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Le contact, le contacter et la forme.


Le CONTACT, le contacter et la forme

Edith Blanquet novembre 2009 Publié dans la revue « les cahiers de Gestalt-thérapie » N°25 printemps 2010

« Unum quid, un quelque chose ni-âme-ni-corps ouvre la bouche et prononce ou conçoit ego sum. C’est du reste trop dire encore. Unum quid n’a pas de bouche qu’il pourrait manipuler et ouvrir, pas plus qu’il n’a d’intelligence qu’il pourrait exercer à réfléchir sur elle-même. Mais quelque chose – unum quid – s’ouvre (ça aurait donc allure ou forme de bouche) et cette ouverture s’articule (ça aurait donc allure de discours, donc de pensée), et cette ouverture articulée, dans une contraction extrême, forme : je. Du coup, convulsée, elle se forme en je, elle s’éprouve je, elle se pense je. Je se touche et se fixe faisant- disant-je. » Jean-Luc Nancy « Ego sum » p.157 Paris, Flammarion, 1979

La notion de contact est un des concepts fondamentaux de la Gestalt-thérapie. Je vous propose au cours de cet écrit de cheminer autour de cette notion dans ses liens avec la notion de forme et avec pour projet de distinguer contact de relation et de rencontre.

Le concept de contact a été pris en compte par l’école hongroise de psychanalyse dont le représentant est Ferenczi (autour de Ferenczi, nous trouvons Alexander, Spitz, Mahler, Szondi et Klein). Leurs travaux s’intéressent au commencement de la vie psychique : le pré objectif mais aussi le pré subjectif. Ici le « pré » est de l’ordre de la structure et pas seulement de la genèse. Il se définit comme un monde propre à l’exister qui s’exerce par l’endurance, c’est-à-dire l’état d’éprouver. Cette école s’intéresse aussi au rôle de l’environnement. Notamment, elle donne une importance au cadre psychanalytique avec, comme pivot, les qualités de présence du psychanalyste : son contact. Le projet de la psychanalyse est alors de restaurer le contact, c’est-à-dire la sensation d’être-dans-le-monde plutôt qu’en face ; d’être-avec plutôt que contre. Il s’agit ici d’une position de l’analyse que nous pouvons définir comme une certaine qualité de présence en deçà et au-delà des mouvements contre-transférentiels. Cela nous renvoie donc à une pratique clinique de la relation (travaux de Buber), du contact.

Cette notion de contact s’est nourrie d’un dialogue entre Szondi et Imré Hermann : leur souci était d’explorer les sources de la pulsion en deçà de l’érotisation (à ce propos voir le livre de Binswanger « Discours parcours et Freud »). Il s’agit donc de travailler en deçà de l’érotisation. Hermann décrit deux motions pulsionnelles primitives :
-  s’accrocher à, (ocnophile) sensorialité.
-  partir à la rencontre, (ocnopathe) mouvement. Ces deux motions seront unifiées par ce que Balint appelle la motion esthésiophile. Il la définit comme une dynamique d’allées et venues entre deux pôles. Ce qui fonde cette motion esthésiophile est quelque chose de l’ordre de la recherche d’une sécurité de base.

Chez Szondi, le contact appartient à une nouvelle topique qui comporte quatre régions :
- le fonctionnement du moi
- le fonctionnement de la loi
- le fonctionnement de l’objet sexuel
- le fonctionnement du contact qu’il définit comme le mode d’être proche ou lointain (et dont les extrêmes morbides sont la manie et la mélancolie ; ce qui nous conduit à l’humeur). Le contact est alors un espace cyclique, celui de la thymie, de l’humeur, du « mood » anglais, de la Stimmung allemande (Stimme c’est la voix, bestimmt c’est être intoné et je choisis pour Stimmung la traduction d’intonation, d’être intoné qui évoque la musique). Szondi décline quatre tendances du contact : s’accrocher (m+) coller (d-) chercher (d+) rompre (m-)

En résumé, ces trois psychanalystes ont dégagé :
-  l’essence pré-psychologique de la notion de contact (en deçà d’un objet et d’un sujet)
-  le caractère rythmique du contact
-  sa valeur opératoire : fabriquer du temps par l’éprouver et fabriquer de l’espace par le se mouvoir. Cela pour accueillir et intégrer l’événement de la présence à. Le contact fabrique la spatio-temporalité pré-psychologique de l’être homme.

Cette notion de contact deviendra avec Erwin Straus sentir et se mouvoir. Tellenbach, psychiatre phénoménologue, parlera d’intégrale atmosphérique qu’il définit comme le foyer de la confiance en soi. Le contact est compris comme un mode de con-naissance-soi-monde.

Jacques Schotte, psychiatre phénoménologue, reprendra les quatre tendances définies par Szondi en les modifiant ainsi : Faire venir (m+) (Se faire) venir (d-) (Se faire) aller (d+) Faire aller (d-) Schotte met l’accent sur le va-et-vient, sur le rythme qui est la structuration primordiale de l’espace et du temps avant toute référence à un quelconque objet et avant toute appropriation par un sujet voué à la finitude. La dépression de base est selon lui, une dysrythmie, un déphasage qui fait qu’on n’est plus là où on est sans pour autant désirer être ailleurs. C’est la perte de l’intime conviction « d’être à la bonne heure ». Ainsi être-présent-à est bien différent de avoir conscience de ; ou bien se rapproche de ce que, en Gestalt-thérapie, nous nommons awareness, une conscience non délibérée, non différenciée en sujet-objet, une ouverture native à être.

Le contact selon Henri Maldiney : « Le contact ouvre l’être à l’événement de soi avec autrui dans le monde ». Comment ? En soutenant le procès de la forme, en avant de soi.

Le concept de contact nous tient dans l’ouvert. Le contact ouvre l’événement de soi en incarnant la forme ; il est oeuvre d’in-formation. Un mouvement qui se met en oeuvre dès lors qu’il y a rencontre augurant un entre : un organisme vivant et son environnement en procès d’in-formation mutuelle (voir le passage concernant la survenue du chamois -Page 204- dans son article sur le contact cité en bibliographie ). Un mouvement auto-poïétique. Le procès continu est un procès de charge /tensions et, en cela, il diffère de la notion de décharge propre aux concepts psychanalytiques.

Pour l’école hongroise, au commencement est le contact : une tension augurant la rencontre. Maldiney poursuit sur cela : selon lui, le contact ne désigne pas les débuts, c’est-à-dire une limite entre un avant et un après. Il est ce qui est toujours déjà en train de se passer et cela nous renvoie au : « Il était une fois des contes » ; le contact est alors l’instant sans date d’un procès toujours déjà à l’oeuvre. Chaque « il était une fois » est une ouverture, une spatio-temporalisation où des potentialités puissent se réaliser (mise en oeuvre d’une possibilité de se comporter à). Autrement dit : l’ouverture en vue de l’événement (de la présence-à) qui advient dans le cours du temps ordinaire. Nous sommes là dans un mode de rapport au monde où il s’agit d’abandonner les notions de relations d’objet et de causalité psychique pour celles d’affect, de tonalité de base et cela nous renvoie à « La fabrique du pré » de Francis Ponge que cite Maldiney.

Pour Maldiney, le contact est un toucher direct. Il reprend l’étymologie : contingere, phénomène et aspects moteurs : toucher, atteindre, effleurer. Un gradient d’ouverture de ce « trembler de l’âme ». L’expérience première du contact est le toucher. La main touchante-touchée nous éveille à la chair du monde. Une frontière séparatrice et joignante ; une interface différente de la frontière connue sujet /objet. Le contact révèle l’intouchable. Là, il reprend l’analyse de la caresse faite par Erwin Straus. A propos de la caresse, Strauss nous dit : « La caresse est un mouvement illimité d’approche » p. 454, « c’est le sentir qui révèle la distance » p. 454 (Erwin Straus « Du sens des sens »).

Maldiney distingue cette analyse par rapport à la transformation de la frontière moi / monde propre à la notion de sujet/ objet. En effet, ce mouvement infini d’approche ne suppose pas une distinction je/non-je préalable. Et en Gestalt-thérapie cela nous permet une entente de la frontière-contact dans un sens autre que géographique.

Le contact nous révèle l’intouchable, car lorsque je touche autrui, je me touche simultanément ; ce que je touche d’autrui est précisément ce que je ne toucherais jamais de moi. Et aussi ce que je touche et par où je m’y éprouve touchant-touché, n’épuise pas la question de qui ? Qui est je ? Mais l’incite encore et encore…une invitation sans cesse à l’in-forme…

Maldiney prend l’exemple du masochisme et cette compréhension du contact s’éclaire autrement : le masochiste a rencontré la chair en éprouvant l’angoisse de l’intouchable, c’est-à-dire d’une relation de soi-même avec son corps comme chair. Il s’expérimente et essaie d’éprouver son corps comme chair. Il cherche dans son corps une impossible coïncidence (éprouver en lui la chair comme soi). Le contact maintient ouverte la possibilité de soi. Se toucher, c’est être ouvert à soi, s’échapper, s’ignorer, et, au cours de ce procès rythmique, s’y éprouver comme le lieu d’un se pouvoir être à. Le soi est question d’écart. Il n’existe qu’en précession de lui-même. Par le contact, nous éprouvons une suspension de soi. Maldiney met en question la stance de soi, c’est-à-dire la possibilité d’un se tenir stable et cela nous conduit à la notion de Gestaltung : un procès toujours à l’œuvre de subjectivation, d’appropriation langagière que la théorie du self de la Gestalt-thérapie nous permet d’envisager.

Le corollaire à l’enveloppement charnel est le détachement. Le contact est une dynamique d’ouverture, qui augure le travail de séparation c’est-à-dire de venue en conscience ; de subjectivation. Il est être suspendu ; une ouverture à grandiose qui promeut la séparation, le détachement ; la venue à soi. Être suspendu – détachement – enveloppement : c’est la dynamique du contact… Une tension qui in-forme chair du monde et soi.

Ce type « d’échanges » par le contact ne se fait pas d’une surface mais d’un espace - un espacer -. Nous ne sommes pas ici dans une relation d’objet marquée de la conscience. Cette « frontière » est espace. Il ne s’agit pas d’une surface de séparation mais d’une zone de séparation et de jointement. Et nous pouvons là entendre la définition que fait Heidegger (Séminaires de Zollikon) à propos de l’espace : l’espace espace. Il ne s’agit pas ici d’un espace objectivé, métrique. L’espace est le s’aménager propre au Dasein. Il indique ce qui initie la possibilité d’un entre fondant le mode d’être-au-monde du Dasein dans sa quotidienneté : habiter toujours auprès d’un monde, y séjourner parmi d’autres. L’espacer survient au gré des mouvements du Dasein se comportant à, au gré de ses allées et venues quotidiennes, par où il se donne forme à des places en s’y installant, par où il est déjà affecté et trace des directions de sens en se mouvant. C’est ainsi que Heidegger dit que le Dasein est spatialisant ou aménageant (raumlich).

Maldiney privilégie le terme de sentir qu’il définit comme le sens originaire du contact. Dans le sentir se déploie en même temps le devenir du sujet et l’événement du monde. Cette dynamique du contact constitue la confiance en soi et garantit la continuité existentielle.

La dynamique du contact renvoie à « l’atmosphère » de Tellenbach. Être-au-monde, c’est alors « être pénétré par » et aussi « séjournant dans ». Tellenbach parle du repas avec autrui et le réfère au sacré, au secret… au sécréter… ce que l’on dit, ce que l’on retient… qui renvoie au contact et qui est aussi le tact, c’est-à-dire la base du respect. Le contact opère un réglage implicite, c’est-à-dire ne passe pas par le langage, la représentation. Le sentir n’est pas le percevoir. Les rencontres qui s’effectuent sous le jour du contact (olfaction, gustation…) sont à la base de l’institution de la confiance en soi.

Comment la dynamique du contact réussit-elle cela ?

Cette dynamique est opérante car elle meut, en acte, la forme : en avant de soi. Transformation de soi en monde qui évoque la per-formance thérapeutique. Maldiney reprend la notion de Von Weizaecker : « La forme est le lieu de la rencontre du vivant avec son Umwelt (monde ambiant) ». Elle ouvre le vivre à l’existant qui lui seul est ouvreur de monde, c’est-à-dire d’une possibilité d’être lui-même à l’occasion d’autrui, possibilité qui s’in-forme en manière de se comprendre et actualise un pouvoir y être ainsi. Le travail de la forme consiste à s’ex-hausser au-dessus de l’étant pour être (se laisser accueillir des possibilités de se donner forme, sens) ; à endurer le vivant qui m’échoit en l’in-formant peu à peu en possibilité de me comporter à.

Le vivant… l’étant... l’être exposé à devenir soi-même au monde… Gestaltung !

Accéder à l’être, c’est se trouver au milieu de l’étant (séjourner dans un com-prendre ; être ouvert pour com-prendre, c’est cela avoir à être) et s’y constituer ; c’est s’approprier notre ouverture native au monde. Autrement dit c’est informer le contacter en forme signifiante d’un comportement, mise en signification incarnée d’un pouvoir être soi-même à. C’est donner forme à un séjour langagier (et nous pourrions là développer à partir des concepts de Réel, Symbolique et Imaginaire de Lacan).

Le travail de la forme ouvre le souci du sens (le sens du sensible et celui de la signification). La forme montre à l’homme le comment du changement ou du devenir sans cesse. La forme engage l’homme en avant de lui-même, en voie de lui-même. Et elle s’initie à même le contacter qui toujours excède le s’apprésenter. La notion de forme, comprise comme rapport sans cesse reconduit d’une figure s’éclairant d’un fond se retirant, signifie bien cette « excédence » du sentir / se mouvoir qui définit le contacter de la Gestalt-thérapie. Nous pourrions dire que le contacter est tension affective-affectante, tension ou direction de sens, nous contraignant à nous donner forme et à endurer la finitude/ contingence de toute signification. Ainsi la signification n’illustre jamais l’ « excédence » de la forme comprise comme procès d’in-formation toujours en cours.

Les qualités de la forme selon Maldiney :

- Elle n’est pas intentionnelle (différente du signe, pas significative) elle ne renvoie qu’à elle-même. Le signe, lui, est du côté de l’image. La forme ne représente pas ; elle présente. Elle constitue le moment pathique de soi et d’autrui. Elle est action incarnée, se mouvoir incarné.

- Elle est in-transposable car elle ouvre l’espace d’une manière signifiante autre que celle du signe. Elle est espace du je ; un jeu/je qui se déploie, une fois cette frontière atmosphérisée, transformée en zone de tension.

- Elle est auto-mouvante ; en auto-création. Le contact nous in-forme, Gestaltung. Le procès de la relation pourrait se comprendre ainsi : le contact opère notre transformation en nous disposant, dans l’ouvert, à aller à la rencontre de… Il met en mouvement la co-naissance moi/ monde/ autrui, ouvre le monde comme phénomène c’est-à-dire ce qui toujours sans cesse vient à l’apparaître et nous y convoque en tant qu’existant à nous y signifier à. La relation est in-formation du contacter.

- Elle possède un pouvoir intégratif qui naît du rythme qualifiant l’éprouver.

La forme déploie une essence rythmique : Maldiney parle de mouvement de surrection de la forme. Le rythme ne peut se déployer dans un espace préalable ; il est mouvement ; il espace ; il est espacement à l’oeuvre. Cela nous renvoie à la notion d’implication développée par le linguiste Gustave Guillaume et qui s’oppose à celle d’explication. L’implication est ce qui se tient dans le pli. Et nous pourrions là ajouter l’explicitation qui caractérise, il me semble, la posture du Gestalt-thérapeute : sans cesse ouvrir le pli qui se replie dans le mouvement d’émergence/retrait (tout « s’identifier à » est simultanément « s’aliéner à » pour reprendre le vocabulaire de la théorie du self de la Gestalt-thérapie. Le « s’identifier à /s’aliéner à » indiquant le tissage – l’entrelacé- du déploiement du Self en mode personnalité et mode ça). Cela renvoie aussi à la systole et à la diastole que Maldiney évoque (diastole : mouvement de dilatation du cœur qui alterne avec celui de contraction ou systole). L’espace pour habiter est un espace moteur et de rythme. La forme est le mouvement de cet espacer. Le contact est alors, selon Maldiney, le sens originaire du sentir, la forme est sa vérité.

Les travaux de Maldiney et de Merleau-Ponty, avec notamment sa notion d’entrelacs du corps et du langage, ne sont pas sans liens avec ceux d’Aristote qui dans son traité « De l’âme » développe la notion de sensibilité comme ce qui qualifie et par là ce qui ouvre une constitution et d’un soi-même et d’un monde en nous donnant le divers (qualifier, c’est diversifier). Selon lui, la sensation est activité et du sentant et du senti qui signe le vivre. Le lieu de cette rencontre active du sentant et du senti est le corps vivant en ce qu’il est apte à accueillir l’acte du sensible et capable de le réfléchir. La sensibilité est alors ce qui espace et temporalise, ce qui, par la qualification (attribuer des qualités) s’originant à même le toucher et le mouvement, permet la pensée : l’âme est possibilisation d’un corps sensible, c’est-à-dire animé, vivant. Chez Aristote, la sensibilité est mise en scène, exposition et constitution d’un soi et d’un monde. Elle est mise en scène de la passibilité du vivant. En cela nous voyons bien qu’il ne se situe pas selon le dualisme corps-esprit qui s’élaborera plus tard notamment avec les néo-platoniciens. C’est à partir de là que la conception de la sensibilité sera comprise comme passivité et prendra même une dimension trompeuse au regard de la vérité des essences qu’il conviendra de rechercher par l’acte de la raison. Avec Aristote, la sensibilité est le pouvoir de la forme.

Le contact occupe une part très importante dans la phénoménologie de la rencontre. Il ouvre à la possibilité d’une tenue ajustée de soi dans le monde avec autrui. Maldiney nous propose une conception qui éclaire sous un jour nouveau la relation en faisant de l’intersubjectivité une trans-subjectivité. Le contact est le lieu où se joue l’événement - avènement de soi.

En Gestalt-thérapie :

« Quand nous utilisons le terme de « contact », ou de « prise de contact » avec les objets, nous évoquons à la fois la conscience sensorielle et le comportement moteur. Il est probable que, chez les organismes primitifs, la conscience immédiate et la réponse motrice sont un seul et même acte ; et chez les organismes plus évolués, chez qui il y a un bon contact, on peut toujours mettre en évidence la coopération entre les sens et le mouvement (et aussi le ressenti). » PHG, trad. Robine, p. 50

Le contact « ce n’est pas un état dans lequel ou hors duquel on se trouve… mais une activité : je fais contact à la frontière entre moi et l’autre. La frontière est l’endroit où l’on touche et où l’on expérimente en même temps la séparation. C’est là où se trouve l’excitation, l’intérêt, la relation, la curiosité, la peur et l’hostilité, où ce qui était diffus auparavant se focalise, au premier plan, comme une Gestalt claire. Le processus de formation des Gestalt, c’est la croissance, le développement créateur de soi et de la relation. » Laura Perls p.110

Le contacter, c’est ce qui distingue le vivant du non vivant, de l’objet : ce qui le signe en tant qu’il est animé. En ce sens, il n’est pas encore la relation car il me semble que la relation traduit déjà une in-formation, une subjectivation, une situation de soi à, une présentation de soi de l’ordre du percevoir. La perception est déjà une mise en forme du sentir. Dans la définition de Laura Perls, nous entendons bien cette notion d’être animé, en mouvement : une croissance augurant la venue d’un soi-même. Pour autant, il me semble aussi que des glissements de niveaux logiques sont là en œuvre : lorsque Laura Perls dit « je fais contact » cela pose un faire et un je ; or il me semble que le contacter me convie à pouvoir faire ; il est à l’oeuvre toujours déjà et me permet de fonder la possibilité d’un faire situé-situant. Dire que le contacter est une activité n’implique pas obligatoirement un aspect délibéré mais un être en mouvement au sens d’être toujours déjà vivant (corporéité) et d’avoir à informer le lieu de son séjour parmi d’autres. Ainsi le contacter renverrait davantage à l’accueillir ; une passibilité qui n’est pas de l’ordre d’un je conscient ou con-sisté mais qui témoigne de l’ouverture native de l’être humain : ouverture qui est un accueillir ni passif ni actif, mais de l’ordre du sensible. C’est à même ce sensible s’informant qu’une conscience peut advenir. De même, je partage son point de vue quand elle dit : « c’est là que se trouve l’excitation » ; mais pour autant je m’en éloigne dans la suite de cette phrase. Je comprends l’excitation comme une tension vers, une charge affective non différenciée-signifiée et on pourrait presque la rapprocher de la notion de pulsion qui n’est pas le fait d’une conscience différenciée mais le propre du vivre. Il s’agit là d’un sentir-ressentir qui n’a pas encore été signifié en émotion, c’est-à-dire subjectivé, qui augure la possibilité d’une propriation de soi.

Dans la suite des travaux de Laura Perls, Ruella Franck nous propose une théorie du développement à partir de l’instauration des schèmes moteurs du bébé qui augurent des impressions psychiques : « Chaque action apporte avec elle de nouvelles formations d’impressions psychiques sur le monde, de nouvelles expériences de soi en relation avec lui. » p.50 Et plus loin, p.53 : « Les schèmes sensori-moteurs sont le système par lequel se produit le contact ». Et encore p.61 : « L’organisation psychologique est révélée et exprimée à travers la primauté du mouvement ». Elle explicite la notion de conscience proprioceptive qui participe de la conscience d’un soi en esquisses et qui est la base à partir de laquelle le contact conscient émerge. Je préfère pour ma part réserver le terme de contacter pour cette dimension pré-subjective du vivant et user de celui de relation pour signifier la prise en conscience, c’est-à-dire l’élaboration formelle du contacter en perception. Les travaux de Ruella Franck sont très riches en ce qui concerne la proprioception. Là où je m’éloigne de sa conception, c’est lorsqu’elle formule l’hypothèse que la pathologie traduit une fixation à des schèmes archaïques. Selon mon point de vue, elle se tient dans une référence causaliste que je ne partage pas et qui ne m’apparaît pas indispensable dans l’exercice de la Gestalt-thérapie.

Le concept de contact auquel se réfère la Gestalt-thérapie référée à la conception du Dasein heideggerien, m’indique que l’homme est toujours déjà contacter et ne choisit pas, ne décide pas d’entrer en contact. En cela le contacter n’est pas la relation, en ce qu’il n’est pas volontaire ni effet d’une conscience égoïque. Le contacter –que je préfère au mot contact qui substantive un verbe - me renvoie à ce fait indubitable de mon incarnation : avoir à être ce corps vivant et essentiellement contacter en ce que je suis toujours déjà au monde. Il indique l’ouvert du sentir qui nous caractérise en tant que nous sommes vivant. Et il traduit l’appel à exister, c’est-à-dire à nous donner sens : une tension vers (et par suite nous approprier une manière de nous comporter ).

Plus radicalement, le contacter trouve un fondement avec la notion d’ouverture que Heidegger élabore : l’ouverture est un existential du Dasein qui fondamentalement est être-au-monde. Cela veut dire qu’en tant qu’ayant-à-être je suis toujours-déjà-au-monde, un monde m’est toujours co-ouvert auquel je me rapporte en m’y in-formant (par exemple en vaquant à mes occupations quotidiennes). Ici le monde n’est pas celui des objets ou autres étants mais un monde langagier. Nous retrouvons là le statut particulier du corps : à la fois un corps que j’ai et que simultanément je suis en tant que j’existe à. Ce corps, que j’ai et suis, est toujours déjà situé et mien. En cela il incarne ma facticité : je suis livré à l’existence en tant que je suis ce corps qu’il m’est donné d’être. La corporéité est à la fois facticité et possibilité, pro-jet. Cette facticité : que je suis le là, quelque part entre ma naissance facticielle et ma mort à-venir ; au monde, toujours ouvert à être, possibilisation. Cette mondanéité du Dasein illustre ontologiquement ce que nous appelons contacter. Ce corps qu’il m’échoit d’être est enveloppement sensible, membrane résonnante et vibrante, sensibilité. Ainsi il est toujours pulsatile et cette dimension affective me semble plus pertinente que sa définition en terme de surface quantifiable.

Jean-Marie Robine dans « Pli et dépli du self » p. 30-31 écrit :

« Mais, à plus d’un titre, le contact … ne désigne pas encore la relation, mais simplement ce qui articule le sujet avec ce qui est non-moi, humain ou objectal. »

Je proposerai de modifier ainsi : « mais simplement il est ce sentir de l’ordre de l’awareness s’originant en un se mouvoir qui, ainsi, in-forme peu à peu un je et un monde ». Contacter, c’est alors endurer la sensibilité qui nous in-forme et nous convie à nous situer, avant et par delà toute perception. Me vient là la notion de disjonction d’évolution développée par André Pichot dans son écrit « Petite phénoménologie de la connaissance ». Pichot veut démontrer la primauté du caractère dynamique de l’être vivant. Il définit l’environnement non pas comme un environnement géographique mais comme un milieu extérieur : cette partie de l’environnement qui, tout en ayant des relations avec l’être vivant, évolue de manière disjointe. Ce processus de contact-séparation généré par le mouvement est à l’origine de la constitution subjective. L’être vivant se constitue en subjectivité par évolution disjointe (p.24). L’évolution disjonctive, c’est le mouvement qui augure une prise en forme, un je se mouvant-détachant-joignant un non-je.

Le toucher est le procès de la constitution d’un corps de chair, c’est-à-dire traversée langagière d’un vivant. Il est réflexif et, par là, à la fois appropriation de soi et distinction d’un non soi. Il évoque un inachèvement toujours recommencé du sujet et de l’objet en définition réciproques : une subjectivation sans cesse reconduite. Cette évocation rejoint selon mon avis la notion même de forme : une figure s’éclairant d’un fond se retirant… et aussi celle de frontière-contact.

Ceci nous amène à dire que c’est le contacter (sentir/ se mouvoir) qui con-siste l’organisme et l’environnement. Dire « le contacter » signe qu’il ne s’agit pas ici dans un sens premier d’un je qui contacte. Cela signe notre passibilité native et originaire : nous sommes passibles d’avoir à être proprement nous-mêmes.

« Tout contact est donc un ajustement créateur de l’organisme et de l’environnement. » Perls, Goodman et Hefferline P13. Je propose de comprendre « créateur » dans le sens d’un acte - qui crée « de » l’organisme et « de » l’environnement ; une différenciation -, et non pas dans le sens d’un qualificatif « d’ajustement » ce qui est une autre manière de l’entendre. « Le contact, c’est le toucher touchant quelque chose. » p.179

C’est ainsi que le Gestalt-thérapeute s’intéressera davantage à solliciter le processus d’in-formation du contacter qu’au contenu d’un propos, au comment de l’élaboration formelle tissant peu à peu le y être en situation. La situation est alors prise en forme du « il y a » qui témoigne de notre état d’y être toujours déjà, puisque il nous échoit d’être né. Ce faisant, nous visons davantage à restituer la dynamique d’accueil - prise en sens (sentir / se mouvoir, se sentir à ; in-formation du contacter en direction formelle), en interpellant son processus d’élaboration plutôt qu’à figer ce qui est dit dans une interprétation généralisante. Ce qui est visé alors, c’est l’acte de configuration signifiante et non la signification pour elle-même. Ceci dans la mesure où nous concevons l’acte thérapeutique comme celui qui permet à un je de s’inventer en de nouvelles formes : prendre conscience de mon pouvoir (l’acte de configuration signifiante survenant à même le passible (sentir-se mouvoir ; contacter ; awareness) de mon séjour au monde toujours déjà donné (m’approprier l’avoir à être qui me caractérise en tant qu’existant) me permet alors de modifier mes configurations signifiantes et par là les formes de ma présence survenante à.

Alors pour clore :

Le contacter : une ouverture pour la possibilité d’y advenir sujet … le sentir qui nous meut et émeut… aller-vers… en allant vers, je me donne forme comme pouvant me mouvoir ainsi… ouvrir c’est délimiter sans cesse… je dirai que le contacter prend sens de se rapporter à la physis grecque… le jaillissant, le jaçant.

Con-tact… avec tact, tangible, tactile… le tact, sens du sensible à la tangente de la sensibilité…

La relation : prise en forme du contacter ; la conscience consciente de, par où un je est en voie de sa forme… Elle est l’acte langagier du contacter. La parole est avant toute signification, mise en œuvre d’un mouvement, d’une rythmique, ne serait-ce déjà que celle de l’articulation phonatoire.

La rencontre : cette survenue soudaine d’une vérité de ma présence à ; l’authenticité d’un je formel approprié ; ajusté et s’ajustant un monde en pleine conscience d’exercer son pouvoir être. Celle d’un Dasein qui est aussi inextricablement mit-einander-Dasein (être-avec-autrui). Elle n’est pas de l’ordre de la quotidienneté où nous nous oublions quant à notre responsabilité d’avoir à être ; une modification intensive à même le mode d’exister de la quotidienneté : ce qui nous indique l’articulation Kairos-chronos. Solliciter la rencontre c’est chercher des harmoniques… s’ouvrir au rythme comme pulsatilité du contacter par où la forme s’in-forme…

Bibliographie

Aristote « De l’âme », édition J. Tricot, Paris, Vrin, 1959

Ludwig Binswanger « Analyse existentielle et psychanalyse. Discours parcours et Freud », Gallimard, Paris, 1970.

Ruella Franck « Le corps en conscience », l’exprimerie, Bordeaux, 2005.

Martin Heidegger « Zollikoner Seminare » Herausgegeben von Medard Boss, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1994.

Henri Maldiney « La dimension du contact au regard du vivant et de l’existant » dans « Penser l’homme et la folie », édition Jérôme Million, Grenoble,1997

Frederich PERLS, Paul GOODMAN, Ralph HEFFERLINE, Gestalt-thérapie ; Vers une théorie du Self, nouveauté, excitation et croissance. Traduction de Jean –Marie Robine, éditeur l’exprimerie, Bordeaux. (Première traduction en 1979, éditeur : Stanké, Paris)

Laura Perls « Vivre à la frontière », traduit de l’anglais par Jeanine Corbeil, éditions du reflet, Ottawa, 1993.

André Pichot « Petite phénoménologie de la connaissance », Aubier, Paris,1991

Jean-Marie Robine « Pli et dépli du self », bibliothèque de l’ IFGT, Bordeaux, 1997.

Jacques Schotte « Le contact », bibliothèque de pathoanalyse, éditions de Boeck université, Bruxelles, 1990

Erwin Straus « Du sens des sens », Jérome Millon, Grenoble, 2000.

Auteur : Edith Blanquet est Gestalt-thérapeute, psychologue clinicienne, superviseur et formatrice auprès de diverses écoles de formation de Gestalt-thérapeutes ; co-fondatrice de EGTP « Enseignements en Gestalt-thérapie et phénoménologie », site internet : phenomenologie-gestalt.fr). Exerce en libéral à Toulouse (31) et Alet les bains (11). Auteur de divers articles tous orientés dans une recherche de fonder la Gestalt-thérapie d’un point de vue de champ, dans une posture phénoménologique et selon les travaux de l’analytique existentiale de Martin Heidegger.


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