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Compte rendu N°14. P122-123


Compte rendu n°14 Corinne Simon, Frédérique Remaud, Marie Christine Chartier, Edith Blanquet - Juin 2020 P. 122-123

En guise d’introduction Dans son séminaires( "Gestion génocidaire du globe" accessible sur youtube), Zadganski reprend la question notamment de la subversion qu’ouvre Dasein et de sortir de la question de l’ego... comment l’élément majeur de la pensée d’Heidegger est justement de re-situer la subjectivité moderne à partir de Descartes et de s’éloigner de cette posture qui fait partie du déferlement de la technique et de la technicisation de l’homme... le début d’une réification dans le règne de la substance et du coup de la maîtrise de l’essence de la présence humaine... nous ne sommes pas des substances ni biologiques ni psychiques mais que nous ne pouvons prendre place/part qu’avec autrui. Dans ses textes autour de la parole (qui sont des textes de sa deuxième période) Heidegger revient à questionner l’habitation humaine du côté de la parole et du côté d’une parole qui nous appelle à prendre place. Ce qui est déterminant car la parole n’est plus un attribut ou le bagage d’un sujet humain constitué.

« Expression », « expérience vécue », « conscience » déterminent la pensée moderne en lui donnant le ton. La pensée moderne c’est celle où l’humain, le souffle devient matière, celle où l’humain devient celui qui est au fondement de tout et pensé à l’intérieur d’une capsule du coup, on peut l’emballer, le ficeler, l’arraisonner et le découper. Cela revient à questionner aussi la dimension biologique et notamment avec cette situation dite du covid qui amène à préserver une capsule corporelle, un individu biologique à tout prix. C’est pour cette raison que dans les Ehpad les personnes âgées meurent, non pas du covid mais de la détresse d’avoir été seules pendant des mois. (si on ne meurt pas du covid, on meurt à coup sûr d’une absence de contact humain, parce qu’on ne peut plus prendre place). Le port du masque tend à préserver le biologique à tout prix... cela laisse craindre que maintenant le masque va faire partie de l’équipement de base de tout humain.

J. - Or voici que je ne comprends plus comment vous avez pu choisir le titre « Expression et phénomène ». Ne devait-il pas prononcer une opposition ? « Expression », c’est l’extériorisation d’une intériorité, et se réfère au subjectif. « Phénomène » ( Erscheinung ) nomme par contre l’objectif, à supposer que je puisse ici rappeler la langue de Kant selon laquelle les phénomènes sont les corrélats, c’est à dire les objets de l’expérience. Avec le titre de votre cours, vous vous êtes vous-même bloqué à l’intérieur de la relation sujet-objet.

« Impression » : im-pression : ça pénètre « Expression » : ex-pression : ça traverse C’est comme ex-stase : hors de, le contraire de instance, stase et stance ont la même origine étymologique. Ob-stance qui a un rapport avec sub-stance... quelque chose qui est en état de stance ou de stase : se tenir. La stance est une manière de se tenir, c’est la tenue. Ob : devant, sub : dessous Ec : qui va vers cette direction →, In : qui va vers cette direction ←, Ça dit des directions, ça dit pas forcément vers l’intérieur ni quelque chose de fermé mais ça dit direction de sens ... un vers là Les mots eux-mêmes : « Expression », « phénomène » donnent le ton, donnent à entendre... « phénomène » : ce qui vient à se montrer, ce qui se montre, mais la manière dont je vais entendre ces mots, l’atmosphère, la tonalité dans laquelle je vais me trouver ( disposition ) va faire que je vais les comprendre (et m’y com-prendre) d’une certaine manière. La tonalité dans laquelle se trouve le japonais est celle de la manière de tisser (logos) de Kant, chez qui il est question « d’expression » et de « phénomène ». Il est question chez kant de « phénomène » et de « noumène ». Kant se situe dans la lignée des philosophes modernes (après Descartes) où on a posé les substances et où on est dans un courant que l’on appelle métaphysique européen avec l’idée que l’on essaye de penser/raisonner. C’est ce que fait Kant. Il fait une critique c’est à dire qu’il remet à l’épreuve la raison pure, la sensibilité, toutes les catégories qui jusque là allaient de soi dans la philosophie. Il les met à l’épreuve pour les redéfinir dans l’horizon de la philosophie moderne, de ce que l’on appelle « sujet » et « objet ». Il pose le « noumène » par rapport au « phénomène » (chez Husserl il sera question de variations noético-noématiques.) Noème/noèse, c’est pareil que phénomène/noumène, c’est pareil que être/étant. Présentation/représentation : c’est du même ordre, ce sont d’autres manières de dire, d’autres guises de ce rapport entre l’idée et la chose.

Représentation : re- présentation, je suis prise dans l’évidence que les choses se présentent une nouvelle fois et je suis moi-même dans l’ordre d’une conscience... cela sous entend : je te vois et il y a la représentation mentale, c’est à dire l’étoffe mentale (mens) donc l’idée que j’ai dans ma tête qui concorde avec l’image sensible que je perçois. Le phénomène serait la présentation et le noumène (la réalité intelligible, ce qui est au-delà de l’expérience sensible) serait la représentation.

Lorsque Kant parle de réalité intelligible il faut entendre réalité non pas comme l’effectivité de quelque chose mais comme la teneur de rès : le fait que ça puisse être pris pour quelque chose... pris pour... c’est la manière dont ça prend une forme de chose intelligible plutôt que de chose sensible c’est à dire quelque chose que je ne touche pas mais que je peux envisager par le biais de l’intelligible plutôt que par le biais du sensible.

Déf. Noumène : Réalité intelligible (Où les choses seraient de purs objets en soi, indépendamment de toute relation à un acte de connaissance quelconque, c’est à dire en dehors de toute présence humaine) op-posée au phénomène sensible.

Kant dit : il n’y a d’objet que pour un sujet qui le pense. Le sujet est devenu le fondement. Il est le sol sur lequel l’objet se tient. Je dis que c’est une tasse donc je suis au fondement de ce que je dis... je prends cette chose que je nomme tasse... il n’y a de tasse que pour moi qui me pose en vis à vis. En disant « tasse » je ´´me´´ suppose comme ce qui soutient la tasse... j’en fais un objet pour moi, je pose le rapport qu’il y a entre moi et elle. En terme heideggerien quand je dis tasse, je dis ’’bon pour boire’’. Avec Heidegger on sort de cette idée du noumène/phénomène et d’un générique c’est à dire que les choses, elles sont par les actes, on pense par les actes... on dit tasse sur le moment mais il n’y a pas de tasse en soi, il n’y a pas l’idée de tasse... y’a des tasses ! une manière d’être mondain. ’’La chose en soi’’ n’est pas ’’la chose pour moi’’. ’’La chose en soi’’ c’est l’inaccessible, c’est le ’’réel lacanien’’, c’est le ’’il y a’’, le ’’es gibt’’. Je vois toujours et en tant qu’humain, ma manière de connaître par la sensibilité ou par l’intelligence c’est de voir quelque chose à l’origine de quoi je suis le sujet. Cette chose m’apparaît comme un objet... mais la chose n’est pas l’objet. L’objet c’est ce qui est jeté devant et le sujet c’est ce qui pose dessous. Du coup la chose en soi, elle s’objecte pour un sujet, par la sensibilité ou par l’intelligence. La chose en soi, elle apparaît comme un noumène ou un phénomène. Le noumène c’est l’idée, c’est l’intelligible donc quelque chose qui n’a pas d’effectivité et quand ça devient un objet, il a pris une forme effective, sa teneur de rès s’est réalisée, il n’est pas une possibilité... cette tasse, elle est effective. Ce n’est pas la réalité au sens kantien d’une tasse dans le sens où la réalité, c’est la possibilité d’une tasse... il s’agit de cette tasse là qui est une forme ou une réalité possible de la teneur réale de toute tasse et qui serait un concept, ce qui me permet d’approcher l’être d’une tasse c’est à dire l’idée qu’il y a des manières d’être qui sont tasse ou d’autres... et ces manières d’être étant, ces manières d’être actualisées, réalisées, effectuées, elles ne disent pas le tout, elles sont un point de vue des manières d’être tasse. On va retrouver ensuite chez Husserl les variations noético-noématiques

Le Japonais entend « Expression » et « phénomène » dans l’horizon de la pensée européenne et notamment de la pensée kantienne... Cette tonalité se dévoile et elle vient colorer la manière de comprendre phénomène et noumène, sa manière de le tisser, lui donner forme au sens dans l’horizon dans lequel on l’entend. Il fait l’hypothèse qu’Heidegger se serait bloqué à l’intérieur de la relation sujet-objet et que justement le titre amène à interpeler tout cela. Là, il est dans comment on a d’avance déjà compris et en même temps dans une démarche de questionnement, de cercle herméneutique qui l’amène à questionner tout ça.

D. - Vos scrupules sont d’un certain point de vue justifiés ; ne serait-ce que parce que, dans le cours en question, beaucoup de choses ne pouvaient que rester obscures. (Heidegger n’est pas arrêté sur une manière de penser il interpelle des manières de penser pour nous appeler à penser) « Nul n’est en état de se sortir, d’un bond, du cercle des représentations régnantes - et encore moins quand il s’agit de voies depuis longtemps frayées de la pensée telle qu’elle s’est poursuivie jusqu’à nous, ces voies qui vont se perdre dans l’inapparent. » Les représentations sont les représentations du monde, Il faut resituer la pensée d’Heidegger dans le contexte de la philosophie, où cette dernière est réduite à des représentations du monde. « Vos scrupules sont d’un certain point de vue justifiés », il ne dit pas que c’est vrai ou faux, il dit qu’ils ont leur zone de pertinence. Nous ne sommes pas dans la question d’avoir raison ou tord, d’être d’accord ou pas, dans l’opinion. Il dit, « vos scrupules » : votre manière de retenir, votre critique, votre attention, votre manière de questionner, d’un certain point de vue est justifiée. Et elle est justifiée «  ne serait-ce que parce que, dans le cours en question, (celui qu’il a fait, « Expression et phénomène ») beaucoup de choses ne pouvaient que rester obscures. » « Nul n’est en état de se sortir, d’un bond, du cercle des représentations régnantes ». Les représentations ne sont pas les représentations mentales mais les représentations du monde, les manières de penser, de concevoir, de dire ce qui est, de poser la question de l’être, de la vérité... de ce qui est vrai et faux. Personne ne peut de soi-même, d’emblée s’extraire de la manière dont il est tourné, disposé et toujours déjà compris... on est toujours compris dans un certain horizon de pensée, dans une époque politique, philosophique et une époque de l’être... la notre, c’est la pensée moderne, occidentale... c’est la métaphysique. «  et encore moins quand il s’agit de voies depuis longtemps frayées de la pensée telle qu’elle s’est poursuivie jusqu’à nous » Depuis le monde grec... après l’étonnement grec et depuis Platon avec le ciel des idées, on en est venu à cette question de chercher l’être et de nommer ce que l’on appelle ce qui est au-delà de ce qui se montre : le méta-physique. « Ces voies qui vont se perdre dans l’inapparent » : quelque chose qui nous amène à parler à partir d’une manière de penser qui est de l’ordre de l’inapparent, sur quoi on n’a pas de prise autre que des manières de regarder.

« En outre, se démarquer ainsi par rapport à l’antérieur est déjà modéré par le seul fait que ce qui paraît être volonté révolutionnaire cherche avant toute autre chose à regagner de manière plus originale ce qui fut (das Gewesene). Note : entendons bien das Gewesene : ce qui, rassemblé sur son être, à jamais continu d’être ce qui fut. Faulkner écrit : « Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé. » L’être été... chez Heidegger on est dans une manière de penser ek-statique c’est à dire que ce qui fut n’est pas arrêté, le passé est sans cesse en œuvre... il est en œuvre à chaque fois, il est tenu d’un rapport, il appelle à hériter sans cesse ; temporalisation. Il ne s’agit pas de sortir des représentations, des visions du monde telles qu’elles ont été produites jusqu’au jour, mais, c’est peut être en les pensant dans leur fraîcheur matinale, maintenant, que ça va nous donner à entendre ce qui fut et ce qui est aujourd’hui. C’est pour cette raison que toute l’œuvre d’Heidegger a été une explication, où il s’agit à chaque fois de s’étonner... penser le passé c’est penser l’actualité, la contemporanéité. S’expliquer et réentendre ce qui a été dit, les paroles qui ont été proférées, c’est pas réitérer un passé figé, c’est apprendre à écouter ce qui nous vient. Nous ne sommes pas dans l’idée qu’il y a des choses qui sont obsolètes, qu’elles sont passées mais que chaque parole est nouvelle. La nouveauté, elle est dans l’héritage et pas quelque chose qui est tout autre. D’où tout le travail de la pensée juive qui est ce travail de reprendre sans cesse les textes, pas parce qu’ils se penchent sur le passé mais parce que c’est dans les textes que j’apprends la manière dont le monde se dévoile maintenant et dont je dois me conduire. L’ancien n’est jamais dépassé, il est en partance.

« Sur la première page de Sein und Zeit, il est question - les mots sont pesés - de « répétition ». Cela ne signifie pas la réitération uniforme du toujours identique, mais tout au contraire : chercher, aller chercher, ramener, engranger, recueillir ce qui, en retrait, s’abrite dans l’ancien. »

« Les mots sont pesés » Heidegger ne parle pas à la légère, il a pris la mesure du poids de chacun des mots, de la charge d’existence, de la responsabilité et de l’appel de « répétition ». « Répétition », une nouvelle « pétition » : signer une pétition : un appel en faveur de quelque chose, une déclamation... déf Littré : chercher à atteindre, à obtenir... essayer encore à atteindre, ce qui n’est pas la même chose que faire le même deux fois. Répéter c’est s’exercer à une geste... comme les musiciens qui ne répètent pas à l’identique quelque chose, ils cherchent le son à chaque fois... ils cherchent à obtenir, c’est à dire à travailler à ce que le son advienne. Ou lorsque l’on fait du tricot, on répète le même point mais ça construit un pull nouveau. Ce n’est pas possible pour nous les humains de répéter à l’identique. Heidegger nous amène à nous étonner de ce que l’on veut dire par « répéter ». Est-ce que l’existence serait la répétition sans cesse des mêmes gestes ? Et quel serait l’intérêt de passer une vie à cultiver un jardin pour manger en attendant de mourir ? Ou lorsque l’on construit des maisons super design, c’est juste pour avoir un toit sur la tête finalement, sinon on mourrait de froid. Tout cela peut ouvrir vers une forme de détresse, de mélancolie pour certains de nos patients... quand le monde devient tellement lourd que tout devient fastidieux car il n’y a plus de signifiance, il n’y a plus d’horizon et du coup... à quoi bon ? Alors qu’on est au cœur de l’essentiel... c’est comment arriver à endurer cet essentiel sans le voir de manière triviale... toute la journée je répète les mêmes gestes et autour de cela, se passe tout un monde qui somme tout n’est que des actes qui se répètent et... rien ne se répète ! Combien de fois nos patients sont-ils avec la question de ce qui fait le sens d’une existence ? A quoi bon ! Et on crée tout un tas de trucs autour de cette répétition de l’ancien, du fondamental... manger bio, acheter des fringues de marques, cultiver un jardin avec la lune ..... Le sens il est déjà de mettre en oeuvre le geste... de le mettre en œuvre plutôt que de réfléchir à sa valeur ce qui nous ramènerait à l’égo. C’est important de trouver la dimension de ce qui vaut, ce qui est viable dans le sens bon pour être exécuté, que sans cesse nous sommes en train d’œuvrer dans une attitude... qu’on ne peut pas ne pas se comporter. Ce qui fait la vérité c’est le juste de l’acte accordé et que l’acte accordé c’est celui qui accorde faveur de monde.

Un mot a toute une atmosphère et tout un contexte sémantique donc une tonalité, une saveur. De la même manière qu’une herbe peut être une mauvaise herbe si elle est dans mon jardin, si je suis dans une prairie, elle est une herbe intégrante du paysage et elle ne s’appellera pas mauvaise herbe ! Au jardin, c’est comment ménager un espace pour qu’on puisse s’accorder entre le paysage et moi pour qu’il y ait des petits pois plutôt que de la prêle... ça amène à réfléchir à la manière de faire un jardin... Après tout pourquoi arracher ces herbes là ? Si je ne veux rien faire pousser à l’endroit où elles se trouvent, je les laisse faire ! Mais d’emblée je les prends comme mauvaises herbes que j’arrache et là, je le prends par le bout que je comprends. Il faut regarder la structure de la phrase, la manière dont il la construit, ce qu’il dit, pourquoi il le met en italique et du coup ça doit nous étonner encore plus. Heidegger nous appelle à apprendre à penser et il veille lui-même à ça (il le dit dans les écrits avec Hanna Arendt : « on doit tous sans cesse apprendre à penser et moi-même aussi »).

Dans le sens familier « répéter » c’est « réitérer ». Déf « réitérer » : pour la seconde fois, faire de nouveau une chose qui a déjà été faite. C’est refaire mais pas forcément le même. « Itératif » : pour la seconde fois ou troisième ou quatrième fois « Itération » : répétition, renouvellement. En mathématiques : séquence d’instruction, répétition d’un procédé de calcul ou d’un raisonnement destiné à être exécuté autant de fois que l’on peut en avoir besoin.

J. - Notre maître, mes amis au Japon ont toujours compris dans ce sens vos efforts. Le professeur Tanabé revenait souvent à une question que vous lui aviez posée un jour : pourquoi les Japonais ne se recueillent-ils pas sur les vénérables commencements de leur pensée propre, au lieu de courir toujours plus avidement après la dernière nouveauté de la philosophie européenne ? Et de fait, cela continue aujourd’hui encore. Qu’entend-t-on dans ce que dit le japonais et dans ce que ça augure ? Comment se fait-il que la pensée de l’orient cherche les nouveautés de la pensée de l’occident ? Que peut-on entendre de ce qui se passe dans cette époque et qui nous concerne ? Comme si c’est l’Europe qui a pris le pas sur tous les autres modes de penser et qui a tout étouffé. C’est quand même surprenant et mystérieux que tous les pays soient inféodés ou mis au pas de cette manière de penser qui est celle de l’Europe alors qu’il y a quand même une très riche pensée orientale, asiatique. Cela a-t-il à voir avec le colonialisme ? Il y a peut être quand même quelque chose qui s’est passé dans cette manière d’être dans des rapports de pouvoir, qui a amené qu’on a tué dans l’œuf et méprisé tout ce qui était autre que nous et qui fait que toutes les cultures se sont calquées sur le modèle européen. Qu’est ce qui fait cette fascination ? Pour un indien par exemple, avoir une bonne éducation c’est faire ses études en anglais... comme si l’on considère les pensées autres comme mineures, secondaires, alors même que l’Europe s’est appropriée comme si elle les avait inventées, toutes les avancées signifiantes de la médecine par exemple, des mathématiques... sans qu’il y ait de reconnaissance. Il y a un respect de la part des japonais pour la culture et la philosophie européenne, respect que nous n’avons pas pour toutes les pensées autres que la notre. Qu’est-ce qui fait que le dévalement a amené cette dimension européenne ? Est-ce que c’est que nous avons développé la technique d’une manière plus avancée que les autres pays… alors que non. Il y a eu le développement de la technique dans d’autres cultures ! Comment se fait-il que l’on oublie ça ? La colonisation ?... l’Europe a été particulièrement forte et active et belligérante à vouloir maîtriser, s’agrandir, à imposer des concepts de puissance et de pouvoir. La pensée occidentale réduit et banalise l’art japonais à une mode zen, une dimension pratique. Il y a une forme de mépris quant à ce que ça veut dire et ce que ça appelle « jardin zen »... les jardins zen, c’est dans les monastères et pas ailleurs et ça dit quelque chose de particulier. Hypothèse que la pensée orientale n’est peut être pas dans l’expansion.

D. - Allez contre est très difficile. De tels processus étouffent, le moment venu, dans leur propre infécondité. Mais ce qui, par contre, exige notre concours est quelque chose d’autre. Il y a quelque chose dans lequel nous sommes pris, les questions qui nous appartiennent à l’époque où nous sommes... celles du péril de l’humain. Personne n’est en dehors du péril, nous sommes partie prenante de cette mise en péril et cela nous appelle à comment, à chaque acte, nous retrouvons cette dimension d’égard, ce qui est loin d’être acquis pour chacun de nous.

J. - Et ce serait ? D. - L’attention portée aux pistes qui montrent à la pensée le chemin menant à sa région sourcière. C’est reprendre le chemin qui amène à la source, c’est-à-dire s’étonner et pas se laisser glisser dans : ’’il dit ça’’ ! Comment préserver le statut de question la plus fondamentale à la question de Être... c’est ça qui nous travaille, comme si nous serions une pâte travaillée sans cesse et sans cesse à retravailler. Penser c’est prendre soin de préserver des questions. La philosophie est une position de questions. A l’école on cherche dans le sens d’affirmations et pas dans celui de reconduire des questions. Du coup dans notre culture, apprendre à lire un texte, c’est apprendre à le maîtriser. Alors que d’un point de vue philosophique, apprendre à lire un texte, c’est se laisser travailler au sens de creuser des sillons. Quand je le dis, aussitôt c’est s’arrêter pour prendre la mesure chaque fois... quel est l’inouï de ce que je suis en train de dire ? Qu’est-ce que je dis sans en prendre la mesure ? Heidegger utilise des métaphores particulières pour parler de la pensée, notamment de la source. La source n’est pas ce qui est premier au sens de ’’avant’’, la source elle est ce qui se retire dans le fleuve, dans la mer. C’est quand le fleuve se jette dans la mer que sa source prend sa dimension et qu’il s’y re-source.

J. - Trouvez-vous de telles pistes dans votre propre tentative ? D. - Je ne puis les trouver que parce qu’elles ne viennent pas de moi, et sont assez rarement perceptibles, comme un écho presque dissipé en provenance d’un lointain appel.

Heidegger reprend « trouver » pour le mettre en abîme, puisque l’idée de les trouver se serait trouver quelque chose, hors il répond qu’il ne les trouve « pas »... elles ne sont pas dans moi... je ne peux trouver quelque chose que s’il n’est pas à l’intérieur de moi ! S’il est à l’intérieur de moi, je ne le trouve pas puisqu’il y est... pour trouver quelque chose il faut que je me mette en quête. Trouver n’est pas chercher, c’est se laisser savourer, éprouver, goûter, étonner et pas s’accrocher à quelque chose.

« et sont assez rarement perceptibles, comme un écho presque dissipé en provenance d’un lointain appel. » Ce n’est pas quelque chose qu’on peut percevoir comme ça, qu’on peut maîtriser, ça vient m’effleurer, ça me traverse, un peu comme le vent... où commence le vent ? Et je me laisse éprouver les variations du vent mais je ne peux pas en dire quelque chose de précis... je ne peux que l’esquisser, l’effleurer à chaque fois, l’indiquer, tendre vers ça. « En provenance d’un lointain appel », l’appel lui même n’est pas maîtrisable... on ne peut trouver qu’à condition de se laisser toucher, traverser et pas se crisper et se coucher dessus. D’autant que provenance ne veut pas dire que ça vient de quelque chose, ça vient à l’avant de... c’est un mouvement de venue à l’avant... ce n’est pas un lieu d’où ça vient, ce n’est pas quelque chose qui vient d’ailleurs. Le train en provenance de Carcassonne va entrer en gare de Paris... Carcassonne n’est pas l’endroit où il est... il vient à l’avant de... donc ça dit un déplacement, un mouvement qui n’est jamais arrêté. La provenance est quelque chose qui est toujours en train de se faire, c’est un participe présent et pas un état arrêté... ce n’est pas le train qui est parti de Toulouse. Ce serait une manière d’accueillir en respectant la venue sans cesse... l’in-formation et pas choisir un état T que j’arrête et que je fixe pour l’observer... je me dis que je le fixe, je m’arrête à cet endroit là, comme je pourrais dire ’’il fait soleil’’ ou ’’il ne fait pas soleil’’... si je devais décrire les variations de lumière... c’est infini et même pas possible d’ailleurs. Je vais retenir une tonalité majeure c’est à dire, je garde un caractère, le plus général... ça c’est notre culture ! Je vais retenir qu’il fait gris, alors qu’il y avait un tout petit rayon de soleil tout à l’heure mais globalement il fait gris, comme une manière que l’on a de prendre à la louche, le plus général.

J. - De ce que vous dites, j’aimerais pouvoir tirer qu’en distinguant entre « expression et manifestation » vous ne faites plus fond sur la relation sujet-objet. D. - C’est ce que vous pouvez distinguer encore plus clairement si vous portez attention à ceci, que j’aimerais ajouter à ce que vous avez dit en renvoyant au concept kantien de « phénomène ». La détermination kantienne repose sur un événement en plus d’un sens considérable : le fait que tout ce qui vient en présence soit déjà devenu objet de la représentation.

Il explicite, il déploie la manière dont dans le paysage kantien on pense « phénomène », la façon dont « phénomène » prend sa dimension dans l’horizon de Kant (et qui n’est pas le même que dans l’horizon de quelqu’un d’autre). Et il reprend ce qu’est la détermination kantienne c’est à dire la façon dont Kant appuie la notion de phénomène par rapport à la notion de noumène ou celle d’expression. Il dit qu’elle repose sur un événement en plus d’un sens considérable, soit un événement qui devrait nous amener à le considérer et qu’on ne considère pas habituellement. Pour parler de noumène et de phénomène, il faut considérer le fait que tout ce qui vient en présence soit déjà devenu objet de la représentation, c’est à dire à déjà apparu d’une certaine manière. Ce que l’on appelle venir en présence, c’est déjà apparu en tant que c’est déjà un objet de représentation. Kant s’intéresse à la critique de la faculté de juger, la faculté de juger elle est déjà sur le fait d’un « je » qui peut émettre des jugements c’est à dire, qui s’est déjà donné forme en tant que « je », donc quelque chose qui est un prémisse qui est pris comme une évidence. Elle ne dit pas « pourquoi y a t’il quelque chose plutôt que rien ? », elle dit comment un sujet peut connaître, comment un sujet peut être sensible donc elle s’appuie sur l’idée d’un « je ».

« le fait que tout ce qui vient en présence soit déjà devenu objet de la représentation. » C’est la chose en soi chez Kant. La chose en soi, je n’y ai pas accès... c’est le résidu théorique, elle est toujours objet-sujet... la chose en soi je l’approche en terme de sujet-objet. Dans l’ordre de la connaissance, la connaissance est de l’ordre de sujet-objet...c’est un peu la fameuse dissection entre être-étant, la chose en soi, ce serait « être ». C’est le réel lacanien par rapport à la réalité qui est l’imaginaire d’un sujet. On est dans la dimension métaphysique avec l’idée qu’il y a quelque chose à l’extérieur, un mystère, quelque chose qui nous échappe. Chez Kant, le phénomène, c’est la chose en soi, c’est la chose telle qu’elle apparaît à un sujet et le noumène, c’est l’idée de la chose telle qu’elle apparaît à un sujet aussi. Avec Kant on est dans une théorie de la connaissance, il s’intéresse aux critiques c’est à dire à la faculté de juger, la faculté de sentir. Il est dans l’ordre d’explorer les fondements de l’entendement, ce qui fait que nous pouvons savoir. C’est sa recherche, il ne cherche pas l’être ni Dieu. D’où ce qu’on appelle ses critiques, c’est à dire ses manières de révéler comment c’est possible quelque chose comme penser, comme sentir. C’est pour cela qu’il travaille aussi sur la question de la foi et qu’il va faire deux dissertations, une des preuves de l’existence de Dieu et une des preuves de la non existence de dieu. Il dit que l’on peut fonder en raison l’existence de dieu tout comme on peut fonder en raison la non existence de dieu. La foi n’étant pas la foi religieuse c’est à dire quelque chose que l’on présuppose et qu’on ne peut pas vérifier, la chose en soi, quelque chose qui échappe à la maîtrise, à un apriori... Il y a toujours un apriori (ce qu’on appelle apriori c’est quelque chose qui est en dehors de l’expérience)... un peu comme la croissance est l’apriori de notre époque et que l’on prend pour quelque chose de bien matériel... il faut que ça continue à croître ! et tant qu’on est pris là dedans, on ne peut pas l’arrêter puisque tout est articulé sur le concept de croissance qui dit toujours plus, mais ça pense pas ce que veut dire croître pour une plante par exemple... croître, c’est mourir à un moment.

J. - Dans l’être-phénomène, tel que le pense Kant, nous devons en même temps éprouver un se-trouver-en-face, c’est à dire l’obstance de l’objet. Objet, c’est la manière en même temps d’éprouver un se-trouver-en-face-de, c’est pour ça qu’il va dire : il n’y a d’objet que pour un sujet qui le pense et c’est pour ça que ça va poser que « je » accompagne toutes mes représentations. Dès que je dis « tasse » je me fais exister. Quand je doute chez Descartes (l’épreuve du doute) comment je peux savoir que quand je dis « une tasse », en même temps que je dis la tasse j’y suis moi-même ? et chaque fois que je dis « tasse » je dis « je »... je prends place, je prends part, je me donne forme.

D. - C’est nécessaire, non seulement pour comprendre correctement Kant, mais encore et avant tout pour pouvoir, si je puis dire, éprouver originalement l’apparaître de l’apparition, la phénoménalisation du phénomène.

La source, c’est dans quel horizon Kant a déployé cette source, qu’est-ce qu’il a mis en œuvre et quelles questions ça pose. La source n’est pas quelque chose, elle est une question. Cette source, elle s’est déployée chez Kant, elle a fait ce fleuve, elle a fait le fleuve Kant. Lorsque le japonais parle d’expression et de phénomène et qu’il l’entend comme « vous vous êtes vous-même bloqué à l’intérieur de la relation sujet-objet », avant de répondre à ça, avant de trancher sur ça, il faut faire tout un travail pour que le japonais et moi-même nous prenions toute la mesure de quoi il en retourne, dans quel horizon ça pense. C’est nécessaire pour comprendre dans quel horizon le japonais pose sa question et a compris le titre d’Heidegger. Et comment ce titre et cet horizon s’entend à partir de Kant et quel est l’impensé même de Kant, pour le japonais ou pour chacun de nous. Travail sur ce qu’en gestalt thérapie on appellerait une situation : quand le patient me parle, je ne cherche pas ce qu’il a vécu ailleurs... c’est qu’il me parle là... comment là ça nous interpelle... comment cette manière qui nous interpelle fait venir une manière d’entendre ce dont il s’agit ailleurs mais dont il est question entre nous et dont il va être question pour lui et qu’il va travailler après... c’est ça reprendre la source et reprendre l’ancien, réitérer... répéter

« Éprouver originalement », c’est dans sa nouveauté. L’original c’est ce qui vient à s’originer, ce qui apparaît... l’originalité de quelque chose, c’est aussi sa fraîcheur, sa nouveauté. L’originaire n’est pas le début, le premier, c’est là où quelque chose s’origine... la source c’est l’originaire, on ne peut pas l’arrêter, elle n’est pas quelque part puisqu’elle coule.

J. - Comment cela a-t-il lieu ? D. - Ce sont les Grecs qui, les premiers, ont expérimenté et pensé comme tels les φαινόμενα, les phénomènes. Mais pour eux, ce faisant, ce qui vient en présence n’est absolument pas marqué par l’empreinte de l’être-objet (de se tenir en face, bref de l’obstance) ; φαίνεδθαι veut dire pour eux : se porter au rayonnement, et, dans ce rayonnement, apparaître. L’apparition demeure ainsi le trait fondamental pour la venue en présence de tout ce qui vient en présence, pour autant qu’il se lève en entrant dans le désabritement.

Pourquoi les Grecs ? La source étymologique de Phénomène c’est le grec (phaînestai). Notre langue, notre manière de cueillir est influencée par la langue grecque. Quand on parle de phénomène, ce mot là dit quelque chose d’une époque, il dit la Grèce et pour les Grecs, phénomène n’était pas l’obstance, n’était pas dans l’horizon de Kant. Chez les Grecs, il n’y a pas l’idée de sujet-objet. Phaînestai, c’est pas porter au rayonnement, c’est SE porter au rayonnement et dans ce rayonnement apparaître, c’est pas faire apparaître, c’est pas produire pour un sujet, c’est pas représenter, se représenter. Phanestai c’est venir à l’apparaître, ce n’est pas faire venir. Dans notre culture on dit qu’on fait venir, on fait voir... y’a des tasses parce que tu les vois... je vois des tasses et je ne suis pas sûre qu’il y en a parce que je les vois. « Se porter au rayonnement », c’est laisser apparaître, un accueil recueil, ce n’est pas la maîtrise, c’est se laisser toucher, concerner, prendre place, prendre part. « L’apparition demeure ainsi le trait fondamental pour la venue en présence de tout ce qui vient en présence », ce n’est pas la manière dont un sujet a la capacité de faire venir en présence quelque chose... ça n’appartient pas au sujet humain de faire venir en présence quelque chose... bien sûr que nous voyons des roses, des chats et autre chose mais les roses sont là en dehors de nous, elles ne nous ont pas attendu pour fleurir, même si on les met dans nos jardins pour notre plaisir et qu’on les trafique pour essayer de les maîtriser et les rendre encore plus rose. Les roses de nos pépiniéristes ne sont pas venues de rien... il y a bien eu des choses qui sont devenues des roses... quand on laisse une rose devenir sauvage, elle redevient un églantier... quand il n’y a plus la main de l’homme pour la tailler et enlever les gourmands, les pieds de source alors elle reprend sa dimension de plante. C’est ça l’apparaître... ’’il y a’’. L’apparaître, il a à voir avec la venue en présence qui n’est pas l’activité d’un humain. Les choses ne sont pas là parce que nous les voulons. Quand on est dans l’idée que les choses sont là pour nous et bien, on arrache les mauvaises herbes... ça doit nous arrêter ! Je n’arrache pas les mauvaises herbes, j’arrache les herbes qui encombrent et qui empêchent de pousser les herbes que je connais et que je vais manger. Faire un jardin c’est décaniller, maîtriser tout un paysage... c’est en faire une production, c’est mettre en rang la nature, la maîtriser. « Pour autant qu’il se lève » physis « en entrant dans le désabritement » alethéïa. On est dans la manière de venir en présence, ce n’est pas forcément être vrai dans le sens de juste ou de vérifier... entrer dans le désabritement, venir à la lumière comme la graine se désabrite.

J. - Vous employez donc, dans votre titre, le mot « phénomène » au sens grec ?

Il l’avait entendu au sens kantien. Quand je pense le phénomène à partir de Kant, je ne le pense pas à partir de Heidegger. Il a fallu Kant pour qu’il y ait Heidegger... et il a fallu les Grecs et le mot phanestai pour que l’on puisse penser Phénomène... c’est entendre comment tout ça participe d’un mouvement, tout un chemin de pensée... le procès. On a jamais pensé l’être, de tout temps l’être a été oublié... repenser le passé c’est entendre sa provenance, sa richesse... le passé n’est pas terminé, sans cesse il nous dépasse, il nous appelle à notre présence. On sort de l’idée qu’il y a une évolution dans la pensée, qu’avant on était des primates et que maintenant on est des êtres évolués. On est tous des vandales, selon les époques on ne vandalise pas les mêmes choses... on est pas dans une progression où on devient un peu plus fins et perfectionnés, on est des rustres et pourtant on regarde les primitifs comme des rustres... ils avaient simplement un égard pour autre chose que ce vers quoi on a égard... peut-être qu’ils pétaient et qu’ils rotaient mais ils avaient d’autres manières de faire et que peut-être ... péter et roter, n’est pas forcément manquer d’égard. En chine et en Inde les gens crachent par terre... et ce n’est pas dégueulasse ! Notre tendance design c’est que si j’achète un truc, il doit être nickel au prix de le nettoyer avec un produit chimique et ôter toute trace de présence humaine et du temps. Et là, ça va repartir. D. - Oui et non. Oui, dans la mesure où pour moi le nom de « phénomène » ne nomme pas les objets en tant qu’objets, et encore moins ces derniers comme objets de la conscience, ce qui veut toujours dire de la conscience-de-soi.


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