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Compte rendu 9 la parole....


Compte rendu n°9 - D’un entretien de la parole - de Martin Heidegger - Corinne Simon, Frédérique Remaud, Marie-Christine Chartier, Edith Blanquet - Rouffach - Mai 2019 – p. 107 à 113

« J. - Ainsi nous sommes en fait restés sur le chemin de l’entretien D. - Et sans doute uniquement parce que, sans bien le savoir, nous prêtons oreille à cela qui, seul, laisse réussir un entretien, et que vous avez nommé... J. - cet indéterminé qui détermine, qui donne le ton alors qu’il ne l’a pas reçu d’ailleurs (jenes unbestimmte Bestimmende)... »

jenes unbestimmte Bestimmende : Quelque chose qui vient frapper, appeler à une tournure, cela qui nous intone et qui est intonant, qui donne le ton… L’ouvert… Le comprendre chez Heidegger est toujours une manière d’être disposé et de s’y entendre. Le phénomène de la présence c’est toujours entente : ça me parle, ça me donne à entendre, ça me dit quelque chose, ça m’appelle à répondre selon une tonalité, ça donne un ton... par où je vais prendre place. De ce point de vue là, c’est un indéterminé qui détermine... un rien, un ouvert qui donne le ton et pas à partir de la conscience présupposée de l’humain. C’est là où est la différence avec Husserl. En aucun cas il y a une conscience première ou une conscience qui est déterminante. C’est un rapport de présence, c’est toujours cette ouverture, une manière d’avoir déjà pris place et de prendre part qui donne ton et pas un rapport de centralité où de primauté, de premier par rapport à un second, de causalité. C’est ça qui est le plus dur à comprendre !

«  J. - cet indéterminé qui détermine, qui donne le ton alors qu’il ne l’a pas reçu d’ailleurs (jenes unbestimmte Bestimmende)... D. - ... auquel nous laissons intacte la voix de sa parole interpellante. J. - Au péril que cette voix, dans notre cas, soit le silence même de la paix (die Stille). D. - A quoi pensez-vous à présent ? J. - Au même que vous, au déploiement de la parole. D. – C’est ce qui, le déterminant, donne le ton à notre entretien. Mais en même temps, il ne nous est pas permis d’y toucher. J. - Certes pas, si vous entendez par là le mouvement d’étendre la main pour saisir, au sens de la saisie qu’effectuent les structures conceptuelles de la pensée européenne. » Die Still : tranquille Tenir l’ouvert, tout en sachant que ça nous appelle à penser. Par ex cet examen de santé : ça appelle à penser, et ne pas s’arrêter sur une pensée, ne pas essayer de saisir : begriefen et de savoir qu’à chaque fois je ne peux que me laisser goûter... que cette saveur est ouverte sans cesse, et que justement s’y tenir c’est ne pas conclure, c’est ne pas maîtriser . C’est ça notre posture, quand on parle de l’angoisse, des questions d’existence, la question de la solidarité, de quelle manière elle s’exerce… Quand je dis qu’elle s’exerce pas, c’est le 1er mouvement mais aussitôt je dois le réouvrir : de quelle manière on exerce une solidarité ? Peut-être pas celle qu’on avait prévue. Et c’est très difficile de s’y reprendre à chaque fois. C’est à dire revenir à ce qui nous interpelle : comment sommes-nous appelés à prendre part, ensemble ?

« D. - Mais ce n’est même pas cela, bien sûr, que j’ai dans l’idée. « Maison de l’être », cette tournure ne livre pas non plus un concept pour l’essence de la parole - au grand dam des philosophes, dont la mauvaise humeur ne trouve plus, dans des tournures de ce genre, que ruine de la pensée. J. - A moi aussi, votre tournure « maison de l’être » me donne beaucoup à penser, mais pour d’autres raisons. C’est parce que je sens qu’elle touche au déploiement de la parole, mais sans lui porter atteinte. Car s’il demande que nous laissions sa voix à ce qui, déterminant, donne le ton, cela ne signifie nullement que nous n’ayons pas à nous mettre pensivement en quête du déploiement de la parole. Ce qui tranche et décide, c’est seulement la façon dont cela est tenté. » Nous sommes dans : affiner ce qu’est-ce qu’un entretien, qui questionne la parole… un entretien au sens de prendre soin, d’entretenir... la parole.

D. - ... auquel nous laissons intacte la voix de sa parole interpellante. P. - Au péril que cette voix, dans notre cas, soit le silence même de la paix » La manière dont avoir à être, être contraint d’exister nous appelle, c’est en ne disant rien, un rien qui n’est pas le néant… Ce rien, c’est un faire silence dans le sens où une question invite d’abord à se taire pour ouvrir à la dimension de quelque chose qui se pose tranquillement. Le Tranquille c’est pas forcément confortable, nous ne sommes jamais tranquille... tranquille c’est aussi quelque chose de périlleux. Ça évoque la différence entre la sérénité et la joie ! Dans la sérénité il y a quelque chose d’une manière d’être qui se laisse questionner et qui peut trouver des moments où c’est pas douloureux, mais c’est pas joyeux… C’est autre qu’une émotion. C’est quelque chose qui ne donne pas une émotion, qui m’appelle à me prendre pour quelqu’un… qui n’est pas confortable . Et la paix ? die Stille : c’est le tranquille ! toujours une forme de la patience, du pathein, de la tournure = manière de dire la tonalité, être toujours tourné, intoné, donc. C’est une forme de ça. Un silence c’est un dire... se taire c’est une manière de dire. C’est ne pas saisir, ne pas conclure, ne pas maîtriser… Se taire, c’est toujours sur fond de quelque chose qui dit : je me retiens de dire ça, je me retiens, d’arraisonner... C’est chaque fois se reprendre... se dire : je me suis accrochée à quelque chose, je lâche. Et lâcher ce n’est pas laisser faire et ce n’est pas "tout" lâcher. Lâcher c’est une position d’accueil ; c’est ça qui est compliqué. Ce qui surprend, c’est que ça dise que c’est un péril. Le silence même de la paix… Est-ce que le péril amène à sentir par le silence quelque chose de confrontant ? Le péril pourrait amener à quelque chose d’autre que lui-même ? Est-ce que le péril est une posture ? Ce qui est périlleux c’est ce qui me fait éprouver que ça me fait vaciller, que je doive trouver un équilibre… Ça appelle à prendre la mesure de comment on se tient. C’est à dire la façon dont on est tourné. Le péril, en ce qui concerne l’humanité de l’homme, est à la fois la question présente et périlleuse à notre époque… qui se présente à notre guise d’une façon qui est périlleuse, vertigineuse, qui ne va pas de soi… Puisqu’on va dans ce péril, ça nous amène dans un espace de l’humanité qu’on n’apprivoise pas habituellement. Le péril est en fait une manière d’être, une posture, une tournure… qui nous interpelle en terme de « qu’est-ce que c’est être ? », quelle forme ça va prendre là, maintenant ? Le silence : Au péril que ce soit ça, plutôt qu’autre chose : toujours rapport ! Rien de supérieur, rien de hiérarchisé. Dans la question de la métaphysique, on est toujours en train de hiérarchiser, d’attribuer des valeurs suprêmes ou inférieures, de compter. Avec Dasein, il n’y a pas de primauté, rien n’est premier puisqu’il n’y a que des rapports, tensions à y être-le-là. Ça m’évoque dans les principes de champ, le principe de possible rapport pertinent. Ex : « la solidarité se dit mais ne s’exerce pas » : Peut-être elle s’exerce sur le mode du bavardage et alors comment faire pour qu’elle s’exerce sur le mode du faire qui engage ? Là ça s’ouvre autrement, mais je n’ai pas toujours cette délicatesse, eu égard à la parole, pour veiller à ce que je dis, d’une manière qui ne condamne pas !! Si je dis : « la solidarité s’exerce dans la parole pas dans l’acte » : j’ai séparé, j’ai conclu ! Et comment voir que la parole qui s’exerce sous le mode de la solidarité prenne sa dimension sur le mode de l’action… ça dit la même question mais ça ne la dit pas d’une manière qui ferme, ça la prend en soin. C’est là où nous devons prendre garde de l’inouï de ce que nous avons dit ! Le « comment » est une posture qui fait pousser « rapport »,, appel à prendre part, ce n’est pas une attitude déjà construite d’un ego et d’un autre, individués préalablement. Donc le déterminant : la parole, dans le sens où quelque chose nous appelle à être, et que nous sommes toujours déjà étant, toujours déjà né et en marche vers la mort. On ne peut que s’incliner, se rapporter, mesurer cet écart, on ne peut qu’étendre la main et accueillir. On ne peut pas prendre, il n’y a pas prise ! Nous ne sommes pas pré-éminent ! Pas de conscience première et la parole n’est pas la fonction d’un cerveau ou d’une conscience. Chez Husserl elle l’est encore, comme toute la conception de la psychopathologie européenne l’est d’évidence. Et on s’expose, quand on parle de « maison de l’être », à être jugé comme ruinant la pensée, puisque la pensée doit être conceptualisante. « Maison de l’être » n’est pas mesurable, pas quantifiable… donc ça n’a pas de valeur, c’est de la poésie !! Et la poésie n’est pas prise comme une forme sérieuse de faire apparaître, mais comme une forme péjorée, subjective… Livre : La couleur de la parole, Hadrien France-Lanord. Rapports entre la pensée de Cézanne et celle d’Heidegger. (Heidegger a écrit sur Cézanne…) Heidegger est philosophe et s’intéresse à la poésie, cherche autour de la peinture, des gestes, des liens entre la parole et la musique… Donc « maison de l’être » amène à penser, mais ne saisit pas, comme la poésie amène à penser, manière de suggérer... et c’est ce qui fait que ça se met en mouvement. Ça appelle à regarder ! Utiliser « maison de l’être », ça donne un ton, ça nous appelle, ça nous amène à nous y tenir de manière méditative. Et « Ce qui tranche et décide, c’est seulement la façon dont cela est tenté. » Il dit qu’il n’y a pas quelque chose qui est bien ou mal, mais des manières de dire propices à préserver le déploiement de la parole, et d’autres propices à le maîtriser ! Il s’agit de savoir ce que l’on fait, de se décider en conscience, d’en prendre responsabilité, d’en prendre charge ! Ce rapport : en Gestalt-thérapie, quand on travaille à partir de la posture phénoménologique, on s’intéresse au comment d’un déploiement. On n’a pas l’idée qu’il y a une manière de se déployer qui serait juste, vraie, conforme à l’idée que j’en ai. Le vrai est ce qui va sonner… ça accorde faveur de monde… ça nous y accorde. Et dans le milieu psy, le vrai est souvent ce qui correspond, est conforme à l’hypothèse que j’en ai préalablement. « Si je fais ça, c’est parce que… je ne veux pas faire autre chose… » (sous-entendu qui est ce que tu (psy) attends que je fasse…) Ex de ce M. qui dit qu’il n’a plus envie de vivre : forme langagière qui pourrait être mélancolique… « Je ne veux plus de cette société… » Le travail se fait autour de : Qu’est-ce que ça veut dire vouloir ou pas ? Est-ce bien la question ? A quelle place je me mets quand je prétends ou pas vouloir ? Quels sont les verbes qui seraient plus propices ? C’est à dire que quand je dis : « je ne veux pas » et que je le mets en rapport avec « je dois » ou « il m’est donné de … », ce travail de rapport invite petit à petit à modifier la saveur et la tournure, à l’enrichir… Et mon travail de thérapeute est d’enrichir ça. Et dans cet enrichissement, il y a quand même, à un moment, l’angoisse, qui fait partie de l’humain ! Comment éprouver que l’angoisse, en soi, c’est que nous avons à nous déterminer, vertigineux. Ça devient pathologique quand, d’avoir à se déterminer produit une intensité souffrante qui me fige, qui fait que je ne peux plus manger, plus dormir… et qui met en péril le vivant que je suis. C’est là que nous intervenons dans la pathologie. Mon travail n’est pas d’éradiquer l’angoisse mais d’amener à prendre charge de ces questions, comment vieillir, je ne veux pas de ça… Et quand je l’ai dit : qu’est-ce que ça ouvre ? Et comment je chemine avec ça… Mon travail est de tenir une manière de se poser qui ne trancherait pas ! C’est tenter quelque chose sans arrêter, sans conclure, sans décider pour… Sinon ça renforce l’agrippé, le Begrief, le concept… regarder et accueillir en quelle façon on s’est toujours déjà agrippé : accueillir la prise et relâcher /ouvrir à partir de là …)

« D. – C’est pourquoi je rassemble mon courage pour une question qui m’agite depuis longtemps et à laquelle votre visite inattendue, à présent, quasiment me contraint. J. - Ne misez pas trop sur mon pouvoir de suivre vos questions. Notre entretien m’a entre-temps appris à voir plus distinctement combien inconsidéré encore est tout ce qui regarde le déploiement de la parole. D. – D’autant plus que pour les peuples d’Extrême-Orient et d’Europe tout ce qui concerne le déploiement de parole (et non seulement les langues) est de fond en comble autre. J. - Autre aussi le « déploiement » même, ainsi que vous le nommez. Comment, alors, notre méditation va-t-elle trouver son chemin jusqu’à l’espace libre ? D. - D’autant mieux que dès le départ nous n’aurons pas exigé trop. C’est pourquoi je me permets d’abord de vous soumettre une question tout à fait provisoire. J. - Je crains qu’il ne soit déjà à peine possible de répondre à cette première question si nous ne laissons pas de côté le péril de notre entretien. D. - Cela ne peut être, car nous allons droit sur ce péril. J. - Posez donc votre question. »

Je rassemble mon courage… Ne misez pas trop sur mon pouvoir de suivre vos questions… combien inconsidéré encore est tout ce qui regarde le déploiement de la parole. Plus je m’incline là-dessus, plus je mesure l’inexploré, l’ouvert… et ma misère. Cette question de la parole est délicate à aborder, elle m’échappe, elle m’éprouve grandement… Si je veux y aller, cela m’expose à une position périlleuse. C’est toujours une prétention, et la prétention me met en chemin… me permet juste de m’incliner… Sans cesse, dès que j’ai anticipé une forme, il faut rouvrir ! Et ce n’est pas la question de laisser le péril de côté, le péril n’est pas quelque chose, pas une forme. C’est d’y être ! Le comment de cette tentative : couleur, tournure, manière… une façon ! Comment, alors, notre méditation va-t-elle trouver son chemin jusqu’à l’espace libre ? Notre : plus d’un… Comment cet appel de la parole, et cette manière de prendre soin d’un déploiement salutaire de la parole va trouver un chemin jusqu’à l’espace où nous prendrions place ? Jusqu’à être, attribution de l’espace (raumen), jusqu’à ce que ça libère place… et que cette manière de prendre place soit libérante… épaisseur poétique ! Espace : prendre place, prendre part : une guise du souci. Dasein est mondialisant, il est spatialisant. Ménager du libre : pour pouvoir aller vers sa possibilité suivante d’être d’une manière qui n’aurait pas déjà pré-déterminé par avance. Une position d’interpellation dans laquelle je vais peu à peu prendre part : ça nous appelle l’un l’autre. Je ne suis pas dans une position d’expertise, ni dans une conscience : j’ouvre quelque chose ! Je veille à trouver une manière de répondre et de cheminer qui ne prenne pas position mais qui appelle à prendre place ! Place et pas position ! Prendre position, c’est arraisonner, c’est s’arrimer à quelque chose.

«  D. – Qu’entend le monde japonais par « parole » (Sprache) ? En une question plus prudente : avez-vous en japonais un mot pour cela que nous nommons « parole » ? Sinon, comment faites-vous l’épreuve de ce qui, chez nous, s’appelle « parole » ? » En allemand Sprache : plus large que parole : ce qui est dit, la manière… Rede : discours Sage : le dire… En français, c’est plus maitrisé. « J. - Cette question, personne ne me l’a encore adressée. Il me parait aussi que, chez nous, dans notre monde, on ne prête aucune attention à ce que vous venez de demander. C’est pourquoi il me faut vous prier de me consentir quelques instants de réflexion. Le Japonais ferme les yeux, baisse la tête et plonge dans une longue méditation. Celui qui demande attend, jusqu’à ce que son hôte reprenne le fil de l’entretien. Il y a un mot japonais qui dit plutôt le déploiement de la parole, plus qu’il ne se laisse utiliser comme nom pour le parler et la parole. » Mot qui dit déploiement, plus qu’il ne se laisse utiliser ( arrimer comme un outil.) comme nom pour le parler et la parole : ce n’est pas substantivé ! Chez nous tout est substantivé ! Nous pensons dans l’ordre de la division et de la séparation de l’individu.

« D. – C’est cela même que demande ce dont il s’agit, si tant est que le déploiement de la parole ne peut pas ressortir de l’ordre de la parole. Il en va de même d’ailleurs avec la tournure « maison de l’être ». J. - De tout à fait loin, je sens une parenté de notre mot - celui qui à présent m’est venu à l’esprit - avec votre tournure. D. - Elle se borne à faire-signe1 vers le déploiement de la parole. J. - Il me semble que vous venez là de prononcer un mot clé, quelque chose comme le mot de l’énigme. Note 1 : Nous voici face à l’échec le plus patent d’une traduction. Tout le présent livre de Heidegger laisse littéralement sur place la notion de signe (cette notion qui, durant l’histoire de la Métaphysique, est la clef pour comprendre la parole). Et voici que, traduisant le mot sur lequel la pensée prend appui pour délaisser le signe, nous ré-introduisons le mot de signe ! Le mot allemand est Wink. Mot parfaitement courant, par lequel l’allemand dit tout geste (à propos du geste, n’oublions pas qu’il ne se comprend que si on le voit non comme l’extériorisation d’un « comportement », mais comme recueil d’un laisser-apparaître) - tout geste, donc, qui donne à voir. Le verbe winken (faire un tel geste) - au sens de la chanson de geste !! - dérive d’une racine qui a donné en langue franque wingjan, qui se retrouve en français avec guigner. Le sens premier de guigner, en effet, n’est pas « regarder à la dérobée, envieusement », mais « faire signe de l’œil à quelqu’un. - le clin d’œil est un exemple de Wink (voir W. von Wartburg, Franzôsisches Etymologisches Worterbuch, Bd. XVII, Bâle, 1966, p. 589 sqq.). Le guignon -mauvais œil- garde entière chez nos poètes cette idée d’un regard qui non seulement donne à voir, mais donne forme à tout un destin. Mais winken est plus large. On peut winken avec la main, par exemple en faisant le geste pour faire approcher ; on peut aussi faire comprendre qu’un danger approche. Bref, winken, c’est dire sans paroles, mais « directement » avec le corps. C’est corporer. D’où une geste ! Partout, dans ce livre, winken et Wink ont été traduits par faire-signe et signe que l’on fait ou que l’on donne. En ce qui concerne les développements de Heidegger lui-même, voir p. 22, et p. 188. Il sera bon, lisant cette traduction, d’aussitôt effacer l’idée de signe, pour penser à ce qui vient se montrer, et qui est infiniment plus immédiat que tout signe. » Ce qui vient à se montrer : phénomène. Elle se borne à… ce qui vient se montrer, donner direction, appeler direction… C’est la difficulté de la traduction ! Donc faire signe = appeler à. La manière du japonais de répondre est qu’il médite, qu’il reprend le mot et l’affine, et pas de répondre. De quoi tu me parles ? De quoi est-il question ? Comment je me laisse appeler ? Distinction entre déploiement, qui est à l’oeuvre et pas d’un substantif, de quelque chose qu’on a arrêté. Il y a une manière de tourner la langue, d’être tourné… qui lui parle et qui permet de créer une communauté avec le japonais. On ne sait pas quel mot : mais il pense à quelque chose. On ne peut que l’éprouver ! Ça interpelle mais il n’y a pas de bonne réponse ! La bonne réponse : le substantivé qui serait juste ! Elle est dans la manière de s’y tenir. Ça amène à une autre manière d’ouvrir la question de la vérité : il n’y a pas de bonne réponse à trouver, il y a une énigme.

« D. - Alors, faire signe serait le trait fondamental de tout mot. J. – C’est seulement à présent, au moment où vous parlez du faire-signe (le mot ne m’était pas venu), que se précise pour moi ce que je présumais déjà en lisant votre Lettre sur l’humanisme et en traduisant en japonais votre conférence sur l’hymne de Hölderlin Rentrée. A la même époque je traduisais la Penthésilée de Kleist et son Amphitryon. D. - La parole de la langue allemande, dans tout son déploiement, a dû venir là sur vous comme un torrent. J. – C’est ce qu’elle a fait. Et pendant la traduction, j’avais souvent l’impression d’aller et venir entre des déploiements de parole distincts, et pourtant de telle sorte que parfois une lueur venait m’illuminer en me faisant pressentir que la source du déploiement des paroles radicalement distinctes était la même. D. - Vous ne cherchiez alors pas un concept universel où les langues européennes et extrême-orientales auraient pu trouver leur commun dénominateur. J. - Absolument pas. Et maintenant que vous parlez de faire-signe, ce mot libérateur m’encourage à vous dire le mot qui, pour le déploiement de la parole, nous le... comment dirai-je... D. - peut-être : nous le rend présent en nous en faisant signe. J. – C’est cela, en plein. Mais du même coup, j’ai grand-peur que caractériser la tournure « maison de l’être » comme un faire-signe nous entraine, vous et moi, à développer la représentation du faire-signe en une notion directrice (Leitbegriff) où nous empaquetterions tout. D. - Cela ne doit pas avoir lieu. J. - Comment allons-nous l’empêcher ? D. – L’empêcher au sens d’une totale exclusion, cela est impossible. J. - Pourquoi pas ? D. - Parce que la manière qui consiste à représenter conceptuellement va trop facilement se nicher dans tous les modes d’expérience humains. J. - Même là où la pensée pense en un certain sens sans aucun concept ? D. - Même là. Souvenez-vous seulement : comme vous étiez facilement amené, sans bien vous en rendre compte, à reconnaître l’interprétation esthétique de l’Iki comme faisant droit à ce dont il s’agit, bien qu’elle repose sur la représentation européenne, c’est-à-dire métaphysique. J. - Si je vous comprends bien, vous voulez dire que le mode de représentation métaphysique est d’un certain point de vue incontournable. D. - Kant, à sa façon, a clairement vu cela. J. - Et cependant nous ne mesurons que rarement la portée de cette vision. D. - Parce que Kant n’avait pas le pouvoir de la déployer en sortant de la métaphysique. La domination intacte de la métaphysique s’organise même là où nous ne l’attendons pas - dans le parachèvement de la logique en logistique. »

Toute la question de comment on peut sortir de ça ou pas ? Est-ce qu’on peut maîtriser ou pas ? On ne peut pas en sortir, ni y entrer, on y est toujours déjà. On doit composer avec ça, s’incliner, vouloir entendre ! Sans cesse remettre le métier à l’ouvrage. « Même là où la pensée pense en un certain sens sans aucun concept ? D. - Même là… » A partir du moment où il y a une pensée, ça saisit ! Toute pensée est une manière d’avoir déjà pris part, d’avoir pris sens… Je prends un parti pris, le parti pris des choses… Ça ne peut pas être maîtrisé, c’est toujours à l’insu. Si je voulais le maîtriser, et si j’avais l’idée qu’on pouvait en sortir, ça poserait encore plus la pré-éminence de la conscience et la toute puissance de la raison. C’est s’incliner devant le jaillissement du rendre raison mais qui sans cesse m’appelle à être partial et à revenir, à reconduire, prendre et déprendre, laisser couler, accueillir encore plutôt que se cramponner. Quand on parle de représentation, on est vraiment dans l’ordre de la conscience. La représentation est mentale. Dans la conscience se représente ce qui se présente dans la réalité. Noumène/phénomène. Noème/noèse : variations noético-noématiques. « Le parachèvement de la logique en logistique ». La logistique technique, la logistique de tout : tout est pris comme une dimension technique. Dans la logique, on est dans des questions de logistique. La logique « legein » est devenue logique « catégorie de l’entendement, les discours, les règles pour construire la pensée… » C’est devenu problèmes de logistique, problèmes pratiques. Technique de résolution de problèmes, technique de gestion du stress... Reprogrammation neurolinguistique, déconditionnement, gestion des addictions…

« J. - Vous y voyez un processus métaphysique ? D. - Bien entendu. Et l’attaque contre le déploiement de la parole qui se dissimule dans ce processus - peut-être la dernière attaque venant de ce côté - reste inaperçue. J. – D’autant plus soigneusement nous faut-il veiller les chemins qui mènent au déploiement de la parole. D. - Il suffirait déjà de réussir à tailler ne serait-ce qu’un sentier latéral menant à ces chemins. J. - Que vous parliez de faire-signe me paraît indiquer une piste vers un tel sentier. D. - Pourtant même parler de faire-signe risque déjà trop. J. - Nous ne comprenons que trop bien que quelqu’un qui pense aimerait mieux retenir le mot qui serait à dire - non afin de le garder pour lui-même, mais au contraire pour l’offrir en contrepartie à ce qui est digne d’être pensé. D. – C’est la bonne réponse au faire-signe. Les façons d’indiquer qu’a le faire-signe sont riches en énigmes dont il faut trouver le mot. Elles nous font le signe de l’accord. Elles nous font signe de refuser. Elles nous font signe en nous attirant vers cela depuis quoi, inopinément, elles se portent jusqu’à nous. »

La manière dont la parole fait signe, c’est sur le mode du silence ; elle se refuse dans le sens qu’elle se retire à toute prise ; elle ne dit rien, ce qui n’est pas le néant, ce qui entretient la question, ce qui prend soin de la question, car ça ne nous laisse pas en paix. Ça nous appelle...et nous appelant, ça nous accorde faveur de monde.

« J. - Vous pensez donc le faire-signe dans son appartenance, en commun, à ce que vous élucidiez tout à l’heure sous le nom de « geste » (Gebärde). D. – C’est cela même. J. - Faire-signe et gestes, d’après vos indications, sont distincts de signes et chiffres - toutes choses qui sont originaires de la métaphysique. D. - Faire-signe et gestes appartiennent et ont place dans un tout autre espace de déploiement, si vous me permettez ce nom qui pour moi aussi est insidieux. J. - Ce que vous laissez entrevoir me confirme dans une conjecture que j’ai longuement entretenue. Votre tournure « maison de l’être », il n’est pas licite d’en prendre note comme d’une image rapide, au fil de laquelle on pourrait ensuite fantasmer à sa guise - ainsi par exemple : maison, habitacle édifié n’importe où d’abord, dans lequel l’être serait casé comme un objet transportable. D. - Cette représentation s’écroule, à peine pensons-nous au double sens, mentionné tout à l’heure, du mot « être ». Dans la tournure qui nous intéresse, je ne vise pas l’être de l’étant, l’être représenté métaphysiquement, mais au contraire le déploiement de l’être, et plus explicitement le déploiement duplice d’être et étant - cette duplication toutefois dans la mesure où elle est digne de pensée (Note : Duplication traduit Zwiefalt (Zwie = deux ; falt = pli).) » Être est toujours étant, pour l’humain. La manière dont être nous appelle nous a déjà accordé présence d’être, toujours déjà né... Ce que la métaphysique a essayé de raisonner autrement, avec l’idée que l’être est le plus général et l’étant est le particulier, pas digne d’intérêt. Et ça a découpé être et étant. On a cherché à définir l’être : la cause première, le plus fort, le créateur…

«  J. - Si nous portons attention à cette remarque, alors la tournure « maison de l’être » ne peut plus devenir une formule à l’emporte-pièce. D. – C’est pourtant ce qu’elle est déjà devenue. J. - Parce que vous demandez trop à la façon de penser d’aujourd’hui. D. - Trop, oui, trop à quelque chose qui n’est pas encore mûr. J. - Vous voulez dire à ce point mûr que, comme les fruits, cela tombe de l’arbre. Il me semble que de tels mots, il n’y en a pas. Et un dire qui s’attendrait à cela ne répondrait pas au déploiement de la parole. Vous êtes bien le dernier à tendre et à prétendre à un tel dire. D. – C’est trop d’honneur. Je puis vous renvoyer le compliment en présageant que vous êtes plus proche du déploiement de la parole que tous nos concepts. J. - Non pas moi, mais le mot que vous m’avez demandé, ce mot qu’à présent, un peu encouragé, je n’ai plus le droit de vous faire attendre. D. - Pourquoi hésitez-vous, si vous êtes encouragé ? J. - Ce qui m’encourage me fait aussi hésiter. D. - A cette remarque je vois que le mot non encore prononcé et que vous réservez pour le déploiement de ce que nous nommons « parole » va nous apporter une surprise à laquelle même à présent nous ne nous attendons pas. J. - Il se pourrait. Cependant, cette surprise qui vous atteint si carrément, tout comme elle me tient depuis votre question, cette surprise a besoin d’étendre dans toute sa largesse son battement. D. – C’est pourquoi vous hésitez. J. - Encouragé par votre indication, selon laquelle la parole est faire-signe et non signe au sens de la simple signification*. D. - Pour faire signe, il faut le plus large espace de battement… J. - …où les mortels ne peuvent que lentement aller leur train. D. – C’est cela que notre langue nomme « hésiter ». L’hésitation a vraiment lieu quand ce qui est lent est porté par la pudeur. Voilà pourquoi j’aimerais ne troubler votre hésitation par aucune précipitation hâtive. » *Note : En cette phrase éclate la nécessité d’écouter au-delà des mots. Il s’agit en effet de distinguer soigneusement la signification (Bezeichnung : doter quelque chose de son signe) et le faire-signe (Winken : donner à voir dans un geste, lui-même porté par l’entièreté de la situation).

Il y a quelque chose qui se passe entre eux, une approche qui devient attendrissante. Si on s’arrête sur l’être casé comme un objet transportable, on fait la distinction entre l’être et l’étant. La duplicité d’être et étant n’est pas respectée puisqu’on les sépare. On fait de l’être un quelque chose. On ne vise pas l’être de l’étant, l’être représenté métaphysiquement, on vise un déploiement de la parole, donc qui a à voir avec présence d’être. Le risque serait que dès que je dis, ça devienne une formule à l’emporte-pièce ...comme on va dire qu’il y a un Dasein intérieur ou « je suis phéno » qui ne veut rien dire mais qui est devenu une formule et un faire valoir pour l’ego ! Il dit que de toute façon on doit faire avec ça, que c’est forcément une formule mais pas un péjoratif, c’est ça l’époque. Il aimerait que ça soit autrement même si c’est ça qui vient. Heidegger, comme nous aussi, aspire à faire entendre quelque chose, faire cheminer quelque chose. Et quand on fait ça on s’expose au risque d’être l’origine d’un changement de pensée, d’être le philosophe de l’époque, le thérapeute machin truc... On a tous cette tension contre laquelle on doit se préserver, s’incliner, lutter… couper la tête de l’ego qui sans cesse repousse…et c’est jamais fini. Et cela, dans un contexte où, ce qu’il essaye d’ouvrir là témoigne d’une époque où lemoment propice pour faire entendre ça n’est pas mûr, n’est pas encore là, et le danger est de vouloir tirer le moment propice…de le faire venir, d’en être l’auteur. Si quelqu’un s’attendait à ce que ce soit propice, il ne répondrait pas au déploiement. C’est le paradoxe : à la fois j’aspire à ça et pour aspirer à ça, il faut que j’attende sans espérer ni désespérer que ça vienne, sinon je suis dans la maîtrise, et je suis dans la position centrale de vouloir que ça arrive.

J. - Vous voulez dire à ce point mûr que, comme les fruits, cela tombe de I’arbre. Il me semble que de tels mots, il n’y en a pas. Et un dire qui s’attendrait à cela ne répondrait pas au déploiement de la parole. Vous êtes bien le dernier à tendre et à prétendre à un tel dire. D. – C’est trop d’honneur. Je puis vous renvoyer le compliment.... Certes, il tend vers ça, il prétend ça, mais il ne se leurre pas : il est aussi conscient qu’il est un humain ! Il lui dit que lui aussi il tend vers ça puisqu’il entend ce dont il en retourne. Et en même temps il ne peut pas s’y tenir, c’est une position intenable. Il y a tout un jeu d’égard délicieux et pas juste des échanges de politesse.

J. - Non pas moi, mais le mot que vous m’avez demandé, ce mot qu’à présent, un peu encouragé, je n’ai plus le droit de vous faire attendre. Il y a tout ce travail de trouver cette place en essayant chaque fois de mesurer la portée, la puissance du concept et de la posture métaphysique et d’essayer de s’en écarter, tout en sachant qu’on y est toujours dedans. D’où l’hésitation : D. - Pourquoi hésitez-vous, si vous êtes encouragé ? J. - Ce qui m’encourage me fait aussi hésiter. D. - A cette remarque je vois que le mot non encore prononcé et que vous réservez pour le déploiement de ce que nous nommons « parole » va nous apporter une surprise à laquelle même à présent nous ne nous attendons pas.

La façon dont ça se pose, ouvre à quelque chose qui ne pas va apaiser, qui va maintenir le mouvement, puisqu’il s’agit de maintenir le déploiement. Si ça apaisait, ça donnerait l’illusion de stopper le déploiement. Pour le poser ce mot, il y a des conditions pour le dire... c’est pas que je ne veux pas dire, c’est qu’il faut laisser endurer. Et au cours de ça, on mesure que la parole est faire signe, appelée à, donnée à entendre. Elle est pas une signification qui serait contenue dans elle qu’il s’agirait d’ouvrir comme à partir d’un dictionnaire. Il y va chaque fois, pas simplement de la signification d’un mot mais d’une manière d’être mondain. Il s’agit de surtout pas troubler l’hésitation mais au contraire de la porter ensemble ...ce qui est pas simple et qui ouvre à la question de l’égard , de la pudeur* (*note : il s’agit ici de la même pudeur. Pudeur est un nom pudique. Il dit seulement le mouvement de recul – et non devant quoi a lieu ce mouvement. Car devant cela, on ne peut que détourner le regard. Si l’on peut, après longue hésitation, regarder en face, alors a lieu ce que Hölderlin nomme le « regard décent », regard d’Aphrodite ; alors devient possible la verecundia latine : servir et garder comme il faut, c’est à dire à l’exacte distance, ce qui, sans cela, irrémédiablement s’enfuit.) Il y a des choses qui invitent à baisser les yeux. Et dès qu’il y a rencontre, il y a cette gène. Retrait, égard, pudeur…


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