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"Réflexions sur le thème du normal et du pathologique"

publié dans le journal Actuapsy ( journal du snppsy)


Réflexions sur le thème du normal et du pathologique… Edith Blanquet 6 juin 2004 Publié dans le journal Actuapsy

En ce moment de notre histoire où il est question de réformer le domaine de la santé, où il s’agit plus particulièrement de légiférer sur l’exercice de la psychothérapie, il me paraît opportun de nous pencher sur la notion de norme en ce qu’elle nous invite à reconduire la question du sens, question centrale dans l’exercice de notre profession certes mais au-delà question qui nous caractérise en tant que nous existons…C’est dire combien la question du sens nous tient en haleine : le sens de notre vie nous est ouvert et il nous appartient d’en tisser une histoire signifiante. Le rapport de l’INSERM sur les psychothérapies m’a laissée sans voix : ce que j’en ai compris c’est que penser les psychothérapies revenait à mesurer leur efficacité en termes statistiques. La conception de l’homme sous-jacente ressemblait à une série de variables déterminées au nom de quel fondement ? Il semblerait que le calcul statistique vienne suppléer toute question éthique, clore toute question quant à la souffrance …Me viennent les propos de Heidegger au cours de sa conférence « sérénité » : il y distingue deux types de pensées, l’une qu’il nomme calculante et qui selon lui caractérise notre époque, l’autre qu’il nomme méditante. Dire que notre époque se caractérise par une pensée calculante, c’est dire que nous sommes aux prises avec un mode de regarder dominé par la technique, une pensée qui nous ouvre le monde comme un stock disponible pour notre usage et ce faisant l’homme devient lui-même un stock qu’il s’agit de gérer, de normer voire calibrer au même titre que les œufs disposés dans les rayons des grandes surfaces.... Ainsi la « démarche qualité » fleurit dans le domaine social sans que cette appellation ne vienne étonner : qu’en est-il de la qualité ? Que veut-on dire par là ? Est-ce que qualité et quantité sont de l’ordre du même ? Une telle façon de regarder ne se départit pas d’une grande cohérence, elle dévoile un monde objectivant au sens où un ob-jet est là posé devant, mesurable et malléable. Le DSM IV n’est-il pas un illustration magistrale d’un tel voir appliqué à l’homme ?

Pour autant il est d’autres modes possibles de concevoir et par là d’in-former un monde et de nous situer dans l’ordre d’un éthos humain permettant d’interpeller et de proposer une autre façon de comprendre la psychothérapie et de signifier ce que peut aussi être une norme et par là d’ouvrir la question de la normalité et du pathologique : En tant que nous ne sommes pas seulement des êtres vivants puisqu’il nous appartient d’exister nous avons sans cesse à tisser notre séjour au monde, à lui donner sens en nous signifiant simultanément. Je veux dire par là que le propre de l’homme est de séjourner dans le langage, d’avoir à donner sens à sa vie en l’existant c’est à dire en se choisissant parmi des possibles toujours déjà ouverts . L’humain se caractérise alors comme ayant rapport à son être qu’il n’est pas mais qu’il devient d’instant en instant, en ex-istant. La psychothérapie ne relève plus alors du soin au sens d’un rapport technique mais de la rencontre interpellant la possibilité d’inventer son histoire. Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer quelques propos du philosophe Henri Maldiney ( « Penser l’homme et la folie » article « l’existant » édition Jérôme Millon ; collection krisis , Grenoble ; 1977) :

« Moins que toute entreprise humaine, la psychiatrie, la psychanalyse, la psychologie ne sauraient se dérober à la question ici ouverte. Celle que Ludwig Binswanger a posée en mettant en exergue de « rêve et existence » cette phrase de Kierkegaard : « Car il s’agit de savoir enfin ce que veut dire : être un homme ». Toute pratique médicale y a déjà répondu. Elle comporte une option sur l’homme, soit qu’elle la présuppose soit qu’elle l’ouvre. La nature de l’option n’est pas la même dans les deux cas. Préméditée et réfléchie, elle se fonde sur une vue ou théorie préalable. Celle-ci est toujours plus ou moins idéologique, par ce qu’elle procède d’une certaine idée arrêtée de l’homme. Il est une option d’un autre genre. Elle n’est pas tributaire d’un savoir théorique déterminant la conduite du thérapeute ; mais elle s’ouvre et se décide à même sa façon de se comporter à l’autre. » Il poursuit : « Son attitude à l’égard du malade informe la situation thérapeutique. Elle fonde le « entre » ou au contraire l’ignore. Elle ouvre ou ferme l’agora d’une rencontre possible. Cette attitude n’est rien d’autre qu’une certaine façon d’être, très précisément une façon d’ex-ister ou de ne pas ex-ister à l’autre. Ici l’option sur l’homme n’est pas de l’ordre de la représentation mais de la présence. Chacun de ces ordres comporte un type spécifique de révélation tant de l’autre que de soi. L’autre auquel le psychiatre se rapporte à travers sa représentation de l’homme et la stratégie professionnelle qui en découle est un cas particulier de l’autre « en général ». Mais celui auquel à chaque fois il a affaire, sous la condition du moment, est cet autre que voilà …à où nous sommes requis par lui d’exister notre là dans une co-présence en échec ou réussie. Il n’y a pas de représentation de l’existence. Il faut y être ... .En existant. »

Ceci posé venons-en à cette question de la norme, du normal et du pathologique : Dans l’ordre de la pensée calculante la normalité est conçue comme une moyenne statistique. Or si nous concevons l’homme comme essentiellement existant nous ne pouvons le situer dans une courbe normale, puisque son existence relève de la construction de sens et par là comment mesurer quantitativement le sens ?

je vous invite à lire le recueil du philosophe Georges Canguilhem intitulé « le normal et le pathologique » ( PUF, collection Quadrige N°65, 1966).Canguilhem reprend les diverses élaborations de ces notions tout au long de l’histoire de la médecine, il y développe les apories de chacune des grandes conceptions (Broussais, Comte, Claude Bernard etc…) afin d’éclairer comment la conséquence du postulat déterministe est la réduction de la qualité à la quantité dans l’idée essentielle du physiologique et du pathologique. Cette réduction obéit à l’esprit des sciences physiques qui ne peuvent expliquer les phénomènes en les sous-tendant de lois, que par leur réduction à une commune mesure. C’est en identifiant réalité et quantité que l’esprit humain s’est fait connaissance (Meyerson l’a développé). Mais il s’agit de ne pas oublier que la connaissance scientifique, en invalidant des qualités qu’elle fait apparaître illusoires, ne les annule pas pour autant. Ainsi la quantité peut se définir comme la qualité niée. Il va ensuite poursuivre son propos en citant les travaux de psychiatres tels que Blondel, Lagache, Minkowski…En soulignant que la psychiatrie a ajusté les concepts de normal et de pathologique développés par les médecins et biologistes.

Canguilhem au cours de cet écrit abordera la notion de normativité qui a particulièrement retenu mon attention : Exerçant en tant que Gestalt-thérapeute, je me situe du point de vue du champ . Cette conception issue de la physique et reprise par la Gestalt-théorie sera développée par Kurt Lewin. Le champ est un « lieu » qui n’a pas de forme à priori, il est l’ouvert où s’origine un rapport sujet /monde par l’acte de la conscience. Ce rapport est sans couture en tant qu’il est remodelé sans cesse puisqu’il est temporalité. Nous pourrions dire que le champ est celui des possibles. Il est potentialité pour le surgissement d’une forme en tant qu’un je advient dans le mouvement où il la prend en conscience tout en se prennant en vue simultanément. Ainsi, dans le champ des possibles ouverts, je advient simultanément en tant que lui-même, dans un rapport temporalisé, constitutif tant de lui-même que du monde. Sa prise en conscience est le tissage sans cesse réactualisé de ce rapport moi-monde. Le monde n’existe pas hors de lui, il ne lui pré-existe pas.

Cette conception du champ se fonde sur une posture phénoménologique. Or, du fait de la réduction phénoménologique qui suspend toute thèse de valeur et donc de norme, la phénoménologie peut en un certain sens sembler indifférente à une distinction telle que normal et pathologique. Pour exemple : Binswanger définit la distorsion dans l’autisme et la retrouve aussi chez les personnes normales. Norme statistique et norme idéale sont extérieures au vécu phénoménologique.

Mais, en un deuxième sens, la considération de la norme est inhérente à toute expérience phénoménologique. Minkowski nous dit que le fait psychopathologique est anormal en lui-même et ce sans référence à une norme statistique. Ce que nous qualifions alors de pathologique est une certaine modalité d’être au monde. La norme phénoménologique est intrinsèque aux phénomènes car l’objet de la psychopathologie n’est pas le simple écart de comportement c’est-à-dire le comportement déviant. N’importe quel comportement est potentiellement présent chez l’être humain puisque son existence est de l’ordre de la possibilité d’être ceci ou cela ce qui le distingue de l’animal qui lui est soumis à un certain déterminisme de son comportement. L’être sain est celui qui peut empêcher l’autonomisation ou la persistance temporelle du comportement déviant. La santé n’est pas l’absence de sa potentialité ou même de sa réalisation incidente. Un comportement est anormal dans la mesure où celui qui le présente ne peut pas ne pas faire autrement, ne peut pas ne pas le présenter (sentiment de subir de nos patients ). La pathologie est alors pathologie de la liberté (henry EY) .Nous retrouvons ici ce que Maldiney nomme « l’être pu » : vécu de ne pas être soi-même à l’origine de ses actes, d’être pu par d’autres et qui est pour lui un mode de décliner le comportement pathologique. La liberté est comprise comme laisser être les choses et s’y laisser aller dans l’équilibre de la transcendance subjective et de la transcendance objective. En dernière analyse, la phénoménologie thématise le problème de la norme comme problème de l’ancrage de l’individu dans un monde commun constitué par l’intersubjectivité qu’il est aussi lui-même. Le critère phénoménologique réside dans la possibilité d’un comportement et non dans sa matérialité.

Certes le contenu d’une norme dépend de la société mais le fait qu’il y a une norme est lui universel car il concerne l’exigence de la liberté de l’individu à l’égard de son propre comportement. Ainsi la norme phénoménologique présente une invariance relative par rapport à la norme culturelle. Il est des traits différentiels non culturels donc des invariants par rapport à la variation culturelle. Ceux-ci ne sont pas des comportements matériels mais leurs conditions de possibilité immanents à l’être humain : mondanité ;Spatialité ;Temporalité ;Modalités d’auto-compréhension de la présence humaine.

M’appuyant sur ce sol phénoménologique et la conception de l’humain qu’elle ouvre, je dirai que le propre de l’humain est d’être normatif au sens ou il lui appartient d’inventer ses propres normes. La pathologie s’entend alors comme restriction de la capacité normative, restriction des possibilités de s’ajuster au monde, d’élaborer un sens, de devenir sujet de son histoire. La normativité n’est pas réductible à une série d’items que nous pourrions définir exhaustivement et par là ensuite mesurer. Elle est acte de créativité et se situe dans l’ordre du pouvoir être. Elle est capacité d’inventer de nouvelles formes et par là de devenir soi-même d’instant en instant.

Edith Blanquet Psychologue clinicienne ; DEA de philosophie Gestalt-thérapeute agréée par le CEGT superviseur et formatrice edith.blanquet@libertysurf.fr


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