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"Gestaltung : Rencontre avec Luc"

Publié dans la revue : "les cahiers de gestalt-thérapie" du CEGT


Gestaltung : rencontre avec Luc

Luc entre dans la pièce et s’installe. Silence... Je le regarde et me laisse aller à l’atmosphère de cette situation : je l’accueille par où elle m’affecte. Je suis attentive à La position de Luc, à sa respiration et, simultanément, je ressens la mienne comme suspendue. Luc regarde devant lui. Son regard parcours la pièce sans se poser. Par brefs instants, mon regard rencontre le sien... Moi, je regarde vers lui. Peu à peu, je ressens une sorte de pression vers mes épaules. Je demeure silencieuse tout en étant mobilisée, attentive. Je ressens le silence comme s’il s’installe entre nous et il prend pour moi une tonalité plus pesante. Je me sens en attente de... Au bout d’un long moment, je décide de parler avec le projet de partager ce qui là nous traverse en élaborant une forme signifiante de la situation. Je lui demande comment il se perçoit là. Luc me dit qu’il se sent tendu et aussitôt ajoute : « Je suis toujours comme cela ». J’accueille sa façon de me dire ce qu’il éprouve comme familier puis l’invite à décrire comment cette tension prend plus particulièrement forme ici. De longs moments de silence viennent rythmer sa parole : Il exprime combien il lui est difficile de mettre des mots sur ce qu’il ressent. Il ne sait pas faire cela. Il se sent comme ravit à lui-même en ce qu’il est comme suspendu, vide de mots. Un vide particulier puisqu’il le décrit comme un mouvement incessant de mots dans sa tête sans parvenir à en attraper un. Et cela advient pour lui sous cette forme : qu’il dit se sentir vide. Il évoque son estomac noué. Il me dit sa peur ...Là...Une peur qu’il élabore peu à peu et qui se généralise : « J’ai peur face à tout autre ». « C’est comme si tout ce qui me fait peur était écrit sur mon front ... tout le monde le voit et peut en profiter... J’essaie de le cacher ». Je reprends ce qu’il me dit en le situant comme une caractéristique de la situation où nous sommes engagés : « J’entends que ma présence réveille votre peur »... Il me dit qu’il sent mon regard sur lui, un regard « qui le fixe et qui le met mal à l’aise ». Je lui dis ce que je perçois de ma présence face à lui. Je reconnais que je le regarde et que je sens mon regard vers lui. Je sens que je le regarde, qu’il se montre à moi, que mon regard est tourné vers lui. Dans le mouvement où je me ressens présente à lui, simultanément je le perçois, il est ce vers où mon regard regarde. Il me vient alors une métaphore qu’il avait évoquée lors d’une séance précédente : « Qu’il fait des vagues ». Pour lui faire des vagues prend sens de « Se faire remarquer » et il se connaît fidèle à un principe : « Surtout ne pas faire de vagues », surtout passer inaperçu. C’est un mode de se soutenir sur lequel il se fonde volontiers. Je lui fais part de ce souvenir survenant là. Luc me dit qu’il se sent tendu, la respiration courte. Suit un long silence, puis il dit : « J’ai envie de reculer, Je sens ma tête qui se recule ». Il demeure là comme figé, du moins c’est ainsi que je l’imagine en m’appuyant sur comment je perçois et suis affectée par sa façon de se tenir. Je choisis de prendre cette « envie » qu’il nomme au pied de la lettre et je lui propose de reculer, d’essayer pour voir. Il me répond : « Je pense que ça va rien changer ». Finalement, au bout d’un moment, je propose de moi reculer mon siège et je le fais. Luc me dit qu’il se sent encore plus fortement gêné que je recule : pression sur l’estomac, gorge serrée, sourire crispé." Votre déplacement me fait sentir que je ne bouge pas". Il est présent à cette immobilité qu’il éprouve alors comme sienne à l’occasion de mon mouvement, et qu’il met en mots... Immobilité qu’il ne choisit pas et qui fait alors violence pour lui en ce qu’il en prend conscience là. Que je me déplace met en lumière que j’agis cela à l’occasion de lui et en vue de notre rencontre ; que je désire trouver un mode ajusté pour une rencontre. Ajusté en ce que l’affect ne deviendrait pas tétanisation de soi comme cela se passe ici ; du moins c’est ainsi que je le comprends alors. Je partage ce que je vois et ressens. Je dis que j’ai reculé pour chercher un moyen de prendre soin de lui et aussi pour prendre soin de moi, pour chercher une distance qui nous permette de nous rencontrer avec peut-être moins de tension, moins de retenue. Je partage mon sentiment d’impuissance : tout ce que je dis, tout ce que je vois c’est encore un mode de dire que je le vois et par là j’imagine que je contribue à sa gêne ...Et cela m’affecte ...Je ne sais comment me tenir. Je ressens la violence de ma présence et c’est comme si je tentais de la rendre plus discrète : respiration ralentie, je me raidis. Peu à peu, je livre mes sensations : mon corps comme suspendu, la crainte à l’idée de le voir se tendre davantage, une sensation de gêne qui prend forme à le sentir me regarder et qui me convoque à ma façon d’habiter mon corps, à ma façon de me montrer dans cette occasion. Mes sensations peu à peu prennent forme d’une émotion : une tristesse. Luc s’agite. Ses mains se déplacent, ses jambes se croisent, se serrent... Il décrit sa gorge nouée, bouge ses bras. Et, peu à peu, il dit que lui aussi ressent de la tristesse. L’émotion se fait plus visible et je vois son regard se voiler « Je suis triste moi aussi. J’ai l’impression que j’ai toujours été triste...Toute ma vie...Et toute ma vie j’ai retenu. Je savais pas que j’étais triste. C’est nouveau pour moi ...Et ça fait du bien d’en parler même si je retiens cela aussi ».

En quelques lignes, je témoigne d’une rencontre avec un de mes patients. Luc est venu pour la première fois il y a onze mois. Je ne vais pas vous exposer le motif historique de sa venue, ni quoi que ce soit d’autre qui concerne son histoire. Et cela délibérément, parce que ce n’est pas ce qui importe ici. Les moments d’histoire prennent sens pour moi en tant que moments où la rencontre se tisse du point de vue du self en mode personnalité , où la nouveauté est aplanie... Pas de surgissement ...En présence.

Revenons à la notion d’expérience :

Je conçois la rencontre thérapeutique comme situation expérientielle privilégiée. Parler d’expérience c’est alors insister sur la dimension de traversée. Expérimenter est alors être ouvert à. En tant que je suis au monde, je suis ce corps-là, toujours déjà intoné, affecté. Expérimenter prend alors sens d’être traversé, d’endurer une situation au-delà des possibilités que je puisse penser, imaginer ; au-delà de ma volonté propre. Je l’endure dans la mesure où je suis au monde et que je ne le choisis pas : quoi que je fasse un monde m’est toujours déjà co-ouvert. En cela je suis tenu à l’impossible comme dit Maldiney : à l’impossible de toute possibilité raisonnable. Que je sois au monde ne dépend pas d’un pouvoir de ma conscience : j’y suis en tant que je suis vivant. Je suis situé ou affecté, c’est la même idée. Et ce, au-delà de quelque projet raisonné. L’impossible est en quelque sorte le fond donné qui se possibilise au fur et à mesure où je lui donne sens. Ce n’est qu’à cette condition, qui caractérise l’ouverture insigne fondamentale de l’existant, que la nouveauté surgit. Elle surgit en ce qu’elle me traverse et me contraint à l’impossible : au-delà de tout connu. Maldiney appelle cela transpassibilité. Du point de vue phénoménologique, nous évoquons là la notion d’évènement. En me convoquant à l’imprévu, l’évènement me contraint à exister c’est-à-dire à donner forme à la vie qui m’échoit. Je ne résiste pas au plaisir de vous citer Françoise Dastur qui a écrit un article remarquable : « Pour une phénoménologie de l’événement » : « Qu’est-ce donc précisément, qu’un événement ? Peut-être ne peut-on le caractériser d’emblée que comme ce à quoi on ne s’attend pas, ce qui sur-vient et vient ainsi sur nous par surprise, ce qui nous « tombe dessus », l’accident au sens propre. L’événement est ainsi toujours une sur-prise, quelque chose qui se saisit de nous de manière inattendue, à l’improviste, et selon le surcroît d’un a-venir qui vient à nous contre toute attente, toute tension et intention. » (page 65)

Dans le cours de ce moment de rencontre avec Luc, nous touchons à cette traversée à laquelle nous convie l’expérience : Luc (et moi aussi dans le même mouvement) est mis en mouvement, en inquiétude, jusqu’au moment où l’évènement deviendra phénomène pour lui en ce qu’il nommera cette expérience comme tristesse. En amont de cela, il est saisi, en aval il dira « Je suis triste ». Dans cette séquence, plusieurs mouvements se déploient, moments que je nomme d’entrée en présence, d’avènements d’un je face à un autre je par le déploiement du self en ses trois modalités : ça , ego et personnalité. Trois moments dans le déploiement du self qui donnent forme au processus de l’entrée en présence, lequel se déplie en trois moments : vertige, sécurisation et saut originaire ainsi que le décrit Maldiney à propos du processus créateur.

Proposer un tissage entre le processus du self et les trois moments de l’entrée en présence voilà l’objet de mon propos. Cette proximité m’est apparue comme un choc semblable à brusquement une éclaircie, une figure claire et brillante se détachant sur un fond... Violence du choc et aussi effervescence : voilà un moyen de vous faire sentir peut-être ce qui me taraude depuis que je cherche à entendre Heidegger et Maldiney... Et à vous donner envie d’aller y voir ! Peut-être un moyen de vous mettre en bouche et de vous proposer un fil d’Ariane pour y cheminer, une ligne éclairante ouvrant une clairière dans notre pratique de Gestalt-thérapeute ?

Premier moment : le vertige

C’est le moment pathique, moment où les repères qui nous fondent dans notre quotidienneté vacillent. L’ouvert de la situation me saisit : il n’est pas ici question de représentation, de rapport sujet-objet. Ce qui se montre là n’est rien de dicible, rien que je ne puisse anticiper. Il se réfère non pas à la conscience mais au corps en sa présence première, au corps phénomène de monde, de mon être-au- monde. Ma corporéité signe ma présence au monde. Mon corps est toujours impliqué et n’est pas représentation : je suis affecté. Merleau-Ponty le dit magnifiquement quand il évoque le corps comme : "sentant-senti". Ainsi le moment pathique n’est pas un moment de conscience réflexive. En Gestalt-thérapie, il nous renvoie davantage à ce que nous appelons awareness. Le pathique, c’est ce que je vis en amont de toute direction signifiante, hors langage. Il indique ma façon d’être livré à l’existence de par le fait que je suis vivant. Du point de vue du processus du self, je dirai que le ça de la situation se manifeste antérieurement à toute prise en conscience verbalisable. Il se traduit par ces mouvements corporels qui prennent forme de sensations. Je suis alors espace ouvert, traversé. C’est le goût de la situation et il se manifeste dans les silences et les bribes de phrases décrivant une sensation ; je suis alors spatialisation. Je dirai que j’adviens en tant que ce corps-là que je reconnais comme mien dans la situation qui me traverse et me contraint à. La façon de l’évoquer c’est alors, en mode ego, de donner sens à ma corporéité telle qu’elle prend forme. Le vertige est mise en abîme de tout repère signifiant et il est angoisse, saisissement dans la manifestation de soi à l’autre. Dans ce moment avec Luc, ce qui le traduirait au mieux serait la ponctuation que j’utilise : les points de suspension , moments où s’ouvre l‘espace, corporéïsation. Il est une climatique de la rencontre, une vibration qu’il nous appartiendra de tisser en possibilités signifiantes instituant un je existant à un autre je.

Deuxième moment : la sécurisation

Face à l’angoisse devant ce rien qui me traverse ou me transit, grande est la tentation de convoquer du connu. Par là je me sécurise. Le self s’actualise alors bien souvent en mode personnalité qui propose des significations de l’expérience en la reliant à du connu : ce que je sais, les valeurs qui me sont familières. La nouveauté de la situation est alors « dans » le fond de la figure qui vient en conscience. Ainsi Luc me dit sa peur « face à tout autre » ; « je suis toujours comme cela ». Ce qu’il éprouve là est replié sur du connu et par là repousse ce qui s’ouvre dans cette tension qu’il ressent au-delà de toute attente. Nous avons ensemble une certaine communauté de vécus. Il sait et il dit qu’il se sent en confiance avec moi... Il le sait en mode personnalité et en s’appuyant sur ma fonction sociale de thérapeute. Néanmoins, là surgit l’angoisse. Elle se manifeste hors de sa volonté, hors prise raisonnable. Elle le surprend et il se sécurise dans un premier mouvement en généralisant ce qu’il éprouve là et par là s’éloigne du ça de la situation. Il n’y a pas ici de mode ego au sens où il y aurait aliénation et identification de possibilités signifiantes. De même, il dira « je pense que cela ne va rien changer ». Il se soutient en évoquant d’autres situations qu’il se représente, se retenant ainsi à ce qui le traverse. Il se tient dans une mise à distance représentante. Cette convocation du connu que je qualifie de tentation n’est pas à comprendre dans une valeur péjorative. Je crois même qu’elle est inévitable afin de se décoller de la fascination de l’ouvert. Elle serait peut-être une façon de tourner autour, de s’approcher en s’éloignant de notre surgissement en présence au monde, un mode de tisser une trame suffisante à partir de laquelle inventer un motif, se donner forme à l’occasion de cette situation nouvelle et surprenante. Sans trame suffisante, c’est l’insoutenable et l’étrangeté.

Troisième moment : le saut

Le saut est le moment où, lâchant le mouvement de sécurisation, le sujet se jette dans l’abîme. Par là il se tient dans l’ouvert surprenant de l’expérience, le « il y a ». Traversé par l’expérience, il accueille la nouveauté et se dévoile dans la surprise de la rencontre. Par là il se choisit alors en advenant dans l’étonnement de la rencontre. Il se surprend lui-même en se découvrant. Le moment du saut chez Maldiney c’est « le trait ouvrant » : le trait est tension vers sans cesse reconduite. Dans ce moment de thérapie, Luc est convoqué à la rencontre en ce que je tiens l’ouvert : je mets peu à peu en mots ce que je ressens et qui m’institue face à lui. Je me tiens dans ma présence advenante et ne m’arrête pas aux moments qu’il évoque en mode personnalité (par exemple en l’invitant à en dire plus à ce propos). Par là je l’appelle à lui-même-advenant-ici. Peu à peu, il pourra accueillir les sensations qui se manifestent et les tisser en possibilités signifiantes. C’est ainsi qu’il rencontrera la tristesse et se l’appropriera. Dans ce mouvement de surgissement à lui-même, il se découvrira triste.

En guise de conclusion :

Cette situation thérapeutique peut sembler banale. Néanmoins dans le contexte des rencontres avec Luc, ce qui fait nouveauté c’est bien qu’il puisse se reconnaître ému et le partager ; qu’il puisse accueillir la dimension pathique dans son exister à moi et la tisser en mode ego, lui donner sens en s’appuyant sur mes capacités à verbaliser mes sensation. Par là il se tient au-delà de la honte avec laquelle il se débat... et qui ferme l’accueil de la nouveauté.

Je vous ai proposé une façon de regarder le processus du self à la lumière du trait ouvrant de Maldiney. Ceci constitue un angle possible pour tenter de mettre en mots le processus de l’entrée en présence, un angle ouvert et qui ne se veut pas hégémonique. Juste une invitation pour évoquer la rencontre thérapeutique et proposer une façon de l’interpeller.


Bibliographie :

Dastur Françoise ; 1997 ;Pour une phénoménologie de l’événement : l’attente et la surprise ; Etudes phénoménologiques ; Tome XIII ; N°25 pages 59 à 75 ; Ousia ; Bruxelles.

Maldiney Henri ;2001 ; Existence crise et création ; Encre marine ; Fougères.

Maldiney Henri ; 1997 ; Penser l’homme et la folie ; Millon collection Krisis ; Grenoble.

Meitinger Serge (sous la direction de) ; 2002 ; Henri Maldiney une phénoménologie à l’impossible ; Association le cercle herméneutique collection phéno ;Puteaux.

Merleau-Ponty Maurice ; 1964 ; Le visible et l’invisible, Gallimard ; paris.

Edith Blanquet est psychologue clinicienne et Gestalt-thérapeute. Membre agréée du Collège européen de Gestalt-thérapie de langue française. Titulaire d’un DEA de philosophie. Exerce en libéral à Toulouse (31) et à Alet-les-bains (11). Membre de l’équipe fondatrice de L’institut de Gestalt-thérapie des Pyrénées et du Languedoc. E-mail : edith.blanquet@libertysurf.fr


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