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compte rendu N°13.

pages 119-121


Compte rendu n°13 - Corinne Simon, Frédérique Remaud, Marie Christine Chartier, Edith Blanquet SKYPE Mars 2020 P. 119 à p 121

D.- Je suis surpris que vous voyiez si clairement. J.- Quand je puis vous suivre dans l’entretien, cela réussit. Laissé seul, je suis sans voix ; déjà la manière dont vous utilisez les mots « relation » et « il faut « … D.- …ou, mieux, dont il faut les employer… J.- …est assez dépaysante. D.- Je ne le nie pas. Mais il me semble que dans le champ que nous parcourons, nous ne parviendrons à ce qui est initialement familier (note 10) que si nous ne redoutons pas le passage à travers le dépaysant. Note 10 : L’allemand est plus précis. Il dit : ce qui est familier pour avoir été confié, de sorte qu’en un commerce confiant, cela vous est devenu tout à fait proche - Das Verbraute

Le familier lui même est ce qui est le plus dépaysant, car le familier est ce que l’on ne prend pas en vue et c’est quand on commence à parler d’une certaine manière que soudain, ça nous apparait comme justement cette évidence qui ne l’était pas et qui nous fait dire : c’est évident. Ce n’est pas une sortie du familier mais une autre manière de se rapporter à ce qui nous est le plus familier, le plus proche.

Ce qui est familier : c’est ce sur lequel nous avons pris appui ensemble, nous nous y sommes fiés mutuellement en y prenant part, tenue d’un rapport. C’est cette tenue qui fait que nous avons été dans une forme de relation quotidienne, qui n’était pas prise en vue elle même, car on était plus sur le quoi que sur le qui nous devenons. De sorte qu’en un commerce confiant : un commerce c’est à dire que nous avons rapport de manière confiante, nous nous y fions ensemble ; s’y fier c’est aussi y prendre part, y adhérer, s’identifier pourrait on dire d’une certaine façon, s’y être toujours déjà identifié, sans même prendre la mesure de cet acte, sans prendre risque de se laisser questionner, ouvrir à la nouveauté de chaque geste... que l’on peut appeler : la geste humaine : cette manière d’être corporel et signifiant.

En quoi l’allemand est-il plus précis ? C’est le mot : Das Verbraute qui a à voir avec la vérité, vérification. Ce qui est initialement familier a à voir avec quelque chose qui a été confié, donc se fier avec, prendre appui avec, ça évoque cette pensée qui est de l’ordre de la foi plutôt que de la maîtrise, du rendre compte, du calcul qui est le propre de la pensée technique ou de la pensée pratique, praxis, qui a amené à la pensée scientifique et qui a amené d’évidence à présumer que c’est la seule chose qui est fiable car elle est certifiée. Une manière par là de s’éloigner plus encore de l’étonnement : être persuadé du bien fondé ... sans le reconduire à nouveau frais. Ce qui est fiable est ce qui est certifié, sauf qu’on ne sait pas ce que l’on certifie ce faisant.on ne se questionne plus, on cherche la sécurité (sans même questionner ce que sécurité pourrait dire, appeler). La démarche qualité, la certification des organismes, au label et finalement on certifie des procédures qui perdent de vue l’humaine habitation. Ça fait penser au soin, ça évoque les défibrillateurs partout, procédure avérée, certifiée mais qui a d’usage en vue de qui ? En vue de quoi certes mais y a t il encore un qui qui peut s’en prémunir ? Les consultations médicales par internet qui deviennent non plus un mode du confinement mais un mode durable car on a décrété que c’était aussi pertinent et fiable que la rencontre médicale. Comme l’analyse qui a pris la place du toucher de l’examen du médecin, plus de toucher du médecin. Ça nous est devenu proche, familier, de certifier, de chercher des labels... on s’y est confié, on s’en est remis à ça. Lorsque nous disons adieu, cela veut dire je te remets aux bons soins d’un dieu. Aujourd’hui nous ne l’entendons plus de cette manière, adieu, c’est la fin d’une relation, la dernière fois que l’on se voit, alors que c’est un égard, je te remets à dieu, si dieu le veut, une forme de sollicitude que l’on retrouve dans le confinement où il y a plus d’attention quand les gens se regardent ou se parlent au téléphone, se disent « prends soin de toi ». C’est nouveau, ça revient.

Dépaysant et familier ne sont pas deux choses différentes, ce sont deux modes de se rapporter à une même question : celle d’avoir à être, d’habiter. Dans un cas on oublie, c’est le mode de l’oubli de l’être c’est à dire on ne prend pas en vue qu’il y va de nous à chaque fois d’y être en propre, de manière humaine plutôt que technique, et dans l’autre cas, on se reprend à l’oubli, on le mesure.

J.- Comment entendez-vous cela : ce qui est initialement familier ? Ce n’est pas bien sûr ce qui est d’abord connu ? D.- Non, mais au contraire cela qui d’emblée est en familiarité avec notre être et qui n’est expérimentable qu’en dernier.

C’est à dire que ce qui est le plus propre, le plus proche, le plus familier, je n’en fait pas l’épreuve, je n’y prends pas garde. Finalement, le familier c’est ce dépaysement, cette ouverture d’avoir à être, qui est toujours une certaine manière, une guise, une forme. Ce que j’expérimente est la venue en présence, quelque chose qui fasse venir en conscience, le parti pris d’y voir clair en conscience. Il n’y a pas une conscience première. Venir en conscience c’est s’ouvrir à un savoir, ouvrir les yeux. Ce n’est pas un lieu la conscience, on est pas dans une topique, on est dans une façon de se laisser questionner, prendre mesure, prendre garde de ce qui nous échappe et par où on est toujours tissé.

J.- C’est de cela que votre pensée est en quête. D.- Rien que de cela, mais de telle façon qu’en lui se dissimule ce qui est digne de pensée comme tel et en entier.

« comme tel et en entier » : quand on n’est pas dans la duplication, quand on ne cherche pas à distinguer être/ étant, quand on ne cherche pas à distinguer je et quelque chose, quand on le prend dans son entièreté, dans le mouvement de son apparaitre et pas dans le fait que c’est déjà informé en quotidienneté. Ça pose que cette question d’être, elle ne peut apparaître que comme une échappée, comme quelque chose qui toujours se dissimule et nous livre à l’ouverture, l’étrangeté, l’existence. Il est en quête de cette familiarité, mais d’une manière telle que dans cette familiarité avec notre être, on prenne la mesure que, « ce qui est digne de pensée comme tel et en entier » toujours échappe. C’est là où il dit que la métaphysique a oublié la question de l’être, elle l’a oublié en le définissant, en disant qui il est, en en faisant quelqu’un de matérialisé, défini... Ce n’est pas qu’elle est stupide mais peut être que être même ne peut que s’oublier, il se retire pour qu’il y est faveur de monde, quelque chose. C’est un appel auquel nous avons toujours déjà répondu dans une manière de nous comporter, dans une forme de présence d’être, pas dans l’infinitif d’être... c’est toujours une manière. On pourrait dire que c’est toujours une vue mais ce n’est jamais le voir lui même. L’acte, ce qui permet qu’une vue se déploie, que la vue n’est jamais définie, elle n’est qu’à se partager sans cesse... elle échappe. Comme la dite et le mot, le mot appelle mais la dite elle-même, on ne peut pas la dire, elle ne peut que s’esquisser/ esquiver, se mettre en geste, elle ne dit pas quelque chose, on ne peut pas l’attraper, l’arraisonner .

J.- Mais ainsi vous ne vous tournez pas en direction des modes de représentation courants des hommes, vos contemporains. D.- C’est en effet l’allure que cela présente. En vérité, pourtant, chaque pas de la pensée n’est fait que dans le but de contribuer à aider que l’homme arrive, sur le chemin de son déploiement, à être pensant. J.- D’où votre méditation sur la parole… D.- … sur la parole dans son rapport au déploiement de l’être, c’est à dire au règne de la duplication.

Cela amène à nous questionner sur ce qui va de soi, à savoir : quels sont les modes de représentation courants des hommes ? Qu’est-ce que l’on dit quand on dit ça ? Qu’est-ce qu’on a d’avance compris et qu’on oublie de questionner. Qu’est-ce que ça veut dire représentation ? Si on prend déjà le mot, re-présentation : une nouvelle présentation... Dans la posture métaphysique, il y a ce qui est, la chose en soi qu’on appelle le résidu théorique, ce qui est inaccessible, qu’on appelle aussi l’idée, le plus général ; et il y a cette idée telle quelle se représente pour nous, c’est à dire l’image mentale que nous en avons et qui nous permet de la reconnaître, on reconnaît cette idée dans l’accident qu’elle est. L’idée est que nous pouvons nous représenter les choses comme situées ainsi à l’intérieur de la conscience(les choses sont représentées, des images mentales) et il y a la présentation du monde au-dehors de ladite conscience. Et moi j’en ai une représentation car je suis toujours enfermé dans un lieu-conscience.... Il y a un travail de conscience qui se fait, qui fait que ça devient une image mentale. la chose en soi ne m’est pas accessible.

Si on se rappelle tout ce qui est posé par Platon, le début du dualisme, avec l’idée que tout ce qui est se tient dans le ciel des idées, c’est l’âme qui est toute connaissance ; et l’humain peut connaitre car quand il naît… l’âme vient dans son corps et retourne dans son monde au moment de la mort de cet homme. Le travail du philosophe, c’est alors de faire accoucher les âmes des idées. L’homme ne peut pas connaitre, c’est l’âme en l’homme qui se ressouvient de tout ce qu’elle savait dans le monde sublunaire, dans le monde des idées, des essences. Nous, nous ne sommes que dans un monde d’accidents où les choses sont matérielles, mais ces choses là, elles sont l’apparaître de quelque chose dont on suppose qu’il y a un être qui leur donne cette forme là plutôt qu’une autre. Donc on ne voit que l’apparaître car on a l’idée qu’il y a une différence entre l’être et l’apparaître. Dans la théorie de la conscience, à partir du moment où on a une théorie du sujet construit, il y a un égo, une étoffe mentale ( res cogitens) et il y a une étoffe étendue qui est le monde de la nature (res extensa). L’homme en lui n’a que des images mentales de la chose étendue qui est à l’extérieur. Ce qui vérifie le rapport entre les deux, ce qui est garant de la vérité, c’est dieu. C’est dieu qui lui ne peut pas nous tromper, c’est lui qui est garant de la justesse du rapport entre l’image qui est par exemple Marie Christine à l’intérieur de moi et toi telle que tu es. Si je me trompe, c’est que j’utilise mal mes capacités de jugement, d’où des règles pour l’entendement, pour la direction de l’esprit ( et cela donne la table des catégories, la table des jugements). Quand on est dans le monde de la représentation, on est dans cette idée de deux mondes qui sont séparés. La représentation mentale est une capacité de se faire une idée des choses. Quand on évalue dans les tests les capacités de représentations mentales de quelqu’un il s’agit de sa capacité de faire des opérations mentales, par exemple si je demande en quoi une poire et une banane sont pareilles ? la personne testée doit répondre : ce sont tous les deux des fruits ; là on parle d’abstraction mentale c’est à dire de capacités de se représenter, au-delà de l’apparaitre, le commun dans les choses, le plus général, de s’abstraire et de pouvoir tisser des rapports intellectuels, idéaux. Toute la psychologie est prise là-dedans, notamment tous les tests psychologiques. On évalue le bagage verbal d’une conscience, le stock de mots qu’elle possède, on évalue ses capacités de représentations mentales, ses capacités d’abstraction, d’orientation spatiale etc. Ce sont les tests d’intelligence.

J.- Mais si la parole est le trait fondamental dans le il faut ayant pris voix herméneutique, alors vous expérimentez d’avance le déploiement de la parole d’une autre façon que cela a lieu dans le mode de pensée métaphysique. Voilà ce que je voulais tout à l’heure signaler

La parole est de l’ordre d’un il faut, quelque chose qui nous requiert. Elle n’est pas quelque chose que je maîtrise, je n’ai pas un bagage verbal à l’intérieur de moi. Je n’ai pas un stock verbal, elle est de l’ordre du il faut et pas de l’ordre du je sais. La parole est ce qui nous appelle, ce n’est pas nous qui parlons... cela viendrait dire que nous sommes parlant, nous sommes appelés à répondre, c’est à dire à déployer les différentes formes du sens : passible à possible, prendre place, y être affecté, y devenir corporel, s’y comporter, s’y signifier, s’y éprouver, toutes ces épaisseurs là. Et là, on est loin de ce qui a lieu dans le mode de la pensée métaphysique. Ça amène à prendre la mesure de ce qui allait de soi dans la métaphysique qui est quand même beaucoup plus complexe. L’autre niveau, c’est quand il dit qu’il cherche « à aider que l’homme arrive sur le chemin de son déploiement, à être pensant », il amène à cette question d’apprendre à penser, ce qui devrait nous étonner car on se conçoit comme toujours pensant, dans le sens calculant, maîtrisant. Et là ça amène à autre chose : on l’a vu sur la question de la méditation poétique qui est une guise de la pensée... la pensée n’est pas juste rendre compte, maîtriser, comme quand on dit c’est vrai c’est scientifique. Dans Être et Temps, quand Heidegger revient à cette question de être, il veut le prendre à partir d’un étant exemplaire, c’est à dire l’homme qui est exemplaire dans ce que dans son quotidien il se pose la question d’être... donc à partir de la quotidienneté, il ne veut pas que ce soit une méditation théorique. Il invite à questionner que veut dire théorique distingué de pratique, alors que pour lui le comprendre est une manière de prendre part : c’est à la fois affection signification direction etc… Ce n’est pas raisonner et s’abstraire de la sensibilité. Ça reprend toute l’histoire de la philosophie, la métaphysique... ça reprend les grandes étapes de la pensée pour arriver à Heidegger. Cela fait prendre la mesure que ce qui nous est évident n’a pas toujours été évident comme ça. Selon les époques de l’humanité ça n’avait pas cette dimension. Il a fallut que les humanités à l’école soient détrônées par les mathématiques. Ce qui fait que ce sont les matières scientifiques dures qui ont pris la dimension d’être plus intelligentes ou plus pertinentes que les matières littéraires, comme les lettres et la philosophie qui étaient la formation de base des médecins. Et ça a bougé juste la génération avant nous, c’est récent la domination du bac scientifique sur le bac littéraire et philosophique qui était avant le bac premier... la réforme des bacs ! On peut entendre à travers ça tout le glissement de notre époque et ce qui se passe dans le confinement c’est à dire qu’on est dans une telle gestion technique, qu’on a des moyens énorme et qu’en même temps on n’est pas capable de soigner un virus comme celui là. On est tellement pris dans la certification qu’on est plus capable de créativité, savon de Marseille à la place du gel, et faire ses masques soi-même... On a perdu tout sens pratique. On a supprimé des moyens humains en supplantant des moyens techniques. Il y a à la fois la pertinence de ça et la limite aussi... la portée et la limite... et Heidegger ne conteste pas ça, il nous alerte... il n’y a pas de dieu et pas de remède non plus, on ne peut rien prévoir et on ne peut pas tout avoir à anticiper non plus. Le propre de l’existence humaine c’est que les choses nous arrivent par surprise et qu’en aucun cas on ne peut y être préparé.

D.- Dans quel but ? J.- Non pas pour faire ressortir du nouveau en le détachant de ce qui avait cours jusqu’ici, mais pour nous rappeler ceci : ici même, dans la méditation, que nous tentons, du déploiement de la parole, l’entretien parle en tant qu’il est historique. D.- Il parle à partir de la reconnaissance pensante de ce qui fut (des Gewesenen) (L’être été)

Ce qui est nouveau c’est le mot historique, ça tisse une histoire, quelque chose qui tisse la continuité du quotidien... ça s’informe sans cesse et s’informer c’est temporaliser, c’est dire maintenant il est temps de... où il est plus temps... ou pas encore temps. Le temps a à voir avec l’entrée en présence, le présent. Le temps a à voir avec être et avec l’évènement appropriant c’est à dire faveur de monde, c’est à dire maintenant il est temps de faire ceci, avant qu’il ne soit plus temps, c’est à dire avec l’existence humaine qui se déploie entre naissance et mort. C’est ça qui fait que nous sommes temporain. Et l’histoire, raconter des récits c’est aussi témoigner de ce qu’il m’est arrivé, de comment il m’est arrivé d’être, toujours déjà et de ce qui me devance c’est à dire qu’il m’arrive que bientôt je ne serais plus là. L’être humain n’habite pas dans le temps qui serait le temps des horloges mais la condition de possibilité des horloges... Ce qui fait que nous avons fait un temps objectif c’est parce que le temps nous est compté, c’est à dire que nous avons conscience que en tant que vivants nous sommes mortels et c’est cet horizon de la mort qui fait les époques d’une vie humaine et qu’il y a des moments pour semer, des moments pour cueillir, des moments pour mourir. C’est le cycle de la vie du vivant qui nous appelle nous les humains à faire des dates et des époques et qui nous met cette tension vers maintenant il est temps avant qu’il ne soit plus temps, c’est à dire avant qu’il ne soit trop tard, le trop tard étant avant que je ne sois plus en mesure d’avoir temps. « L’entretien parle en tant qu’il est historique », c’est à dire qu’il ne peut parler que dans le sens de tisser un avant et un après c’est à dire la quotidienneté de la présence humaine, cette forme de continuité qu’on pourrait appeler « le moi-même » qui fait une évidence qu’on ne se prend pas en vue qu’on se dit c’est moi mais qui peut devenir dépaysement aussitôt Heidegger ne veut pas dire quelque chose de nouveau, il veut nous amener à mesurer l’épaisseur de ce qui est toujours déjà là d’une certaine façon.

J.- Cela peut déjà être noté dans le titre du cours dont la copie fut souvent discutée chez nous dans les années 20. D.- Je dois vous avouer qu’ici vous vous trompez. Le cours « Expression et phénomène » (le titre n’était-il pas plutôt « Expression et signification » ?) était encore passablement belliqueux, bien qu’il demeurait déterminé par ce que nous nommons à présent le caractère historique du dialogue pensant.

Ils se réfèrent à un cours dans les années 20 et c’est vrai que dire : « expression et signification » est un chemin vers la question qu’il pose mais on n’est pas au même endroit, à la même époque de l’élaboration de sa pensée ou de sa finesse d’évocation langagière que dans le texte de la parole. Expression et signification pose quelque chose d’un je. C’est dans l’ordre de la pensée classique de parler d’expression et de signification.

J.- Ainsi donc le titre marquait une opposition. D.- En tout cas, il m’importait de rendre visible le tout-autre, ce qui n’était pressenti qu’obscurément, pour ne pas dire confusément. Lors de tels bondissements juvéniles, on peut facilement devenir injuste.

Il dit qu’il pouvait être en excès.

J.- Le mot « expression », dans le titre, nomme ce contre quoi vous vous tournez. Car votre regard se portant sur le déploiement de la parole ne s’accroche pas au caractère phonétique et scriptural des mots, ce que l’on désigne comme « expressivité » de la langue. D- Le nom « expression », vous l’entendez ici au sens étroit de la manifestation sensible. Cependant, la parole continue d’être représentée sous la figure de l’expression quand on porte attention au contenu de significations des structures phonétiques et scripturales.

La parole continue d’être représentée sous la figure de l’expression quand on s’intéresse au contenu de significations, pas juste à la manière de prononcer, ni la manière d’écrire la structure des mots mais quand on cherche aussi la signification, elle est aussi l’expression... Habituellement la parole est ce qui permet à quelqu’un de s’exprimer, elle exprime quelque chose, elle sort : ex-prime quelque chose, donc elle provient de quelqu’un. Quand on dit de quelqu’un qu’il s’exprime peu c’est qu’il ne parle pas, il est peu expressif, c’est qu’il ne montre pas, il ne manifeste pas quelque chose.

Structures phonétiques : manières de prononcer, prononcer au son et pas à l’orthographe, et scripturales : dimensions orthographiques. Il parle des différentes manières de comment on analyse la parole : la dimension phonétique, prononciation, la dimension orthographique, la dimension graphique, ou sensible et cette articulation entre signifiant et signifié qui est le propre de la linguistique. La graphie appelle à signifier quelque chose qui est dit par cette graphie-là. Ça amène à mesurer comment il y a des manières d’écrire qui appellent à des significations particulières et peut être le fait de perdre des manières d’écrire comme des caractères calligraphiques, ça contribue à réduire l’épaisseur petit à petit. C’est à dire à perdre la richesse des significations, de l’appel à entendre, de l’inouï de la parole. Quand on essaie de passer de l’allemand au français par exemple, du grec au latin, quelque chose échappe toujours. Soit on le voit du coté de la perte ou comme une échappée... c’est une nuance. Pour traduire un mot d’occitan en français, il faudrait faire toute une phrase.

J.- Dans quelles mesures ? Le parler entendu dans sa plénitude de signification a toujours déjà dépassé le sensible et physique du phénomène phonétique. La parole, en tant que sens retentissant et écrit, est en elle-même quelque chose de suprasensible, qui sans cesse excède le simplement sensible. La parole ainsi représentée est en elle-même métaphysique.

Toujours cet écart, elle duplique. Ça évoque que quand on lit silencieusement ça ne donne pas la même épaisseur de parole, ça ne donne pas la même chose qu’à haute voix. Entendre quelqu’un lire donne une autre dimension.

D.- Je suis d’accord avec tout ce que vous dites. Mais dans ce déploiement métaphysique, la parole ne vient au jour que pour autant qu’elle est par avance représentée comme expression. Ici, expression ne signifie plus seulement les phonèmes proférés et les signes d’écriture imprimés. Expression est du même coup extériorisation.

Mettre dehors, sortir, donc si extériorisation, c’est extériorisation de quelque chose qui est dedans, le psychisme.

J.- Qui se réfère à l’intériorité, au psychisme. D.- A l’époque de ce cours, on parlait partout de l’Erlebnis, de l’expérience vécue.- même dans la phénoménologie.

La phénoménologie c’était le retour à la chose même dans son apparaitre et en même temps, c’était traduit comme la chose telle que je la vis. C’était sur la philosophie du vécu (Husserl). Habituellement on entend par phénoménologie s’intéresser au vécu : qu’est-ce que tu vis, qu’est-ce que tu sens, qu’est-ce que tu penses. Avec presque une suprématie du vécu et une manière de dénigrer l’intelligence, la pensée... « Laisse ton esprit vient à tes sensations » ... La gestalt thérapie de ce point de vue là se pose comme un mouvement d’opposition à la psychanalyse, comme toutes les thérapies dites corporelles. C’est à dire au lieu de chercher la raison, la maîtrise et l’être, la tempérance, on va chercher la sensation, le singulier, le particulier, l’intensité. C’est un contre-mouvement, une époque, c’est historique aussi. Et il dit bien dans l’histoire de ce texte qui évoque cette « expression et phénomènes » qu’il est daté historiquement ; et en tant que date, historiquement, il témoigne du chemin d’une pensée qui aujourd’hui peut se reconnaitre comme daté c’est à dire comme quelque chose qu’il ne défend plus qu’il ne peut plus habiter, qui était un moment de quête, qui n’était pas une pensée qui aboutissait… il cherchait. Mais ça pose intérieur par rapport à extérieur et donc le psychisme ; avec le psychisme il y a le vécu, et dès que l’on parle du vécu il y a le vécu d’une conscience constituée comme le psychisme, comme intérieure.

J.- Un célèbre livre de Dilthey porte le titre : Das Erlebnis und die Dichtung (Expérience vécue et poésie). D. - Or « avoir expérience en la vivant » signifie toujours : référer en retour la vie et le vécu à un Je. L’expérience vécue nomme le renvoi de l’objectif au sujet. Même le fameux « Ich-Du-Erlebnis » (l’expérience vécue du rapport entre un toi et un moi) appartient au domaine métaphysique de la subjectivité. Dans la gestalt thérapie il y a tout un truc sur le je tu, revenir au je, revenir au tu, assumer sa subjectivité, son vécu. Et c’est BUBBER aussi qui a écrit un livre je tu, dans la dimension dialoguale.

J.- C’est ce domaine de la subjectivité et de l’expression qui en fait partie que vous avez délaissé en entrant dans la relation herméneutique à la duplication. Là c’est dit noir sur blanc.

D.- Du moins je le tentais. Il s’agissait de mettre en question, quant à leur rôle canonique, les représentations directrices qui, sous les noms de « expression », « expérience vécue » et « conscience » déterminent la pensée moderne en lui donnant le ton.

La pensée moderne est celle de la subjectivité, celle où subjectivité, fondement, subjectum est devenue un synonyme de l’homme, l’être humain... Le sujet c’est être humain ce n’est pas un caillou ! Quand on dit un sujet, on veut dire un sujet humain... On s’est arrogé cette dimension d’être à l’origine et à la fin de tout ce qui est autour de nous... C’est ce que l’on appelle la philosophie moderne : c’est à dire que quand on parle de la philosophie des modernes, c’est à partir de Descartes que la philosophie du sujet se déploie.

Sujet c’est la traduction du grec hypokaïnemon ( ?) : le fondement et du latin sujectum : ce qui est posé dessous et qui se pose en rapport ; mais le subjectum n’était pas forcément une manière de dire un être humain. Ça pouvait être quoi que ce soit, ex le plateau de la table est le subjectum du livre, ce sur quoi le livre prend appui et son sol... Mais c’est devenu que l’humain est le sol de tout, le centre. C’est pour ça qu’on est dans l’avènement d’une philosophie du sujet et de l’individu : on parle de l’individualisme et des limites de l’individualisme aujourd’hui. Question du règne de l’égo qui est un peu plus parlé, des gens qui ne pensent qu’à eux, qui achètent tout le pain à la boulangerie sans penser que les autres n’en auront pas… et la boulangère qui leur vend ! Il y a un tel manque d’égard que l’important est de vendre le stock, ce n’est pas de le vendre à qui et comment. Toute cette dimension d’habitation est perdue. Je vends au premier qui m’achète mon stock ! Si l’individu est premier, c’est d’abord moi, je, c’est à dire je suis distingué de toi et je perds la dimension d’égard... je pense à ma pomme. Le premier mouvement qui nous vient dans notre société n’est pas celui de partager. Les vieux ne pensaient pas comme ça. Dans notre société, toute la dimension de l’échange est toujours calculée : si je te prête… tu me rends. Ce n’est pas l’échange dans le sens : si tu as besoin de ça je te le donne, à charge de revanche... on ne compte pas… C’est le règne du Je ... Je suis avant tout, moi, je le vaux bien !

Actuellement dans cette période de confinement ce texte est complètement d’actualité. Dans une émission sur france culture était évoqué comment dans toutes les bouches on entend le mot empathie : le fait de sentir l’autre et le mot sympathie est devenu désuet. Nous avons de la sympathie les uns pour les autres et jamais de l’empathie, ce mot est employé à tord et à travers. Ce sont des glissements de la technique et du fondement du je comme maître de tout et horizon de tout. Et cela a conduit à ce que ce qu’on se permette d’utiliser de façon éhontée toutes les ressources de la planète, sans avoir l’idée qu’on ne sait pas ce qui pourrait arriver et du coup de les préserver. C’est comme au jardin, on a largement les ressources pour planter et cueillir à partir des aliments : si l’on a assez d’attention quand on va acheter nos légumes, acheter des aliments sains qui peuvent se reproduire et prélever les graines et à partir d’elles refaire un jardin… et garder les graines du jardin pour ressemer celles de l’année précédente. C’est se remettre à regarder autour de soi. Notre époque va nous amener davantage à ça. C’est là que le familier et le dépaysant est la thématique du confinement. On prend conscience ou pas d’une nouvelle façon de faire, en les faisant de plus en plus ou en les faisant avec une autre attention. Pendant le confinement on mesure également à quel point on ne fait pas attention les uns aux autres, on prend conscience du voisin que l’on ne connait pas même si on se dit bonjour. Mais qui de nous oserait aller demander un peu de sel à son voisin, ce que l’on faisait naturellement autrefois. Au nom de quoi on ne s’arrête pas, c’est une des formes de l’accélération de ne pas se donner le temps de ça.


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