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Lecture, clinique, phénoménologique et humaine du traumatisme

conférence prononcée dans le contexte de l’exposition de dessins des survivants d’Hiroshima et Nagasaki ; maison des mémoires, 41 rue de verdun,11000 carcassonne. fin de l’exposition le 28 octobre 2017


Médiathèque Grain d’sel Rue Feydou 11000 Carcassonne 14 septembre 2017

Une lecture clinique, phénoménologique et humaine du traumatisme

Edith Blanquet

En guise d’introduction :

Cette conférence prend place dans le contexte d’une exposition de dessins et paroles des survivants d’Hiroshima et Nagasaki que vous avez peut être été visitée ou bien que vous allez visiter car je vous y engage fortement. Ce contexte particulier m’a appelée à situer mon propos au-delà du domaine de la psychologie.

Je voudrai aborder la question du traumatisme en la situant dans le cadre d’une manière de penser le monde et les affaires humaines. Je voudrai aussi nous convier à méditer cette époque et les défis auxquels nous sommes convoqués ou exposés.

Notre époque use de la parole d’une manière particulière : la " gestion" et l’"efficacité" ainsi que la "sécurité" et la "statistique" émaillent la plupart de nos paroles. Nous "gérons" nos émotions tout comme notre "capital" santé ou notre patrimoine financier. La psychologie ne parle plus d’âmes humaines ou de psychisme ainsi que nous y invitait Freud ou Piaget. Le psychique est maintenant réduit au cerveau et l’homme neuronal a pris le devant de la scène dans cette société que Guy Debord nomme "société du spectacle". Ainsi personne ne s’étonne que l’on puisse prescrire un scanner pour mesurer la dyslexie ; pas plus que de l’idée de stocker des émotions ou de venir recharger ses capacités de concentration en conduisant un train fictif devant un écran ordinateur ! Tout comme je pourrai faire provision de bois pour l’hiver ou recharger la batterie de mon portable. La psychologie est devenue un domaine technique et assuré, fondé sur la méthode de la science. Cette méthode assemble la parole et les actes selon une manière de penser la vérité. Vérifier quelque chose, c’est pouvoir en rendre compte, en être assuré...et pour cela il nous faut le matérialiser et l’étalonner. Telle est la démarche scientifique qui se fonde sur une conception de la vérité comme rendre compte, expliquer, ôter toute particularité pour ne retenir que le plus général, le plus abstrait à savoir le concept. Conceptualiser veut dire maitriser, éclairer totalement un objet, s’en assurer. Le concept est une manière de penser autre que le phénomène qui nous invite à expliciter, à envisager ce qui vient à se montrer dans sa subtilité et avec sa part d’ombre. C’est du point de vue du phénomène que mon propos prend sa dimension.

Une méthode c’est quoi ?

Methodos grec veut dire un chemin. Un chemin parmi d’autres possibles et non l’unique qui nous exposerait à une posture dictatoriale ou péremptoire. Selon le chemin que j’emprunte, des possibilités de voir me seront données et il est des chemins plus propices à certains objectifs que d’autres, des chemins/ manières de voir qui préservent ce qui est envisagé dans sa qualité d’être. Ainsi lorsque je veux faire réparer ma voiture il est préférable que j’emprunte le chemin ou la méthode de la mécanique plutôt que celle de la poésie. Mes propos forcent le trait pour peu à peu vous conduire à entendre plus finement…Retenons de cela que chaque chemin ou méthode augure un domaine de pertinence. Lorsque j’use d’une méthode je dois être ainsi avisé et de sa portée et de ses limites .Enfin je devrai me questionner quant à cela avant de m’y précipiter car aujourd’hui osons-nous poser la question de la pertinence et des limites de la démarche scientifique lorsqu’il s’agit des affaires humaines ? L’épistémologie serait-elle une démarche dépassée ou veillotte ?

Osons encore un détour, celui-ci historique : En ce qui concerne le domaine des affaires humaines, la psychologie est apparue au 19eme siècle, peu après la psychiatrie sous domaine de la médecine. Le psychiatre se trouvait en situation délicate eu égard au médecin. En effet son objet n’était pas matériellement distribué ou visible avec les outils de la médecine biologique. Il ne pouvait tout comme le médecin, se référer à la causalité d’une lésion d’organe et on qualifiait le patient comme relevant de la psychiatrie par défaut de diagnostic de lésion visible c’est à dire objectivable. D’où le problème de sa démarche clinique. Au début la psychiatrie s’occupait du traitement de la folie et la folie était unique. Le psychiatre aliéniste ne pouvait pas mettre en oeuvre une démarche d’observation clinique. Il a donc fallu peu à peu établir une nosologie, une classification des manières d’être fou et sont parues finalement 12 grandes affections dites mentales. Ainsi la démarche diagnostique pu apparaitre en psychiatrie. Ce n’est qu’avec la découverte des psychotropes que les psychiatres ont pu enfin tenir une attitude "sérieuse" et se référer à la méthode des sciences (établir une causalité, une logique symptomatique à la manière de la médecine organique) car auparavant ils étaient un peu des poètes , considérés comme pas très sérieux. De nos jours il existe plus de 400 troubles…on ne parle plus de folie, ni de maladie mentale. On parle de trouble de la santé mentale. Je vous invite à méditer ces glissements langagiers…sont-ils anodins ? Quelle manière de penser l’être humain et la collectivité humaine augurent-lis ? Sont-ce uniquement des équivalences sémantiques ? Ou bien assistons-nous peu à peu à une réduction de la manière de penser l’être humain réduit peu à peu à un assemblage organique voire une super-machine ? Le rêve de la mathésis universalis de Descartes n’est-il pas atteint ? Et sommes nous dans un rêve ou bien un cauchemar quant à notre façon de ne plus questionner ce à quoi nous oblige la dimension du vivant sans parler de celle de l’existant ?

Mais nos psychologues modernes, ceux qui ne sont pas "passéistes" et qui vont droit a l’essentiel, ne s’embarrassent pas avec de telles questions car « le temps c’est de l’argent » alors va pour 400 troubles !(troubles de quoi ? de qui ?) la nouvelle version du DSM liste des troubles du comportement qui concernent un dysfonctionnement de la personne comprise comme système neuronal, une sorte de réseau câblé mécanique juste un peu plus complexe. Si les psychiatres du XIX ème se trouvaient démunis en matière d’arsenal thérapeutique, de nos jours les outils d’évaluation et de réparation fusent…l’existence est comprise par le neuropsychologue comme une série de problèmes pour lesquels il y a des procédures de réparation, des protocoles certifiés et statistiquement étalonnés. Nous sommes loin de cette posture qui s’inclinait devant le mystère du vivant et prenait soin de l’existence comme une question et de l’angoisse comme propre à cette situation bien humaine d’avoir à donner sens à une vie , d’en faire une existence humaine, une "vie bonne".

Ainsi, de nos jours, le traumatisme est un concept pour lequel il existe des échelles de mesure et nous n’hésitons pas à décider de la gravité d’un traumatisme en référant à des échelles qui édictent ce qui est traumatique ou non… il est des formations de psychologues spécialistes de cela qui interviennent sous forme de cellules d’urgence pour "débriefer" les traumatisés potentiels. Souvenons-nous de l’explosion d’AZF : les cellules psychologiques d’urgence sont arrivées aussitôt et les journaux se sont saisis de cela. Six mois après l’explosion, les vitres de nombreux immeubles n’avaient toujours pas été remplacées et leurs habitants logeaient dans des pièces aveugles car des panneaux de bois avaient "provisoirement" été installés. Qui s’offusquait de cela ? "Je suis contrainte de loger dans un trou à rats" me disait une patiente…le protocole d’intervention standardisé avait eu lieu et donc tout était dans l’ordre selon la procédure officielle.

Je mesure combien il est délicat de choisir les mots, les paroles pour donner à entendre ce que l’on appelle ’traumatisme" et en quelle façon cela touche la manière humaine d’habiter un monde. Combien le propos de la psychologie devient tellement technique qu’il nous expose au péril de perdre ce qui nous préoccupe, une existence humaine qui ne saurait se dissoudre en une série de troubles du comportement qu’il s’agit de rétablir/ réparer/résorber en adoptant un protocole standardisé. Ce règne de la technique et de la volonté du sujet humain de maitriser, contrôler témoigne d’une époque c’est à dire d’une manière de concevoir et de situer l’homme comme maitre et constructeur de tout ce qui l’entoure... Au point même que dans ce projet de sécuriser tout, nous en venions à perdre de vue la manière dont être humain nous oblige ?

Cette exposition m’a saisie et conduite au silence. Elle m’a frappée et rappelée à mes obligations morales et à la question éthique... Une salutaire et douloureuse "volée de bois vert" comme disait ma grand-mère : rappel à la façon dont, chacun de nos actes quotidien contribue à préserver la dignité propre à l’humanité de l’homme ou bien à la mettre en péril.

Ainsi donc lorsque nous évoquons cette notion de traumatisme nous avons déjà emprunté sans y prendre garde une méthode, un chemin pour comprendre de quoi il en retourne. Notre manière de dire témoigne d’un parti pris quant à une façon de penser ce que veut nous dire être humain. Je vais décliner le traumatisme en ouvrant le chemin de la phénoménologie qui est autre que celui de la science et qui s’apparente à une méditation philosophique.

En effet on peut d’évidence qualifier de "traumatisme" ce que certains humains ont enduré…comment expliciter ce qualificatif ?

Traumatique vient s’ajouter à un évènement ou bien à un fait biographique et vient le qualifier : il est traumatique plutôt que joyeux par exemple…ainsi traumatique vient colorer un évènement.

Un évènement c’est à dire ?

Évènement ou fait biographique, est ce la même chose ? Pour quoi nous arrêter sur ce mot ? Ne nous est il pas évident ? Un évènement c’est quelque chose qui arrive à un humain, quelque chose de significatif…je veux dire par là que lorsque je dis "c’est un évènement", je suggère quelque chose qui n’est pas banal…et d’ailleurs cela m’est arrivé et cela m’a en quelque façon marqué, transformé. Il ne me vient pas à l’idée de relater que ce matin je me suis brossée les dents ou que je suis allée aux toilettes ; cela va de soi et on dit que ce sont des actes quotidiens et on n’y prend pas garde dans ce que l’on appelle phénoménologiquement la vie quotidienne. Donc événement vient dire que quelque chose m’arrive qui n’est pas banal, pas familier et que cela mérite d’être relaté. Lorsque nous vaquons à nos activités quotidiennes, nous ne pensons pas ce que nous faisons, nous sommes totalement livrés à ce que nous faisons et cela c’est l’évidence quotidienne, une manière de faire, d’être affairé sans nous arrêter pour y réfléchir ou bien prendre en vue ce que nous faisons ou nous demander qui nous sommes ce faisant. Ce mode qui caractérise l’existence la plus habituelle se définit comme un monde familier et je ne m’y prend pas en vue : je fais comme on fait, je suis dilué dans un monde commun, public, celui du « on ». C’est ainsi qu’habituellement nous existons, sans nous poser de question …nous sommes affairés et faisons ce qu’il faut quand il faut et comme il faut sans y prendre plus d’attention que cela.

Mais il peut arriver que cette évidence soudain vacille : par exemple, situation qui nous parle à chacun et que je vais expliciter dans sa dimension phénoménologique : « Où sont les clés ? » et là, ce disant, je me surprend fouillant de la main l’intérieur de la poche de ma veste. Je veux dire que soudain je réalise qu’une main, la mienne saisit le vide là où j’avais l’assurance de saisir des clés…je réalise alors que « d’habitude elles sont là » car justement elles n’y sont pas !…si c’était comme d’habitude je n’aurai pas pensé cela et là je prend en considération mon geste car justement la familiarité quotidienne se révèle absente/ défaillante….je deviens alors consciente que j’agissait sans y être pleinement et que les clés devaient être là …Juste le temps d’un frémissement l’étrangeté et de moi-même et de ce qui m’entoure a surgit. Très vite tout est déjà rentré dans l’ordre ; à peine ce vide éprouvé, déjà les clés retrouvées sont en main et je ferme la porte de la maison sans même prendre temps de mesurer l’acte que j’accomplis.. Tout au plus je pourrai me dire « quand on a pas de tête il est bon d’avoir des jambes » ainsi que disait encore ma grand-mère !

Pourtant déjà ce petit arrêt de l’affairement quotidien anodin pour le moment pourrait prendre une autre tournure : Reprenons notre situation banale : « ou sont mes clés » ? Au moment où surgit cette question je mesure que les mains dans ma poche cherchent…je prend en conscience ce geste car il s’avère inefficace. Je me prend alors en vue comme celle qui cherche des clés et là je prend en vue la pièce alentour…habituellement je ne vois pas cela, je marche, je fais .Mais voila je regarde alentour et découvre l’agencement familier de la pièce ; pas de clés en vue…soudain ma respiration change et un malaise commence a poindre qui deviendra peu à peu plus troublant jusqu’à prendre forme d’angoisse…où sont mes clés ? Où ais-je bien pu les mettre ? Que s’est-il passé pour que je ne fasse pas comme d’habitude ? Plus justement je prends alors en vue ce qui allait de soi. Et me voilà tentant de retracer mes gestes de la veille….découvrant que je n’ai aucune certitude quant à ces fameux gestes que je croyais aller de soi…alors l’anxiété me saisit…juste un éclair qui me serre de ses griffes et fige mon diaphragme …Peut être même une nausée se présente aussitôt disparue...Qu’ais-je bien pu faire ? Et ce sans conscience, où avais je la tête ? Et d’ailleurs ais-je tout le temps la tête quelque part ? Je ne suis pas en mesure de relater la succession de mes gestes…la familiarité du monde et simultanément ma propre familiarité avec moi-même s’effrite ! C’est alors finalement lorsque je ne pense pas, lorsque je ne suis pas moi-même, lorsque je fais et ne me prend pas en vue que la familiarité est là ? Mais alors qui est ce "moi "que je prend pour allant de soi et pour toujours présent ?…en un éclair ces questions qui me dévoilent une étrangeté disparaissent…les clés sont là sur la table...Le cours du quotidien reprend…je me dis que je suis fatiguée pour ne pas voir "ce qui crève les yeux !"

Ou bien : Reprenons le même scenario...parcourant la pièce, respiration courte., mouvements vifs des yeux... et puis à nouveau la poche de ma veste, main fourrageant dans mon sac que je vide précipitamment...gorge sèche et accélération du cours de la pensée, mâchoire se serre...gestes désordonnées qui bousculent les objets alentour...pas de clé...subitement tête se tournant comme au ralenti, brusque changement de luminosité... et suspension totale : là devant moi une trace de sang... une autre.... je vous laisse envisager la suite...

Cela fait évènement…un évènement n’est pas un fait de vie ordinaire. L’ordinaire ce sont les gestes que je fais chaque jour de manière évidente, machinale et le plus souvent je le fais sans conscience. Ces gestes là s’insèrent dans la trame du monde ambiant, ils participent de sa forme et de sa signification...ils ne viennent pas bousculer la signification du monde et de moi-même. Un évènement ne trouve pas son sens dans un contexte préalable. Il vient au contraire révéler la façon dont nous nous sommes toujours déjà compris, la façon dont nous nous mouvons dans un espace langagier, signifiant. Ainsi le monde est un phénomène langagier, un réseau de renvois par où chaque chose prend sa dimension à même mon usage et par où je deviens à chaque fois celle qui peut faire ceci, de cette manière. Le monde humain est un réseau de renvois, une forme signifiante qui donne forme aux choses comme objets bon pour ceci ou là et trouvant leur place à même mon usage. L’ensemble de ces renvois des choses les unes aux autres à partir de mon usage dessine des lieux d’existence, des pièces...une salle de bains, une bibliothèque...nous habitons un espace langagier et non un espace métrique.

Un évènement entendu dans cet horizon phénoménologique est cela qui survient et qui contraint un être humain à reconfigurer son monde : lui-même tel qu’il se prend en vue et ce auprès de quoi/ qui il doit trouver sa tenue. Ainsi le cours de l’existence d’un humain se trouve soudain stoppé et il doit remanier sa manière de voir/ comprendre et le monde et lui-même. L’évènement témoigne de cette contrainte que nous avons à donner sens à notre existence (nous ne sommes pas prédéterminés), nous devons décider de nos actes et assumer leurs conséquences sans pouvoir les anticiper... ainsi l’évènement témoigne de moments critiques d’existence et parfois ces moments critiques prennent forme pathologique : l’existant est alors transi d’angoisse, sidéré dans ses possibilités de donner forme à de nouvelles significations de lui même et de ce auprès de quoi et qui il doit trouver sa tenue...cette sidération affective témoigne d’un inouï, d’une étrangeté radicale devant ce à quoi il est exposé et sommé de donner signification. Nous disons qu’il est aux prises avec un effondrement de la conjointure mondaine. L’accompagnement thérapeutique va obliger le thérapeute à prendre part de cela, à se laisser convoquer à cet état je dirai en quelque sorte fondamental car il signe notre humaine condition : nous sommes livrés au monde et il nous échoit de tisser des significations et d’en prendre responsabilité et ce sans aucun appui certifié si ce n’est l’horizon de notre mort assurée elle mais non datable. Les moments de crise d’existence nous rappellent à notre solitude essentielle et notre responsabilité : nous avons charge de tisser notre vie en existence, de prendre soin de ce qui signe notre humanité. Cela nous le nommons préserver la dignité propre à notre humanité. Et cela nous appelle à ce qu’en philosophie nous nommons conscience morale ( pensez à Giminy criquet et Pinocchio) : veiller en chacun de nos actes à toujours considérer et soi-même et autrui comme une fin et jamais comme un moyen. Tel est l’impératif catégorique moral énoncé par Emmanuel Kant. En ce sens nous sommes les "obligés" bien plus que les maitres du monde : notre question est "que puis-je espérer ? " toute autre que "je le vaut bien et j’ai droit" slogan qui témoigne de notre époque où le développement de nos compétences techniques nous précipite dans la toute puissance du désir érigé comme droit.... Il nous échoit de nous incliner devant ce à quoi nous sommes confrontés et qui nous signifie comme répondants à un appel d’être nous sommant à être respectueux de ce qui fait notre humanité. Chaque acte humain est reconduit à sa dimension morale, un mot qui de nos jours fait sourire, réduit à une série d’opinions... car depuis la mort de Dieu annoncée par Nietzsche, nous avons tendance à nous considérer comme maitres d’un monde que nous utilisons sans le moindre égard... la catastrophe d’Hiroshima en est un témoignage exemplaire... Je vais maintenant laisser la parole à mes patients auprès de qui j’ai appris une posture d’humilité plutôt que d’expertise technicienne :

Me vient Elodie, une femme de 38 ans qui vient car "je suis enceinte depuis deux mois et j’ai peur de cette maternité. Je ne voudrai pas faire de mal à mon enfant". Elodie est célibataire et elle a choisi de devenir mère par insémination. Pour ce faire elle s’est rendu en Espagne car "cela n’est pas pratiqué en France dans mon cas" .Elodie n’est pas stérile, elle ne peut pas vivre une sexualité amoureuse avec un homme ..Au fil des séances nous allons peu à peu reprendre ce qui l’a conduite à cette décision, décision qui au lieu de l’apaiser nourrit un état d’anxiété diffus chronique avec moments beaucoup plus vifs. Sa décision de devenir mère s’est déroulée dans un contexte particulier : elle avait peu avant porté plainte pour inceste. Inceste enduré par elle et aussi sa soeur ainée et elle craignait pour sa jeune soeur. C’est cela qui l’avait conduite à parler avec sa soeur et les avait soutenues pour lever le silence et oser mettre le mot adéquat sur la relation avec leur père ; oser ensuite demander aide auprès de la justice. Sa démarche intervient longtemps après "les faits"... Elle avait fait une tentative quelques années auparavant et sa parole n’avait pas été prise au sérieux. Sa vie de jeune femme a totalement été déterminée, prise dans le cadre de cette relation avec son père... une relation qui l’a en quelque sorte définie et qu’elle ne parvient pas à s’approprier... elle s’éprouve honteuse d’elle-même, elle a construit ses appuis à partir de la scolarité et est toute consacrée à son travail. Elle se reconnait très exigeante avec elle et les autres. Son existence doit être parfaite et elle doit maitriser ses émotions et surtout, surtout "ne jamais dépendre de quelqu’un". Ainsi pas de vie amoureuse et des relations dégradantes avec les hommes qui la conduisent à se dégouter elle-même. Prenant de l’âge, elle a décidé de ne pas "être privée de la maternité à cause de mon père" "il m’a détruite, humiliée sans cesse et cela je ne le lui laisserai pas salir". La signification de son monde et d’elle même est toute accaparée, obnubilée par un thème : l’abus sexuel, la perversion de la relation affective. Ainsi elle ne peut pas distinguer tendresse et désir sexuel. Elle s’enferme chez elle et calfeutre les portes le soir. Elle craint sans cesse de croiser son père et ne peut supporter son regard. Elle ne supporte pas les contacts physiques. Son corps la dégoute et elle se maintient dans un état de maigreur extrême, ne pouvant regarder sa féminité. Cette décision de grossesse va entrainer une recrudescence d’angoisse et de tentatives de maitrise ... Quelques jours après la naissance du bébé, l’angoisse est paroxystique : elle craint de maltraiter son enfant, de le traumatiser... et cela prend forme d’une situation particulière "je ne peux pas accepter quand sa tête se pose au creux de mon épaule et qu’il s’enfonce vers mon cou..." "pas ça... ça je peux pas...".Le fouissement du bébé ne peut pas être signifié dans l’horizon de la relation tendre car sans cesse surviennent des moments de la relation abusive paternelle, moments qu’elle ne pouvait pas relater auparavant et qui là surgissent dans leur éclatante nouveauté : Elodie peut alors tisser là une biographie, mettre en oeuvre une capacité de signifier dégagée de ce à quoi elle avait été exposé et qui ne pouvait prendre sens, qui la tenaillait d’un sentiment de perplexité et de déréalisation. Le travail thérapeutique consistera à lui permettre d’intégrer ce à quoi elle a été confrontée par son père, à passer de la culpabilité à la responsabilité et à pouvoir ainsi retrouver le respect de la dignité humaine qui lui échoit : elle a été atteinte dans sa sensibilité, elle doit maintenant parvenir à distinguer tendresse et érotisme, elle est capable de cela et surtout elle doit pouvoir confronter son père à la responsabilité de ses actes ; mesurer combien cette situation lui a un temps barré un rapport sain à la dignité en la signifiant comme salie et coupable, atteinte dans sa définition d’elle-même comme personne incarnée... Retrouver cette charge propre à tout existant lui redonne une droiture morale...et va lui permettre de devenir mère et s’envisager femme amoureuse un jour...

Et puis il y a cette phrase d’une autre patiente "sans cesse s’impose à moi l’image des éclats de verre plantés dans le bois du parquet de la salle à manger " moment impressionnel indépassable qui la transit depuis des semaines, image dont elle est passible et qui la terrorise. Nous sommes à quelques semaines de l’explosion d’AZF et cette jeune femme habitait un immeuble tout près. Du jour de l’explosion elle ne peut rien raconter... tout en elle a été suspendu à cette image qui assiège sa conscience et ne lui laisse aucun répit : difficile de se nourrir, insomnie, impossible de se rendre au travail et les actes de la vie quotidienne lui sont devenus insurmontables. Son compagnon a pris le relais en ce qui concerne leur jeune enfant qu’elle ne parvient pas à approcher. Elle reste la journée bras ballants, assise sur un fauteuil, mutique et la présence d’autrui la plonge dans une intensité affective ponctuée d’accès de pleurs et gémissements. Le temps à cesser de s’écouler, suspendue à cette image. le cours de l’existence ne peut avoir lieu et elle n’a plus lieu et place... "J’en reviens pas"... et en effet il s’agira de permettre à cette femme d’en revenir ou plus justement d’y arriver : accueillir ce qui soudain à stopper le familier, donner signification à cet épisode terrifiant où soudain tout le paysage s’est écroulé dans un vacarme assourdissant. Prendre temps avec elle pour explorer l’intensité de cette image infernale, tout ce qu’elle comporte d’horreur en quelque sorte ramassée là dans la brillance de ces éclats de verre acérés fichés dans le bois... survenue de l’horreur..."et si mon fils avait été dans la pièce"..."et si... "cette image d’horreur l’a précipitée dans l’impensable...vers l’horizon de la mort possible... et ici la mort envisageable soudain par l’explosion d’une usine...avoir à signifier cela, à en hériter pour retrouver sa dimension humaine d’ouvrir un monde et veiller à ce qui fait valeur tout en ne perdant pas de vue que rien ne peut être assuré "mais comment est il possible que des immeubles avec des habitants aient été construits là, alors qu’on savait que cette usine était dangereuse ?"...

Et pour terminer : Je voudrai revenir sur cette exposition et les paroles de survivants de Hiroshima... car un jour quelques hommes ont décidé de lancer une bombe et de provoquer l’immonde qui n’en finit pas de nous arriver... Car il me semble que souvent ce qui fait traumatisme c’est lorsque un évènement survient qui nous met en demeure de ne pas perdre de vue que nous avons charge de prendre soin de l’humanité de l’homme. Allez voir cette exposition car il s’agit bien d’un acte salutaire : nous remettre à notre place, nous recadrer et ramener les pieds sur terre pour que notre regard s’élève vers le ciel, nous les mortels qui devons nous incliner et rendre grâce qu’il nous soit donné de pouvoir d’être et d’avoir à être humain... il est un mystère du vivant devant lequel nous devons nous incliner... acte d’humilité qui est tout autre que se s’écraser ... or notre époque semble perdre de vue cette subtile nuance.

Petits dessins tout en pudeur, rien là de l’obscène qui caractérise notre monde médiatique et publicitaire... jeux de couleurs et paroles simple...qui nous plongent au coeur de la détresse la plus totale, celle où des hommes peuvent agir en vue de leur propre destruction et obstinément fermer les yeux, faisant montre ainsi d’une absence d’égard sidérante. Nous sommes aujourd’hui exposés à cela : la menace d’un péril inouï... chacun de nous doit prendre sa part quant à cette avancée de la "dévastation" ainsi que le nomme Heidegger.

"Qu’a-t-on retenu de la bombe atomique ? sa puissance, ou le désastre humain qu’elle a causé ?"

Kenzaburô Ôé Notes sur Hiroshima Folio,Gallimard, 1996.P98.

"Rendez le père rendez la mère rendez les vieux rendez les enfants rendez moi-même et ceux qui me sont liés les humains rendez-les

tant qu’il existe des humains un monde des humains la paix qui ne peut se détruire rendez-la "

Tôge Sakichi, avant propos, Poèmes de la bomba atomique, éditions Laurence Teper, Paris 2008

Quelques repères bibliographiques : Barrau Aurélien et Nancy Jean-Luc Dans quel mondes vivons-nous ? , Galilée, 2011. Blanquet Edith, Apprendre à philosopher avec martin Heidegger, Ellipses, Paris, 2012. Jean-Pierre Changeux "l’homme neuronal",Fayard, le temps des sciences,Paris,1983. Guy Debord "la société du spectacle" film réalisé en 1973. Dastur Françoise : 1997 ;Pour une phénoménologie de l’événement : l’attente et la surprise ; Etudes phénoménologiques ; Tome XIII ; N°25 pages 59 à 75 ; Ousia ; Bruxelles. Amiel-Lebigre, Événements stressants de la vie : méthodologie et résultats, EMC-Psychiatrie (2004), pp. 75–86. Jacerme Pierre Monde, déracinement, présence des Dieux , éditions du Grand Est, 2009. Maldiney Henry, Penser l’homme et la folie, J. Million, Grenoble (1991). Maldiney Henry ;2001 ; Existence crise et création ; Encre marine ; Fougères. Heidegger Martin, Etre et temps. (1927) [Trad. franç. F. Vezin], Gallimard, Paris (1986). Heidegger Martin La question de la technique, dans Essais et conférences, Gallimard collection tel N°52, Paris, 1958. Heidegger Martin "« La dévastation et l’attente. Entretien sur le chemin de campagne », Gallimard, NRF l’infini, Paris, 2006. Ricoeur Paul, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris (1996). Ricoeur Paul, Temps et récit (tome 1) L’intrigue et le récit historique, Seuil, Paris (1983).


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