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"En guise d’ouverture interpellante suite àl’article de V. Béja"


EN GUISE D’OUVERTURE INTERPELLANTE SUITE à L’ARTICLE DE VINCENT BEJA

( Article publié dans la revue de la SFG « Gestalt-thérapie ») Edith Blanquet Décembre 2003

« Le monde n’est jamais : il devient monde au cœur de tout ce qui a lieu. Dans l’évidence de l’espace ouverte à même le plus quotidien, l’homme l’habite dans son aventure. Qui n’est point l’errance d’une subjectivité solitaire ni le projet de l’objectivité commune. La présence de l’homme est amenée à son être dans une existence hors de soi. » H. Maldiney « Aux déserts que l’histoire accable » P.85

J’ai lu avec attention l’article paru dans le N° 24 de la revue « Gestalt », intitulé « l’impasse existentielle ; éléments pour une transition paradigmatique ». Cela a ouvert en moi l’hypothèse d’un malentendu au point que je souhaite en reprendre quelques thèmes à fin d’entreprendre une rencontre interpellante tant avec son auteur qu’avec ses lecteurs. J’espère que chacun d’entre nous y trouvera matière à nourrir sa réflexion et entendra cet écrit comme une invitation à poursuivre les échanges.

Il est bien entendu pour certains d’entre vous que mes travaux de recherche visent à reconduire la théorie du self à la lumière de la phénoménologie et plus particulièrement des travaux de Martin Heidegger et Henri Maldiney qui sont pour moi deux « grains de sables » me tenant en haleine et en élaboration tant leur pensée est riche et parfois difficile d’accès. Au cours de sa conférence « Sérénité », Heidegger évoque deux modes de pensées : l’un qu’il nomme « calculante » et qui caractérise notre époque et l’autre qu’il qualifie de « méditante ». Selon lui, toutes deux ne sont pas des phénomènes spontanés. Voici ce qu’il dit à propos de la pensée méditante :

« La pensée qui médite exige parfois un grand effort et requiert toujours un long entraînement. Elle réclame des soins encore plus délicats que tout autre authentique métier. Elle doit aussi, comme le paysan, savoir attendre que le grain germe et que l’épi mûrisse » (P. 137)

Vous vous demandez peut-être ce qui me conduit à cette évocation ? Juste une façon de vous inviter à prendre patience ( au deux sens du terme) pour que s’éclaire le cheminement de tels penseurs et ce que cela ouvre du côté de la théorie du self. Prendre patience prenant forme ici d’accepter de ne pas saisir tout de suite, de se laisser méditer sans conclure trop hâtivement. Mon projet est de tenter d’informer ce malentendu et de vous inviter à une pensée méditante.

Notion d’intentionnalité : Dès le premier paragraphe, il est écrit « intentionnalités individuelles ». Cette mention est certes secondaire quant au contenu ici abordé. Néanmoins j’y perçois une forme subtile de glissement : le concept d’intentionnalité n’appartient pas au langage courant et l’utiliser nous amène alors à le situer dans son champ sémantique. Il relève de la philosophie et plus précisément d’Edmund Husserl qui introduit ce concept -repris des scolastiques par l’école de Brentano- pour caractériser la conscience comme intentionnalité c’est-à-dire toujours vue de monde. Chez Husserl, l ‘intentionnalité est la conscience et cette affirmation ne se réduit pas à signifier que le sujet humain élabore des projets ou manifeste des intentions au sens d’une intention élaborée, délibérée comme, par exemple : « je vais écrire cet article ». L’intentionnalité s’entend chez lui dans un contexte plus large : elle est tension vers et se rapproche davantage de l’ad-gressere, l’aller vers au sens d’une tension ouvrante plutôt que de l’intention produite par un je raisonnant. Rabattre l’intentionnalité sur l’intention, c’est la considérer comme un produit de la conscience. Or Husserl nous convie à autre chose : Lorsque Husserl reprend Brentano et dit que la conscience est l’intentionnalité, il rompt avec la tradition définissant le sujet humain et la conscience comme une sorte de récipient. Dans la conception classique, la conscience est en quelque sorte un réceptacle passif de perceptions émanant du dehors. Cette passivité de la conscience est à entendre comme non agir : la conscience est un contenant. Avec Husserl, nous assistons à un tournant : La conscience est tension de signification et il s’agit là de bien distinguer le processus de tension vers, et l’intention employée au sens du langage courant qui est l’aboutissement de ce processus qu’est l’intentionnalité. La conscience Husserlienne est un processus ; elle est intentionnalité. Husserl développera les modalités de la visée intentionnelle qu’est la conscience qu’il nommera variations noético-noématiques

« Avoir un sens ou viser à quelque sens est le caractère fondamental de toute conscience » (Husserl : « Idées directrices pour une phénoménologie » ,P.185 )

La conscience est donation de sens et cette définition va soutenir la co-venue conscience et monde, tous « deux » inextricablement liés. Heidegger radicalisera cette notion qui chez lui deviendra ouverture : Il ne parlera plus d’ego. L’ouverture vient en rupture avec l’idée d’un sujet distinct du monde. Il serait peut-être plus adéquat de parler dans ce début d’article d’intentions individuelles ? En effet, évoquer l’intentionnalité non seulement n’ajoute à mon avis rien à ce qui est développé ici mais, je dirai même, vient dénaturer la notion d’intentionnalité en la rabattant comme produit d’un individu, ce qui devient alors un contre-sens par rapport à la pensée de Husserl.

Existentialistes, être-jeté et pessimisme d’une telle pensée : Vient ensuite dans le fil de l’article le concept de l’homme « jeté » au monde et la situation devient pour moi plus directement problématique : Lorsque je lis « homme jeté », je remarque que c’est de l’homme qu’il s’agit ici et non de l’être. Cette différence s’éclaire pour moi sur le fond du concept de l’être-jeté de Heidegger. Est-ce un choix de l’auteur de parler d’homme ? En fait le problème devient triple : d’une part être-jeté ou homme jeté, d’autre part la mention « les existentialistes » et ce qu’elle recouvre et enfin la caractérisation de ce concept comme pessimiste : L’association « homme-jeté » me fait aussitôt penser à « être-jeté ». Je ne sais si Sartre ou quelqu’un de proche a pu parler d’homme jeté ? Peut-être que Vincent Béjà ne se pose pas la question de différencier homme et être ?

Le concept d’être-jeté ne vient pas « des existentialistes ». C’est un concept élaboré par Martin Heidegger dans son écrit « Etre et temps ». Je ne crois pas que ce philosophe serait en accord avec la qualification d’existentialiste.

Selon les propos de Vincent Béjà, ce concept trouve son sol sur « l’individualisme du siècle précédent ». Mon étonnement est là très vif et j’invite celui-ci à développer ce qui lui permet une telle assertion. Selon ce que j’ai compris de ce concept, il me semble qu’il est la mise en question radicale de l’individualisme et je vous invite à consulter les sources : paragraphe 38 de « Etre et temps ».

Ensuite, page suivante (p.46), l’auteur caractérise cette pensée comme pessimiste. Certes j’ai déjà lu cela (Notamment Roustang dans son écrit « la fin de la plainte ». Ceci relève d’une méprise à mon avis et qu’il n’est pas lieu ici de développer) mais cela ne dispense pas son auteur de déplier cette qualification : en quoi elle se caractériserait ainsi ?

Un petit intermède me vient là : en Gestalt-thérapie nous savons tous que la forme est un ensemble figure-fond indissociable. Or ici, j’ai l’impression que l’auteur nous livre une figure suspendue, sans nous livrer le fond qui vient l’éclairer et d’où elle s’éclaire .

Peut-être que l’auteur, en parlant d’existentialistes généralise des pensées aussi variées que celles de Sartre, Kierkegaard, Camus –qu’il est convenu de dénommer ainsi - mais semble aussi y ajouter Husserl et Heidegger et la phénoménologie ? cela me semble moins licite. Bien que mes connaissances soient plus parcellaires dans le domaine des pensées de Sartre et Camus, je me risque à suggérer que notamment la pensée de Camus dans « le mythe de Sisyphe » peut autoriser à parler de pessimisme dans la mesure ou l ’existence y est qualifiée d’absurde. De là à relier l’analytique existentiale de Heidegger et l’absurde il y a, à mon avis, un saut difficilement soutenable.

L’analytique existentiale est une herméneutique et une ontologie. Cela veut dire qu’elle s’attache à l’être. L’ontologie renvoie à l’être et se distingue de l’ontique qui se réfère à l’étant. Toute la pensée de Heidegger vise à reconduire la question de l’être et à la tenir ouverte ce qui n’a rien à voir avec l’affirmation de son absurdité. Tenir ouverte la question, la reconduire comme question fondatrice n’est pas même chose que dire que l’existence est absurde. En effet dire qu’elle est absurde est une façon de répondre à la question et par là de l’obstruer. De plus, parler d’absurde nous porte à croire qu’il s’agirait de chercher un sens à l’existence en général… Point n’est de sens général, il appartient à chacun de nous de donner sens à son existence et ce sans cesse. La question du sens, pour Heidegger, ne s’épuise pas, elle est sans cesse reconduite. Ce qui fait sens pour moi à cet instant est d’écrire cet article . Ce sens peut prendre toute sa justesse dans cette situation particulière qu’il éclaire mais n’épuise pas la question de mon être. Je ne suis pas que cela et de même tout ce que je pourrais dire n ‘épuise pas la question. A fin de clore avec l’assimilation, à mon avis abusive, de Heidegger –et Husserl- à l’existentialisme, je vous invite à lire la « Lettre sur l’humanisme » dans laquelle Heidegger répond à Sartre et déplie en quoi l’analytique existentiale n’est pas un existentialisme. L’existentialisme est en quelque façon une réponse à la question de l’être en ce qu’il ne fait pas question pour elle. En ce sens il relève de la métaphysique.

Pour terminer avec cet amalgame, je reprends le dictionnaire de philosophie : « Quant à Heidegger, si son élucidation du Dasein est souvent rappelée par l’existentialisme, une différence fondamentale subsiste ; Heidegger pose non la question de l’existence de l’homme, mais celle de la vérité de l’être. Des thèmes heidéggeriens sont cependant réinterprétés par l’existentialisme : la déréliction, la liberté comme projet, la vie authentique ou la banalité du « on »… » (P923 « encyclopédie philosophique universelle », « les notions philosophiques » tome 1 ,PUF).

L’analytique existentiale reconduit l’être comme le questionné le plus propre. C’est dire qu’il ne peut que demeurer question ouverte et ouvrante. Reconduire cette question est le propos sur lequel commence « Etre et temps » : l’être a été oublié dans la philosophie classique. Ce n’est pas qu’on l’ait perdu mais plutôt qu’il a été rabattu sur l’étant en lui donnant une forme : hypothèse d’un dieu créateur, d’un super étant, d’un moteur immobile. La tradition métaphysique a élaboré des hypothèses visant à dire ce que serait l’être. C’est justement en cela que l’analytique existentiale rompt avec la tradition métaphysique qui, définissant ce que l’être est, l’oublie alors comme question qui n’a de sens qu’à rester telle.

Pour vous permettre de comprendre ce dont il s’agit là, je vais prendre la notion de Gestalt, de forme : ce qui est accessible à la conscience c’est la figure qui peu à peu s’éclaire en advenant d’un fond qui se retire toujours en tant que fond. Tenir la question de l’être ouverte c’est accepter que le fond demeure fond. Si je le nomme, il devient figure se distinguant sur un fond. Le fond « fonde » la figure et pour autant il se retire à toute fondation ; il est sans fond et en cela rejoint la conception heideggerienne de l’être comme « fondement sans fond ». La question de l’être nous appartient et se retire à toute définition : elle est question du fondement, un fondement sans fond, abyssal. Cela veut dire que la question de l’être me concerne et me tient en éveil en ce qu’elle fait question.

Ceci dit nous devons en tirer quelques conséquences quant à un pessimisme ou un optimisme de la théorie du self tel que l’évoque Vincent Béja : La théorie du self ne nous invite à mon avis ni à l’un ni à l’autre, elle n’a pas de qualificatif. Vouloir établir une théorie plus optimiste serait commettre le même fourvoiement métaphysique. La théorie du self me semble justement particulièrement stimulante en ce qu’elle ne vise pas à produire une métaphysique c’est à dire – et en ce sens pessimiste ou optimiste s’applique à une « mythologie » pour reprendre les termes de l’auteur de cet article c’est à dire une vision métaphysique- que le self n’est pas une entité ou une topique mais un processus : un mode d’interpeller le phénomène de l’entrée en présence d’un je-au-monde. Je dis bien le phénomène : un mouvement, un surgissement et non un fait subsistant. Ainsi entendu, le self n’est pas une figure de la subjectivité mais une hypothèse qui nous tient en haleine et nous permet d’éclairer les modalités de la donation de sens au cours de laquelle un je co-advient à une situation en laquelle il est engagé par ce qu’il est vivant et de plus existant.

Etre-au-monde : Vincent Béjà oppose vivre et exister qui sont, selon son projet et soutenu par les travaux de F. Jullien qu’il cite et que je ne connais pas, une façon de démontrer l’influence pessimiste de l’existentialisme. Tout d’abord il reprend l’existentialisme et plus particulièrement son « mode expérientiel ». Il évoque une double conviction sur laquelle se retrouvent les tenants de l’existentialisme tels que lui les comprend. Le premier point : « Pour penser l’homme dans la vie, il faut partir de son existence factuelle dans le monde ». A première vue cela ne pose pas question. Sauf qu’il est bien écrit « dans » le monde . Cette petite phrase banale ne va pas sans soulever la question de son fondement. Penser l’homme dans le monde est-ce dire que l’homme y est inclus comme dans un récipient ? Est-ce que le monde ainsi nommé est le monde au sens géographique ? Une étendue physique que nous pouvons contempler et sur laquelle nous nous déplaçons et qui nous apparaît solide et subsistante, objective au sens scientifique du terme ? Selon la façon dont nous entendons le concept de monde il nous devient difficile de maintenir qu’un penseur tel que Heidegger s’y reconnaîtrait. Pour ce philosophe, l’être-au-monde est un existential qui nous permet de fonder le séjour de l’existant . A première vue cela semble dire le même mais attardons nous un peu : d’abord il relie être au monde par des tirets et la traduction est fidèle à l’écrit original : in-der-Welt-sein . Ce concept est développé au cours du chapitre deux de « être et temps » et s’articule en plusieurs existentiaux développés dans les chapitres trois , quatre et cinq, c’est à dire une bonne partie de cet ouvrage. Il y trouve là une dimension bien distincte de celle du monde géographique . Pour résumer et au risque de réduire cette pensée difficile à entendre tant elle est en rupture avec la conception classique dans laquelle nous baignons, le monde n’est pas un contenant subsistant. C’est un mode de séjourner inextricable à la présence humaine. Le Dasein n’est pas le sujet au sens Kantien ; il n’est pas un état mais un devenir : advenir en son Dasein c’est ouvrir un monde. Heidegger dit que le Dasein est « Weltlich », mondialisant : il « monde le monde ». Il est ouverture du monde comme sa propre possibilité extatique. Cette ouverture signifie qu’exister c’est être-au-monde et avoir à être sa propre possibilité. Lorsque Kierkegaard dit que la possibilité est la plus lourde des catégories, ce n’est pas un propos désabusé. La possibilité s’oppose à l’effectivité. Ce qui caractérise l’humain comme existant, c’est qu’il relève de l’ordre de la possibilité. Du moins nous pouvons entendre cela hors de tout pathos exacerbé : il s’agit simplement de reconduire que si l’humain est possibilité, il est alors dans une « contrainte » à exister c’est à dire il lui appartient de se donner sens en signifiant dans le même mouvement un monde. Le monde n’est plus alors absurde au sens développé par Vincent Béjà. Il est ouverture pour une prise signifiante. Il est possibilité langagière de séjourner. Dans le mode d’exister propre à la quotidiennté je ne me pose pas la question de mon avoir à être. En cela, l’être en vue duquel je suis n’est pas pris en vue : je m’occupe du quoi, de ce que je fais. C’est ce mode de la quotidienneté que Heidegger qualifie de mode inauthentique : Inauthentique car il occulte la question de l’être. Il parle aussi d’existence « médiocre » au sens de moyenne, habituelle. C’est cela qu’il nomme aussi le mode du « on » qui est celui des gestes et pensées « culturelles ». Cela rejoindrait le mode personnalité du self. Il s’agit d’un mode d’exister au cours duquel je ne suis pas pleinement conscient de mon pouvoir de donner sens et par là de mon ouverture mondaine. Nous rapprocherons aussi cela de ce que Blankenburg nomme « évidence naturelle » et Binswanger « conjointure mondaine ». Ainsi le rapport authentique – inauthentique n’est pas un rapport moralisant. Il institue deux modes de se rapporter à son avoir à être : soit je le prends en conscience, soit je l’oublie dans mon affairement quotidien. Ces deux modes sont étroitement liés et sont tous deux des modes de se rapporter à l’être que j’ai à être. Le niveau ontique ou existentiel est celui de ma compréhension quotidienne de l’être : Je fais, j’agis, je suis engagé dans mon activité concrète, « préoccupé » dit Heidegger. C’est dire que l’entente que j’ai de mon être est implicite. C’est une pré-compréhension avec laquelle je suis en confluence : il va de soi que je suis cette personne –là écrivant. Ce faisant je m’occupe d’écrire et de comment dire. La question qui suis-je ne se pose pas et je dirais heureusement car sinon je ne pourrais plus écrire ! Lorsque le niveau ontologique survient c’est à dire devient figure interpellante, c’est alors l’évidence naturelle qui est suspendue. Survient alors la question de mon être : QUI suis-je ? Cette question met en figure le qui et non plus le quoi de mon affairement. Nos patients en détresse nous convient à ce mode de questionner : ce n’est pas leur vie qui est menacée mais leur existence, le sens qu’ils parviennent ou non à donner à leur vie. C’est cela qui nous conduità distinguer l’ordre du vivant et celui de l’existant : Le vivant est ce qui m’est donné ; je suis vivante en tant que je suis née et cela ne me caractérise pas comme humain. Les animaux aussi sont vivants et les plantes aussi. Le vivant est le domaine dont s’occupe la médecine. Celui du corps biologique qui n’est pas un corps de chair au sens où l’emploi Merleau-Ponty. La psychothérapie traite des difficultés à exister c’est à dire à donner sens à mon séjour terrestre. C’est en cela que nous pouvons nous intéresser à l’ontologie : Nos patients partagent leur difficulté à donner forme à leur vie, à l’exister. Heidegger nous permet d’entendre cela en ce qu’il distingue le vivant (ce corps que je suis et que j’ai, vivant) de l’existant (ces possibilités d’être que je dois fonder à même cet étant vivant). Par là exister c’est dire que je ne suis pas juste un corps vivant : Je suis tendu vers mon à être, je dois donner sens et cette prise de sens est le propre de l’humain. Mon existence est de l’ordre de la possibilité et celle-ci ne m’est pas donnée, il m’appartient de l’effectuer en ek-sistant. Cela nous amène à la définition de l’homme comme mortel et existant : Exister veut dire qu’il n’est pas de lieu pour l’être que j’ai à devenir sans cesse. Comme dit Maldiney : « exister c’est avoir sa tenue hors soi et hors tout » (« l’existant » P 301.)

Dire que l’essence de l’homme est l’existence, c’est ramener sur un même plan essence et existence , être et apparaître qui constituent le fondement de la métaphysique. En effet pour la métaphysique, il s’agit de définir l’être, l’essence, et de le révéler en pleine lumière . Par là il s’agit de le distinguer de l’étant qui est l’apparaître ou l’apparence. Si l’essence est l’existence, il n’y a plus alors de monde manifeste (l’étant) et de monde latent (l’être, le monde de l’essence) : l’être se manifeste en son apparaître. Nous voyons bien là la rupture avec tout dualisme.

Cette rupture avec le dualisme me conduit à affirmer que la « philosophie occidentale » n’est pas exclusivement dualiste. De même je voudrais inviter l’auteur de cet article à ne pas réduire la philosophie grecque au néoplatonisme qui conduit au dualisme cartésien. Il s’agirait de ne pas négliger des penseurs comme Héraclite et Parménide ! Tout ceci posé me permet de proposer ceci à Vincent : Ce que tu affirmes de la philosophie existentialiste tient sa cohérence à condition de ne pas parler de l’ontologie heideggerienne : L’être-au-monde affirme la condition fondamentale du séjour humain : il est toujours déjà au monde. L’être-au-monde est aussi toujours être-avec et la solitude n’est plus alors un solipsisme mais une modalité particulière du Mitsein qui signifie « être-avec ». je ne peux être seul que dans l’horizon d’un autre absent. C’est dans un rapport indéfectible à autrui que le concept de solitude prend sens et fondement. Poser que l’existence est l’essence de l’homme, c’est signifier le rapport particulier de l’homme au monde. Ce rapport de co-institution ouvre l’existence comme temporalisation et comprendre. Le comprendre est pris ici dans sa radicalité : être pris avec. Exister revient alors à tenir le là, l’ouverture à l’être qui définit le mode de vivre de l’humain , à savoir qu’il a à exister. La question de l’être est question fondatrice et par là nous nous trouvons dans un rapport particulier à la notion de vérité et à la transcendance : Il ne s’agit pas de rechercher une vérité au sens d’un absolu objectif, d’un universel. La vérité est dévoilement de soi, aletheia. Advenir en son Dasein, c’est s’ouvrir à son avoir à être comme son possible propre, possible en vue duquel il m’appartient de me décider en me choisissant alors en tant que cet étant que je suis, engagé dans une existence factice et sans cesse tendu vers ma possibilité suivante. Dans l’instant où je me décide pour ce possible que je suis, j’adviens en ma vérité qui est vérité de la situation telle que je la prends en conscience.

Pour faire suite à l’article de Vincent en page 47 : La notion de vérité est ici mouvement de temporalisation, possibilisation vers soi. Elle ne relève pas d’un rapport sujet/objet substantivé. Chez Heidegger, il ne s’agit pas de définir un fondement, de substantiver l’être mais d’accepter que ce qui me fonde en tant que je suis c’est bien un fondement abyssal, sans fond, sans sol .

Du point de vue de la Gestalt-thérapie le mode authentique de se rapporter à l’être est ce moment où les trois modalités du self s’actualisent en une figure claire et brillante existant le fond en son retirement, moment que nous appelons en raccourci mode ego. En effet, le self s’actualisant en mode ego rejoint ce que Maldiney appelle l’entrée en présence : la modalité ego éclairant l’ouverture à la situation (le ça) co-tendu par la modalité personnalité : par là s’opère l’invention de soi dans l’instant où l’évènement surgit. Je ne vois pas en quoi cette position est « pessimiste » ?

L’existentialisme confond ces deux niveaux ontique et ontologique et les travaux de Salathé ne vont pas dans le sens de clarifier cette confusion. En ce sens je peux entendre les critiques de l’auteur de cet article et m’y reconnaître pleinement. Néanmoins quelques bémols me semblent utiles : Solitude et absurde sont liés seulement si s’opère une confusion entre les notions de solitude et de solipsisme. L’expérience du deuil évoquée par Vincent Béjà nous ouvre certainement à la prise en conscience de notre liberté finie et de notre condidion d’être mortel. Néanmoins là aussi, elle nous rappelle à notre condition existentiale d’être toujours au monde parmi d’autres humains. La mort d’un proche est bien la confrontation avec son absence. Elle nous renvoie à notre solitude non pas comprise comme un solispsisme mais comme absence de l’autre. La notion de transcendance chez Heidegger ne relève pas d’un ailleurs ou d’un au-delà du monde : elle est au contraire ouverture au monde pour un existant.

La notion de mort Chez Heidegger il ne s’agit pas de ramener la mort au fait de mourir. Etre-vers-la-mort c’est concevoir l’existence humaine comme relevant de la possibilité. En tant que je suis né, que je suis vivant, et que je séjourne dans le langage, je suis dans un rapport à mon être comme possibilité : je suis libre pour mes possibilités jusque et y compris au-delà de toute possibilité effective. La mort est ma possibilité extrême : Au-delà de toute possibilité en ce qu’elle est la possibilité de mon impossibilité et qu’elle m’est ainsi inconcevable. Je ne peux exister ma mort qu’à ne plus exister justement. Elle est sans cesse à venir pour cet existant que je suis en devenant moi-même. Nous ne sommes pas là non plus dans un pessimisme mais dans l’ordre d’un possible. Dans cet écrit ( page 49) il y a confusion : Le deuil n’est pas synonyme de l’être-vers-la-mort et il rejoint l’être-avec. Le deuil est l’éprouvé d’un existant saisi par l’absence d’un autre , il n’est pas l’éprouvé de ma propre mort. De plus l’éprouvé du deuil n’est pas signe d’un défaut de soutien de l’environnement. La présence d’autrui est l’occasion de donner sens à la douleur qui révèle une façon d’exister ajustée à une situation, situation de co-présence et non de solipsisme. Or que veut dire Vincent quand il passe de la situation de deuil à l’absence de soutien ? j’aurai besoin de comprendre comment ce passage s’effectue car je ne parviens pas à accéder au flux de sa pensée.

En fin de la page 49 Vincent Béjà précise que c’est l’absence de soutien, l’absence de lien qui est au fondement des difficultés dites psychiques. Il me semble qu’il convient de clarifier ce que l’on entend par ce mot « lien » utilisé un peu trop comme s’il allait de soi et qu’il serait intéressant de le différencier de la notion de soutien. Dans mon acception le lien est de l’ordre de la donation de sens ; de l’ordre de tisser une histoire. Je le réfère à logos, legein : rassembler ensemble, prendre forme ou visage par l’acte de l’appellation. Cela me conduit à formuler cette hypothèse : les problématiques « psychiques » relèvent d’une difficulté à prendre forme par l’acte de l’appellation : soit en ce que la façon de donner sens est trop rigide , soit en ce qu’elle achoppe sans cesse. Nous retrouvons là ce que j’appellerai défaillance dans le déploiement harmonieux du self au cours duquel je et monde co-adviennent. En guise d’exemple rapide je dirai que « le monde paranoïaque » ouvre une possibilité de sens de son existence mondaine et se fige sur celle-ci ( défaut d’ouverture à la situation et d’identification aliénation de possibilités : dès le pré-contact une projection vient occulter l’accueil du ça ouvrant la situation) ; dans les « états borderline » nous assistons à une impossibilité de se décider pour un possible ou a une impossibilité d’ouvrir des possibilités de sens (défaut d’actualisation en mode personnalité, saisissement au ça ouvrant la situation).

Je ne ferais pas de long commentaire au passage « le conte de la particule » car il consiste en un prolongement des prémisses posées par l’auteur. La notion de particule me fait penser aux monades de Leibniz, sans portes ni fenêtres et au regard desquelles nous pourrions décrire le Dasein de Heidegger comme défenestré, ouvert. La notion de Dasein posée en page 51 et définie comme « un tour de passe passe » me paraît stupéfiante. Je souhaite que Vincent développe sa façon de comprendre ce concept pour en venir à une telle affirmation qui utilise me semble-t-il des tournures verbales quelque peu péjoratives. Le Dasein ne relève pas du niveau ontique dont pourtant Vincent Béjà se proposait de nous parler dans ce passage. Cela me conforte dans mon idée qu’il ne comprend pas la pensée de Heidegger. Je vous invite à consulter un petit livre si vous n’avez pas le cœur de lire Heidegger : « Le vocabulaire de Heidegger » écrit par Jean-Marie Vaysse . Il vise à explicite sans la travestir la pensée du philosophe concerné et, en Page 12 vous y lirez une définition du Dasein.

La temporalité : Vincent Béjà reprend les propos de François Jullien concernant la temporalité chez Heidegger. De là, il va nous faire part de sa façon de comprendre le présent. Je ne partage pas ses conclusions, et là encore, je souhaite l’inviter à développer son argumentation car le texte de Jullien peut s’entendre autrement. J’en viens encore à souligner la confusion qui persiste ici entre le niveau ontologique et le niveau ontique. En quoi ce que développe Heidegger autorise-t-il l’auteur à dire que « le Dasein…. est pris en tenaille entre un présent inexistant et un a-venir toujours à accomplir » ? Dans une telle acception, je lis une découpe chronologique du temps qui correspond à un temps calculable, celui de nos horloges. Dans la conception de ce philosophe, le temps est ici de l’ordre du Kaïros, de l’instant et de l’entrée en présence que nous retrouvons dans le déploiement du self. Je vais sursoir à mon envie de développer ici tout ce que cette articulation au Kaïros engendre et que j’ai commencé à éclaircir à l’occasion d’un précédent écrit (« Gestalt-thérapie et analytique existentiale »).

la théorie du self : En page 66 notamment Vincent évoque une définition du self et je suis surprise des conséquences qu’il en tire : « Si nous revenons à la définition du self comme opérateur de la frontière contact organisme/environnement, la restauration des fonctionnalités du self passe nécessairement par un soutien de la part de l’environnement quand l’organisme lui-même s’éprouve en difficultés ». Là aussi la confusion me saisit : l’organisme est-ce le corps, et l’environnement est-ce l’extérieur, les autres ? Certes la définition du self s’entend bien du point de vue du champ comme l’opérateur de la frontière organisme/environnement. Le problème reste de comprendre ce qui là est dit et plusieurs options sont possibles. Ce que je recherche alors est une cohérence du dépli. Dire que le self est l’opérateur, c’est dire quoi ? Selon mes à priori concernant la conception que j’ai de l’homme je vais entendre soit une personne qui effectue quelque chose, soit un symbole d’une opération en cours. Si je m’appuie sur le point de vue du champ et ses principes, c’est le deuxième mode de comprendre qui me semble alors en cohérence. Ainsi posé le self est l’opérateur (symbolique) qui nous permet (à nous Gestalt-thérapeutes) d’interpeller et de donner forme à la co-venue en présence d’un je et d’un monde. La notion d’organisme ne renvoie pas au corps, et celle d’environnement ne renvoie pas au monde. Ces deux concepts sont liés à la notion de forme en cours de formation, de Gestalt ( qu’il serait plus juste de dire Gestaltung) : L’organsime est ce qui s’organise, ce qui se tisse et se conjoint d’un fond. La Gestaltung en cours est l’occasion au cours de laquelle un sujet et un monde co-adviennent. La forme n’est donc pas le sujet humain mais l’occasion au cours du tissage de laquelle un je se différencie peu à peu en ouvrant par là un monde. C’est en ce sens que l’articulation des modalités de déploiement du self apparaît comme non linéaire mais simultanée.

Nous retrouvons là le même glissement que pour le concept d’intentionnalité sur lequel j’ai commencé mon interpellation : il y a confusion entre le processus et son résultat.

Pour conclure : Je voudrais vous rappeler le propos de Heidegger sur la pensée méditante. Une façon de reprendre le ton, la musique de mon propos et de souligner que la critique d’un article n’exclut pas le respect de son auteur. Elle prend sens pour moi d’initier un mouvement d’enrichissement et d’échanger tant pour les auteurs que pour les lecteurs qui auront pris le temps de lire ces écrits. J’espère être parvenue à tenir cette ligne éthique.

Bibliographie

BIN Kimura, « Ecrits de psychopathologie phénoménologique », PUF, collection psychiatrie ouverte, Paris, 1992, 193 pages.

BINSWANGER Ludwig , « mélancolie et manie » ? PUF collecytion psychiatrie ouverte, Paris1987, 136 pages.

BLANKENBURG Wolfgang, « la perte de l’évidence naturelle », PUF collection psychiatrie ouverte,Paris 1991, 237 pages.

BLANQUET Edith, « Gestalt-thérapie et analytique existentiale. Essai de fonder la Gestalt-thérapie du point de vue de l’autre commencement de Martin Heidegger », directeur de recherche Jean-Marie Vaysse, Université de Toulouse le Mirail, 2001, 66 pages.

CAMUS Albert, « le mythe de Sisyphe », Gallimard, idées, Paris 1979, 186 pages.

HEIDEGGER Martin, « Questions III et IV », « Sérénité » page 131 à 148, Gallimard,tel N°72, Paris 1990, 488 pages.

HEIDEGGER Martin,« Etre et temps », Gallimard, NRF, Paris 1996, 589 pages.

HEIDEGGER Martin ,« lettre sur l’humanisme », Aubier, philosophie de l’esprit, Saint-Amand, janvier 1989,188 pages.

HUSSERL Edmund, « Idées directrices pour une phénoménologie »

MALDINEY Henri, « Penser l’homme et la folie », Milon, collection Krisis, Grenoble, deuxième édition, 1977, 425 pages.

MALDINEY Henri, « Aux déserts que l’histoire accable », Deyrolle, 1995, 198 pages

« Gestalt-thérapie », Frederik S Perls, Paul Goodman, Ralph Hefferline, Stanké, Montréal, 291 pages.

ROBINE Jean-Marie , « S ‘apparaître dans l’ouvert de la situation » Cahiers de Gestalt-thérapie N°8 pages 37 à 54 , l’exprimerie, Bordeaux 2000,

VAYSSE Jean-Marie , « le vocabulaire de Heidegger », Ellipses edition, Paris 2000, 62 pages.

Edith Blanquet est psychologue clinicienne et Gestalt-thérapeute. En recherche de fonder la théorie du self se consacre plus particulièrement aux travaux de Heidegger, Maldiney et des psychiatres phénoménologues : DEA de philosophie sur ce sujet. Exerce en libéral à Alet-les-bains (11580) et à Toulouse (31000). Membre de l’équipe fondatrice de l’institut de Gestalt-thérapie des Pyrénées et du Languedoc.

Résumé : Cet écrit est une réponse interpellant l’écrit de Vincent Béjà paru dans la revue « Gestalt-thérapie » N°24. Il vise à réajuster quelques concepts abordé par cet auteur, en posant l’hypothèse d’un malentendu. Il s’agit de préciser en quel sens la phénoménologie n’est pas une ontologie, et par là ne peut être qualifiée de pessimiste ; de distinguer l’existentialisme de l’analytique existentiale de Martin Heidegger ; de situer le Dasein comme fondamentalement « être-au-monde » et de développer en quoi solitude et solispsisme ne sont pas le même. Au cours de cette polémique, (au sens de polemos) il s’agira de souligner quelques implications de cette approche dans l’entente de la théorie du self.


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