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Compte-rendu N°9.

Commentaire de lecture des pages 93 à99


Groupe de Carcassonne du 2 Mars 2012

Lecture de « Séminaires de Zurich » par Martin HEIDEGGER éditions Gallimard, traduction Caroline Gros …

Présents : Edith BLANQUET- Marie Christine MISRAL - Guy MINAUDIER – Denis TOUZET

Nous nous sommes attablés ce soir à la lecture du Séminaire du 21 janvier 1965 : pages 93-99

Cette séance de séminaire propose de nous appuyer sur un texte de F. Fisher « Structures spatio-temporelles et perturbation de la pensée dans la schizophrénie ».

Il relate la situation d’un patient qui se trouve dans une période intermédiaire entre un état pathologique aigu et un état chronique. Le passage de cet article rapporte la lecture de l’heure sur une montre par ce patient : Le patient évoque qu’il « doit regarder toujours la montre ». Il est contraint de la regarder et dans cette épreuve, durant ce temps où il regarde, il se découvre chaque fois différent. Il dit une phrase qui témoigne d’une causalité étrange : « Si la pendule n’était pas au mur, je devrais mourir ». Nous avons une association entre deux morceaux de phrases qui sonne étrangement : le lien, la manière dont cela se tisse en significations nous fait éprouver un sentiment d’étrangeté. Que nous donne-t-il à entendre ? (Chercher ce que cela donne à voir et éprouver un tel propos, sa vérité . c’est cela que nous visons également en tant que Gestalt-thérapeutes) Le patient évoque : « Ne suis-je pas moi-même une montre ? ». Etre lui-même une montre est-ce signifier qu’il est lui-même temporel ou temporain ? Également il évoque une déchirure lorsqu’il considère le mouvement de l’aiguille ; une déchirure dont il est partie prenante : cela nous évoque le sans distance, cette atmosphère particulière au style langagier psychotique. Il s’agit d’une sorte d’immédiateté de la présence qui perturbe l’apport formel d’un objet : se trouver pris dans chaque élément de la pendule sans alors pouvoir la percevoir comme un objet global. Il n’y a pas de continuité qui constitue une expérience, une quotidienneté. Les aiguilles surviennent à chaque instant, nouvelles d’instant en instant. Ainsi : « La montre saute, change », elle ne marche pas. À première lecture ce texte évoque une habitation mondaine impossible ! Le patient décrit d’instant en instant ce qui surgit et n’a aucune chronicité, aucune persistance : une immédiateté temporelle sans tissage d’une continuité qui permette de voir quelque chose de manière durable et dans le même mouvement de se constituer comme un moi. Si l’on relie cela aux travaux de Paul Ricoeur : il n’est pas possible pour ce patient de se référer à une identité de rôle.

Heidegger nous proposera de chercher une façon d’ « interpréter » ce texte. Il nous faut nous arrêter sur cette notion d’interprétation : interpréter signifie art de questionner afin d’expliciter ce dont il est question, afin de voir quel type de rapport est à l’oeuvre. Le titre du texte évoque la structure spatio-temporelle. Mais de quoi parle ce patient ? Il parle de la manière de se rapporter à l’horloge ; ou plutôt s’agit-il bien d’une horloge ? La question est celle de comment se rapporter à quelque chose. « Se rapporter à » veut dire tenir un rapport, y trouver sa tenue mondaine : une continuité suffisante, une réalité. Se tenir en rapport à la question de l’être, mettre un oeuvre un pouvoir être, c’est-à-dire une possibilité de se donner forme : un rapport à quelque chose qui prend sens de se situer soi en rapport à un monde familier dans lequel j’évolue. Nous appelons cela la quotidienneté. Dans ma vie quotidienne me situer veut dire me comporter, une manière d’être-au-monde c’est-à-dire toujours auprès de : éprouver ma présence dans une continuité, me situer au cœur d’une expérience. Et il me semble qu’il est là question de pouvoir s’approprier : la quotidienneté c’est cette façon d’être en rapport à une altérité, ou bien une manière d’es-pacer, de tisser (logos) une signification de moi-même au monde, d’y prendre place auprès de (prise en forme du contacter : Gestalt et Gestaltung). Ainsi interpréter veut dire apprendre à voir le phénomène en question, ce qui vient à se manifester et me donne possibilité de me constituer comme moi en rapport à quelque chose , une teneur de réalité. C’est cela que nous appellerons subjectivation ou bien espacement : moi/monde ; moi/horloge.

Ce dont il est sujet dans ce texte c’est de la possibilité pour un Dasein d’être en relation à quelque chose ; c’est-à-dire la possibilité de se tenir, de trouver sa tenue, de se donner forme en donnant forme simultanément à un monde. Un monde c’est-à-dire une façon de se rapporter à des objets qui se tiennent, s’in-forment à même mon comportement. La façon dont je m’y établis c’est cela tenir rapport à un non-moi, ce rapport m’instituant comme le là de toute possibilité d’être, d’avoir lieu ou de prendre place : juste là, auprès de quelque chose.

Ici il est question d’un patient se rapportant à « une montre ». Nous voyons comment ce rapport se présente de deux manières différentes. Pour autant il ne s’agit pas de deux objets différents mais bien de la possibilité pour ce patient de se rapporter différemment à un même objet. Ces modes vont mettre en lumière une possibilité de se constituer face à l’objet et une possibilité d’être capté par un objet qui perd toute dimension utilitaire et se présente alors comme un « truc ».

Suivons le pas à pas de l’expérience relatée : page 94. Le patient est décrit comme « regardant les aiguilles de la pendule ». Il commence son récit par une question. La lecture des propos du patient nous laisse un sentiment de perplexité et nous pouvons imaginer le climat d’anxiété. Il nous dit qu’il est contraint ; il ne s’oriente pas lui : il doit, il est poussé à regarder cet objet. Ce qu’il décrit nous fait rencontrer non pas une montre quotidienne c’est-à-dire quelque chose où lire l’heure mais quelque chose d’étrange. Le patient est livré, contraint à une épreuve dont la dimension pathique est prégnante là. S’ouvrent à nouveau des questions comme qui est-il ? Lui-même et l’horloge ? Lui-même, horloge ? L’horloge n’a pas de lieu et lui non plus ; nous sommes dans le « sans distance » propre à l’atmosphère psychotique : pas de pouvoir espacer qui permette de trouver place auprès de l’horloge. Puis vient un deuxième mouvement : « Maintenant je regarde à nouveau la montre ». Là, ce sont les organes de l’objet montre qui se présentent ; des organes sans rapports l’un à l’autre les constituant comme « montre ». Le mouvement apparaît persistant, et le patient parle d’une déchirure : est-ce la trame du monde qui se déchire ? La conjointure mondaine ? Et soudain se révèle l’étrangeté terrifiante d’un sans distance : pas de lieu pour l’objet et pas de lieu pour un jeu ; pas de rapport augurant une différenciation possible. C’est donc la significativité qui se révèle étrangement. Les phénoménologues parlent de captation : la chose horloge, disloquée en ses composantes mécaniques, sans rapport utilitaire par ou un sujet pourrait se tenir à elle comme objet et par là tisser un mode propre à l’existence quotidienne : un monde familier. La chose qui se dévoile ici n’a pas de contexte, d’épaisseur signifiante. La chose ainsi présente, insistante ne peut être rapportée à aucun usage.

Il me semble important de rappeler que chez Heidegger le monde a le caractère d’être un réseau de renvoi : les choses intra-mondaines se révèlent à même mon usage quotidien, à même mes allées et venues ; elles se renvoient les unes les autres constituant une conjointure mondaine. Dans tous les cas, cette conjointure me donne place dans le même mouvement que mon comportement institue des places pour les choses (par exemple la brosse à dents près du dentifrice, non loin du lavabo, dans la salle de bains… Et tout cela en vue de moi capable de me brosser les dents). Au paragraphe suivant le patient dit : « Je me répète sans arrêt que c’est une montre, mais ça ne va pas ensemble ». Il semble que le patient peut référer à une quotidienneté mais il doit sans cesse y penser afin de ne pas s’y diluer. Il n’y a plus aucun caractère spontané : tout doit être raisonné, représenté. Il doit sans cesse penser à cette montre, y penser en tant que montre… Mais toute évidence est aussitôt suspendue… « Cela ne va pas ensemble »… Ainsi l’objet devient un assemblage disloqué d’organes : aiguille, cadran, mouvement d’aiguille… Sans signification. Les organes ne se rassemblent pas en une unité familière : une forme-montre. Il n’y a plus de continuité ; ainsi le mouvement de l’aiguille (celui que nous voyons évidence) survient dans son étrangeté : l’aiguille surgit à chaque fois nouvelle. Il n’y a pas de continuité qui permettrait de voir la course d’une même aiguille mais une série d’instants, saccadés : « une aiguille », « une aiguille ». Ainsi l’horloge n’est pas la « en tant que » horloge, elle n’est pas la « en vue de » lire l’heure…ni en « vue d’une Dasein pouvant lire l’heure ». C’est ainsi que peut survenir l’idée quasiment délirante de quelqu’un qui « plante une nouvelle aiguille à chaque fois à une nouvelle place » (page 94). Le patient est pris dans le surgissement sans cesse actuel des aiguilles… Il ne peut tisser la Gestalt d’une course continue de la même aiguille. Il n’y a pas de temporalisation de l’expérience. Le patient ne s’éprouve pas avec : les aiguilles surgissent là, face à lui capté dans ce surgissement. Et puis nouvelle scansion : tout d’un coup il n’est plus pris par l’aiguille devant lui, étrange, bondissante. Il est « arraché » de cette captation. Il ne le choisit pas délibérément. Lorsqu’il parvient à s’en sortir alors le monde s’informe et lui aussi : il est devant une montre ;tous deux prennent place par ce rapport les instituant. Il en est de même dit le patient devant la fenêtre. Mais il précise que quand il s’agit de bruit il ne peut pas se tenir, trouver place. Les bruits en effet ne sont pas signifiants, ils ne sont pas des sons.

Page 95 interprétations de Heidegger : s’agit-il bien de cela : d’un patient considérant les aiguilles d’une pendule ? Non, ce patient est devant quelque chose où des aiguilles ne renvoient pas à une pendule. Il ne s’agit pas ici de lire l’heure mais d’être devant une pendule ; quelque chose qui n’indique rien d’évidence, rien d’emblée. Il est pris par l’objet et ne peut s’y rapporter comme envers un outil. Du coup la montre est partout : sans lieu ni pour elle ni pour lui. Il est ici question de deux types de ce rapport : L’un est celui de la familiarité : je considère les aiguilles d’une montre. Là il est d’évidence question de temps pour un humain. L’autre est beaucoup moins familier : il s’agit de regarder dans le sens d’observer ; il ne s’agit pas de faire usage de quelque chose comme une montre. Nous ne sommes plus ici dans l’évidence propre à la quotidienneté. Se rapporter à une pendule : c’est être dirigé vers elle mais ne pas être pris dans l’objet lui-même. Je ne vois pas l’objet lui-même mais ce vers quoi il fait signe pour moi, en l’occurrence ici la montre fait signe vers l’heure qu’il est. Cela veut dire que l’objet est toujours pris dans un contexte, une épaisseur signifiante qui témoigne de la significativité du monde. Rappelons que la mondanéité est un caractère d’être du Dasein qui a lui-même le caractère d’être du comprendre et de l’affection. Ainsi le patient et l’horloge sont « l’un avec l’autre », chacun trouvant place de la présence de l’autre. Dans notre jargon nous parlerions de nous différencier/ approprier. Le « en vue de lire l’heure » de la montre signifiante est une manière de se rapporter au Dasein en ce qu’il peut lire l’heure sur une montre. C’est ainsi que chacun s’informe mutuellement.

Quand je regarde l’objet montre elle-même, c’est-à-dire lorsque je ne la prends pas en vue en tant que bonne pour quelque chose, le regard devient alors observation. Je suis pris dans l’observation et c’est ainsi que je suis moi-même montre. Je suis moi-même montre cela indique que cela renvoie au patient son pouvoir être horaire. Et c’est peut-être ainsi que nous pouvons entendre cette phrase où il parlait de la possibilité de mourir : être horaire c’est aussi être mortel, être-au-monde pour un certain temps. Lorsque l’auteur relate l’histoire, il donne une signification qui n’est pas adéquate par rapport à ce dont il s’agit avec le patient. L’auteur situe le propos eu égard à ce qui est d’évidence pour lui : un rapport aux aiguilles d’une pendule. Il est avec sa propre évidence quotidienne. Interpréter cela veut dire poser des questions avec justesse : et d’abord prendre la mesure de ses propres a priori non questionnés (j’ai toujours déjà compris ; j’ai toujours déjà mangé l’autre à ma sauce y compris je m’y suis mangé moi-même) ainsi les aiguilles d’une horloge ne réfèrent pas comme d’évidence, dans la vie quotidienne, au temps que l’on mesure. Ce qui est ici en question ce sont les manières dont nous sommes toujours en relation avec quelque chose et c’est ainsi que le monde nous apparaît comme familier. Dans la quotidienneté nous sommes en relation avec un outil pour lire l’heure. Il est aussi question d’être en relation avec ce même outil mais qui n’est plus alors vu comme outil. Qu’il ne soit plus vu alors comme outil veut dire qu’il n’est plus pris dans un réseau de conjointure, dans une chaîne de renvoi signifiante qui prend sens et se tisse à partir des allées et venues de l’être humain. Ainsi il devient un objet pur et simple : ici montre n’est pas perçue comme « bonne pour indiquer un temps ». Ici il est question de la relation à une horloge murale : elle est en face de lui, elle lui fait face et s’adresse à lui. Il ne l’utilise pas, il l’observe. La question n’est donc pas la question du vécu interne c’est-à-dire qui référerait à un sujet, mais nous dit Heidegger de déterminer « un rapport réal » c’est-à-dire de déterminer comment « la chose véritable est un renvoi vers le monde » page 97. Autrement dit comment la relation à une chose est-elle possible pour un être humain ?

Il semble donc que le texte n’a pas avoir expressément avec la question du temps.

Fin de la discussion concernant cet extrait de texte et retour à la question de l’être-dans-le-temps. L’expression « dans-le-temps » suggère au premier abord que le temps est en contenant dans lequel nous serions. Lors d’un précédent séminaire nous avons à propos de verre dit qu’il « durait ». Durer c’est un mode d’être de quoi que ce soit qui se trouve dans le monde. Est-ce que la durée serait une propriété qui s’ajouterait au verre ? Et en ce cas peut-on la trouver quelque part ? Le verre dure-t-il même si nous ne sommes plus en sa présence ?

Que disons-nous quand nous disons que le verre est « ici » ? Et lorsque nous serons ailleurs, de ce nouveau lieu, nous dirons que le verre est « là-bas » ; est-ce alors que le verre aura changé de place ? Ou bien cette différence signifie-t-elle que le verre lui n’a pas changé de place mais que nous avons changé de place ?

Page 98 : nous retrouvons à nouveau la question de l’espace et non du temps ! La durée est différente : si on casse le verre il ne reste que les débris. Les débris sont une privation de l’être verre. Mais lorsque nous mettons les bris de verre à la poubelle ils ne sont plus alors débris de verre ensemble ; ils deviennent des bouts de verre. Est-ce que le verre a encore son temps ? Sa durée ? Le temps d’un verre est déterminé à partir de son caractère d’être « bon pour ». Ce temps n’est pas le même que celui de la floraison par exemple. Ici il s’agit de distinguer la durée d’un objet fabriqué de celle par exemple d’une floraison : la floraison à son temps entre éclosion et dépérissement de la fleur. Pendant son règne la fleur connaît une évolution. Le verre ne peut que rester identique à lui-même : ainsi lorsque je le brise il est plus un verre. La fleur reste une fleur malgré l’évolution de sa manière de se montrer.

Néanmoins la question du mode d’être de « dans » lorsque nous parlons de dans-le-temps ne s’est pas éclaircie ? Le verre entre dans le temps à partir du moment où il a été fabriqué par un être humain. Son temps est lié à l’usage de l’être humain. Mais qu’en est-il de la durée des Alpes qui ne sont pas fabriquées par l’homme ? Est-ce que leur durée dépasse celle de l’homme ? Le temps dont on parle quand on se réfère à la durée des Alpes est toujours un temps en rapport à celui du Dasein. Peut-on dire : « le temps avant l’être humain ? » « Nous ne pouvons dire ni que les Alpes existaient, ni qu’elles n’existait pas si nous faisons abstraction de l’être humain. » Page 99 La question est alors celle de la pertinence de faire abstraction de l’existence humaine ? De parler de temps linéaire, mathématique, c’est-à-dire hors d’un rapport d’une durée et du séjour d’un être humain ? Nous devons nous demander « comment l’être humain a-t-il son temps » ? La question est donc celle de la façon dont le temps me concerne : il y va de notre y être c’est-à-dire de nous en tant que nous sommes mortels. Cela veut dire que le « dans » dont il est question ici n’est pas celui du bavardage quotidien ; peut-être que ce « dans » nous renvoie à cette idée de l’être humain comme rapport bien avant qu’il soit constitué comme un sujet ? Rapport c’est-à-dire que l’être humain est cet étant particulier –exemplaire dit « Etre et temps »- qui se tient toujours dans une certaine manière de se rapporter à la question de l’être, de qui il est ? Le Dasein c’est celui qui toujours est en rapport à cette question : qui être ?


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