la cohérence conceptuelle ? du point de vue de la clinique ?

Il s’agirait aussi de mettre en tension les travaux de la Daseinanalyse et la Gestalt-thérapie : Les travaux de Binswanger et de ses continuateurs se situent dans le cadre de la pensée psychanalytique et cela ne va pas sans poser problèmes. Interpeller la Daseinanalyse à la lumière de la Gestalt-thérapie pourrait contribuer à des ouvertures et des échanges avec les penseurs de la Daseinanalyse qui ne connaissent pas la Gestalt-thérapie du moins dans son développement à partir de la théorie du champ. La théorie du self me semble davantage compatible avec les orientations du point de vue de la psychothérapie et des troubles de l’existence à la suite de « Etre et temps » .

D’autre part, il s’agirait d’approfondir la pathologie du point de vue de l’existence tant sur l’aspect de sa théorisation que sur l’aspect de la clinique et de la posture thérapeutique articulée sur la sollicitude devançante (Fürsorge), le souci mutuel .

BIBLIOGRAPHIE :

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  BOUDERLIQUE Joel, Apports spécifiques de la psychopathologie phénoménologique de Kimura Bin, conférence prononcée lors d’un séminaire de l’école française de Daseinanalyse, Paris, université de la Sorbonne, septembre 2000.
  Collège français de Gestalt-thérapie, Plain-champ, Cahiers du Collège français de Gestalt-thérapie N°5, printemps 1999, 256 pages.
  FEDIDA Pierre et SCHOTTE Jacques, Psychiatrie et existence, (Décade de Cerisy- septembre 1989), Millon, Grenoble 1991, 364 pages .
  Figures de la subjectivité, dirigé par Jean-françois COURTINE, CNRS, Paris, 1992, 212 pages.
  HEIDEGGER Martin , Etre et Temps, Gallimard, NRF, Paris 1996, 589 pages, traduction de Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, Tübingen,1976.
  LATNER Joel, Théorie du champ et théorie des systèmes en Gestalt-thérapie, document IGB N°4.
  MALDINEY Henri, Penser l’homme et la folie, Millon collection Krisis, Grenoble, deuxième édition, 1977, 425 pages.
  PANIS Daniel, Il y a le il y a, l’énigme de Heidegger, Ousia, Bruxelles, 1993, 244 pages.


  PARLETT Malcom, « Réflexions sur la théorie du champ »,Cahiers de Gestalt-thérapie N°5 « Plain-champ »,éditions du collège de Gestalt-thérapie, page 1 à 9.
  Gestalt-thérapie, Frederik S Perls, Paul Goodman, Ralph Hefferline, Stanké, Montréal, 291 pages.
  PERLS Laura, Vivre à la frontière, les éditions du reflet, Montréal, 1993, 154 pages.
  POUGET Pierre-Marie, Heidegger et le retour à la voix silencieuse, L’âge d’homme,Lausanne Suisse,1975, 125 pages.
  ROBINE Jean-Marie, Pli et dépli du Self, J.M. Robine,IFGT, Bordeaux, 1997, 318 pages.
  TATOSSIAN Arthur, La phénoménologie des psychoses, Revue l’art du comprendre, Paris, juillet 1997, 158 pages, Première édition Masson, Paris, 1979.
  VON WEIZAECKER Viktor, Le cycle de la structure,Desclée de Brower, Bruges, 1958, 230 pages.


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